Régularisation des sans-papiers ou libre circulation ?

PAR Alain Morice

« Des papiers pour tous ! » : mot d’ordre irresponsable ? Peut-être pas. Mais embarrassant, certainement. Toute l’ambiguïté est dans ce « tous ». Au moment même où, dès les premières manifestations de 1996, les mouvements d’étrangers en situation irrégulière lançaient ce slogan, ils déployaient un peu partout une autre banderole, précisant fièrement qu’ils étaient « sans papiers mais pas clandestins », autrement dit victimes non consentantes des nouvelles lois sur l’entrée et le séjour ou de la limitation progressive du droit d’asile. Légitimement régularisables, donc.

Alors, les autres ? Des papiers pour « tous », y compris les « clandestins » ? Qu’est-ce que c’est d’ailleurs de plus ou de moins exactement, un « clandestin » par rapport à un « sans papiers » ? Et pour ceux qui continueront d’arriver en France, quelle stratégie demain : une course-poursuite sans fin entre un état inflexible et des mobilisations périodiques de nouveaux sans papiers ? On s’y épuisera vite.

Dans le même esprit, on a vu peu à peu apparaître des pancartes exigeant l’« abrogation de toutes les lois xénophobes » à la place du traditionnel « Abrogation des lois Pasqua » : il est vrai qu’un retour à l’ordonnance de 1945, revue et corrigée par MM. Bonnet et Joxe, cela n’a rien de réjouissant. Et enfin, si on veut faire abroger toutes ces lois, pourquoi ne pas annoncer clairement la couleur : en finir avec les frontières ?

Déjà, comme il fallait s’y attendre, on voit naître ici et là des dissensions entre les choix politiques et tactiques qui correspondent à ces questions.

En fait, à cause des grosses contradictions évoquées ici, les sans papiers ont réussi, sans le vouloir tout à fait, à prendre de court l’ensemble des associations et partis démocratiques. Les vacances d’été ont providentiellement évité à ces derniers de s’avancer sur la question de doctrine soulevée par ces « tous » et « toutes ». Mais, tandis que les forces rétrogrades de ce pays, haut clergé catholique en tête, hurlaient à la manipulation des immigrés par la gauche radicale française, celle-ci, interpellée par un mouvement qui n’a pas molli, s’est trouvée dans un embarras sans précédent. Certaines associations, qui persistaient à trouver honorable un règlement des dossiers au cas par cas, y ont laissé des plumes. Les autres préféraient éviter le problème.

Et voilà comment, après une sinistre éclipse de plus de vingt ans où l’on s’est habitué à considérer la fermeture des frontières comme une chose naturelle, les mouvements des sans papiers ont mis à l’ordre du jour l’option, plus logique, de l’ouverture des frontières. Répétons que c’est à la fois grâce à eux et un peu malgré eux que n’est plus un tabou la question suivante : régularisation ou régularité automatique ?

La libre circulation est maintenant une idée qui fait florès dans les tracts, dans les articles de journaux, dans les débats. C’est un grand pas, mais c’est ici que les complications surviennent. Anesthésiée par une xénophobie officielle et passionnée, mobilisée au jour le jour par les injustices et les brutalités les plus criantes faites aux étrangers, l’opinion démocratique a formidablement régressé dans sa réflexion. Bien souvent, elle n’a pas grand chose à opposer aux principaux arguments contre l’ouverture des frontières que sont le chômage, les accords internationaux, les tensions « ethniques », l’aggravation des déséquilibres Nord-Sud, etc.

Ce débat doit être pris à bras le corps, et le texte qui suit est une simple invitation à ne pas l’évacuer. Le point de départ est seulement que la libre circulation est un principe philosophique qui n’a pas à être contesté en tant que tel, et qu’il ne saurait a priori être considéré comme un objectif irréaliste ou démagogique. C’est bien sûr l’idéal de tout démocrate, mais il reste à en discuter sérieusement et honnêtement, et cela ne va pas de soi.

Le « droit » de l’immigration : un arbitraire très savant

« Libre ou non », la circulation des hommes existe et existera toujours. Les obstacles à l’entrée et au séjour, les expulsions, sont dérisoires par rapport à l’action conjuguée de ce qui chasse les émigrants de chez eux et de ce qui les attire ici. Sur ce point, au moins, tout le monde est d’accord.

