L’art et le mythe d’après M. Wundt

Marcel Mauss

M. Wundt est un des derniers esprits encyclopédiques de l'Allemagne. Après la physiologie, la physique, la psychologie, le voilà qui aborde maintenant la sociologie. Déjà son Ethik avait un caractère sociologique qui a été signalé en son temps. Les germes que contenait ce livre se développent aujourd'hui dans une monumentale Völkerpsychologie 1.

On a déjà rendu compte ici de la première partie de cet ouvrage, Die Sprache, parvenue très vite à sa seconde édition ; et l'on sait que les linguistes sont d'accord pour reconnaître la remarquable intelligence avec laquelle M. Wundt s'est assimilé les méthodes et les résultats de leur science. Voici maintenant qu'ont paru les deux premiers tomes de la seconde partie Mythe et religion, et les spécialistes de la science des religions s'inclineront, de tous côtés, devant l'espèce de divination dont le vieux maître a fait preuve dans le choix de ses sources, devant l'étendue de ses informa-tions, le sens merveilleux qu'il a des choses dont il parle. Si l'on retrouve dans son travail les défauts habituels du philosophe - systématisation excessive, généralisations trop rapides, divisions multipliées et compliquées, - il faudra bien cependant que les philologues eux-mêmes tiennent compte de ce livre où un si grand effort est fait pour clarifier un peu les faits et déterminer des concepts que les spécialistes laissent sou-vent obscurs, bien qu'ils s'en servent couramment.

I

L'art

En ouvrant le tome I, on aura l'agréable surprise d'y trouver une théorie complète des formes de l'art, depuis les plus primitives jusqu'aux plus récentes. On y verra même d'ingénieuses remarques sur le romantisme et le drame moderne. C'est que, suivant M. Wundt, il y a entre la poésie et le mythe des rapports étroits : il éprouve même des difficultés à les distinguer l'un de l'autre. Suivant lui, en effet, il n'y a entre l'image mythique et l'image artistique d'autre différence que le caractère collectif et involontaire de l'une, le caractère volontaire et individuel de l'autre. Les formes primitives du mythe sont, tout comme l'art, du domaine de "la fantaisie". Ce sont deux manifestations différentes d'une même activité : l'activité imaginative 2.

L'art sort du jeu et y retourne constamment. Mais il s'en distingue tout d'abord par son caractère créateur ; il n'emprunte pas ses objets, il les crée. Il s'en sépare aussi par son caractère collectif. Même quand il confine au jeu, il suppose une vie commune des hommes qui le pratiquent ou en jouissent, et une évolution continue de la pensée qui est impossible en dehors d'une société. Peut-être trouvera-t-on cette définition in-suffisante, et, en fait, elle ne permet pas de distinguer l'art d'autres produits de l'ima-gination collective : la science, elle aussi, crée, et dans les mêmes conditions. D'un autre côté, sous cette notion de l'art se cache une définition et une théorie du jeu chez l'enfant et chez l'homme, qui ne sont pas sans soulever plus d'une objection. D'abord M. Wundt ne fait pas, à notre avis, une part suffisante aux jeux de l'adulte et de l'ado-lescent, dont le caractère social est incontestable. Ensuite il paraît oublier que les jeux de l'enfant, au moins après les premières années, sont pratiqués en société, et que les premiers jeux sont plutôt enseignés par la mère, la nourrice, les parents, que créés par l'enfant qui se borne, tout au plus, à les modifier. Enfin cette théorie, en rattachant exclusivement le jeu aux phénomènes de l'imagination, ne tient pas assez compte du rôle qu’y jouent la surprise, l'attente, la détente, l'émotion en général. En réalité, l'art et le jeu, dans la société comme dans l'individu, sont des moyens imaginaires de créer des émotions.

Mais si la définition de l'art en général est quelque peu indécise, nous avons des différents arts une classification génétique qui est certainement une des meilleures qui aient été, jusqu'à présent, proposées.

A la base, se trouve la division classique des arts en plastiques, d'une part, "musi-ques" de l'autre. Les uns sont destinés à agit par une sorte de choc en retour de l'objet créé (tableau, statue, etc.), les autres, par la simple expression des sentiments, par les voies immédiates "de la parole, du chant, de la poésie, de la musique 3".

Les arts plastiques, à leur tour, se subdivisent en arts de l'ornementation et arts idéaux : dans les premiers, le motif esthétique vient se surajouter à un objet qui, par lui-même, n'a rien d'artistique, mais est destiné a des fins utilitaires ; dans les se-conds, l'objet crée est tout entier chose d'art. La division n'a pas encore été pro-posée, croyons-nous, et elle nous semble féconde. Elle est logique, elle montre bien les éléments mentaux d'où nos beaux-arts sont sortis avec leur mélange d'idéalisme et de naturalisme. Elle est, en même temps, historique, car les formes artistiques enfoncées dans la matière 4, asservies à la chose sur laquelle elles viennent Se greffer, ont précédé les formes idéales où la matière elle-même Obéit entièrement à l'artiste. La division des arts de l'ornementation en une multitude d'autres, "art du moment" (signe, marque) 5, art de la fixation du souvenir (trophées, confection de monuments en bois, en pierres, etc.), art de l'ornement (Zierkunst) et art de l'imitation apparaîtra, au contraire, comme beaucoup plus risquée et raffinée à l'excès.

Mais ce qui est beaucoup plus important, c'est la généalogie que M. Wundt s'attache à établir entre les arts plastiques. Ici, il procède selon les Plus saines métho-des de la sociologie et même de la science en général ; il constitue des types, les relie les uns aux autres suivant leur degré de parenté, et nous retrace ainsi un arbre géné-alogique des arts modernes 6 à la façon dont les biologistes retracent la phylo-génèse des espèces vivantes.

On est généralement d'accord aujourd'hui pour reconnaître que l'art ornementaire a précédé tous les autres. On admet aussi que l'ornement primitif ne fut ni symbo-lique, comme on l'a cru, ni d'origine géométrique ; car toutes les fois où l'on s'est trouvé en présence d'un dessin de ce genre, et où l'on a pu remonter jusqu'à l'origine du type, on a constaté qu'il consistait essentiellement en une reproduction. Les recher-ches sur l'art dayak, de Foy 7 et de Hein 8, celles de Haddon 9 sur l'art des Papous de la Nouvelle-Guinée, celles de Holmes 10 sur les motifs de la céramique des Indiens d'Amérique, etc. 11, réduisent les formes les plus stylisées à des dessins où domine l'intention, plus ou moins bien réalisée, d'évoquer directement l'image de l'objet représenté. Mais s'il y a reproduction, celle-ci ne consiste point en une copie servile. Un simple choix, par l'aperception, entre les éléments de cet objet suffit à créer, non pas un symbole, mais un signe, et ce signe, une fois créé, peut évoluer de lui-même vers les formes géométriques ou vers le symbole, le style. Mais reste à savoir quels ont été ces premiers objets représentés, et pourquoi ils le furent. M. Wundt marque excellemment l'importance des motifs religieux, magiques, totémiques dans les formes primitives ou déjà évoluées de l'art 12. De là, la nature animale ou humaine des premières représentations  13. C'est seulement en évoluant que les arts plastiques ne se bornent plus à reproduire, mais tendent à imiter ; tout d'abord se constitue, pour chaque espèce animale comme pour l'espèce humaine, un type géné-ral, puis c'est ce type qui, ensuite, va en se spécialisant, et chacun des moments de cette évolution a une cause sociale que l'auteur s'efforce d'assigner 14.

Dans les arts ornementaires primitifs il faut considérer, non pas seulement ce qu'ils représentent, mais ce qu'ils ornent. L'objet d'ornement le plus immédiatement donné, c'est le corps humain ; peinture temporaire et tatouages permanents sont les types principaux de ce mode d'ornementation. Les objets meubles ont été ensuite la première matière à décoration. très justement, M. Wundt fait jouer ici un rôle décisif aux arts de la céramique. Nulle part, en effet, les influences de la technique indus-trielle (technique de la poterie, du tressage), ne sont plus marquées. En même temps, l'évolution des motifs est particulièrement facile à suivre parce que les objets ainsi décorés ont de multiples chances de subsister, et aussi parce que des liens étroits unissent le motif à la matière qu'il orne et les motifs les plus évolués aux plus primi-tifs. Enfin, les lois de la décoration céramique sont susceptibles d'être étendues à d'autres modes d'ornementation ; car c'est suivant les mêmes lois que le vêtement, l'arme, les autres instruments, se sont successivement revêtus d'ornements compli-qués et différencies.

