Le Centre International de Recherches sur l'Anarchisme (CIRA)1

Chronique des "grandes années" du CIRA

Marie-Christine Mikhaïlo

La bibliothèque du CIRA a été hébergée une première fois à Lausanne, à son adresse actuelle, de 1964 à 1974. Depuis le départ de Pietro Ferrua en janvier 1963, ma fille Marianne Enckell et Claude Zveiger ont pris sur eux d'assurer la continuité à Genève, et avant tout de se mettre cahin-caha aux rangements et à la correspondance. Mais peu après le propriétaire de l'immeuble où se trouve le local décide de faire des rénovations et résilie le bail. Il est extrêmement difficile de trouver des locaux à prix abordables à Genève, c'est pourquoi nous proposons de déménager à Lausanne. J'étais remariée depuis un an avec un ami anarchiste bulgare réfugié, au statut encore aléatoire et resté assez méfiant. La maison ne m'appartenait qu'en partie. Une tante qui y demeurait m'avais laissé la charge de la pension d'étudiants, c'est ainsi que j'y gagnais ma vie. Il faudra donc jongler un peu, éviter toute confusion, et tenir compte des autres copropriétaires de la vieille maison. Heureusement, Ferrua était un ami de la famille, et on ne nous fait pas de difficultés. Une chambre de la pension est libérée; pour garantir la sécurité des collections, les activités vont se limiter strictement à la bibliothèque et à la recherche.

On s'installe

Au mois de mars 1964 des amis dévoués - et premier parmi eux le toujours fidèle André Bôsiger - transportent livres et journaux à Beaumont. Nous avons donc une chambre, une machine à écrire, un vieux sommier sur pieds, deux ou trois chaises et quelques meubles amenés de Genève. André et d'autres montent des étagères, mais tout l'espace est rapidement occupé : déjà on doit investir le corridor où trouvera place une grande bibliothèque héritée de la famille. Marianne reste à travailler et à étudier à Genève mais vient chaque semaine pour avancer au catalogage, s'occuper de la correspondance, de l'accueil des visiteurs. Parmi les premiers, Hem Day venu de Bruxelles, qui nous dispense de précieux conseils. Il se contente pour la nuit du pauvre sommier que son énorme poids enfonce jusqu'à terre... Après quelques années il faudra occuper une deuxième pièce, que Nicolas garnit entièrement de rayonnages malgré les parois un peu décrépies. Je me rappelle y avoir reçu Alexandre Skirda, Ronald Creagh, Michel Raptis et de nombreux amis d'ici et d'ailleurs.

Vigilance policière

Mais en été 1964 la police politique flaire déjà des "entreprises et menées de l'étranger contre la sécurité de la Suisse" : courrier et téléphone sont, à notre insu, sous surveillance. Quelques signes nous en donnent l'idée, quand une naturalisation est refusée à une personne qui cotise (par compte de chèques postaux !) à la bibliothèque, ou quand une patente de chauffeur de taxi n'est pas délivrée à un autre dont la voiture a été aperçue devant la maison. La vigilance policière ne s'est pas relâchée durant ces dix ans, comme en témoignent les nombreuses fiches dont nous avons pu, beaucoup plus tard, prendre partiellement connaissance. Personne, à l'époque, n'était à l'abri du regard inquisiteur du policier zélé ou des photographes cachés derrière la haie : ni les visiteurs de la bibliothèque, ni les étudiants de la pension, ni mes enfants adultes ou les amis de la famille. Les collections du CIRA n'ont pas eu à en souffrir, mais quelques usagers, surtout étrangers, ont payé leur intérêt d'un prix excessif.