Surgit ici une première difficulté : le décalage entre l’état de droit (la fermeture des frontières [1]) et l’état de fait (la perméabilité de ces frontières). Cela signifie que nécessairement, à un moment ou à un autre, l’état cesse d’être crédible, puisqu’il est incapable de faire respecter ses propres règles. Et que sa loi présentera toujours quelques brèches résiduelles où ne manqueront pas de s’introduire les candidats à l’immigration. Ces possibilités légales, que l’état tentera aussi souvent que possible de qualifier de « détournements de procédure » ou de « démarches frauduleuses », ne cessent de le harceler dans sa légitimité et de l’obliger à faire des acrobaties, soit répressives, soit (de plus en plus rarement) bienveillantes : comment reconnaître le « vrai » du « faux » dans une demande de visa touristique ou de certificat d’hébergement, de titre d’étudiant, de statut de réfugié, de regroupement familial, etc ? Alors l’autorité centrale délègue la gestion de ce dossier impossible à l’arbitraire de ses consuls, préfets, maires, juges et autres agents de l’OFPRA [2]. Elle les inonde de circulaires incohérentes et contradictoires, qui font que ce ne sont plus seulement les immigrés qui sont déstabilisés, mais les fonctionnaires eux-mêmes.

Mais cet arbitraire est peut-être plus machiavélique (et donc intelligent) qu’on croit : c’est un mode de gestion qui fait du désordre un principe politique de fragilisation des étrangers, toutes catégories juridiques confondues. Consciente ou non, la stratégie consiste à retirer leurs repères aux immigrés. Parmi ces derniers, par exemple, on rencontre souvent des personnes qui sont persuadées d’être parents d’enfants français parce que leurs enfants sont nés en France avant 1994 : voilà l’exemple d’une confusion soigneusement entretenue par l’exécutif dans le but de donner du grain à moudre à l’extrême-droite, toujours prête à dénoncer « ces gens qui viennent faire des enfants pour profiter de la France » [3]. D’autres croient, sous prétexte qu’on a à plusieurs reprises recommandé la bienveillance aux préfets sur leur sort, qu’ils ont droit à la régularisation, alors que c’est faux : il ne s’agit que d’un pouvoir régalien. Plus grave encore, certains se méprennent sur la nature du titre qu’ils vont obtenir et se voient déjà avec une carte de résident en poche alors que les préfectures délivrent uniquement des titres précaires : dans cette affaire de régularisations, il risque d’y avoir bien des désenchantements d’ici un an [4].

Quand les occupants de Saint-Bernard on été expulsés de l’église, leurs porte-parole puis leurs avocats et les associations ont dénoncé l’« incohérence » avec laquelle les dossiers avaient été traités. En effet, beaucoup de personnes ayant une situation (familiale, etc.) rigoureusement semblable ont eu des sorts différents, les unes invitées à quitter le territoire, les autres recevant un récépissé.

Mais cette « incohérence » est fonctionnelle et, de plus, elle est inhérente à l’existence de frontières à la fois fermées et perméables. Elle revient à substituer la loi du maître à celle de la République et à affirmer : « Vous êtes ici (ou vous partirez) si je le veux et parce que je le veux. » De la sorte, les perfectionnements du droit de l’immigration se signalent avant tout comme une régression du droit en général. Nul doute que cet arbitraire érigé en règle pousse à son tour les étrangers à se faire une piètre opinion de la loi et soit une puissante incitation à l’enfreindre si nécessaire. L’état donne l’exemple et anéantit ainsi la portée de ses discours sur l’« intégration » car ce savant arbitraire concerne en fait tous les immigrés, avec ou sans papiers : on sait par exemple combien la couleur de la peau joue un rôle dans les contrôles d’identité (d’ailleurs généralement illégaux) ou dans les tracasseries administratives. Qu’on le veuille ou non, on renforce ainsi les liens communautaires que la politique officielle (chasser les indésirables, assimiler les bons) prétend combattre.