Quant à l'art idéal, à l'art libre, qui se crée complètement à lui-même son objet 15 et ne sert qu'à des fins esthétiques, c'est l'architecture seule qui l'aurait rendu possible. L'idée de la décoration pour la décoration ne pourrait naître que dans le temple ou dans le palais, dans le temple surtout 16. Et sans doute, nous accordons que les arts de la plastique idéale, la sculpture et la peinture, sont, à leur origine, essentiellement architectoniques ; que, en Europe du moins, les lois de la perspective que l'une et l'autre mettent en oeuvre ont été découvertes par l'architecture. Mais il ne faut pas perdre de vue que, même aujourd'hui, l'art pur est encore décoratif, et, d'autre part, que les arts ornementaires ont beaucoup plus réagi que ne pense M. Wundt sur l'ar-chitecture, la sculpture et la peinture. Ainsi l'émaillerie et la fonderie, deux techniques qui viennent soit de la fabrication des armes et des instruments, soit de la bijouterie 17, ont joué dans la découverte des procédés et des matières dont se servent les arts idéaux un rôle considérable. L'évolution artistique est encore beaucoup plus com-plexe que ne le pense l'historien de l'art, et les seuls phénomènes esthétiques et reli-gieux ne suffisent pas a en expliquer les conditions. Toute sorte de facteurs sociaux : science, technique, économie, y concourent.

La théorie des arts musicaux ne pêche pas par le même simplisme. M. Wundt y montre un sens aigu de la complexité, de la vue.

D'abord il ne tente plus, comme M. Grosse 18 une déduction monogénétique à par-tir d'un art unique, la danse. Mais, tout en ayant le sentiment très vif de l'unité, de la solidarité qui unit tous ces arts 19 (appelés d'ordinaire et improprement mimiques), il reconnaît leur pluralité et les répartit en quatre groupes : chant, poésie narrative, danse et musique, mime et drame. Aucune objection de principe ne peut être faite à cette division, sauf sur la place faite à la poésie narrative. Elle est mise entre le chant d'une part, la musique et la danse de l'autre, considérée, par conséquent comme quel-que chose de très primitif, comme une sorte d'art-souche. Nous croyons qu'elle est loin de remonter aussi loin dans le passé. Sans doute, on la rencontre, sous forme de légende, et de conte, unie au chant et à la lyrique. Mais le fait, par lui-même, ne prou-ve rien ; car ces sortes de combinaisons peuvent être un produit de l'évolution. De ce que les Australiens aient des contes de ce genre, il ne suit pas que ceux-ci soient primitifs 20. Considérer les Naturvölker d'aujourd'hui comme les représen-tants purs et simples des Naturvölker d'autrefois, c'est faire abstraction du développement histo-rique, souvent considérable, par lequel ils ont passé 21. Selon nous la narration dérive de la primitive poésie lyrique religieuse. M. Gummere 22, que M. Wundt ne paraît pas avoir lu, a cru pouvoir ramener, même dans notre civilisation européenne, les formes évoluées de la poésie à la ballade et au chant de ronde. Et nous considérons, quant a nous, le folklore des contes, d'une manière générale, comme le fruit soit d'une évolu-tion de la pure prose vers l'art, soit d'une régression du mythe. Il ne saurait être ques-tion d'opposer par voie de démonstration cette thèse à celle de M. Wundt ; il nous suffit d'indiquer qu'une autre manière de ranger les faits peut être légitime. Mais s'il y a des réserves à faire sur ce point, on lira avec profit tout ce que dit M. Wundt sur les formes de la narration, sur les motifs de son évolution, sur la manière dont les thèmes s'associent dans le conte. Il montre que cet agencement des thèmes n'est pas encore le cycle. Celui-ci n'apparaît qu'avec la légende, la notion des héros, le culte des ancêtres, venus, eux, de la religion, pour aboutir à l'épopée. C'est celle-ci qui se mue en roman, et qui, par suite d'un rapprochement avec la nature en général et la nature humaine en particulier, vient former notre prose et notre poésie.

Nous ne ferons que mentionner, sans les critiques nécessaires, le chapitre consa-cré au chant (Lied), qui est très court. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que le Lied en tant que tel, c'est-à-dire hors de ses connexions avec le drame ou la comédie lyrique, d'une part, avec la musique polyphonique, de l'autre, a des formes frustes et une évolution peu riche.

L'étude de la danse, au contraire, est très suggestive et contient des vues qui sont appelées à devenir classiques. Toutes les danses sont rangées en deux catégories fon-damentales : les danses extatiques et les danses mimiques. Cette notion de la danse extatique, qui a pour objet non d'imiter tels ou tels mouvements, mais de provoquer un état d'excitation sensorielle, fantastique, hallucinatoire, n'était pas constituée avant ce livre et nous la croyons d'un grand intérêt ; car on sait le rôle considérable joué par ce procédé dans l'art et dans la religion, mais surtout dans la religion où les mou-vements disciplinés et monotones de la danse extatique conduisent aux états recher-chés de la possession ou de l'extase proprement dite 23. Les danses mimiques s'en dis-tinguent, non seulement en ce qu'elles ont pour but d'imiter des mouvements déter-minés, Mais en ce qu'elles se pratiquent en société, tandis que la danse extatique est plutôt individuelle. Mais elles n'en sont pas moins d'origine religieuse : elles se rattachent au culte de la végétation, de la nature, aux rites de chasse, aux pratiques totémiques, etc.

Nous manquons de compétence pour analyser, comme il conviendrait, le chapitre sur la musique. Voici pourtant ce qui nous paraît devoir être retenu. Avec M. Wundt nous croyons volontiers que l'instrument primitif a été un instrument de bruit plutôt que de son 24, et que la musique a débuté par la mélodie pure, monophone et qu'elle s'est détachée difficilement de l'échelle même des sons. Quant à la question de savoir si, comme le veut notre auteur, la reconnaissance, par les Grecs, des intervalles musi-caux, l'établissement des règles arithmétiques du son, la théorie pythagoricienne de la musique ont eu une influence notable sur le développement de l'art musical, nous lais-sons aux historiens le soin d'en décider. Cependant, il serait particulièrement intéressant de savoir si, vraiment, c'est de la mythologie arithmétique du nombre sept que vient la notion des sept tons de l'octave, et, plus généralement, si la valeur ma-gique des nombres est pour quelque chose dans la connaissance et la pratique des tons et des accords harmoniques. Ce serait un fait crucial pour ceux qui admettent l'origine sociale même des catégories de l'entendement, si une idée aussi nettement collective était à la base du plus physiologique des arts que nous pratiquons.

Reste la théorie du mime et du drame. ici, M. Wundt a su s'assimiler tous les ré-sultats du livre de Reich 25, qui est insuffisamment connu en France. Il nous montre les origines du mimodrame et sa nature mythologique comment le mime proprement dit et ses dérivés, la farce et la comédie, en sont résultés ; de quelle manière le mime religieux a donné naissance à la tragédie, ou histoire des dieux et des héros, puis, par un retour vers la peinture directe de la vie, qui s'est produit sous l'influence de la comédie, au drame moderne. Dans ce chapitre, l'un des plus achevés du livre entier, la méthode suivie par M. Wundt est rigoureusement historique et sociologique. En effet, il ne se borne pas à nous retracer un schéma des formes de l'art dramatique, mais il s'efforce de leur assigner des causes. Ce qui aurait déterminé les principales transformations par lesquelles est passé cet art, ce serait d'abord l'émancipation religieuse de la tragédie grecque après Sophocle, plus tard l'absence de division des genres dans le drame shakespearien, plus tard encore le passage de la tragédie héroïque a la tragédie bourgeoise, et ensuite au drame moderne, sous l'influence de la bourgeoisie et de la démocratie. On remarque le caractère social des causes ainsi invoquées. - D'autre part, pour la première fois au cours de cette longue théorie de l'art, M. Wundt fait au sentiment sa part 26. Les simples états intellectuels, les purs "motifs associatifs" ne semblent plus régner en maîtres ; l'attente et le rire, la crainte et le sentiment moral, l'exaltation ou le détente de la volonté prennent enfin leur place prépondérante. Si M. Wundt avait ajouté que, ces sentiments, le théâtre ne les éveille pas chez un spectateur isolé, mais chez un groupe de spectateurs, et qu'il a pour fonction de les rythmer non pas chez un individu, mais chez tous ceux que l'émotion partagée affecte ; si, en un mot, il avait moins perdu de vue le caractère collectif des impressions dramatiques, nous croyons qu'il aurai serré de bien près la réalité qu'il se proposait d'exprimer.

Le reproche, malheureusement, peut être étendu à toute cette théorie de l'art. M. Wundt essaie d'expliquer directement l'histoire par la psychologie individuelle, par les facultés générales de la conscience humaine. Il ne voit dans l'art qu'une forme généralisée de la fantaisie, c'est-à-dire que dans le social il ne voit que l'humain. Or le social, c'est, non ce qui est permanent et universel, mais, au contraire, ce qui varie de société a société, et, dans une même société, à travers les âges. Il en résulte que M. Wundt ne peut se rendre compte ni de ces différences, ni de ces changements. Il nous offre des tableaux généalogiques ; il montre que certaines formes de l'art sont dérivées les unes des autres dans un ordre déterminé, niais il ne recherche pas les causes de cette dérivation. Il n'est pourtant pas admissible que ce développement se soit fait tout seul, spontanément, sous l'influence de je ne sais quelle vis a tergo inex-plicable. Mais pour en apercevoir les raisons déterminantes, il fallait sortir de la pure psychologie pour mettre l'art en rapport avec ses conditions sociales.

