Situation juridique précaire, travail précaire

PAR Alain Morice

On peut les appeler « immigrés clandestins », « étrangers en situation irrégulière » ou simplement « sans papiers » : rien n’y change, ces gens-là ont en commun d’être ici et de devoir, pour survivre, recourir à des expédients précaires.

Certains ont choisi librement le sol français. D’autres sont venus sous la menace de persécutions, ou parce que la vie là-bas était sans avenir, ou encore pour rejoindre ceux qui avaient fait avant eux le même choix. Depuis plus de vingt ans, les autorités et la législation ont multiplié contre eux les difficultés d’entrée et de séjour.

Sans beaucoup de succès, puisque nous savons bien que la force qui les attire ici est supérieure aux mesures censées les écarter. Ainsi, les lois xénophobes ont moins pour fonction de freiner l’immigration que de fragiliser tous les étrangers (y compris ceux qui sont en règle). Et notamment de les jeter en pâture aux employeurs clandestins : pour ces derniers, de telles lois constituent une véritable aubaine.

Tous les irréguliers ont deux caractéristiques communes : d’abord, ils ne peuvent pas ou ne désirent pas repartir ; ensuite, ils sont mis dans une situation de fragilité économique, dès lors que la loi leur refuse toute insertion contractuelle dans le monde du travail. Les conditions sont donc réunies pour que les irréguliers acceptent n’importe quoi pour obtenir des ressources. Comment s’organise cette survie ? Essentiellement autour de deux pôles (non exclusifs, évidemment) :

  Les salaires ou pseudo-salaires, généralement obtenus « au noir », dans un contexte de relations de travail marquées par la domination et la surexploitation ;

  Les aides diverses, créatrices de dépendance, d’endettement, voire d’activités délictueuses.

Première ressource : le travail au noir

Contrairement à ce que certains avancent, le travail clandestin n’est pas l’apanage des immigrés clandestins, finalement assez peu nombreux dans l’économie française - les chiffres les plus fantaisistes circulent mais il est peu probable qu’ils dèpassent 100000. Les inspecteurs du travail et les services ministériels compétents savent bien que c’est chez les fonctionnaires (français), les retraités (français) et les artisans ou sous-traitants (français ou étrangers) que ce délit est majoritaire. Mais c’est une équation tenace, soigneusement entretenue par les pouvoirs publics et par la presse : « étrangers clandestins = travail clandestin ». Et, en plus, tout le monde oublie que la loi ne connaît le délit de « travail clandestin » que pour les employeurs, non pour les employés, considérés par le Code du travail comme des victimes [1].

Mais une chose est certaine : pour travailler, les étrangers sans titre n’ont pas d’autre solution que l’emploi non déclaré. Depuis 1991, les réfugiés n’ont même plus automatiquement le droit au travail pendant le délai d’examen de leur dossier, « la situation de l’emploi leur étant opposable » [2].

Cette restriction hypocrite est révélatrice puisque le demandeur d’asile, qui n’a bien sûr aucune raison de quitter la France avant qu’on ait statué sur son sort, est pour ainsi dire officiellement invité à chercher une embauche illégale.

Dans la pratique, ce ne sont pas seulement les sans-papiers, mais tous les immigrés qui constituent un gibier de choix pour les employeurs de certains secteurs d’activité, qui savent bien que les payes et les conditions de travail proposées leur paraîtront toujours meilleures qu’au pays. Ces secteurs sont connus de tous : au premier rang le BTP, puis l’hôtellerie-restauration, la confection, l’agriculture, le nettoyage, la domesticité et la garde d’enfants, la distribution de prospectus, etc.

Pourtant, même dans ces secteurs, les enquêtes révèlent que beaucoup de patrons refusent d’embaucher des étrangers sans titres, surtout par peur des poursuites car les pouvoirs publics font beaucoup de battage autour de leurs opérations coup-de-poing contre le travail clandestin. Mais c’est ici que le système montre toute sa perversité. En effet, un nombre croissant d’immigrés sont mis en sursis : récépissés, autorisations provisoires de séjour, interdictions de territoire non exécutoires (cas des fameux parents d’enfants français), cartes d’un an, tout cela s’est multiplié au fur et à mesure que la loi répressive s’est étendue.

Prenons un seul exemple : désormais, les cartes de séjour temporaire dites « titres d’un an », sont souvent collées sur les passeports. Passons sur l’insécurité du titulaire qui, s’il perd ce document, perd tout d’un coup. Mais il y a pire : quand il se présente à un employeur, même si la carte porte la mention « salarié », ce dernier se méfie et refuse l’embauche. De même, avec une carte semblable portant la mention « commerçant », un autre se verra refuser un crédit bancaire [3]. Résultat : on les oriente sciemment sur le marché du travail clandestin, voire sur celui des activités délictueuses.

