De l’intérêt particulier des sans-papiers à l’intérêt général de l’immigration

PAR Mogniss H. Abdallah

Durant l’été des sans-papiers de Saint-Bernard, on en a oublié les banlieues, comme si l’opération Ville-Vie-Vacances (ex-Opération anti-été chaud) avait comme par enchantement, tout réglé. Les jeunes des cités sont 700 000 à avoir profité de vacances sur mesure, laissant à d’autres le soin de parler à leur place quant à leurs réactions vis-à-vis du mouvement des sans-papiers. Sous le titre « Les beurs pas du tout solidaires », le quotidien France Soir du 14 août 1996 publie une édifiante interview d’un certain Rachid Kaci, président de l’association Démocratia (Hauts-de-Seine). A la question de savoir « quelle est l’attitude des jeunes des cités vis-à-vis des sans-papiers de Saint-Bernard », il répond : « d’abord, la plupart sont en vacances. Mais ceux qui restent ne se sentent pas du tout solidaires de ce mouvement. On ne les voit pas dans les manifestations de soutien. Ils ont une position très ferme : « soit on leur donne des papiers s’ils y ont droit, soit ils foutent le camp. » Ce qu’il faut comprendre c’est que, pour les immigrés entrés en France légalement, cette affaire est extrêmement préjudiciable. Lorsque l’immigration irrégulière est combattue, et elle doit l’être, les personnes en règle sont constamment en butte à des contrôles et elles en ont marre ! » Le même Rachid Kaci récidive dans une tribune du Figaro daté du 1er octobre, en réclamant « intransigeance » et « fermeté » pour « réussir l’intégration des populations d’origine étrangère déjà installées sur notre territoire ».

Les « Pasqua boys » et la chasse aux « clandestins »

Des beurs qui en appellent à la répression policière contre les « clandestins » pour contenir leur ras-le-bol du chômage et de l’insécurité, voilà une situation de « front renversé » bien caustique. On pourrait douter de la représentativité de ce Rachid Kaci, connu pour être un de ces « Pasqua boys » qui roulent pour le président du conseil général des Hauts-de-Seine, et s’interroger sur sa facilité d’accès à une certaine presse. Il n’en demeure pas moins que l’immigré de la rue en situation régulière, quelle que soit son pays d’origine, son âge et son sexe, partage majoritairement cet avis, reflet du complexe de « petit blanc » pour qui le dernier arrivé se doit de fermer la porte derrière lui pour garder propre la maison France.

L’argument le plus fréquent, « il n’y a déjà plus assez de place pour nous » rappelle le fameux « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » de Michel Rocard, et, surenchère aidant, pas question même d’en accueillir ne serait-ce qu’une partie. Décliné sur un mode parfois très agressif, il renvoie à l’imaginaire du « beauf » immigré pour qui le clandestin, c’est avant tout le « blédard », le faux touriste qui débarque pour profiter, sans égards pour tous les efforts consentis par les vrais travailleurs immigrés afin de gagner un droit de cité dans la société d’accueil. Le réfugié politique attire aussi la vindicte populaire immigrée dans la mesure où il bénéficie d’une protection sociale spécifique liée à son statut, ce qui amène beaucoup d’immigrés à approuver les mesures de restriction des droits des réfugiés, notamment celui de travailler.

Ils véhiculent ainsi l’idée ambiante de « faux réfugiés politiques », de réfugiés écononomiques qui viennent en vicelards les concurrencer sur leur marché du travail. Ce ressentiment est partagé aussi bien par les lascars les plus précarisés et leur famille que par les jeunes au profil professionnel yuppie. La concurrence sur les chantiers entre travailleurs « clandestins » et jeunes des quartiers qui revendiquent des emplois de proximité est connue. On a pu s’en apercevoir à l’occasion des travaux du grand stade de France à Saint-Denis, tout proche des cités des Francs-Moisins ou des 4 000 à la Courneuve. L’installation des ateliers de confection turcs et asiatiques travaillant pour le Sentier ou Tati dans les appartements des cités provoque la colère des habitants, notamment des femmes qui revendiquent les mêmes compétences et s’insurgent contre les tracasseries administratives quant à leurs propres projets de couture familiale jugées trop liés à l’économie informelle.