C'est aussi probablement de là que vient une autre lacune. A aucun moment de son étude M. Wundt ne se préoccupe de nous donner une notion de l'art, de son fon-dement, de sa fonction. Sans doute, cette question philosophique ne doit être abordée qu'avec toutes les précautions nécessaires ; mais elle ne saurait être indéfiniment ajournée. Il faut commencer par étudier les arts particuliers, mais pour arriver peu à peu à nous faire une idée de ce qu'est l'art, de ses caractéristiques essentielles, des besoins généraux auxquels il répond, des conditions générales dont il dépend. Le problème que M. Ribot eut le courage d'attaquer du côté de la psychologie 27 ne reçoit en somme de la part de M. Wundt aucune solution. En psychologie physiologi-que, il n'étudie que l' "impression esthétique" 28. En sociologie, il n'étudie que la genèse des moyens de produire cette impression ; nulle part il n'étudie la relation des deux, qui est le tout de l'art, ou quand il le fait c'est en métaphysique 29. Peut-être eût-il senti davantage la possibilité et la nécessite de résoudre le problème, s'il l'avait abordé non seulement du point de vue d'une chronologie rationnelle, mais encore d'une façon rigoureusement sociologique. L'art a non seulement une nature sociale, mais encore des effets sociaux. Il est le produit de la fantaisie collective, mais il est aussi ce sur quoi on s'accorde et dont les effets sentimentaux sont relativement les mêmes chez tous à un moment donné, dans une société donnée. C'est cette nature et cette fonction qui expliquent, probablement, la persistance et les variations, l'universalité et l'insta-bilité du sentiment du beau.

Car M. Wundt a réussi en somme à ne pas même parler de ce sentiment. Il n'igno-re ni que ce sentiment n'a d'autre critère que d'être communicable dans un groupe donné, ni que l'aperception par laquelle l'artiste choisit entre les "motifs d'associa-tions" d'images, est commandée par le sentiment propre qu'il a de la beauté et par celui du jugement que portera le public. Mais ces deux moments essentiels : la créa-tion et la jouissance de l'œuvre d'art, ne sont même pas considérés. C'est pourquoi toute cette "histoire naturelle", pourrait-on dire, "de l'art" reste sans vie psycho-lo-gique, sans intérêt philosophique, précisément parce qu'elle est sans réalité sociolo-gique.

II

Le mythe

Le mythe en général. - Toute la théorie de M. Wundt est dominée par un principe que nous ne pouvons ni exposer clairement ni discuter ici ; M. Wundt lui-même en ajourne l'exposition et la démonstration à son troisième volume 30. Il se contente de nous annoncer que, suivant lui, la science comparée des religions est viciée, à sa naissance même, pour n'avoir pas distingué radicalement le mythe de la religion. Mais en quoi consiste cette distinction, c'est ce qui ne nous est pas encore expliqué. Tout ce qu'on entrevoit, c'est que, d'après lui, le mythe serait une conception "spon-tanée" du monde ; la religion, une conception "idéale" que l'homme formerait selon "l'idéal", le degré de "culture" intellectuelle et morale auquel il est parvenu 31. Sans attendre les développements qui nous sont promis, nous tenons a faire tout de suite les réserves les plus expresses sur une distinction qui nous semble insoutenable. Le mythe inventé par un Australien pour justifier, par exemple, la formation d'un clan nouveau qui s'est détaché, par segmentation, d'un clan plus ancien, n'a rien de plus spontané ni de moins idéal que l'institution d'un culte de saint.

Mais qu'est-ce donc que le mythe ? Pour pouvoir en parler, il faudrait commencer par le définir. Pas plus quand il s'agit du mythe que quand il s'agissait de l'art, M. Wundt ne sent le besoin de déterminer son sujet. Il se borne à une simple description de caractère philosophique. Le mythe est opposé au langage, comme moins objectif, "moins lié aux conditions normales de la vie en commun" : il serait plus soumis aux fluctuations du sentiment et des passions populaires et, par suite, les "motifs" qui en sont la matière, seraient perpétuellement en voie de transformation. Si ces remarques ont leur justesse, elles ont le tort de laisser le mythe indistinct de l'art et, particu-lièrement de la poésie, M. Wundt l'a bien senti ; aussi s'est-il efforcé de marquer la limite qui sépare ces deux domaines. Il nous montre le mythe, à mi-chemin entre le langage et la poésie, plus objectif que celle-ci, plus subjectif que celui-là : Ensuite la poésie, même quand elle est populaire, aurait toujours un caractère individuel ; le mythe, au contraire, un caractère collectif ; par voie de conséquence aussi, les êtres crées par la poésie seraient, eux aussi, individuels, mais irréels, tandis que ceux du mythe auraient une réalité comparable à celle des idées générales (tel l'esprit d'un mort, dont la personnalité est toute composite, formée, ainsi que nous le verrons plus loin, d'une multitude d'éléments généraux associés ensemble).

Mais si fines que soient parfois ces distinctions, elles laissent singulièrement indéterminé l'objet de la recherche. Entre le mythe ainsi approximativement décrit et les autres représentations collectives qui sont à la base du droit, de la science, voire même de la technique, qui elles aussi sont réelles et d'une réalité d'idées générales, les ressemblances sont trop grandes. D'autre part M. Wundt remarque lui-même, et avec raison, que la théorie du tabou qu'il dérive du mythe doit jouer un rôle primordial dans la théorie de la morale qui formera la troisième partie de la Völkerpsychologie; rien ne montre mieux combien est instable sa notion du mythe, puisqu'elle devrait lui faire considérer comme imaginaire une notion qu'il met à la base de la morale elle-même. Il est vrai qu'à d'autres moments M. Wundt paraît plutôt voir la caractéristique différentielle du mythe dans la personnification des images mythiques ; mais alors l'ensemble des représentations mythiques est séparé radicalement des autres représen-tations collectives, sans qu'on aperçoive aucun lien entre les unes et les autres ; ce qui est contraire aux faits et aux idées mêmes de M. Wundt. Ajoutons que, dans les for-mes primitives de la mythologie, toute personnification fait défaut. Les mythes se rapportent à des espèces animales, pensées comme telles, et que rien n'individualise.

Mais venons-en à la théorie même que M. Wundt nous offre du mythe. Exposée, non pas directement et en elle-même, mais au cours d'une longue et pénétrante discus-sion 32 à laquelle il soumet les théories existantes, elle peut se ramener à un assez petit nombre de propositions.

Suivant lui, le mythe est oeuvre de la fantaisie collective (allgemeine Phantasi-ethätigkeit) ; seulement cette fantaisie ne fonctionne pas ici comme ailleurs. Les ima-ges qu'elle produit spontanément ont trois caractères principaux : 1°) Elles sont perceptives ; elles ont une objectivité que n'ont pas celles de l'art ; elles font une impression forte par suite de laquelle la représentation à une valeur de réalité. Entre la notion de revenant, d'une part, les impressions et les souvenirs de rêve qui ont servi à la former, d'autre part, il n'y a pas la relation d'une théorie à un fait ; mais le sujet a réellement la sensation (Eindruck) que l'âme qui lui est apparue ou celle qui est sortie du corps pendant le sommeil, existe pleinement ; 2°) Ces images sont associatives, c'est-à-dire qu'elles ont une extrême puissance d'agrégation, de fructification, de rami-fication, d'enchevêtrement, de confusion. Cette puissance est pratiquement indéfinie. Ainsi la notion d’âme proprement dite est constituée par l'association normale et indissoluble de l'idée du souffle et de l'idée de principe vital. Puis, ces deux idées une fois associées, s'en sont agrégé d'autres : de là le mythe de l'âme-oiseau, de l'âme-bateau, etc. ; 3°) Enfin ces images sont gouvernées par cette faculté de la conscience qui choisit, qui vivifie impressions et images, qui les agrège, en fait un tout doué de volonté et d'âme : c'est la faculté d'aperception. C'est cette faculté qui, en rapports avec les puissances d'évocation et d'association des images mythiques, aboutit à la personnification des objets de la mythologie. Par exemple, une fois l'image générique de l'âme construite, l'aperception en fait une personne.

Une théorie aussi générale, que M. Wundt, d'ailleurs, ne présente qu'à titre d'indi-cation destinée à orienter ses lecteurs, n'appelle pas une discussion suivie sur le terrain des faits. Comme analyse psychologique d'un fait social, elle n'est pas sans vérité. Les mythologues ont avantage a savoir que, psychologiquement, l'image my-thique a un contenu perceptif (Wahrnehmungsinhalt), qu'elle a "une réalité immé-diate" ; que l'aperception ou, plus exactement, l'Einfühlung, l'attention dirigée par l'émotion, joue dans le choix des éléments de chaque représentation mythique, com-me d'ailleurs dans l'art et le jeu 33, un rôle considérable. Mais, tout d'abord, même du seul point de vue psychologique, il s'en faut, croyons-nous, que tous les éléments essentiels aient été décelés par cette analyse. L'image mythique n'a pas seulement une puissance d'association ; il y a, dans le mythe, autre chose que des compositions de thèmes et d'images ; il y a des transformations, des segmentations, des dédouble-ments, des oppositions, des contrastes, des déplacements dans l'espace, dans le temps (passage de l'éternel au transitoire), des disparitions, etc. Un héros d'un mythe est successivement une chose, une classe d'êtres, un ancêtre, son propre fils, il meurt, renaît, lutte contre lui-même, contre ses ennemis, se multiplie, voyage, s'évanouit 34. D'autre part, dans l'analyse même de l'aperception mythologique, il ne nous semble pas qu'une part suffisante soit faite ni à ce que M. Ribot a très justement appelé la logique des sentiments, ni au caractère collectif de cette aperception. Car l'Einfühlung qui choisit les éléments du mythe n'est pas exclusivement celle du poète, mais celle de la masse des croyants. M. Wundt ne le méconnaît pas, mais il ne nous explique aucunement comment se fait cette aperception commune, d'où vient cette coïncidence de libres consciences ? Est-ce le produit d'une simple rencontre ? Cet accord ne serait-il pas dû plutôt à ce que le mythe est l'œuvre de groupes organisés qui l'ont invente, imposé aux générations ?