L’ouverture des frontières, un objectif raisonnable

Il n’y a cependant pas que des raisons négatives de proposer l’ouverture des frontières. Autrement dit, cela ne se justifie pas seulement parce que le système actuel paraît illogique, injuste et sans avenir. Cela découle de l’idéal démocratique des Droits de l’homme et, comme tel, n’a pas besoin d’autre justification. Une ancienne puissance coloniale qui n’accorde qu’une quinzaine de statuts de réfugiés par an à des ressortissants d’un pays en guerre (cas de l’Algérie) se couvre de honte. Mais il ne s’agit pas seulement de ce cas extrême. C’est un principe : dès lors qu’on interdit ou qu’on limite la circulation des hommes, on aboutit nécessairement, dans un monde caractérisé par un développement inégal des nations et des régions, à instaurer un système qui s’apparente à l’apartheid. Cette vérité est peut-être désagréable à entendre, mais il n’y a pas de différence de nature entre le contrôle des frontières et le thème de la « préférence nationale » popularisé par l’extrême-droite [5] : l’un appelle nécessairement l’autre. Non plus qu’avec celui du « seuil de tolérance », qui a depuis plus de vingt ans le succès que l’on sait, y compris dans les partis démocratiques.

Maintenant, cette ouverture est-elle possible et, si oui, à quelles conditions ? Malgré l’interpellation des mouvements de sans papiers (voir plus haut), la plupart de ceux qui les soutiennent jugent la chose sympathique mais utopique. Ils ont raison sur un point : la libre circulation est un objectif dangereux dans l’état actuel des choses, c’est-à-dire dans un ordre mondial et national dominé par le libéralisme économique. Mais ils omettent de voir que cet objectif peut contribuer à modifier l’état des choses, pour peu qu’on en fasse l’élément d’un combat plus général contre l’orientation libérale.

Prenons le cas du patronat français : globalement, il se tient à l’écart de la tentation xénophobe. La situation actuelle n’est pas pour lui déplaire. D’un côté, par ses options libérales, il a intérêt à ce que nos frontières soient ouvertes à une immigration peu exigeante en matière de salaires, de conditions de travail, de protection sociale. De l’autre, il sait que, si l’immigration est illégale, celle-ci perdra toute possibilité concrète de revendiquer une application du droit du travail. Il a donc paradoxalement besoin quel’étanchéité des frontières demeure une fiction. Mais les pays dominés constituent un énorme gisement de main-d’oeuvre qu’on peut mettre en concurrence avec elle-même : son introduction massive sur le territoire pourrait bien faire baisser le coût moyen du travail. D’où le silence d’un patronat qui a plusieurs fers au feu : délocaliser ses productions quant il peut, importer des « clandestins » quand c’est à la fois nécessaire et rentable [6].

Ces hésitations renvoient au fantasme de l’« invasion étrangère » - un autre thème favori de l’extrême droite repris en version soft par la formule de M. Rocard sur « toute la misère du monde ». Evidemment, si dans un espace européen marqué par la xénophobie, la France décidait unilatéralement d’« accueillir toute cette misère », on peut parier qu’il y aurait un effet d’appel. Si tant de gens prennent autant de risques pour fuir leur pays malgré les obstacles actuels, la levée de ces obstacles en augmenterait le nombre, pense-t-on. Mais on ne peut pas raisonner ainsi, toutes choses restant égales par ailleurs.

Cinq arguments, au contraire, peuvent être avancés pour limiter la portée du fantasme de l’invasion. D’abord, même si les avantages tirés de la protection sociale ou de l’état-providence peuvent rester un motif d’émigration, les bénéfices de la redistribution sont contingentés par la richesse globale produite. Ensuite, par conséquent, c’est à moyen terme la quantité d’emplois qui détermine celle des flux migratoires. Et donc la politique de croissance que l’on adopte. A ce niveau, on peut faire l’hypothèse que, actuellement, ce ne sont pas tant les lois xénophobes qui limitent l’immigration qu’une politique récessive qui aboutit à fixer le salaire moyen dans l’emploi clandestin endeçà du minimum vital. Troisièmement, il est probable que - comme c’est déjà le cas - la classe travailleuse elle-même (nationaux et étrangers déjà installés) édifiera des barrières protectionnistes, notamment par des actions concernant le taux de salaire et le droit du travail. Quatrièmement, les lois actuelles ont ceci de pervers qu’elles empêchent les mouvements de retour au pays et les courts séjours : pour ceux qui ont eu toutes les peines du monde à obtenir des papiers provisoires ou pour ceux qui n’ont qu’un visa, les barrières sont étrangement bien plus étanches pour la sortie que pour l’entrée !