Les collections, le prêt

Ni Marianne ni moi ne sommes professionnelles, mais nous fréquentons beaucoup les bibliothèques et tâchons d'imiter leur manière de faire. Pour classer les ouvrages, nous continuons d'appliquer le système clair et fonctionnel qu'avait imaginé Claude Zveiger pour économiser de l'espace (classement des ouvrages par langue et par taille). Uarni Pierre Roman ("Piro"), qui vit en institution, nous fait beaucoup de reliures de livres et de périodiques, bénévolement et du mieux qu'il peut. Nous sollicitons les éditeurs, les rédacteurs, les auteurs pour qu'ils nous envoient leurs publications. Le prêt des livres se fait sur place ou par la poste ; parmi les lecteurs pressés, Daniel Guérin qui doit attendre trois semaines avant d'obtenir un ouvrage à la Bibliothèque nationale à Paris, mais peut l'avoir en trois jours de Lausanne. Il faut se rappeler qu'avant 1968 on ne trouve guère d'ouvrages traitant de l'anarchisme ni dans les librairies, ni même dans les bibliothèques publiques. C'est le cas en Suisse et en France, évidemment plus encore en URSS, en Allemagne, en Espagne ou au Portugal. Sous le régime nazi, tous les écrits d'auteurs juifs et toute la littérature taxée de "communiste" ont été victimes des autodafés, de l'épuration stricte, même et surtout dans les universités. Des groupes anarchistes ont parfois réussi à cacher leurs bibliothèques. C'est ainsi qu'Augustin Souchy, qui est passé nous voir, offre une collection provenant de la FAUD d'avant-guerre, conservée au fond d'un garage. Déjà bien âgé, presque aveugle, Souchy craint que ce fonds ne soit vendu, car son dépositaire est devenu communiste. Anna Staudacher, une étudiante autrichienne en séjour à Lausanne, part courageusement en auto-stop trier et empaqueter ces précieux volumes. Pendant la dictature de Salazar, le Portugal appliquait une censure stricte sur tous les écrits "subversifs". Aussi avons-nous dû inventer une méthode pour expédier dans ce pays des paquets venus du Brésil, plus libéral alors : nous fabriquons, à l'aide de vieux manuels scolaires, de fausses couvertures après les avoir vidés de leur contenu. Kropotkine et des auteurs antifascistes ont pu entrer au Portugal sous la reliure d'un Premier Degré d'algèbre... Certains textes ont été enterrés pour des raisons moins tragiques. C'est ainsi que, dans une maison où Lucien Grelaud travaillait à démonter un plancher, le tout-venant qui servait à bourrer le sol était formé par des journaux de Proudhon, que l'ami nous a apportés en 1966 - importante collection du Peuple, de la Voix du Peuple, du Représentant du Peuple (1848-1850), suppléments, numéros épars d'autres titres.

Parmi les imprimés qui parviennent au CIRA, certains nous posent des problèmes. Même si l'espace permettait de tout conserver, faut-il trier, voire censurer ? Nous essayons de limiter le choix aux textes qui traitent de l'anarchisme (pour ou contre !) ou dont l'auteur s'en réclame. Les écrits pacifistes, anticléricaux, ceux traitant du végétarisme ou de langues internationales, s'ils ne font pas spécifiquement référence à l'anarchisme, sont en principe mis de côté ou rejoignent dans les cartons intitulés "archives" les tracts, manifestes et coupures de presse. Sur le conseil de Marc Vuilleumier, les manuscrits ont été déposés à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, qui peut les conserver dans de meilleures conditions (ils ont été rapatriés depuis lors). Ils contiennent entre autres de nombreuses lettres d'Elisée Reclus et de Max Nettlau à Jacques Gross. Chaque jour apporte son lot d'imprimés dans les deux pièces occupées par les collections. Ils ne sont pas tous rédigés dans des langues familières, bien qu'entre mère et fille nous en déchiffrions un bon nombre, et nous devons attendre le passage de visiteurs de bonne volonté pour mettre de l'ordre dans les textes japonais, chinois ou yiddish. En 1963, un lot de livres (avec les Œuvres de Bakounine dans l'édition Stock, beaucoup de classiques, en très bon état de conservation) a été acheté à l'ancienne bibliothèque de la Maison du Peuple de Lausanne, pour la somme énorme de... 150 francs suisses, récupérés d'ailleurs par la vente de doublets. En 1969, Lilian Wolfe (qui a 96 ans) vient de Londres avec son fils nous amener plus de cent livres anglais anciens ; Nicolas Walter passera ses vacances à les cataloguer. Vladimir Mufioz nous envoie d'Uruguay des quantités de livres en espagnol. Par l'intermédiaire de Paul Avrich, les anciens de Freie Arbeiter Stimme de New York nous envoient des livres en yiddish. Sans compter tous les éditeurs militants qui envoient régulièrement leurs livres, leurs brochures, leurs périodiques, nous témoignant leur confiance - et nous obligeant aussi à faire durer le CIRA.