Ce qui fait que M. Wundt ne s'est pas pose ces questions, c'est qu'il a laissé échap-per un des éléments essentiels de tout mythe : c'est la croyance. Caractériser le mythe en disant qu'il a un "contenu perceptif", c'est le ramener en somme a n'être qu'une illusion, comme le disait Steinthal, dont M. Wundt, pourtant, repousse la théorie. Mais, en réalité, le mythe n'est pas seulement un système de représentations auquel on attribue par erreur une valeur objective. Il est l'objet d'une adhésion en même temps volontaire, spontanée et obligatoire, d'une foi de la part d'un groupe organisé. Il n'y a mythe que s'il y a une sorte de nécessite a s'accorder et sur les thèmes qui en sont la matière et sur la façon dont ces thèmes sont agencés. Or cette nécessité ne peut s'expliquer que si elle vient du groupe, si c'est la société qui entraîne ses membres à croire. Et elle leur impose le mythe parce qu'elle s'y exprime, parce qu'elle est le symbole au moyen duquel elle se pense. De ce point de vue, le mythe n'apparaît plus comme un simple rêve éveillé (une Wachvision), qui vient on ne sait d'où, qui correspond on ne sait à quoi. Il traduit une réalité existante, et ainsi on peut expliquer comment il commande l'expérience elle-même, comment il l'informe, comment de lui procèdent la morale, les rites, l'économie elle-même.

Le mythe et le rite primitifs. - Mais laissons la notion que M. Wundt se fait du mythe en général, et voyons ce qu'il nous dit des différentes sortes de mythes.

En raison même de la distinction qu'il admet entre le mythe et la religion, M. Wundt est amené à restreindre, singulièrement, le domaine de la mythologie Il refuse la qualification de mythiques aux conceptions qui se rapportent aux dieux, à la nature, à ses origines, à sa fin. Le souffle philosophique et moral qui les anime, l'inspiration idéaliste qu'il croit toujours y retrouver l'obligent à y voir des représentations pro-prement religieuses, et non des constructions mythologiques au sens restreint qu'il donne au mot. En définitive, suivant lui, les mythes seraient exclusivement des systè-mes de représentations relatives à des êtres qui, pour être irréels, imaginaires, ne sont pourtant pas de ceux auxquels s'adresse un culte d'adoration : il n'y aurait mythes que de l'âme, des esprits, des démons. Il y a des moments où l'on se demande si, pour notre auteur, la mythologie n'est pas tout simplement l'aspect intellectuel de la magie.

Pour pouvoir mieux étudier certains de ces mythes, il arrive à M. Wundt de leur substituer les rites correspondants. La substitution est légitime et, parfois, nécessaire, car certaines de ces représentations n'ont pas d'existence distincte en dehors des pratiques qui les réalisent c'est le cas notamment des croyances relatives à l'âme elles ne se traduisent généralement pas en formules définies, observables, et il est difficile de les atteindre autrement qu'à travers les rites des funérailles où elles viennent s'ex-primer. Mais cette substitution, M. Wundt entend la justifier, non pas seulement com-me un procédé méthodologique souvent nécessaire, mais pour une raison de principe. Ce qui fait, d'après lui, que le rite peut, dans l'étude, remplacer le mythe, c'est que le mythe domine le rite ; le second n'est jamais que le premier mis en acte. Sans doute, il est exact qu'il n'existe pas de rite qui ne soit accompagné de quelque représentation mythique. Mais si cette coexistence régulière prouve que ces deux faits s'impliquent l'un l'autre nécessairement, il ne s'ensuit pas que l'un ait sur l'autre une sorte de primauté. M. Wundt croit établir cette primauté en faisant remarquer que, s'il n'y a pas de rite sans mythe, il y a, au contraire, des mythes qui ne s'accompagnent d'aucun rite. Il est vrai ; le mythe peut vivre d'une vie autonome, fructifier, se ramifier, s'anastomoser à d'autres mythes, évoluer, changer de milieu, tandis que le rite figé dans le culte dont il fait partie s'immobilise souvent dans le groupe de fidèles qui le pratiquent. Mais, de ce que le mythe est susceptible de se dissocier ainsi du rite pour évoluer avec une certaine indépendance, il ne s'ensuit pas du tout que dans le complexus normal formé par l'association du mythe et du rite, le premier soit l'élément essentiel et prééminent. M. Wundt reconnaît lui-même que, quand le mythe se transforme ainsi, se détache de ses prolongements rituels, il tend plutôt vers le conte, l'épopée, la légende ; c'est dire que, dans la même mesure, il cesse d'être lui-même, il dégénère. Normalement, le mythe implique que l'on croit à l'existence réelle d'une force spéciale avec laquelle on est toujours exposé à se trouver en rapport ; et comme tout commerce avec une force de ce genre prend nécessairement une forme rituelle, il n'y a pas de mythe proprement dit sans un rite au moins éventuel.

Quoi qu'il en soit de ce point, le but de M. Wundt est de sérier les différentes formes mythiques suivant un ordre généalogique en commençant par celles qui s'expliquent immédiatement, suivant les lois de la psychologie générale, par les impressions qui se produisent directement chez le primitif et par les sentiments et associations d'idées qu'éveillent ces impressions, sans avoir besoin d'autre explica-tion. De celles-là, il passe à celles qui sont immédiatement dérivées des premières, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il arrive aux plus complexes, aux plus éloignées de la représentation initiale.

Cette notion fondamentale, de laquelle toutes les autres seraient sorties par voie de complication progressive, c'est la notion d'âme. Aussi l'analyse de la représenta-tion de l'âme constitue-t-elle la partie centrale de l'ouvrage.

La notion d'âme. - Deux sortes d'éléments auraient servi à former cette repré-sentation. Il y aurait, d'une part, l'idée de "l'âme corporelle", de l'autre, celle de l'âme indépendante, de la psyché, deux idées contradictoires, mais qui ne laissent pas de coexister et de s'harmoniser parfaitement dans la mentalité primitive.

La notion de l'âme corporelle contient, en elle, une contradiction et une indécision analogues. L'âme corporelle, c'est d'abord un principe de vie, répandu dans tout le corps, et qui ne l'abandonne que lentement, lors de la mort et des longues funé-railles 35. Mais, en même temps, ce sont les organes qui servent spécialement de siège à cette âme ; les reins, le sang, les excréments et les excroissances (ongles, cheveux, etc.), le regard. Aussi, en évoluant, cette idée donne-t-elle naissance à l'idée 36 des âmes d'organes : c'est dans cet état que nous trouvons la psychologie d'Homère.

La seconde forme, également primitive, de la notion d'âme, tout à fait distincte de la première, c'est la psyché. C'est l'âme indépendante du corps, principe de la person-nalité morale. Mais la psyché elle-même n'est pas conçue comme simple : la notion à décomposer a deux éléments contradictoires. C'est d'une part, la [mot en grec dans le texte] proprement dite, l'âme-souffle, et, d'autre part, c'est l'ombre, l'[mot en grec dans le texte], la [mot en grec dans le texte]. L'âme-souffle est plus près de l'âme corpo-relle, elle est ce qui s'exhale après la mort, ce qui risque de s'échapper dans l'éternue-ment, ce qui part dans le baiser, dans la voix du magicien. Elle est encore ce que les descendants recueillent de la bouche du mourant, ce qui s'incarne immédiatement dans le ver ou le serpent qui apparaissent près du mort. C'est elle qui devient le Seelentier, l'animal-âme. C'est elle aussi qu'une partie des rites funéraires a pour objet de se concilier. L'âme-ombre, c'est la psyché vagabonde, dont les promenades à travers l'espace causent ou plutôt constituent le rêve. Elle est ce qui rêve. Elle est aussi le mort qui apparaît au dormeur ; elle est donc le double du vivant et du mort. Elle tend vers le démon malfaisant. Une partie des rites funéraires a pour fonction de l'écarter, de la tenir à distance.