Enfin et surtout, la migration n’est pas seulement un phénomène économique : c’est avant tout un fait anthropologique, qui résulte d’un ensemble complexe de motifs. On a beaucoup mis en scène, pour des raisons parfois sordides parce que directement liées à une vision raciste de l’« étranger incapable de s’intégrer », les fameux Maliens, majoritaires dans le mouvement des sans papiers de Saint-Ambroise. L’état en a fait un enjeu pour la démonstration de son intransigeance, alors que leur régularisation sans conditions n’aurait fait de tort à personne (sauf à quelques employeurs sans scrupules) et ne risquait pas du tout de faire tache d’huile. Que le lecteur ignorant tout sur l’origine de ces Maliens ouvre un atlas : ils viennent presque tous d’une minuscule région du fleuve Sénégal dont le coeur est la ville de Kayes, affamée et habituée depuis longtemps à expatrier une quantité dosée de ses cadets pour subvenir aux besoins des villages. Le regroupement familial (voulu par la France) a fait venir des femmes et naître des enfants, certes. Mais tous ces départs sont contrôlés sur place avec soin selon les besoins de la collectivité et, légaux ou non, ils obéissent à des calculs sociaux qui n’ont rien à voir avec la politique migratoire française et ne donnent lieu à aucune « invasion ». On est très loin du « risque migratoire » et, pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir qu’avant 1972 les ressortissants de l’ancienne Afrique française bénéficiaient de la libre circulation. D’ailleurs, jusque récemment, les Centrafricains, Gabonais et Togolais avaient libre accès au marché du travail français : malgré la situation qui sévit dans leurs pays (surtout au Togo), il n’y a pas d’« invasion » non plus.

Et que dire des régions pauvres de l’Union européenne : les Grecs, Italiens du sud, Andalous et Portugais ont-ils « envahi » la France plus qu’avant depuis qu’ils y ont accès libre ? Trop occupés à voir les immigrants comme des profiteurs, les xénophobes oublient, toutes tendances politiques confondues, que la décision de s’exiler est, sauf exception, douloureuse et pour le moins limitée par une anticipation des multiples obstacles (linguistiques, culturels et religieux, professionnels) que l’émigré rencontrera à son arrivée, même quand on l’accueille légalement.

« Nouvelles politiques migratoires » : les quotas, la dissuasion, etc.

Mais les idées sont tenaces, surtout quand elles font l’unanimité. Et certaines de ces idées perpétuent l’erreur de raisonnement qui consiste à isoler un fait du contexte où il est né. Ainsi, certains croient pouvoir parler de politique d’« intégration » des immigrés en faisant l’impasse sur la désintégration dont cette même politique les rend victimes. L’idée est assez simpliste pour être séduisante : c’est épisodiquement celle du gouvernement, c’est aussi celle de certains auteurs pourtant acquis en paroles à la cause des immigrés [7]. Le succès du Front national, disent-ils, vient de ce que les pouvoirs publics ont une politique inconséquente : on annonce l’« immigration zéro », mais on laisse quand même les gens entrer, donc le petit peuple est désorienté et souffre de mille nuisances, donc il vote pour l’extrême droite. Il serait donc temps, ajoute-t-on, d’avoir une politique claire : comme il n’est ni possible ni souhaitable de stopper l’immigration, il faut la canaliser selon « nos » besoins. Intégration pour les uns (les bons, les utiles, les anciens), expulsion impitoyable pour les autres (les « fraudeurs »).