Les buppies (black ou beur urban professionnals), eux, contestent aux réfugiés, aux étudiants étrangers et aux sans-papiers, les places qu’ils obtiennent dans l’enseignement, la santé, les cabinets d’affaire ou les médias, en critiquant le favoritisme lié à la mauvaise conscience de l’occident qui exprime ainsi une solidarité corporatiste de circonstance pour des gens venus d’ailleurs et ne connaissant rien aux réalités françaises. Obnubilés par les freins multiples à leur carrière, les buppies dénoncent à travers les réfugiés ce qu’ils perçoivent à juste titre comme un racisme pernicieux : les élites du bled en fuite sont utilisées un temps, mais elles seront éjectées au gré de l’actualité, participant entretemps à la précarisation de l’ensemble de la profession et bloquant l’ascension sociale des gens issus de l’immigration régulière et permanente. Cette rivalité est particulièrement vivace parmi les Algériens. Les journalistes par exemple, ont eu l’honneur des médias français, et ont cru pouvoir s’intégrer dans les grands journaux ou à la télévision. Ils sont quelques centaines à s’être réfugiés en France depuis la guerre civile en Algérie.

Quand les réfugiés politiques snobent les réalités sociales de l’immigration

Ce thème étant plus porteur que l’immigration, producteurs et éditorialistes se sont emparés de la question et ont effectivement recruté quelques réfugiés. Reportages, numéros spéciaux et émissions leur ont été confiés. Mais cet intérêt médiatique n’a pas duré et les professionnels algériens galèrent aujourd’hui à la limite de la survie. Entretemps, les émissions concernant l’immigration ont été enterrées. L’inconscient collectif français considère que l’Algérie et l’immigration, c’est kif-kif. On notera en revanche que les professionnels du bled ont, au-delà de leur situation spécifique, soigneusement évité de se mêler des réalités sociales de l’immigration en France. Cette attitude a surtout pour motivation la préservation illusoire de leur propre statut social autrefois privilégié, mais elle renvoie des jeunes des banlieues l’image négative de délinquants et de minables, voire d’intégristes en puissance. Avec l’affaire Khaled Kelkal, ils ont dû être servis ! Il y a bien sûr des exceptions : dans son film « Salut Cousin », le cinéaste algérien Merzak Allouache réfugié en France ouvre le débat sur la relation entre jeunes algériens d’ici et de là-bas, en recherchant à travers des regards croisés les points de convergence et de divergence entre des gens censés constituer malgré tout une même et grande famille...

La stigmatisation du « clandestin » prend souvent des dimensions racistes inter-communautaires : en Alsace, des Marocains s’en prennent aux Turcs « qui pourrissent la jeunesse et le quartier avec la drogue. » A Barbès, « les trabendistes algériens fagocytent le bazar et les Noirs apportent le sida, maquent la prostitution et maraboutent les femmes » ; « les Chinois nous envahissent », se plaignent des Juifs Tunisiens de Belleville ou des Beurs de la banlieue Sud... Ces fantasmes dégénèrent parfois en violences, comme ces « chasses aux dealers » aux motivations troubles qui finissent par se transformer en ratonnades contre les clandestins.

Pour parfaire le tableau de l’antagonisme entre les « clandestins » et les banlieues, une nouvelle idée se fraie son chemin : pour assécher le marché du travail au noir, pourquoi ne pas offrir aux chômeurs, aux jeunes, aux étudiants et aux RMistes les emplois précaires aujourd’hui occupés par les clandestins ? La proposition, qui émane de Patrick Weil, ex-conseiller à l’immigration du PS, figure en toutes lettres dans un document de nov. 1995 pour la fondation Saint-Simon intitulé « Pour une nouvelle politique d’immigration. » Dans la même veine, Fabien Oaki, PDG des magazins Tati, s’en prend dans une interview au Figaro du 17 septembre 1996 à l’hypocrisie ambiante : « On fait travailler des Chinois alors que des milliers de jeunes de banlieue traînent toute la journée sans rien faire. J’avais fait une proposition de zone franche au ministère de l’intérieur pour créer des ateliers de textile en banlieue. Elle est restée lettre morte. » Partie remise ?