Des éléments divers servent à former cette notion du double. Le contraste que la mort présente avec la vie éveille l'idée de quelque chose qui est parti. L'apparition des morts dans le rêve, les voyages que le sujet se voit faire à travers l'espace tandis qu'il dort, confirment et précisent cette idée d'un double, qui sort du corps, qui survit à l'âme terrestre. Mais ce ne sont là que les premiers balbutiements de la pensée collec-tive. Deux groupes de faits viennent accroître la vivacité de cette première représen-tation, bien instable et bien pâle, sauf dans les rites funéraires. En premier lieu, il y a les phénomènes de la vision pendant la veille, de l'illusion, de la vue à distance, de la révélation ou inspiration pendant la veille et le sommeil. La violente réalité de cer-tains rêves, ceux de l'Albdruck, du cauchemar en particulier, leur confère une extraor-dinaire valeur 37. En second lieu les phénomènes de l'extase volontaire ou spontanée 38 de la possession, du chamanisme donnent à certains individus, à quelques âmes, un prestige particulier. Leur concours vient renforcer, unifier, prouver l'idée d'âme ; elle devient esprit, elle est tout près d'être (incube, vampire, loup-garou), un démon.

Les cultes dérivés de l'animisme (magie, fétichisme, totémisme). - Ces représen-tations de l'âme une fois forgées donnent naissance à des règles coutumières d'action, à un culte. Ce culte présente deux formes : l'une primitive, l'autre évoluée. La pre-mière ne suppose que la notion de l'âme ; c'est dans la magie et le fétichisme qu'on peut le mieux l'observer ; et encore notre auteur reconnaît-il qu'elle ne se rencontre aujourd'hui nulle part à l'état de pureté ; elle ne subsiste que comme une immense couche uniforme que l'on retrouve par l'analyse sous les rites et le folklore de presque toute l'humanité. Certes elle est partout mêlée à des éléments qui sont sortis de l'animisme primitif. Mais elle exprimerait suivant M. Wundt un ensemble d'idées communes à tous les hommes indépendamment de toute culture, de toute organi-sation sociale, de toute différenciation entre les esprits.

Voici comment il est amené à voir dans la magie et le fétichisme la plus pure expression de ces notions relatives à l'âme.

Dans la magie, il distingue trois couches. La première, purement animiste, est for-mée par ce qu'il appelle la "magie des souffles". C'est le cas du médecin qui aspire ou suce la maladie : la voix elle-même n'est qu'un souffle et, par conséquent, toute action magique exercée par la voix ressortit à cette forme de magie. M. Preuss est le premier à avoir signalé l'importance de ces faits 39. Seulement, tandis que M. Preuss rattachait cette magie des souffles à la notion plus abstraite, plus générale de mana, d'efficacité magique, M. Wundt entend la déduire directement de la notion d'âme, de la croyance animiste. Il y a, en second lieu l'action magique à distance qui ne se définit guère que par la manière mystérieuse, inintelligible dont elle produit son effet. Ce sont les rites analogiques insuffisamment analysés par M. Frazer, qui n'y voit que des applications erronées des principes de causalité 40. Enfin la troisième sorte de rites magiques comprend tous ceux qui impliquent la notion de démons, d'esprits indé-pendants ; c'est la sorcellerie proprement dite, et aussi la magie médicale curative à partir du moment où, par suite d'influences religieuses, la notion du bon démon s'est dégagée de celle de démon en général.

Nous n'insisterons pas sur ce que ces divisions ont d'arbitraire ; on y sépare ce qui n'est pas séparable. Il n'y a nullement entre la magie directe et la magie indirecte cette espèce d'abîme. Tout rite magique suppose a la fois l'action personnelle de l'âme du magicien et l'action impersonnelle du rite et des choses intervenant dans le rite. Il s'en faut, en effet, que, en magie, tout se passe entre âmes individuelles, Ce qui agit ce sont les puissances, les natures, les vertus, les propriétés des choses en même temps que les âmes des hommes, des esprits et des dieux. Et, quand même il serait établi que la notion d'âme est l'exclusive matière de la magie, il resterait encore à chercher pourquoi la magie proprement dite s'est formée, c'est-à-dire pourquoi on ne s'en est pas tenu aux seuls rites funéraires et aux simples précautions concernant l'âme des morts. Il semble bien, en définitive, que la notion que M. Wundt a de la magie soit assez indécise. Voici, en effet, comment il la définit : "Est magique toute action exercée mystérieusement par un homme ou un dieu." Or une telle définition s'ap-plique indistinctement à tous les rites, aussi bien religieux que magiques 41, à l'effica-cité sui generis de tous les êtres ou objets sacrés, et même au miracle.

L'autre groupe de faits où vient s'exprimer le mieux l'animisme primitif, c'est le fétichisme. Le fétichisme se distingue de la magie en ce que celle-ci est faite de rites isolés, temporaires, sans régularité ni périodicité, employés pour des circonstances passagères, tandis que le fétichisme est un culte proprement dit. C'est un système de rites qui se célèbrent conformément à des coutumes collectives et qui s'adressent à une chose déterminée, toujours la même, où est censée résider une âme ou un esprit. Le fétiche garde ses caractères distinctifs en dehors des rites dont il est l'objet. De plus, tandis que la magie est l'œuvre d'agents isolés, d'individualités privées, le féti-chisme a ses sociétés de féticheurs qui sont de véritables institutions sociales. Mais, d'un autre côté, il se distingue des autres cultes, religieux ou mythique, par le carac-tère absolument arbitraire de ses choix. Les deux formes principales qu'il revêt sont le talisman et l'amulette, l'un doué d'une activité positive, l'autre destinée plutôt à une protection passive. Ces deux notions sont également dérivées du principe général. Mais sauf quelques ingénieuses remarques sur ce dernier point il nous est difficile de voir dans toutes ces distinctions autre chose que des raffinements assez arbitraires. L'amulette et le talisman relèvent de la magie qui les fabrique. De plus, la magie, comme le fétichisme, a son coutumier et sa corporation d'agents professionnels. La situation de M. Wundt est même tellement instable que tantôt il considère le fétichis-me comme absolument primitif, et tantôt comme le fruit d'une évolution. Au surplus, il était difficile qu'il en fût autrement du moment où M. Wundt entendait rester fidèle à la théorie classique et conserver la notion de fétichisme qui ne correspond à rien de défini. Même dans les pays africains, qui passent pourtant pour être la terre d'élection du fétichisme, elle est, nous l'avons montré ailleurs 42 dénuée de tout fondement. L'objet qui sert de fétiche n'est jamais, quoi qu'on en ait dit, un objet quelconque, choisi arbitrairement, mais il est toujours défini par le code de la magie et de la religion.

Mais de la magie et du fétichisme sont sortis deux autres groupes de faits : le manisme ou culte des ancêtres et l'animalisme ou culte des animaux. Du premier nous dirons peu de chose. Car si le culte de l'âme mène au culte des ancêtres, c'est, de l'aveu de M. Wundt, à la suite d'une longue évolution qui ne peut produire tous ses fruits que dans une organisation sociale très développée. S'il arrive en Chine à dominer toute la mythologie et tout le rituel, c'est précisément parce que la culture y a atteint un très haut développement. Bien que branchée assez bas, cette évolution du mythe ne s'épanouit que très haut et, pour cette raison, il n'en peut être beaucoup question dans cet ouvrage qui traite surtout des formes primitives. Mais il n'en est pas de même de l'animalisme dont le type le plus répandu est le totémisme.

Le totémisme est, pour M. Wundt, une forme dérivée 43 de l'animisme qui l'aurait précédé : la raison par laquelle il croit pouvoir établir cette antériorité mérite d'être remarquée, car elle tient à une des idées directrices de sa doctrine, idée sur laquelle nous aurons à revenir dans la suite. Le totémisme suppose que les individus forment des sociétés définies, des classes ; il est solidaire d'une organisation sociale déter-minée. Or, pour M. Wundt, toute organisation sociale est un fait dérivé, plus ou moins tardif, qui suppose autre chose que lui-même. Ce qui est vraiment primitif, c'est ce qui est antérieur à toute organisation, ce qui naît de la masse inorganisée des individus. La notion d'âme remplissant cette condition, étant le fruit spontané de la réflexion humaine, doit donc avoir précédé les croyances et les pratiques totémiques.

Et voici comment elles en seraient nées. Ce qui aurait servi d'intermédiaire entre l'idée d'âme et celle de totem, c'est la notion d'âme-animal ou d'animal-âme (Seelentier). Au moment de la mort, on croit que l'âme s'échappe sous la forme d'un des animaux que l'on aperçoit alors dans le voisinage du mourant, principalement sous la forme d'un ver ou d'un serpent, "ces universels totems", dit M. Wundt, sans donner, d'ailleurs, aucune preuve à l'appui de son assertion. On aurait donc com-mencé par rendre un culte à ces animaux, puis à d'autres ; enfin, on en serait venu à penser qu'une action magique analogue à celle qui est à la base des intichiuma australiens  44, pouvait être exercée sur les totems ainsi constitués, en vue d'assurer la multiplication de l'espèce totémique, et dès lors le culte totémique aurait été construit dans tout ce qu'il a d'essentiel. - On voit que cette déduction du totémisme n'ajoute rien d'important aux théories de Tylor 45 et de Wilken 46 qui voient avant tout dans le totem une âme d'ancêtre incarnée dans un corps d'animal. Sans insister sur les nom-breuses difficultés que soulève cette théorie, bornons-nous à faire remarquer que rien ne justifie cette antériorité prétendue de la notion d'âme. jamais nous n'observons isolé le pur animisme et c'est tout à fait arbitrairement que l'on imagine une époque où le culte de l'âme aurait existé tout seul. Si l'on s'en tient aux faits, tout ce que l'on peut dire, c'est que l'idée d'âme et le totémisme sont choses solidaires, qu'ils font par-tie d'un même système. D'ailleurs, d'un point de vue dialectique, on peut se demander si toute cette explication ne repose pas sur une pétition de principes. Car, enfin, si les âmes des membres du clan s'incarnent dans telle espèce animale, n'est-ce pas que de leur vivant, les hommes soutenaient avec cette espèce des rapports de parenté ? Si ces animaux leur étaient étrangers, pourquoi les âmes y éliraient-elles domicile ? Mais alors, s'il est ainsi, la vraie question est de savoir d'où viennent ces rapports de parenté. A cette question la théorie animiste n'apporte aucune réponse.