A partir de là, tous les délires sont permis : par exemple, dans le but de prévenir les mariages mixtes « frauduleux », P. Weil propose une sorte de période de probation - si la communauté de vie n’est pas effective, le conjoint étranger se verra retirer son titre de séjour. Tant pis pour lui si, comme dans nombre de couples français, survient la mésentente et le divorce. Ou ceci : pour les pays qui bénéficient de notre « coopération financière », on négocie celle-ci contre leur bonne volonté à rapatrier leurs ressortissants objets d’un arrêté de reconduite. Couper les vivres au Mali pour stopper l’émigration malienne : il fallait y penser. Ou encore ceci : comme les Allemands, on n’a qu’à embaucher des travailleurs frontaliers dans la mesure de « nos » besoins, mais à condition qu’ils retraversent la frontière tous les soirs - dans le cas français, on se demande qui ce genre de délire pourrait bien concerner. Des quotas (calculés par qui ?) détermineront les besoins. P. Weil va jusqu’à proposer de blanchir le travail au noir pour que les employeurs aient intérêt à faire travailler de jeunes chômeurs plutôt que des étrangers illégaux. Bref, la « dissuasion » prend la forme d’une déstabilisation tous azimuts et d’un recul du droit et l’on peut mesurer à quel point elle ne relève pas d’une politique « nouvelle ».

Si des esprits avertis se laissent égarer de la sorte sur les mêmes sentiers que ceux qu’explore la droite c’est parce qu’ils sont prisonniers d’une même problématique : comment contrôler l’immigration ? A partir de là, ils sont automatiquement obligés d’inventer des formules créant des citoyens de deuxième zone et de reprendre la vieille doctrine coloniale, jamais mise en pratique puisqu’il ne s’agit que d’un écran de fumée, de l’assimilation par intégration.

Pas d’ouverture des frontières sans projet politique global

Que conclure ? Surtout l’idée que les contrôles des populations aux frontières ne disparaîtront que le jour où les partisans de leur abolition voudront bien donner une dimension historique à leur combat. Il ne sert à rien de se limiter à la question de l’immigration qui, dans les termes du débat actuel, n’est qu’un petit élément du dispositif destiné à fragiliser la force ouvrière, française ou étrangère, régulièrement employée ou non. Même s’ils ne le souhaitent pas, ceux qui luttent pied à pied pour obtenir des régularisations sur « critères », entérinent l’idée d’une xénophobie légale. Ils font même plus : en rentrant dans une logique impossible, ils sont une source inespérée d’arguments supplémentaires pour la politique qu’ils dénoncent. En plus, comme ils sont conscients de cette contradiction, tôt ou tard ils se démobilisent ou basculent dans le « réalisme » : comment, quand on tient une permanence juridique envahie (ici, c’est bien le cas de le dire) par des étrangers en difficulté, tenir le choc autrement qu’en sélectionnant les « bons » et les « mauvais » dossiers à partir de ces mêmes critères que l’on récuse [8] ?

Il ne sert à rien non plus de reprendre le refrain de l’« aide au Tiers-monde » comme solution à la pression migratoire. Dans les circonstances mondiales que nous connaissons, les partisans de l’« aide » (également nommée, comme par P. Weil, « coopération ») sont des hypocrites ou des ignorants, le plus souvent les deux. D’abord parce que ce slogan revient à dire : « Crevez chez vous, nous payons les tombeaux. » C’était là la politique des bantoustans sud-africains. C’est là aussi, plus subtilement, la politique de l’ONU et des puissances occidentales pour les réfugiés vietnamiens en Thaïlande ou rwandais au Zaïre. Ensuite parce qu’on ne peut pas sérieusement parler d’aide à des pays où, justement, l’émigration résulte d’une domination séculaire de la part de ceux qui tiennent ce discours, notamment sous cette forme moderne d’asservissement qu’est l’endettement international. Enfin parce que les transferts des pays riches aux pays dominés, qui (contrairement à ce que font croire certaines pleurnicheries tiers-mondistes) sont colossaux, se trouvent neutralisés par l’économie improductive et souvent criminelle des clans dictatoriaux qu’ils contribuent à maintenir - sinon à mettre - au pouvoir. Et cette prétendue aide, augmentée d’unprélèvement sur les paysanneries locales, retourne dans les pays riches ou dans leurs paradis fiscaux... pour revenir alimenter ce mécanisme sans fin de domination, cause d’émigration bien sûr. Circulation de l’argent sale, mais à tout prix pas celle des hommes : voilà une « aide » bien curieuse.