Les visites

Us années que je m'efforce de rappeler ici couvrent une période riche en événements de tout ordre, social et politique. Les vagues de 1968 atteignent bien sûr le CIRA, surtout en termes de visites et d'agrandissement des collections. Mais déjà en 1966 les visiteurs se sont faits plus nombreux, la correspondance plus intense. D'une quinzaine de visites pendant l'année 1964, on passe à plus de 200 en 1967, plus de 300 en 1969, plus de 400 chaque année de 1970 à 1973... En 1969, les annotations dans l'agenda se font dans la précipitation et dans le désordre. Comment tout ce monde peut-il circuler dans deux pièces et une entrée pleines de livres et de journaux ? Comment faisons-nous pour héberger de si nombreux amis ?

C'est une période harassante mais stimulante, les collections du CIRA répondent à une constante demande, des discussions passionnantes réunissent les visiteurs à la bibliothèque ou sur l'herbe du jardin. Nous faisons connaissance de René Viénet et de Raoul Vaneigem, membres (alors) de l'Internationale situationniste, nous voyons passer les "rescapés" du Mai 68 parisien encore sous le coup de ce qu'ils ont vécu. Les frères Cohn-Bendit se rencontrent à mi-chemin entre Francfort et St-Nazaire et Anne Wiazemski apporte la première mouture du film Vent d'Est de Godard que nous projetons sur un drap de lit.. C'est aussi durant ces années-là que des objecteurs de conscience, des "sanspapiers" viennent trouver du réconfort dans les textes et dans les rencontres du lieu, avec une soupe chaude en prime. Un monsieur en imperméable, mandaté par le Département militaire fédéral (le ministère de l'Armée), vient jeter un œil sur les lieux mais ne trouve que deux Japonais studieux penchés sur leurs traductions. Sous surveillance permanente, nous ne pouvons pas servir de refuge, mais nous trouvons au besoin des relais fidèles et discrets. Des visiteurs, des chercheurs, au fil de la mémoire : Pier Carlo Masini, Diego Camacho et sa compagne, Jeanne-Marie, Pietro Valpreda, Jean et Madeleine Aprahamiantz, René de Cuers, Lily et René Bianco, Pierre Boujut, Sam et Esther DoIgoff, Yaacov Oved, Leonardo Bettini, Franco Leggio, Vernon Richards, Arthur Lehning, Clara Lida..