On pourrait évoquer de la même façon le cas des étudiants ou des saisonniers de l’agriculture : tout se passe comme si l’état creusait lui même une brèche pourl’économie occulte - pas si occulte d’ailleurs, puisque tout le monde sait où elle se trouve.

C’est ainsi que le rapport de forces entre offre et demande de travail se modifie, avec la bénédiction des lois, au profit des pourvoyeurs d’emploi illégal. L’idéologie de ces derniers est paradoxale : d’un côté, ils ne sont en général pas du tout xénophobes (ce qui ne les empêche pas d’être parfois racistes) et laissent aux politiciens le soin de vociférer contre l’« invasion étrangère » ; mais de l’autre, les mesures contre les étrangers font leur affaire parce que, si elles n’existaient pas, le travailleur immigré se ferait peut-être plus exigeant - du moins, c’est ce qu’ils pensent. Les patrons n’ont pas d’états d’âme : comme capitalistes, ils piochent leur main-d’oeuvre là où, si la sécurité des profits est assurée, le meilleur rapport rendement-coût sera obtenu. Donc, il y en aura toujours assez pour surmonter les scrupules civiques, le désir de garder une bonne image de marque, ou plus prosaïquement la peur des sanctions, et pour maintenir ainsi un florissant marché clandestin du travail.

Mais voyons la subtilité du mécanisme. Certes, les réticences patronales face aux risques du travail clandestin existent bel et bien. Certains trouvent immoral de frauder sur le fisc et sur les cotisations patronales, ou même de ne pas assurer leurs droits sociaux aux employés. D’autres sont soucieux de faire bonne figure dans l’opinion (c’est par exemple le cas de certains fabricants dans le secteur de la confection). D’autres enfin - parfois les mêmes - vivront dans la terreur d’un contrôle, d’une fermeture de chantier, d’une confiscation du matériel, d’une publication judiciaire dans la presse. Deux conséquences :

  Le marché clandestin du travail ne disparaît pas mais l’embauche devient plus difficile. Les employeurs peuvent jouer à fond sur l’imaginaire des candidats forcés au travail non déclaré, en arguant des risques qu’ils prennent pour leur imposer n’importe quelles conditions, et avant tout l’insécurité de l’emploi.

  Parallèlement, dans les secteurs les plus gourmands en main-d’oeuvre immigrée, l’emploi se déplace des grandes vers les petites unités. Par exemple, dans le bâtiment, les grosses entreprises ne conservent que le strict minimum de salariés-maison et agissent comme donneuses d’ouvrage à une multitude de sous-traitants, opérant souvent en cascade : c’est à ce niveau que se développera le travail clandestin sous de multiples formes (salariés non-déclarés, prêt de main-d’oeuvre, faux intérim, faux indépendants, etc.). Même mécanisme dans la confection, où les « fabricants » (c’est à dire les sociétés qui signent et commercialisent le vêtement) confient la production à des façonniers. Dans les deux cas, cette extériorisation se traduit par une évolution de l’économie vers la précarité, dont le dernier stade est l’emploi de travailleurs sans droits. Dans d’autres cas, comme dans le nettoyage ou la restauration, seule une partie des heures travaillées sera déclarée, et l’on recourra en outre aux missions d’intérim à répétition pour éviter de fixer le salarié à l’entreprise.

Face à cette situation, les inspecteurs du travail s’arrachent les cheveux. Non seulement ces pratiques mettent en branle une foule d’acteurs, dont certains sont insolvables et d’autres ont un pouvoir de corruption élevé ; et quand il y a des amendes, celles-ci restent inférieures aux bénéfices tirés de la dissimulation d’employés. Mais aussi les contrôles et les sanctions leur posent un problème moral puisqu’ils savent que le premier résultat d’un procès verbal sera le licenciement du travailleur non déclaré, aggravé d’un risque de procédure d’expulsion si c’est un étranger sans titre.

Les sans-papiers sont ainsi aux premières lignes d’un mouvement général vers la « flexibilisation » (autrement dit, la précarisation) du travail. Ils ne sont pas, comme les immigrés en général, responsables du chômage comme le dit à l’unisson toute la classe politique : ils sont les acteurs forcés d’une savante utilisation du chômage pour faire progresser toute un série de statuts précaires qui, si on y réfléchit bien, menacent désormais l’ensemble de la population active. Le patronat tire un profit tout particulier de leur précarité juridique : privés de droit, ils sont fréquemment prisonniers de réseaux communautaires, où l’exploitation économique prend le déguisement de la solidarité. Face à cet ennemi commun qu’est l’état, l’employeur fait croire à son employé qu’il le « protège » et qu’il lui « rend service », et libère ainsi sa conscience. Ce discours paternaliste (qui est aussi celui des maîtres-artisans avec leurs apprentis) est doublement alimenté par l’exclusion juridique des travailleurs et par la crise économique.