La « bonne image » des sans-papiers africains...

A contrario, l’affaire des sans-papiers de Saint-Bernard a donc mis en évidence un comportement légitimiste d’une partie de l’immigration régulière, adhérant par réflexe défensif au discours dominant sur l’intégration et cherchant à faire oublier, ou du moins à minimiser, son altérité. N’est-ce pas ainsi, par exemple, qu’il faut comprendre le silence des instances musulmanes ? Ces dernières, qui ont déjà du mal à se défaire de la suspiscion occidentale de duplicité avec les islamistes - entendez « terroristes », ne veulent surtout pas d’amalgame avec les clandestins. A l’exception de quelques associations comme « Une Chorba pour tous », de Jeunes Musulmans et quelques prêches dans les mosquées des caves, il n’y a guère eu de gestes de solidarité envers les sans-papiers africains, pourtant musulmans pratiquants dans leur grande majorité. A la décharge des associations musulmanes, il est nécessaire néanmoins de rappeler le choix délibéré des sans-papiers d’occuper des églises chrétiennes et non des mosquées, pour ne pas prêter le flanc à l’amalgame clandestin=musulman, et surtout pour ne pas passer pour des « intégristes » auprès de l’opinion publique. Cette attitude participe de la construction de la « bonne image » sur laquelle il faudra revenir, car elle renvoie symétriquement à la « mauvaise image » publique de l’immigration qui se construit sur la diabolisation et le rejet des clandestins et des musulmans [1].

Cependant, l’action des sans-papiers a aussi révélé de surprenantes contradictions au sein du mouvement issu de l’immigration, y compris dans ses franges réputées radicales. Des militants d’origine maghrébine affirment que la surmédiatisation de l’affaire Saint-Bernard a pour but de détourner l’attention des vrais problèmes, comme le chômage ou l’exclusion dans les banlieues, et tournent en dérision une « mascarade humanitaire » pour faire pleurer dans les chaumières qui réduirait le soutien aux immigrés à une quête de biberons et de couche-culottes.

« Par rapport au mouvement actuel des sans-papiers, bien qu’il soit parti des foyers de Montreuil, auto-organisé, nous constatons qu’il a subi et subit toujours les pesanteurs néfastes des associations qui ont pignon sur rue, pour le récupérer, le diriger ; et que la bataille de « représentativité » entre celles-ci est sans merci », affirme Hamouda Hertelli du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), dans Flash alternative de novembre 1996. Le MIB a proposé aux sans-papiers plusieurs rencontres afin de discuter de comment constituer un rapport de force pour retrouver l’autonomie à partir d’une alliance avec les citoyens actifs et solidaires de l’immigration et des banlieues. Les sans-papiers ont choisi de se rabibocher avec « la mafia de la main jaune » (SOS Racisme) et d’autres grosses pointures de l’anti-racisme ou du monde caritatif français. « Nous n’avons rien à voir avec ces gens-là », répètent les militants du MIB. De leur côté, ils assurent la « méga-permanence » juridique à la Maison de l’Immigration rue de Montreuil, où ils traitent indistinctement depuis deux ans « bons » et « mauvais » dossiers, dont de nombreux sans-papiers. Ils hébergeront aussi un temps la permanence du « troisième collectif » parisien.

... et l’image des immigrés « qui fait peur ».