Celles et ceux qui font vivre le CIRA

Parmi les visiteurs, nombreux sont celles et ceux qui ont mis la main à la pâte. Quelques indications des agendas sont difficiles à interpréter, et le souvenir s'estompe après tant d'années. Pour éviter de compromettre les amis, la plupart d'entre eux ne sont indiqués que par un prénom. Qui est Margaret qui, en octobre 1968, "trie les brochures du Réveil" ? et Michele qui "corrige les textes italiens du Bulletin 22" ? et les six visiteurs de Bâle qui "font des tris de journaux" ? Mais nous retrouvons Alain Thévenet, déjà actif du temps de Pietro Feriua. Passant quelques mois à Lausanne pour y effectuer un stage professionnel, il donne beaucoup de son temps libre au CIRA. Gilles Frey, objecteur tant au service armé qu'au service civil, nous apporte de France sa gâté et sa gouaille. Il prend en mains les brochures, souvent anciennes et fragiles, les met sous enveloppe, transcrit les titres, se donne beaucoup de peine pour ceux qui ne sont pas en français. Plusieurs militants, historiens ou bibliothécaires, ont souhaité prendre la relève ou fonder des "petits CIRAs" ailleurs. René Bianco, après un ou deux séjours par ici, a fondé avec des compagnons le CIRA-Marseille en 1965, la seule des annexes qui dure encore aujourd'hui : le CIRA-Paris ne s'est jamais fait, les collections du CIRA Bruxelles (L’Alliance) ont été dispersées, celles du CIRA-Japon dorment peut-être encore dans des caisses. L'histoire du CIRA-Brésil a été contée par Pietro Ferrua. D'autres centres de documentation libertaire se sont toutefois ouverts dans plusieurs pays et ils entreprendront de se fédérer en 1975. Certains viennent tout exprès pour faire avancer le travail, d'autre pour combiner le goût des écrits anarchistes avec l'étude du français, ou encore pour échapper à une situation personnelle délicate. L'école de bibliothécaire de Chris Brinkman l'autorise à faire un stage au CIRA, où il enseigne plus qu'il n'apprend; Dave Poulsen est un autre bibliothécaire anglais, tandis que son amie joue de la trompette au jardin. Roslyn Johnston, une Australienne qui parcourt le monde en auto-stop, va rester longtemps chez nous, avec des intermittences de plusieurs mois. Elle,aide au ménage de la pension et passe son temps libre à classer les livres anglais, à écrire aux éditeurs, à répondre au courrier en anglais. Bas Moreel, venu en 1965 déjà, n'a cessé depuis lors de faire bénéficier le CIRA de ses connaissances linguistiques et personnelles. 11 y a encore bien d'autres traces laissées par des collaborateurs de passage, Robert Camoin, Pierre Gallissaires, Fourni Kashima, Marie Laffranque, Frank Mintz et combien d'autres.

Le bulletin

En 1964, il s'agit de préparer la sortie du dixième numéro du bulletin, qui contient une nécrologie de Ugo Fedeli, quelques comptes rendus d'ouvrages et la traditionnelle liste des ouvrages entrés depuis six mois à la bibliothèque. Pour qu'il soit peu coûteux, il faut avoir recours au travail manuel, ce qui signifie : taper les textes sur des stencils, introduire ces feuilles sur le rouleau encreur d'une ronéo (prêté par la maison Gestetner), recueillir les feuillets imprimés, les laisser sécher avant d'imprimer le verso, mettre de côté les feuilles de maculature et les stencils - usagés et encrassés - en prévision d'un retirage éventuel, enfin assembler tous ces feuillets dans le bon ordre. Autour de la grande table de la salle à manger, on tourne en,rond, chacun saisit une feuille au passage, les lots s'empilent en quinconce, l'agrafeuse termine le travail au son d'un disque de french cancan. La bonne humeur et les rires sont de la partie. Après avoir trié les adresses, il ne reste plus qu'à faire l'expédition sous bande : à l'époque, l'envoi coûte 5 centimes pour la Suisse et 10 centimes pour l'étranger.

Nous avons publié deux bulletins par an jusqu'en 1969, puis le rythme s'est un peu ralenti ; malgré tout, pendant les onze ans que le CIRA est resté à Lausanne, dix-huit bulletins ont été publiés. C'est aussi le CIRA qui a publié la première traduction française de Pour l'Anarchisme, de Nicolas Walter (1969, avec la revue française Anarchisme et Non-Violence), et la première traduction anglaise de La Commune de Paris et la Notion de l'Etat, de Bakounine (Londres et Lausanne, 197 1).