Du totémisme M. Wundt déduit l'institution du tabou. Le totem est l'objet d'un respect qui donne naissance à des interdits, et c'est sur le modèle de ces interdits que se seraient formés tous les autres tabous. L'idée n'est pas sans fondement, bien qu'elle soit présentée sous une forme qui la fait paraître un peu tenue.

Avec Robertson Smith, il admet que, sous sa forme primitive, la notion du tabou est ambiguë, que l'idée du pur et de l'impur y sont confondues, que la distinction ne se fit que plus tard quand apparurent les démons et les dieux. Très justement, il marque les relations que cette notion, ainsi constituée, soutient avec la morale et le droit. Enfin, non sans intrépidité, il tente d'en dériver un tableau des procédés de lustration, par le feu d'abord, et par l'eau ensuite ; car M. Wundt estime, on ne sait trop pour-quoi, que les premiers auraient été antérieurs aux seconds. Malheureusement, quel que soit l'intérêt de ces remarques, la portée en est un peu affaiblie par la malen-contreuse distinction entre le mythe et la religion ; pour cette raison, en effet, M. Wundt se trouve empêché de rattacher, comme il serait nécessaire, la notion du tabou à la notion du sacre dont la première n'est, en réalité, qu'un aspect.

De ces notions et de ces cultes M. Wundt déduit enfin l'idée du démon, c'est-à-dire d'un esprit qui est autre chose qu'une âme d'homme désincarnée. Nous ne dirons rien de cette genèse qui suppose déjà des éléments empruntés à la religion : car la notion du démon ne se constitue pas indépendamment de l'idée des dieux 47. Nous remarquerons seulement la différence que, très finement, M. Wundt signale entre les âmes individuelles, qui sont éparses, indépendantes les unes des autres, et les démons qui, au contraire, n'existent qu'à l'état grégaire, en troupes et en groupes. Non moins justement, notre auteur montre comment les démons se répartissent les choses natu-relles et les événements de la vie. Notons aussi la description qu'il nous donne de la possession démoniaque et des éléments qui ont servi à former la figure des démons protecteurs. Sur les démons de la végétation et leur culte, M. Wundt suit les bons auteurs, Mannhardt 48 et M. Preuss 49. Enfin, il analyse avec finesse les représentations dramatiques des mythes décomposés en mythes de la végétation, du soleil et de la pluie, origines du mimodrame. Seulement, à la suite de M. Frazer, M. Wundt consi-dère comme magiques, sans raison, croyons-nous, les rites de l'eau et du feu qui en font partie.

On trouvera en deux endroits du livre les éléments d'une théorie du sacrifice. Purement expiatoire à l'origine, il serait alors un moyen de se lustrer des consé-quences du tabou ; puis, quand il s'adresse à des démons, surtout aux démons agraires, il deviendrait sacrifice de demande et d'action de grâces. Nous nous bornons à ces indications, puisque la question doit naturellement revenir dans le volume annoncé sur la religion.

Conclusion

Tel est ce livre, considérable par la masse d'observations et d'idées réunies, de théories discutées, de thèses proposées. On ne peut pas ne pas rendre hommage à cet imposant effort pour introduire un ordre rationnel dans ce monde de la mythologie, où les anthropologues n'ont vu généralement que de longues séries de faits empiri-quement reliés, les philologues des maladies du langage, les historiens des chrono-logies ou des enchaînements tout au plus destinés à suppléer aux chronologies absentes 50. Mais, en même temps, de graves réserves nous paraissent devoir être faites sur les conceptions, même les plus fondamentales, de l'auteur.

Rien de plus contestable, tout d'abord, que l'idée dominante d'après laquelle l'art et le mythe ressortiraient au domaine de l'imagination, de la fantaisie, c'est-à-dire se ramèneraient à de simples combinaisons d'images. Dans l'art interviennent une multi-tude de sentiments, une volonté créatrice, et l'on ne voit pas pourquoi l'étude de ces facteurs serait réservée à la psychologie physiologique ou à la philosophie, comme le veut M. Wundt. De même (sans compter qu'il n'y a pas lieu de distinguer, comme nous l'avons vu, entre le mythe et la religion) les Gefühlsreaktionen, les actions du sentiment collectif, dont M. Wundt marque bien l'importance à propos des interdic-tions rituelles concernant les animaux 51, gouvernent également la manière dont se groupent, se dissocient, se classent, se hiérarchisent, fructifient les images et les concepts mythologiques ; car il y a, en mythologie, non seulement des images, mais encore des concepts ou, tout au moins, des images composites. A la formation des unes et des autres préside la logique des sentiments 52 collectifs. D'autre part, le mythe n'a pas d'autre fonction que de diriger la pratique, le rite ; il est au geste efficace ce que l'idée est au mot, ce que la règle morale est à l'acte qui l'applique ou la viole, et, par conséquent, il ne peut être abstrait des facultés actives. En somme, nous crai-gnons que M. Wundt ne soit pri-sonnier des vieilles divisions de la Völkers-psychologie : la langue rattachée à l'intel-lect, le mythe et l'art à la fantaisie, le droit et les mœurs à la volonté 53. Cette réparti-tion tranchée et arbitraire aboutit à éliminer de la langue le sentiment et l'image, de la religion primitive la moralité, le vouloir, le sens de la force, de la production (alors que justement l'idée de causation, de création y domine) ; de la moralité, enfin, l'imagination et l'entendement.

Cette division a priori des faits est, en outre, la cause d'une grave lacune. On est, en effet, surpris de voir que, dans cette Völkerpsychologie monumentale, aucune pla-ce n'est faite aux représentations collectives qui ne sont essentiellement ni mythiques, ni religieuses, ni esthétiques, ni morales ou juridiques : telles les notions de temps 54, d'espace, de classe 55, de force, de cause, de nombre, etc. De toutes les catégories, M. Wundt n'a étudié qu'une seule ; c'est la catégorie de la personnalité a laquelle il a touché tout au moins en analysant la notion de l'âme. Mais on ne voit pas pourquoi les autres échapperaient plus que celle-là aux prises de l'histoire et de la comparaison.

Mais, quoi qu'il en soit de ces omissions, que vaut l'œuvre prise en elle-même ?

C'est bien, en un sens, une sociologie. Car ce sont des phénomènes de la vie en commun qu'étudie M. Wundt et, en principe, il les étudie comme tels. Quelque vague que soit la notion de Kultur, de civilisation à laquelle notre auteur rattache tant d'évolutions, tant de changements de formes 56, c'est, du moins à nos yeux, une notion essentiellement sociologique. - Cette oeuvre constitue même, en raison de la méthode employée, un progrès par rapport aux travaux antérieurs de M. Wundt. C'est un effort généreux, hardi pour systématiser en une généalogie les formes principales des principales institutions de l'art et de ce que l'on appelle communément la religion.

Mais si c'est une sociologie, elle est singulièrement incomplète, altérée même par la conception que M. Wundt se fait de la Völkerpsychologie. Il sépare, en effet, la discipline qu'il désigne ainsi de la sociologie proprement dite. Il restreint celle-ci à ce qui est extérieur et matériel dans la vie en commun, à l'économie politique, à la science du droit, a l'étude de la structure sociale et des mouvement généraux de la population et de la criminalité. Inversement, la psychologie collective n'aurait pas à connaître de ces différents phénomènes. Il s'ensuit que les faits dont elle traite sont étudiés, abstraction faite de tout ce qui concerne l'organisation juridique, politique, économique, technique, matérielle de la société, de toute adaptation au sol, de tout phénomène démographique. On conçoit aisément tout ce qu'une telle abstraction a d'arbitraire. Est-ce que la langue, les mythes, les différentes formes de l'art, la morale ne sont pas étroitement solidaires de toutes les institutions sociales, de toutes les structures sociales, et est-ce qu'il est possible de les comprendre quand on les détache ainsi, artificiellement, de leur ambiance naturelle ?