Derrière l’instrumentalisation des sans-papiers par les associations et par les personnalités du tout-Paris, ils dénoncent une nouvelle opération « bonne conscience » consistant à fournir assistance et protection à de « pauvres Africains », « bons travailleurs » qui demandent juste le droit de vivre en famille, et qui récusent toute image de délinquance. La plupart des médias, tout comme des personnalités tel Stéphane Hessel, porte-parole du collège des médiateurs, ont effectivement relayé ce type d’image positiviste, quasi-angélique, de personnes qui ont une famille, un travail, un logement, qui ne sont ni polygames ni délinquants, et paient leurs impôts, pour rendre les sans-papiers plus sympathiques à l’opinion publique. D’après Stéphane Hessel, les sans-papiers de Saint-Bernard « ont été très habiles, dans leur manière de présenter leur situation, de dire : nous ne sommes pas des clandestins, nous ne sommes pas des polygames, nous ne sommes pas des délinquants, nous sommes de « bons étrangers » et nous voulons jouer un rôle constructif dans ce pays. » « Ces gens-là se sont ensuite révélés désireux de rester en France dans des conditions régulières, c’est-à-dire de fuir l’irrégularité pour obtenir des papiers. Ils ont fait alors preuve de beaucoup de courage en manifestant avec calme, en proclamant constamment leur attachement à la France, à la République, à la liberté, aux droits de l’homme : ils ont donc forcément, dans le pays, une image différente de celle de l’immigration clandestine, délinquante, quelquefois polygame, qui fait peur à la population française. » (in Hommes et Migrations, n°1202, oct. 1996). Quand Stéphane Hessel parle ainsi en lieu et place des sans-papiers, il dit exactement ce que les Français veulent entendre, ou pour être plus précis, ce que lui veut entendre et faire entendre aux Français. Or ce faisant, il participe de cette politique de « front renversé » décidemment en vogue, qui n’a pas échappé à France Soir : « L’affaire de Saint-Bernard illustre de façon flagrante le fossé qui existe entre des personnes entrées clandestinement qui veulent travailler sur notre sol et ne posent, à priori, pas de problèmes d’intégration et ceux qui, ayant la nationalité française, créent dans les banlieues des zones de non-droit »(France-Soir op. cité). Ce type de stigmatisation perfide des jeunes des banlieues contraste avec la volonté affichée par ailleurs de promouvoir la poussée intégrationniste revendiquée par certains beurs et appuyée par leurs ministres de tutelle, MM Raoult et Gaudin. En contre-partie de l’allégeance des Beurs sur le thème « nous ne sommes pas des immigrés, nous sommes des Gaulois » (cf. « Zaïr le Gaulois » de Z. Keddadouche, Azzouz Begag, etc.), le gaullisme social et assimilationniste concède en pleine affaire des sans-papiers la nécessité de recourir à la « discrimination positive » pour mieux intégrer l’immigration régulière, propose de sévir contre les boîtes racistes et enfin suggère d’accélérer les procédures de naturalisation.

La participation des immigrés résidents au mouvement des sans papiers

Les immigrés en situation régulière n’ont pas tous été absents du mouvement des sans-papiers. Très tôt, des individualités issues de l’immigration se sont engagées à titre personnel auprès des sans-papiers, à Saint-Bernard et ailleurs, avec ou sans l’aval des associations auxquelles ils participent. Soit parce qu’ils étaient déjà engagés dans des actions pour la régularisation de parents d’enfants français, de jeunes scolarisés, de sans-logis ou de maîtres auxiliaires menacés d’expulsion, pour l’accueil des réfugiés algériens, rwandais, bosniaques etc... ce dans le cadre d’associations issues de l’immigration ou d’organisations sociales et politiques françaises luttant contre l’exclusion. Soit par sentimentalisme, tant l’émotion était forte autour de l’errance urbaine des Africains de Saint-Ambroise et des grèves de la faim, qui ont rappelé aux anciens leurs premiers fait d’armes pour obtenir des papiers. L’action spectaculaire des sans-papiers a donné un coup de fouet qui a secoué le marasme, voire le défaitisme ambiant. Tout le monde en convient. Certaines associations en ont profité pour essayer de se remettre en selle, comme une partie de celles qui composaient l’ex-CAIF (Conseil des associations immigrées de France) [2].