Les finances

La formule "pension pour étudiants" s'est peu à peu transformée en simple location de chambres, et je suis donc déchargée du soin des repas. Il arrive aussi qu'une chambre soit libérée entre un départ et une nouvelle arrivée, ce qui permet d'héberger un grand nombre de visiteurs : au retour du centenaire du pacte de Saint-Imier, en 1972, ils étaient dix-huit roulés dans leurs sacs de couchage. Le CIRA ne paie qu'un loyer symbolique. La question du financement n'est pas pour autant résolue. C'est là qu'intervient, comme auparavant à Genève, le fidèle parmi les fidèles amis, André Bôsiger. Il apporte le matériel pour les étagères, et comme toujours il paie de sa personne et de sa poche. C'est lui aussi qui assurera le redéménagement à Genève, en décembre 1974. Qu'aurions-nous fait sans André ? Il faut supporter les frais postaux, le matériel de bibliothèque, l'achat de cartons et de petit matériel de bureau, l'achat prudent de quelques livres d'occasion. La cotisation annuelle demandée à celles et ceux qui veulent emprunter des ouvrages se mon tait à 10 francs par an au début, et comment obliger les oublieux à verser leur dû? Nous avions un peu rêvé d'être soutenus financièrement par les organisations dont nous conservons la mémoire et une partie des archives. J'en ai parlé lors de congrès des fédérations anarchistes, en 1968 à Carrare et en 1971 à Paris, suscitant de la sympathie mais aucun résultat concret. René Bianco rêvait que le CIRA Marseille puisse aider la "maison-mère", mais les cotisations locales permettent tout juste de couvrir les frais locaux. Aux assemblées générales annuelles à Lausanne, l'idée d'une demande de subvention à l’Etat est systématiquement repoussée. Un jour, de façon inopinée, le secours arrive de New York. Victor Lynn, venu d'Odessa depuis Iongte~nes, a travaillé sa vie entière comme portier d'hôtel à New York et n'a pas de famille. Il décide de confier ses économies à un jeune historien dont il a suivi la conférence, Paul Avrich : à charge pour lui d'en faire bon usage. C'est ainsi qu'un beau jour nous recevons à Lausanne un chèque de 8000 dollars, et le douar vaut à cette époque plus de quatre francs suisses, près de trois euros... Le moment d'étonnement passé, notre soulagement est grand. Mais le cadeau implique aussi une responsabilité accrue : des amis sont d'avis que nous faisons oeuvre utile ? Il faudra nous en montrer dignes. Ne cachons pas les moments difficiles, la lassitude, les difficultés à tenir une bibliothèque et des archives sans compétences professionnelles. Ce sont là quelques-unes des raisons du retour du CIRA à Genève, fin 1974, où une nouvelle équipe s'est engagée à continuer ; nous avons retrouvé alors les cartons, les ficelles et les fourgonnettes des compagnons.

[Marie-Christine a terminé là son texte. Elle a continué de travailler au CIRA et pour le CIRA pendant la période genevoise, puis, en 1989, elle a cédé une partie du terrain contigu à sa maison à Lausanne pour héberger le bâtiment actuel. Elle a alors repris avec énergie les permanences, l'accueil, le courrier et les contacts dans presque toutes les langues de l'hémisphère nord, jusqu'à ce que la maladie et la fatigue prennent le dessus, au début 2002.]

"Manet Immota Fides"

Sophie, Alice et Pollyanna

Berne, le 1- juillet 2001. Une cinquantaine de personnes venues de toutes les régions de Suisse se sont réunies au cimetière de Bremgarten à l'occasion du 125e anniversaire de la mort de Michel Bakounine. Après des discours en cinq langues, on a trinqué au mousseux russe avant de traverser la ville en cortège pour finir la journée au centre autogéré de la Reithalle. Voici, venus du fond des âges, deux témoignages lus à cette occasion.

Le monument des femmes

Nous n'étions pas nombreuses aux funérailles de Bakounine - nous sommes plus nombreuses aujourd'hui, les filles ! Nous étions probablement plusieurs à son chevet de malade, infirmières anonymes, plusieurs à servir au bistrot où l'on se réunit après les discours. Au Vallon de Saint-Imier, c'est nous qui avions préparé pour nos hommes leurs habits noirs, sortis de la naphtaline, nous avions brossé leurs chapeaux et leurs souliers, nous les avions munis d'un flacon de vin rouge et d'un quignon de pain pour le voyage, et nous étions retournées à nos travaux, ce lundi 3 juillet 1876.