De là, tout reste à faire et la tâche n’est pas mince ni exempte de contradictions. Par exemple, si l’immigration devient libre, il faut alors que les travailleurs, nouveaux comme anciens, trouvent des moyens appropriés pour éviter un recul du droit du travail sans tomber dans le piège d’un syndicalisme protectionniste. Il faut aussi faire en sorte que la France ne délègue plus aux institutions financières internationales le soin de régenter les échanges entre nations dans le sens de la mise en servitude qui sévit actuellement, car les immigrés ne sont ici rien d’autre que les témoins de l’endettement qui sévit là-bas.

Dans le même esprit, les forces démocratiques feraient bien de s’intéresser de très près aux formes de mise au travail qui se développent dans les pays dominés, en particulier chez les enfants : non seulement parce que nos propres pays sont parmi les grands donneurs d’ouvrage, mais parce qu’il y là, si on laisse faire, un modèle possible pour le fonctionnement des économies occidentales de demain. Enfin, autant pour éviter l’écueil (toujours possible dans les situations de détresse) des tactiques individualistes que pour ne pas reproduire un vieux schéma colonial, il importe que les immigrés, et même les lointains candidats à l’émigration, parviennent à imposer l’idée qu’ils ont un rôle moteur dans ces actions. C’est à ce prix qu’on pourra commencer à parler sérieusement de développement du Tiers-monde.

PS :

Copyright © 1997 Alain Morice. Texte publié dans l’ouvrage collectif Sans-papiers. Chronique d’un mouvement, Edition Reflex - Agence IM’media, printemps 1997

[1] L’expression « fermeture des frontières » est un raccourci commode pour désigner une situation où l’on essaye à tout prix de limiter (légalement ou administrativement) l’arrivée et l’installation d’immigrants en provenance du Tiers-monde. Dans les faits, les frontières sont largement ouvertes aux ressortissants de l’Union européenne ainsi qu’aux touristes.

[2] OFPRA : Office français pour la protection (sic) des réfugiés et apatrides.

[3] Le ministre de l’intérieur lui-même... Voir Jean-Pierre Alaux, « Contre l’extrême-droite, la liberté de circulation », Plein Droit, numéro 32, juillet 1996, p. 3-9.

[4] Rappelons que seule la carte de résident (dite « de dix ans ») ouvre automatiquement droit au travail et - en principe - au renouvellement. La carte de séjour temporaire, d’une durée maximale d’un an et non automatiquement renouvelable, ne donne pas en elle même accès au travail : il faut en faire la demande et risquer de se voir opposer la situation de l’emploi.

[5] Cette expression est le titre d’un ouvrage publié en 1985 par le Club de l’horloge. Progressivement, nombres de ses propositions (immigration zéro, emploi réservé aux nationaux, chasse aux « faux » réfugiés, aide au retour) sont devenues, malgré des nuances plus ou moins humanitaires, la référence idéologique de l’ensemble de la classe politique.

[6] Le sud-ouest américain nous fournit une illustration exemplaire de cette double stratégie : industries sous franchise (maquiladoras) de l’autre côté de la frontière et utilisation clandestine massive de travailleurs mexicains dans l’économie californienne, en dépit des barbelés, tours de contrôle et murs censés empêcher leur passage.

[7] Cf. par exemple les propositions « pour une nouvelle politique d’immigration » de Patrick Weil dans la revue Esprit d’avril 1996, dont les exemples qui suivent sont extraits.

[8] Le seul vrai critère qui pourrait rendre illégitime une demande d’immigration pourrait être la présomption que le postulant se livrera à une activité criminelle. C’est peut-être ce que l’Etat français a pensé, en rétablissant les visas pour la plupart des visiteurs en 1987 sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Mais, primo, on sait bien que les criminels ont plus que les autres les moyens d’être en règle ; secundo, un citoyen du monde peut avoir le souci de les neutraliser, mais non de les envoyer commettre leurs forfaits ailleurs.