Sur le terrain, les associations ont participé à la mise en place des collectifs et ont contribué aux caravanes départementales aux côtés des soutiens. A Nanterre-Colombes dans les Hauts-de-Seine, sans-papiers, immigrés résidents et citoyens actifs ont fait cause commune pour ouvrir la première « Maison des sans-papiers » en plein milieu d’un quartier populaire, les Fossés-Jean. Le 12 septembre 1996, journée nationale d’action de la Coordination nationale, ils ont occupé juste en face du centre Leclerc une grande maison de quartier désaffectée, qui aurait été dans le temps une usine à...papier ! Les permanences juridiques s’y tiendront désormais, ainsi que des sessions de formation pour les autres collectifs de l’Ile-de-France. Des sans-papiers devraient s’installer-là, pour y créer une nouvelle convivialité. Afin de s’ouvrir sur le quartier, très populaire, où le FN fait dans le secret de l’isoloir autour de 18%, l’idée est lancée de transformer ce lieu en forum quasi-permanent de rencontres, de débats et de fêtes. Cependant, les relations avec les jeunes et les habitants du quartier ont été tendues dès le départ. Ces derniers ont commencé par dénoncer l’occupation d’un lieu qu’ils estiment leur revenir de droit, et voient d’un mauvais oeil les sans-papiers leur casser la baraque. En effet, les jeunes squattaient clandestinement la maison pour faire leur bizness, le Secours Populaire y organisait une braderie annuelle. Depuis l’arrivée des sans-papiers, ils n’y ont plus librement accès, et ne veulent pas s’arranger avec eux. L’idée que les « clandestins » fassent la loi sur place dépasse leur entendement ! Enfin, ils ne comprennent pas pourquoi les sans-papiers ont ainsi accès à un local qu’ils disent réclamer en vain à la mairie depuis si longtemps. « Y’en a que pour les sans-papiers ! », entend-on à nouveau. La tension est telle que, craignant les bagarres, les sans-papiers s’enferment à clef derrière le portail d’accès, donnant la désolante impression de se barricader. Les velléités d’ouverture se heurtent à la méfiance des sans-papiers vis-à-vis des jeunes perçus comme des « petits cons », mais aussi à une certaine indifférence pour les projets liés au quartier ou à l’immigration en général. Malgré le volontarisme du groupe de Nanterre-Colombes, composé de militants qui ont été très actifs sur le front de l’immigration depuis longtemps, l’élargissement aux questions d’intérêt général a du mal à passer.

Plus généralement, si les sans-papiers font de nombreuses apparitions publiques dans des manifestations d’organisations politiques ou syndicales françaises, ils ne se déplacent quasimment jamais pour participer à des initiatives immigrées. Même la lutte des foyers à Montreuil et ailleurs est quelque peu négligée ! Certains ne pourront s’empêcher de voir derrière les opérations de séduction des Français le vieux complexe du colonisé. On pourra leur rétorquer que les associations issues de l’immigration, moribondes, sont devenues des coquilles vides, politiquement improductives et incapables d’indiquer la moindre perspective d’avenir. Otages des subventions publiques qui se raréfient, elles ont même parfois fait preuve de servilité en relayant les demandes du pouvoir, pour inciter par exemple les grévistes de la faim de Saint-Bernard à arrêter leur mouvement. Mais pourquoi s’en réjouir ? Ces associations ont elles encore un rôle à jouer ? La discussion mérite au moins d’avoir lieu, publiquement. Or, les projets de rencontres locales ou nationales entre sans-papiers et associations immigrées ont été maintes fois repoussés, comme s’ils n’étaient pas souhaités. De fait, le mouvement des sans-papiers attend des immigrés qu’ils viennent les rejoindre au fur et à mesure de la dérégulation croissante du statut de l’immigration. Premières victimes des lois Pasqua, les sans-papiers prétendent ainsi constituer la nouvelle avant-garde des immigrés qui montre la voie.