Louise Michel et Nathalie Lemel, héroïnes de la Commune de Paris, étaient alors déportées au bagne de Nouvelle-Calédonie, à la Baie de l'Ouest ; et c'est précisément depuis le 1- juillet 1876 que les autorités pénitentiaires diminuèrent les rations des invalides et des personnes incapables de travailler. Louise, outrée de cette décision, leur avait écrit : " Si, pour le 11, juillet, il se trouve ici des gens las de voir des iniquités et voulant en finir, je les inviterai à venir avec moi se faire tuer à Nouméa en protestant contre vos lois iniques qui condamnent la déportation à mourir de faim. Vous savez bien qu'après le cyclone les sauterelles vont ravir aux déportés leur maigre récolte et qu'ils ne peuvent trouver de travail lucratif où il n'existe pas. Vous voulez donc commettre de nouveaux assassinats. Misérables ! " Il n'y a pas eu d'émeute à Nouméa, le 1 -juillet 1876. Deux ans plus tard, ce sont les Kanaks qui se sont insurgés, et seuls quelques communards et communardes déportés ont soutenu la plus importante manifestation de révolte de toute l'histoire de la colonisation en Nouvelle-Calédonie. Louise Michel, raconte-t-on, leur aurait appris à couper les fils du télégraphe et leur aurait laissé son écharpe rouge de la Commune de Paris ; un chiffon rouge est en tout cas conservé dans le petit musée de la presqu'île Ducos. À l'époque, les étendards étaient plutôt rouges que noirs : pour défiler dans les rues de Berne, le 18 mars 1877, les Jurassiens ont acheté 20 mètres de calicot rouge à 55 centimes le mètre.

Revenons à Bakounine et aux femmes. Auprès de lui, les derniers temps de sa vie, il y avait une jeune femme, Aleksandrina Bauler. Elle a raconté dans ses souvenirs la vie quotidienne de la famille, ses entretiens avec Bakounine, certaines confidences qu'il lui fit : " La mort ? Elle me fait des risettes, beaucoup de risettes. Si je viens à mourir en ta présence, n'oublie pas de me mettre une petite cigarette aux lèvres, de façon que je puisse encore trüner devant la mort. " Et plus tard, alors qu'il lui fallait quitter la villa de La Baronata et qu'il souhaitait aller voir son médecin : " Je vais te laisser tous mes papiers; si je viens à mourir à Berne, tu sauras bien en tirer parti. "

Cent ans plus tard, nous avons publié une biographie écrite par une autre femme, Jeanne-Marie Gaffiot, qui avait passé une dizaine d'années à se battre pour apprendre le russe, accéder aux archives, supporter la fréquentation quotidienne de ce bonhomme pas facile à vivre. Jeanne-Marie, qui avait épousé le descendant d'un communard exilé en Suisse, est décédée à son tour l'an dernier. Elle terminait son gros livre (*) par ce beau texte:

"Toute l'histoire s'est déroulée dans la tension entre la dépendance et l'indépendance. La présence de l'autre auprès de soi est contrainte et, rendu à lui-même, l' individu ne peut subsister. Ainsi, par nature, la société est oppressive et par nature aussi l'individu est un rebelle.

"Sa vie durant, Bakounine a tenté de surmonter cette contradiction, d'une part en desserrant l'étau social, d'autre part en disciplinant les forces de rébellion. Sa démarche l'a conduit à se dépouiller du double héritage politique gréco-latin et religieux judéo-chrétien que chaque occidental porte en soi. Cela non pas d'un seul coup mais par déchirements successifs, parce que ni le premier ni le second n'ont réussi, au cours de leurs millénaires d'existence, à établir un humanisme véritable: la reconnaissance par chaque individu de la personnalité intégrale de son prochain.

"Bakounine a fait table rase du passé. Il l'a nié, l'a combattu, a proclamé contre lui la liberté totale et a voulu situer cette liberté reconquise dans un monde nouveau: une liberté qui ne soit comprise ni comme la domination de l'autre, ni comme une évasion spirituelle, mais qui ait pour base une solidarité absolue.

"L'histoire est un perpétuel projet et les projets des hommes [et des femmes] font l'histoire."