Mais alors qu'étudie donc la Völkerpsychologie ou psychologie collective de M. Wundt ? C'est ce qui est commun (gemeinsam) aux hommes ; c'est l'ensemble des idées, des croyances auxquelles sont arrivés les hommes par cela seul qu'ils sont hommes et qu'ils sont en rapport les uns avec les autres 57 ; c'est le fond commun de la mentalité humaine tel qu'il résulte et de la nature de l'homme en général et des échan-ges d'idées qui peuvent se faire entre les individus. Que l'on retire de la civilisation tout ce qui peut être dû à l'influence des différentes formes d'organisation sociale, des diverses institutions, etc., le résidu que l'on obtiendra à la suite de ces élimi-nations, voilà l'objet de la Völkerpsychologie. Aussi M. Wundt a-t-il bien soin de dire qu'il étudie la vie mentale du peuple 58 (das Volk) et non de la société (die Gesellschaft); c'est que la société, c'est un groupement humain défini, individualisé, organisé, tandis que le peuple c'est simplement la foule, la multitude, la masse confuse et indiffé-renciée des consciences individuelles

Mais il est difficile de ne pas apercevoir tout ce qu'il y a de flou et d'indécis dans l'objet de la psychologie collective ainsi entendue. Où trouver, où atteindre ce fond commun de la mentalité humaine de manière à pouvoir l'observer ? Comment le dissocier de tout ce qui n'est pas lui ? S'adressera-t-on de préférence aux peuples primitifs ? Mais si simples, si peu avancés qu'ils soient, ils ont déjà une organisation sociale qui a contribué à faire leur mentalité. Comment, dans le complexus d'effets qui est ainsi donné à l'observation, faire la part de ce qui revient à ces différents fac-teurs ? M. Wundt lui-même est obligé de reconnaître que le culte animiste ne se rencontre nulle part à l'état de pureté, que partout il est mêlé à bien d'autres éléments. Mais alors de quel droit en fait-on une sorte d'entité à part, constituant l'objet d'une science distincte ? M. Wundt dira que la notion d'âme s'explique au moyen des don-nées communes de la mentalité humaine, abstraction faite de toutes considérations relatives à l'organisation sociale et que, pour cette raison, elle ressortit à la Völker-psychologie. Mais il est contraire à toute méthode de déterminer l'objet d'une science d'après les hypothèses explicatives qu'en propose finalement le savant. 11 faut que le groupe de faits sur lequel porte la recherche soit délimité avant qu'on en soit venu à l'expliquer. Enfin, y a-t-il même des représentations qui soient vraiment le produit de la masse inorganisée des consciences ? En fait, jamais les hommes ne sont entrés en rapport les uns avec les autres qu'au sein de groupes définis et organisés et, par conséquent, il est tout à fait arbitraire d'imaginer une vie mentale indépendante de toute organisation. Tout au moins le groupe qu'ils forment a toujours le sentiment de lui-même, de son unité, et ce sentiment, qui varie suivant la nature, la forme, la composition des groupes, affecte nécessairement toutes les représentations qui y prennent naissance.

Nous craignons donc fort qu'il n'y ait, dans cette notion même de la Völker-psychologie, une large part d'indétermination qui n'est pas sans nuire aux théories de l'auteur. On voit mal, notamment, comment il peut y avoir quelque évolution dans cet ordre de représentations qu'étudie la psychologie collective. Ce fond commun de mentalité humaine devrait rester immuablement identique à lui-même, puisqu'il ne dépend pas, dans l'hypothèse de M. Wundt, de conditions qui changent. D'ailleurs, pour lui, ce sont toujours les mêmes idées qui se ramifient, prolifèrent, se segmentent ou s'agglomèrent, sans, d'ailleurs, qu'on voie bien pourquoi. C'est toujours la notion d'âme qui, sans causes apparentes, enfante par une sorte de dialectique interne et les diverses formes de l'âme, et la magie, et le fétichisme, et les démons. On piétine sur place. Ou bien quand quelque nouveauté véritable apparaît, elle n'est pas préparée, engendrée par ce qui précède, elle surgit par voie révolutionnaire ; c'est, selon notre philosophe le cas de la religion et de l'art pur nés à peu près à pareille époque, et d'une façon aussi mystérieuse. Au contraire, si tous ces faits sont considérés comme des produits de la vie proprement sociale, s'ils sont mis en rapport avec ces facteurs sociaux dont M. Wundt, au contraire, s'efforce de les abstraire, les changements s'expliquent sans peine. Car tout ce qui est social, au sens que nous donnons au mot, est spécifique, variable suivant les pays et les temps. C'est déjà ce que M. Meillet avait, et très justement, reproché à la Sprache de M. Wundt 59.

Nous nous demandons enfin si cette conception de la Völkerpsychologie ne finit pas par compromettre la Psychologie elle-même. En effet la Völkerpsychologie de M. Wundt n'est pas simplement, comme il le dit, le plus riche arsenal de faits de la psychologie générale ; elle menace d'absorber cette dernière. Puisque les phénomènes dont elle s'occupe sont ceux qui sont communs aux hommes, et non spécifiques à des groupes sociaux déterminés, quelle raison a-t-on de croire qu'il y en ait d'autres dans la conscience individuelle ? Il ne reste plus que les états mentaux qui tiennent étroite-ment à l'organisme, ceux dont traite la psychologie physiologique, la seule partie de la psychologie sur laquelle M. Wundt ait écrit. Et, en fait, par exemple à propos du langage, le philosophe n'aperçoit que deux problèmes, l'un psychophysiologique, l'autre socio-psychologique 60. On remarquera l'analogie qu'il y a entre cette position et celle qu'on attribue généralement à Comte.

Il est vrai que, selon M. Wundt, il y a, dans la conscience, l'aperception qui serait l'objet propre de la psychologie 61. Seulement l'aperception telle que l'entend M. Wundt, rattachée à la volonté primitive, est quelque chose de tout métaphysique. Ce n'est pas la conscience, mais le fondement substantiel de la conscience. Le cycle des phénomènes psychiques va du Trieb, du conatus à l'acte volontaire et libre, sans que la conscience soit autre chose qu'une lueur intermittente 62. Tout sort du noumène et y rentre. Mais cette façon de rattacher la psychologie à une sorte de substantialisme vo-lontariste compromet la théorie même de l'aperception, si utile en sociologie comme en psychologie 63. Ne serait-ce pas que, faute de critères suffisamment nets, qui per-mettent de distinguer, d'une part, le physiologique et le psychique, de l'autre, le psychique pur c'est-à-dire ce qui est commun à toutes les consciences individuelles) et le social (c'est-à-dire ce qui n'est commun qu'à des hommes vivant dans une société une, définie et organisée), la psychologie s'évanouit ou ne peut plus être qu'une métaphysique ?


1 Völkerpsychologie, Eine Untersuchung der Entwicklungsgesetze von Sprache, Mythus und Sitte, 1er vol. en 2 tomes : Die Sprache, 2e édition, Leipzig, Engelmann, 1904, 2e vol. Mythus und Religion, deux tomes parus.

2 On trouvera dans l'excellent ouvrage de M. S. Culin, « The Games of the North American Indians », in XXIVth Annual Report of the Bureau of American Ethnology, la démonstration que tous les jeux des Indiens de l'Amérique du Nord étaient ou sont religieux.

3 Dans cette énumération M. Wundt oublie la danse, mais c'est une pure négligence.

4 Dans le catalogue des matières (I, p. 101), ayant servi à la plastique primitive et qui l'ont limitée à la fixation du souvenir (Erinnerungskunt). M. Wundt commet un oubli : la sculpture sur os a joué un tel rôle dans l'art préhistorique en Europe, dans l'art de l'Amérique et de l'Asie arctique, que cet oubli nous étonne de la part de l'auteur, qui connaît les faits. La part faite à la teinture dans l'origine de la peinture, et celle faite à la peinture par rapport au dessin (I, pp. 157, 269) ne nous paraissent pas équitables non plus.

5 En réalité ces arts sont plutôt des formes de l'écriture, et M. Wundt les relie lui-même à celle-ci, assez lâchement (cf. Sprache, Il, 21 édition, p. 240); niais il admet que les formes symboliques de l'écriture (Mythus, I, p. 99, n. 1), sont une manifestation de l'art. La vérité est plutôt, à notre avis, inverse. L'écriture a une origine sérieuse. Ce sont les rites qui constituent les premiers idéo-grammes (le mot est tout à fait significatif); telles sont les premières matérialisations graphiques d'idées religieuses : marques de propriété (cf. Van Gennep, et les différents travaux cités in Rev. des traditions populaires, 1906, p. 73 sq.), blason totémique (cf, Wundt, I, p. 99, 244 ; cf. II, p. 242), dessins rituels (voir Année sociologique, 2, pp. 207-212, cf. S. Reinach, « L'art et la magie », Anthropologie, 1903, p. 257, sq.). Tout ceci est à l'origine de l'art lui-même, qui ne s'est constitué indépendamment qu'ensuite.

6 Le schéma de l'arbre généalogique est même employé expressément, I, p. 511, à propos du drame moderne.

7 Foy, Der Kunst der See Dayaks (Mus. Völkerkunde, Dresde, 1901).

8 Die bildenden Künste bei den Dayaks auf Borneo, 1890.

9 « Evolution in Art », etc. Proceed Roy. Irish Academy, 1884.

10 Holmes, « The Aboriginal Pottery of the Eastern United States », in XXth Report Bur. of. Amer. Ethnology, 1903, et d'autres travaux du même auteur (dans les publications du Musée de Washington, de la Smithsonian Institution.

11 Garrick Mallery, « Picture Writing of the American Indians », in XXth Report. Bur. Amer. Ethno. 1893. Sur les Américains du Sud, voit Von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentralbräsiliens, 1897. Koch-Grünberg, Anfänge der Kunst im Urwald, Berlin, 1995.