La minorisation de la revendication pour la carte de dix ans

Tout à son souci de légitimer l’idée de liberté de circulation, et plus précisemment le droit d’aller et venir, le mouvement des sans-papiers a démontré les effets pervers de la politique de fermeture des frontières, en ce sens qu’elle fixe davantage en France des émigrés qui ont peur de ne plus pouvoir revenir en cas de retour au pays. C’est ainsi qu’ils resteraient ici, malgré eux, quitte à pérenniser une situation sociale et administrative précaire jusqu’au jour où, exaspérés par leur clandestinisation ils décident de sortir de l’ombre pour réclamer des papiers. Mais quels papiers ? Au-delà de l’évidence, c’est-à-dire de papiers pour pouvoir circuler librement sur le territoire français et pour pouvoir travailler, le mouvement des sans-papiers n’est pas explicite sur la question. Même la revendication « des papiers pour tous » ne l’aborde pas centralement. Certains ont bien mis en avant « la carte de dix ans pour toutes et tous » en réponse aux régularisations précaires à coups d’autorisations provisoires de séjour (APS), et plusieurs luttes se sont conclues localement par l’obtention de cartes de dix ans. On remarquera d’ailleurs que ces résultats ont été obtenus là où il y avait une certaine tradition de lutte sur l’immigration, et souvent l’implication d’immigrés résidents comme à Lille ou à Lyon. Le peu de cartes de dix ans obtenues n’est pas seulement le résultat du bon vouloir des préfectures ou d’ordres venus d’en haut, mais aussi une conséquence de son absence comme mot d’ordre fédérateur du mouvement. La coordination nationale elle-même n’y fait pas référence dans ces textes de base pour l’extension du mouvement. Du coup, l’attitude prévalant chez nombre de sans-papiers « régularisés », avec des APS ou des permis temporaires de séjour tamponnés dans leur passeport, est de dire : « c’est mieux que rien. » Certains, auréolés de leur statut mythique de « sans-papiers en lutte », courtcircuitent même tout débat sur la carte de dix ans, comme s’il ne les concernait pas. Les appels à la vigilance au moment du renouvellement des APS et l’exigence d’y associer le droit au travail sont importants comme des étapes intermédiaires, mais risquent de devenir une fin en soi s’ils ne sont pas articulés avec la carte de dix ans et le principe d’un séjour de plein droit. Les sans-papiers risquent ainsi de banaliser bon gré mal gré le principe de papiers temporaires.

Le droit d’aller et venir...

Ne paye-t-on pas ainsi l’insistance à mettre en avant le droit d’aller et venir sans revendiquer clairement la résidence ? Si la liberté de circulation des hommes et des femmes est un principe de droit fondamental que le mouvement a permi de réaffirmer avec force, le droit d’aller et venir, aussi fondé soit-il, sous-entend une latence quant au projet d’installation, durable à défaut d’être définitif, en France ou en Europe. « Les gens ne se battent pas seulement pour rester, on l’a suffisamment dit », répète Madjiguène Cissé à l’émission Saga Cités, sur France 3, « mais aussi pour un nouvel ordre économique mondial, pas seulement pour rester dans un seul pays, mais pour des rapports Nord/Sud autrement. » La question des rapports Nord/Sud est cruciale et Madjiguène l’a mise en avant avec brio pour expliquer le contexte économique et politique dans lequel se produisent les nouvelles migrations internationales, mais elle ne doit pas minoriser le long combat de l’immigration de résidence pour une nouvelle citoyenneté, c’est-à-dire la pratique de droits culturels, sociaux et politiques liés à cette résidence, et non plus à la condition exclusive de nationalité. Aujourd’hui, une convergence entre sans-papiers et immigrés résidents est plus que jamais nécessaire autour de la résidence volontaire et revendiquée en France. Elle semble d’autant plus théoriquement possible que les sans-papiers, réfugiés ou non, se prévalent désormais davantage de leur vécu social en France. La réalité de cette présence était l’argument premier du mouvement des sans-papiers pour justifier la demande de régularisation collective. Elle doit le rester, et l’argument consolidé au moment où le mouvement a du mal à gérer l’extension aux catégories de sans-papiers autres que les parents d’enfants français.