5La dépendance : quand l’état pousse à la faute

Mais tout le monde n’est pas pris dans des réseaux. Les collectifs de sans-papiers réunissent nombre d’immigrés qui se sont progressivement retrouvés dans une situation d’isolement et de détresse financière, souvent à la suite d’un emploi perdu pour cause de non-renouvellement d’un titre provisoire de séjour. Ces trajectoires prennent la forme d’une spirale descendante où toutes les difficultés s’accumulent. Exemples : les contrôles de police empêchent de se déplacer pour trouver un travail ; en même temps, la ligne téléphonique est coupée et plane la menace d’une expulsion du logement ; l’école refuse la garderie aux enfants sous le motif que les parents ne peuvent justifier d’un emploi : si le sans-papiers est employé au noir, il ne pourra donc plus tenir son horaire et perdra son travail ; enfin, en l’absence de couverture sociale, le moindre problème de santé prend des allures catastrophiques. Et, ainsi déstabilisés par le déni de citoyenneté, beaucoup d’immigrés sont précisément fragilisés sur le plan psycho-somatique.

De la sorte, certains sont mis dans la position de devoir mendier des aides pour tant bien que mal freiner ce plongeon. Il y a des mairies où les services sociaux font clairement savoir qu’on n’accorde aucun secours aux sans-papiers, sans compter la menace d’une dénonciation. Quoi qu’il en soit, les démarches sont humiliantes et multiplient les rancoeurs contre la société d’« accueil », ce qui confirmera pour les autorités que « décidément, ces gens-là ne peuvent pas s’intégrer ». Il y a aussi le recours aux parents et amis, qui signifie une installation durable dans un système d’endettement financier et moral, qui sera le cas échéant un nouveau ressort du travail clandestin.

Plus les factures et les dettes s’accumulent, plus l’enfermement dans la dépendance se consolide. Cela comporte de gros risques auxquels les pouvoirs publics paraissent insensibles : pour faire face aux échéances, l’entrée dans la délinquance est parfois le dernier recours possible. Le marché des faux papiers est florissant. Il implique évidemment des fonctionnaires et des intermédiaires proches des demandeurs. Ces derniers, pour en assumer les frais, sont devant la tentation de faire des « coups » et de se rendre encore un peu plus prisonniers des réseaux d’activités illégales. Il restera alors aux politiciens de crier à l’établissement de « zones de non-droit » dans l’immigration et de réclamer une répression accrue. Ce qui aggravera à son tour la marginalisation d’une partie des sans-papiers, et ainsi de suite. L’état joue là un jeu dangereux. Et cynique, puisqu’il sait bien, d’abord, qu’il ne parviendra jamais à expulser tous les « clandestins » et, ensuite, que l’économie ne sait pas s’en passer.

Mais la soumission a son revers de la médaille, comme l’ont prouvé les mouvements de sans-papiers de 1996, dont l’ampleur et la détermination ont surpris tout le monde. Ces mouvements s’analysent avant tout comme la reconquête d’une dignité et d’une indépendance, notamment face aux ONG spécialisées dans la défense des immigrés, qui ont malgré elles la vieille habitude de les maintenir dans la passivité. On peut craindre que l’intransigeance du gouvernement face à la revendication d’une régularisation collective ne soit pas dictée par le but avoué. Officiellement, c’est pour envoyer un « signal fort » aux pays d’émigration, pour que l’on sache là-bas que c’est inutile et douloureux d’entreprendre le voyage. Mais il y a peut-être un objectif plus fondamental : empêcher les sans-papiers, et avec eux tous les titulaires de titres précaires, de se constituer en force politique autonome. C’est pourquoi la discussion sur leur place particulière dans l’économie, juste ébauchée ici, est un impératif de ce mouvement.

PS :

Copyright © 1996 Alain Morice. Texte publié dans la brochure Papiers, octobre 1996.

[1] Le délit de travail clandestin est défini par les articles 324-9 et 324-10 du Code du travail. L’article 364-6 organise la protection du travailleur non enregistré sans faire intervenir, dans le cas d’un étranger, l’existence ou non d’un titre ouvrant le droit au travail.

[2] Circulaire du 26 septembre 1991 relative à la situation des demandeurs d’asile au regard du marché du travail. L’allocation d’insertion, censée compenser cette interdiction, est de... 350 francs par mois.

[3] En outre, un an, c’est vite passé, et les titulaires de cartes de séjour temporaire sont souvent obligés de se contenter d’un papier encore plus provisoire pendant une bonne partie de l’année en question.