12 I, p. 130 par exemple, dans les types semi-animaux, semi-humains.

13 M. Wundt croit au caractère secondaire des ornements empruntés à la végétation (1, p. 186). Nous sommes de son avis, mais il eût dû ajouter que ce phénomène secondaire apparaît très tôt, dès l'art australien et l'art néo-guinéen eux-mêmes.

14 Ex. I, p. 148, importance du masque dans cette évolution vers la figure humaine ; p. 152, nécessité dans les sociétés à multiples races (Égypte) de marquer les caractères de chacune ; p. 154, influence du portrait funéraire (Égypte) sur la recherche de la ressemblance individuelle.

15 I, p. 220, p. 113.

16 Nous passons sur le chapitre exclusivement technologique que M. Wundt consacre à la maison (II, 3, b), il est sommaire et souvent inexact. Les passages sur le temple, imitation du monde et lieu d'asile, sont bien littéraires (I, p. 234).

17 Il est même loisible de considérer la bijouterie comme ayant été l'un des principes de l'art idéal. Très tôt, et en tout cas dès l'origine des grandes civilisations asiatiques et méditerranéennes, le bijou est un objet d'art, fait pour la joie exclusive du toucher, de la vue. Au surplus l'écart où est tenue la bijouterie dans ce livre où le tatouage, auquel elle est reliée, tient tant de place, est cause des plus sérieuses lacunes.

18 Les débuts de l'art, trad. fr. F. Alcan, 1902.

19 I, p. 303, 394. Cf. Sprache, I, 2e édition, p. 269.

20 Cf. Année sociologique, 10, p. 227 (F. Alcan).

21 Cf. Mauss, « Leçon d'ouverture », etc., in Revue d'histoire des religions. 1902.

22 The Beginnings of Poetry, New York, 1900.

23 Cf. plus loin, sur l'extase, chap. IV, I, 4.

24 Signalons cependant à M. Wundt, qui ne le connaît pas, le livre de M. Balfour, History of the Musical Bow, Oxford, 1901. Il en déduira aisément qu'il faut abandonner l'hypothèse de Frobenius suivant laquelle les instruments à vent auraient nécessairement précédé les instruments à corde (I, p. 435, cf. Frobenius, Ursprung der Kultur, 1, 143).

25 Der Mimus, 1903 ; cf. Hubert, in Année sociologique, 8.

26 Psychologie du tragique, p. 517 et suiv., et du comique, p. 511 et suiv.

27 Psychologie des sentiments, chap. IX ; Imagination créatrice, chap. IV (F. Alcan).

28 Grundzüge der phys. Psy., 5e édit., III, p. 128 et suiv.

29 System der Philosophie, 2e édit., II, p. 674 et suiv.

30 On trouvera, Année sociologique, 10, p. 211, un exposé assez bref ce que nous supposons être la théorie de M. Wundt. Pour les références citées, cf. Ethik, 2e édition, I, p. 50 et suiv.

31 Cf. Ethik, loc. cit., Grundriss des Psychologie, 5' édition, III, 21.

32 On trouvera de très ingénieuses remarques (1, p. 580) sur les rapports des théories symbolistes et de la littérature romantique; sur le renouveau du symbolisme dans les méthodes étymologiques de M. Usener (I, pp. 552, 393), sur les théories « analogiques » (I, p. 385 ; cf. II, p. 195).

33 I, p. 570, p. 61 et suiv. ; cf. System der Philosophie, 2e édit., p. 64 et suiv. Grund. phys. Psy., 3e édit., III, p. 186.

34 Nous donnons ici l'analyse fidèle de certain mythe totémique.

35 I, pp. 8 et 9. M. Wundt arrive à la théorie de la mort en deux temps, qu'a signalée et démontrée, avec de tous autres développements, M. Hertz dans l'Année sociologique, 10.

36 Nous employons le mot idée ou notion, parce que M. Wundt ne se sert pas exclusivement des mots de représentation (Vorstellung, Anschauung), mais dit quelquefois concept (Begriff).

37 A l'énumération des travaux que cite M. Wundt nous conseillons aux psycho-logues curieux de ces questions d'ajouter les nombreux opuscules de M. Höfler et de M. Roscher (voir à ces noms dans les index de l'Année sociologique).

38 II, pp. 101-103. Cf. I, pp. 403-410. L'analyse de l'extase chez les auteurs allemands, depuis M. Wundt et M. Kraepelin, Psychiatrie, 7e édition, I. 258 ; cf. Achelis, Die Extase, 1902, est assez différente de celle qui est classique chez nous. Ces auteurs attribuent une moins grande importance aux états de catalepsie et d'hypnose, une plus grande aux états d'excitation sentimentale et de jeu libre des images. Ils ont évidemment raison en ce qui concerne les degrés atteints normalement par les cultes, par la magie ou la religion. Cf. Mauss, « Origine des pouvoirs magiques », p. 44 et n.

39 Der Urprung der Religion und der Kunst. Globus, 1904. 2 ; 1905, 1. cf. Année sociologique, 9, p. 293 et suiv.

40 Cf. II, p. 180 ; p. 190 n. 2, une bonne discussion de la division des rites en sympathiques et mimétiques.

41 Voir Hubert et Mauss, « Esquisse d'une théorie générale de la magie », Année sociologique, 1904.

42 Année sociologique, 10, p. 308.

43 II, pp. 150-152, p. 146; cf. pp. 349, 274, 242 et suiv.

44 M. Wundt en remarque excellemment l'importance (Il, p. 261, p. 410), mais il nous est impossible de retrouver, dans les ouvrages qu'il a l'habitude de citer, un intichiuma du lézard qu'il nous décrit.

45 « Totem Post from the Haida Village », etc., Journal of the Anthropological Institute of Great Britain, 1898.

46 Het Animisme bij den Volken van den Indischen Archipel, Indische Gids, 1884.

47 Nous renonçons à discuter cette genèse. Notons seulement que M. Wundt admet sans la moindre raison que la notion de démon est relativement tardive, Or on la trouve certainement des les sociétés australiennes, en même temps que l'idée d'âme.

48 Baum, Wald-und Feld-Kulte, 2e édition, 1904.

49 Voir références à ce nom in Année sociologique, 8, 9 et 10.

50 M. Wundt convient naturellement que ses recherches peuvent avoir cette dernière utilité (I, 616 et suiv., 538 et suiv.).

Nous ne voulons pas relever toutes les fautes de détails inévitables dans une œuvre d'une pareille ampleur. Signalons, en vue d'une future édition, quelques-unes des plus graves : I, p. 474, le hako n'est pas une cérémonie omaha dakota, mais skidi pawnee; ib., p. 522, le rapprochement entre le vedánta (panthéisme substantialiste hindou) et le stoïcisme, comme niant également la volonté, est bien osé ; la peinture reproduite comme autralienne, celle de la cave de Grey, p. 123, est définitivement identifiée comme malaise et porte une inscription battak. II, p. 30, il est inexact que le « sauvage » meure généralement seul p. 152, il est inexact que les tribus du Queensland soient sans organisation, et qu'elles disent que le soleil est fait par d'autres magiciens : M. Lumholtz que l'on cite est, à ce propos, d'une faible autorité ; p. 256, il est faux que le totémisme ait disparu du Pérou précolombien ; les Areoi de Tahiti (p. 352) ne formaient pas une caste ; l'identification du soma védique, au vin (p. 338), comme substitut du sang, est tout à fait gratuite. Quelque nombreuse que soient d'autres fautes légères, nous nous permettrons d'admirer le philosophe qui évita d'en commettre plus.

51 Ribot, Logique des sentiments, p. 98, sq. (F. Alcan).

52 II, p. 298.

53 Grundriss der Psychologie, 3e édit., § 21 ; Völkerpsychologie, I, Sprache, 2e édit., I, p. 2, 32.

54 Voir Hubert, La Représentation du temps dans la religion et dans la magie. École des hautes études, 1906

55 Voir Durkheim et Mauss, « Classifications primitives », Année sociologique 6.

56 II, p. 150 et suiv. Cf. p. 327, 386; I, p. 615; cf. Sprache, I, 2e édit., p. 360.

57 Cf. Sprache, 1, 2e édit., p. 32 ; Grundriss der Psychologie, § 21 ; System der Philosophie, 2e édit., p. 626 ; l'opposition est entre la Naturgemeinschaft et la Kulturgemeinschaft. Mythus, II, p. 240 ; I, p. 4, 611.

58 Sprache, 1, 2e édit., p. 27.

59 Meillet, in Année sociologique, 2, p. 598 et suiv.; « Comment les mots changent de sens », Année sociologique 9, p. 5.

60 Grundriss der Psychologie, 3e édit., p. 601; Sprache, 2e édit., I, p. 38.

61 Grundriss der Psychologie, § 2 ; System der Philosophie, p. 201.

62 Voir les Grundzüge der Philosophie des Geistes, in System der Philosophie, 2e édit., surtout p. 590.

63 Voir les objections de M. Münsterberg, Beiträge zur experimentellen Psychologie, 1912, I, I, et les réponses de M. Wundt, Grundzüge der phys. Psych., 5e édit., III, pp. 350, 351.