... et la résidence de plein droit

Il est impératif de trouver de nouvelles formes d’articulation entre le droit de vivre en famille et la bataille « pour le droit de vivre, tout simplement, y compris pour ceux qui n’ont pas d’attache familiale ici ». Or il semble bien qu’il y ait depuis l’automne 1996, un peu de mou. L’opacité des négociations en coulisse entre les sans-papiers de Saint-Bernard et le gouvernement ne permet pas de savoir sur quoi on négocie exactement. On parle en tout cas de plus en plus de coopération-retour avec les pays d’origine. Des sans-papiers affirment en public que l’Etat français a le droit de décider d’expulser ou de régulariser, mais il doit le faire dans la transparence et le respect de la dignité humaine. Ils ne veulent pas toujours se prononcer sur les lois Pasqua, « ce sont des lois françaises qui regardent les Français. Nous, nous demandons simplement notre droit, c’est-à-dire nos papiers. Ou alors qu’ils nous expulsent tous ! » C’est avant tout une question de dignité, de respect de soi. Cette réaction nous renvoie à l’époque où les immigrés licenciés disaient « donnez-nous nos droits et nous repartirons. » Ainsi, l’opposition aux expulsions semble encore assez confuse. La revendication du retour immédiat des expulsés est brouillée par des affirmations contradictoires imputées aux expulsés, les uns refusant sans ambigûïté de monter dans l’avion, d’autres acceptant plus ou moins passivement leur « destin. » Le mouvement des jeunes issus de l’immigration avait opposé à cette attitude une autre conception, radicale, de la dignité telle que définie par Albert Camus : « la seule dignité de l’homme c’est la révolte tenace contre sa condition. » Ici et maintenant. Lors d’une manifestation, les « double peine » avaient même parodié la résignation en se dirigeant déguisés en bagnards vers le commissariat de Barbès avec pour slogan « On se rend ! »

Après le succès de la Marche pour l’Egalité de 1983, le pouvoir a octroyé la carte unique de dix ans. Et si la revendication de cette carte de plein droit n’était pas portée principalement par les jeunes, son aboutissement dans l’intérêt de l’ensemble de l’immigration a démontré son caractère unificateur. Le mouvement beur a dans la foulée embrayé sur l’idée de citoyenneté active qui a embrassé tout le champ social pour l’accès de tous à l’égalité des droits, culturels, sociaux et politiques.

Aujourd’hui, les attaques tous azimuth contre l’immigration, symbolisées par les menaces sur la carte de dix ans, sont l’aboutissement logique d’une longue série de remises en cause de son existence même. La droite affiche aujourd’hui le concept d’« immigration zéro », d’autres avant elle ont diffusé l’idée de « la fin des immigrés » (titre d’un livre de Françoise Gaspard et Claude Servan-Schreiber). Il est à cet égard révélateur d’entendre des médiateurs, à l’instar de Jacqueline Costa-Lascoux, récuser la notion d’ »immigration » et d’« immigrés » pour leur substituer celles de « migrations internationales » et d’« étrangers » (Cercle de minuit, France 2, sept.96). Heureusement, il y a encore beaucoup d’immigrés qui ne se considèrent pas du tout comme des étrangers, mais bien comme des citoyens d’ici qui revendiquent l’immigration comme une identité positive. Ces immigrés-là ne sont dissolubles ni dans la politique des quotas qui pointe à l’horizon, ni dans « une grande loi de naturalisation ». Ils forment une communauté d’expérience qui, plus elle sera reconnue en tant que telle, mieux elle saura négocier sa place dans ce pays. L’obtention du plein droit au séjour des sans-papiers qui le désirent passe aussi par là.

PS :

Copyright © Mogniss H. Abdallah. Publié dans Sans-papiers. Chronique d’un mouvement, Edition Reflex et Agence IM’media, printemps 1997.

[1] Parmis les heureuses exceptions, le Centre culturel musulman de Montreuil a accueilli à la fin de l’été les sans-foyers maliens de Nouvelle France expulsés par le Maire et les CRS.

[2] A Paris l’ATMF (Marocains) a essayé de faire prévaloir sa représentativité, en tant qu’association immigrée, auprès de la coordination régionale. Après le véde Saint-Bernard, elle s’est investie avec l’ATF (Tunisiens) et l’ATT (Turcs), dans le 3e Collectif, oùles associations représentent les communautés par nationalité.