Voilà un beau monument à Bakounine, que chacune et chacun de nous peut mettre dans son sac.

(*) Jeanne-Marie: Michel Bakounine, une vie d'homme. Genève, Noir, 1982.

Le monument de Max Nettlau : j'ai vu Bakounine, sans chair mais en os !

“Wien, 12. November 1934

Lieber Herr Doktor :

allerbesten Dank Rir die Banksendung, Wenn ich verspâtet schreibe, so steckte ich eben in den Kapiteln und bitte es zu entschuldigen. Jetzt stecke ich zwischen den Kapiteln, in der Stoffzusammentragung flir die neuen, wobei sich Nachtrâge und Reparaturen für die âlteren ergeben, eine ganze Woche vergeht so, aber schliesslich wird immer wieder etwas fertig gebracht an dieser Kathedrale, die ich zusammentragen, jeden Stein, und aufbauen und ausmalen und ausschmücken muss, eine ganze Bauhütte und Künstlerschaft in einer einzigen Persôn. Also da wird das Resultat nur sehr matt sein, aber es würde sonst gar nicht da sein. Ich bin mit ganz Amerika fertig, auch mit Portugal und Australien und es bleibt noch Frankreich [...] Voh Januar bis Mârz werde ich ein franzôsisch lesbares Bakuninbuch schreiben, komme was wolle. Ein bisschen Aufinunterung ist da - so wird die Arbeit also hergestellt - das Nichterscheinen kann sich ja erst nachher manifestieren und ich schreibe mit gutem Mut. [ ... ]

Neulich habe ich ihn selbst gesehen : die Bemer haben nichts zu tun als schon wieder den Friedhof umzuwandeln, die Gebeine herunuutragen und da ist er wieder gewandert und man bat ihn im offenen Sarg photographiert - und ich sage Ihnen: sein Schâdel, das ist er selbst und er schaut einem an, wie er gelebt haben mag und er liegt sehr stolz und ungebrochen da und denckt, dass er an dieser Welt, solange sie so ist, nichts verloren hat. Ich werde Ihnen das zeigen, wenn wir uns eininal sehen. Bitte sprechen Sie auch davon nicht; es ist nicht zur Vérôffentlichung, dieses kleine ergreifende Bild; Ich sage nur : c'est bien lui und il est toujours là. [ ... ] Sie griissend Max Nettlau "

(Nachlass Brupbacher IISG / Schweizerisches Sozialarchiv Brief Max Nettlau an Fritz Brupbacher; Fonds Brupbacher, IIHS Amsterdam Archives sociales suisses Zurich, lettre de Max Nettlau à Fritz Brupbacher)

La véridique histoire du A cerclé

Amedeo Bertolo, Marianne Enckell

Le A dans un cercle est un sigle si répandu, si connu et reconnu qu'on a fini par le prendre pour un symbole traditionnel de l'anarchisme, comme s'il avait existé depuis toujours. La rumeur le fait parfois remonter à la révolution espagnole : l'œil des jeunes anarchistes est plus habitué à voir un A cerclé qu'une cible peinte sur le casque d'un milicien (fig. 1, p. 15). Certains croient qu'il ferait référence à Proudhon, résumant son idée de l'Anarchie dans l'Ordre. En réalité, il s'agit d'un phénomène récent dans l'iconographie libertaire: le A cerclé a en effet été inventé à Paris en 1964 et réinventé à Milan en 1966. Deux dates, deux lieux de naissance ? Voyons-y de plus près. C'est en avril 1964, sur la couverture du bulletin Jeunes Libertaires qu'apparaît le dessin d'un sigle que le Groupe J. L. de Paris propose "à l'ensemble du mouvement anarchiste" par delà les différents courants et les divers groupes ou organisations. "Deux motivations principales nous ont guidés : d'abord faciliter et rendre plus efficace les activités pratiques d'inscriptions et affichages, ensuite assurer une présence plus large du mouvement anarchiste aux yeux des gens, par un caractère commun à toutes les expressions de l'anarchisme dans ses manifestations publiques. Plus précisément, il s'agissait pour nous d'une part de trouver un moyen pratique de réduire au minimum le temps d'inscription en nous évitant d'apposer permettant une signature trop longue sous nos slogans, d'autre part de choisir un sigle suffisamment général pour pouvoir être adopté, utilisé par tous les anarchistes. Le sigle adopté nous a paru répondre le mieux à ces critères. En l'associant constamment au mot anarchiste il finira, par un automatisme mental bien connu, par évoquer tout seul l'idée de l'anarchisme dans l'esprit des gens." Le sigle proposé est un A majuscule inscrit dans un cercle (fig. 2, p. 16) ; Toniàs Ibafiez en est l'initiateur, René Darras le réalisateur. D'où vient l'idée, de la simplicité de réalisation (en particulier avec la méthode d'impression par stencils de l'époque !), du sigle antimilitariste déjà répandu du CND (Campaign for Nuclear Disarmament, fig. 3, p. 15), d'autres inspirations ? LAlliance ouvrière anarchiste affirme l'avoir utilisé dans sa correspondance dès la fin des années 1950 (fig. 4, p. 16) ; mais il ne figure dans son bulletin qu'à partir de juin 1968. La proposition des J.L. de 1964 n'a eu aucun succès, hormis quelques graffitis dans les couloirs du métro parisien - n'oublions pas qu'alors on imprimait soit sur stencils, soit en typographie classique, et qu'il aurait donc dû fallu réaliser un cliché au plomb figurant un A inscrit dans un cercle. En décembre de la même année, le A cerclé apparaît en titre d'un article signé Tomàs [Ibafiez] dans le journal Action libertaire (fig. 5, p. 13). Le réseau des Jeunes Libertaires, qui comptait au début des années soixante plusieurs groupes dans toute la France, s'est affaibli : les bulletins régionaux ne paraissent plus et le bulletin parisien sera en sommeil de 1965 à 1967 ; plusieurs "J.L." seront par la suite aux premiers rangs du mouvement de Mai 68. Fin du premier chapitre. Il faut attendre 1966 pour que le symbole du A cerclé soit repris et utilisé, d'abord à titre expérimental puis régulièrement, par la Gioventii libertaria de Milan, qui avait des rapports fraternels avec les jeunes Parisiens. Ces deux groupes ont été à l'origine du Comité européen de liaison des jeunes anarchistes (CLJA). C'est alors que commence la vie publique du sigle. Les premières fois qu'on le voit, c'est justement à Milan (fig. 6, p. 16), où il sert de signature habituelle aux tracts et aux affiches des jeunes anarchistes, parfois associé au signe antinucléaire et à la pomme des Provos hollandais. Puis il s'étend en Italie, puis dans le monde entier; mais on n'a presque point vu de A cerclés pendant le mai parisien en 1968, lés premières traces n'apparaissent guère qu'en 1972-73. C'est en effet au début des années 1970 qu'explose la mode du A cerclé, que s'approprient et qu'imitent les jeunes anars dans le monde. Il connaît un tel succès que, selon un avis autorisé, si son inventeur l'avait breveté il serait milliardaire aujourd'hui (fig. 7, p. 28). Pourquoi ce succès si rapide, si frappant ? Il est dû aux motifs mêmes qui avaient fait proposer le sigle par les J.L. : d'une part il est extrêmement facile à dessiner, aussi simple que la croix, plus simple que la croix gammée ou la faucille et le marteau ; d'autre part, un mouvement nouveau, jeune, en plein développement, avait appris à écrire sur les murs et se cherchait un signe de reconnaissance. C'est ainsi que le A cerclé s'est imposé de fait, sans qu'aucune organisation ni groupe n'ait jamais songé à en décréter l'utilisation, et en l'absence d'un autre symbole graphique international des anarchistes (qui utilisaient parfois une symbolique désuète, comme la torche en Italie). Voilà donc la véridique histoire du A cerclé, faite de volonté consciente et de spontanéité: un cocktail typiquement libertaire. Toute autre histoire est légende.


1 Extrait du Bulletin n° 58, mars-octobre 2002, du CIRA.