Entretien avec rené riesel

Réflexions sur la lutte anti-ogm,

la contestation spectaculaire et l’action radicale

Le texte qui suit est une interview donné par René Riesel à la revue libertaire " NO PASARAN " qui l'a publiée dans un numéro Hors-série en Mars 2000. Nous l'avons repris dans l'ouvrage de René Riesel " DECLARATIONS SUR L'AGRICULTURE TRANSGENIQUE ET CEUX QUI PRETENDENT S'Y OPPOSER " paru aux intéressantes éditions de " l'Encyclopédie des Nuisances " (74 rue de Ménilmontant 75020 Paris). Nous avons ajouté à la fin du texte une courte biographie de l'auteur.

Peux-tu rappeler les luttes contre les OGM auxquelles tu as été mêlé dans le sud de l'Hexagone ?

La toute première action a été menée dans l'Isère, en juin 97, par la Confédération paysanne et des écologistes : fauchage et broyage partiels. Je n'y étais pas. La première salve toutefois n'a véritablement été tirée qu'avec le sabotage de Nérac (Lot-et-Garonne) six mois plus tard, en janvier 1998. Et les dernières dans l'Ariège et à Montpellier, en juin 99 dans le cadre de la Caravane intercontinentale. Entre-temps ou peu de temps après : huit destructions plus ou moins partielles de parcelles expérimentales, dont une non revendiquée, trois occupations éclair de sièges de compagnie privée (Novartis) ou d'instituts publics (CIRAD et INRA), plusieurs sabotages, réussis ou pas, de séminaires et autres symposiums. C'est donc fort peu de chose. Et dans une extrême confusion.

Avant Nérac, l'essentiel des arguments de l'opposition, associative-lobbyiste, au génie génétique portait sur les risques sanitaires et environnementaux de ses applications agricoles ; la Confédération paysanne y ajoutait l'industrialisation aggravée des modes de production et la dépendance accrue des agriculteurs vis-à-vis des firmes semencières.

L'action directe de Nérac, menée par quelques confédérations paysannes du Sud et du Sud-Ouest, allait bien plus loin. En s'attaquant, dans les murs d'une usine (Novartis), à des stocks de semences de maïs manipulé, elle montrait, en plein mouvement virtuel des chômeurs, qu'il était possible de ranimer le meilleur des pratiques de sabotage. Elle se donnait comme un exemple de réponse pratique à deux ou trois mensonges étatiques cyniquement soutenus par une néo-ministre écologiste. Elle renouait ouvertement, fût-ce sans le savoir, avec la tradition luddite, antitechnicienne, anti-industrielle et antiprogressiste, refoulée de l'ancien mouvement révolutionnaire. Accessoirement, la CFDT, en se constituant partie civile, achevait la démonstration.

Mais il était à craindre qu'un si beau signal soit rapidement étouffé, en particulier par les lobbies et les militants citoyens-écologistes-consommateurs, d'ailleurs très représentés dans la Confédération paysanne. Ils réprouvaient évidemment l'illégalisme mais n'allaient certainement pas se priver de la ramener, avec leur principe de précaution, leur transparence, leur traçabilité et leur dialogue social. Le résultat étant de prémunir contre tout risque d'approfondissement de ce que signifiaient les applications du génie génétique à l'agriculture et à tous les autres domaines, thérapies géniques puis eugénisme, où ces nouvelles techniques de contrôle et de domination pourraient s'avérer prometteuses pour compléter l'arsenal de déshumanisation de la société marchande.

J'avais rédigé une déclaration destinée au tribunal pour répondre par avance à ces tentatives de neutralisation.

Aujourd'hui diffusée sans secours médiatique à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires, elle ne pouvait évidemment y suffire à défaut du mouvement réel qui aurait développé ses conclusions. On a ensuite baigné plusieurs mois dans la molle médiatisation d'un soi-disant débat public ; l'État lui-même alla jusqu'à organiser une Conférence de citoyens que nombre de crétins, pas seulement associatifs, applaudissent comme une remarquable innovation démocratique (1).

La micropandémie antimondialiste qui gagnait alors ces milieux, satisfaits de pouvoir imputer un méfait de plus aux "transnationales", aussi bien que l'attitude faraude des chercheurs publics, serrant les fesses dans l'espoir que leurs travaux en génomique continueraient d'être épargnés et leur " expertise " respectée, imposait de mettre en évidence la responsabilité de leur patron, et leur responsabilité individuelle, dans la production des nécrotechnologies. Et, au-delà de l'incessante fusion public-privé, la fonction sociale de la recherche scientifique comme de ses applications techniques, fussent-elles garanties d'État. C'est ainsi que fut soigneusement choisie la cible du riz transgénique à l'intérieur d'une serre du Cirad de Montpellier, qui fut atteinte sans autre référence que celle de la Caravane intercontinentale (décision prise dès l'origine du projet de Caravane en France, afin de prévenir toute récupération) avec le joyeux concours de cinquante paysans indiens manifestant ainsi leur appétit du développement qu'on leur prépare.

D'autres étapes de la campagne étaient prévues, qu'il a été jugé bon d'ajourner quand s'est déclenchée l'offensive médiatique-citoyenne de l'affaire McDonald's. Elles n'auront que gagné en clarté en survenant, comme on peut s'y attendre, à leur heure.

Comment analyses-tu la médiatisation de l'affaire McDo de Millau ?

Inspirée de multiples précédents (ainsi, deux mois auparavant, un McDonald's avait volé en éclats pendant les affrontements du June 18th, dans la City de Londres), l'opération de "démontage" à Millau était une petite action locale, paisible et somme toute consensuelle : le premier électeur venu vilipende rituellement les fast-food sans qu'on ait besoin de lui inculquer toutes les pauvretés serinées depuis sur la " malbouffe ". La surtaxation du roquefort, représaille à l'embargo sur la viande hormonée américaine, offrait un prétexte local amusant. La banderole " McDo fora! Gardarem lou roquefort!", elle, n'en rajoutait pas dans la clarté mais pas non plus dans la subversion.

Les participants étaient loin d'être tous "paysans". Ils se sont offert le plaisir d'un petit bout d'illégalité, mais l'opération visait aussi à poser localement la Confédération paysanne en meilleur champion des AOC et de l'industrie roquefortaise et à asseoir la position de baron aveyronnais new look de Bové, non sans ramener incidemment les banalités d'usage sur la mondialisation et l'OMC. De façon codée, c'était un pied de nez de Bové à ceux qui, majoritaires dans la Confédération paysanne, s'y énervaient de la manière aveyronnaise de mettre " le syndicat " devant le fait accompli. Une quarantaine de départements de la Confédération se sont d'ailleurs montrés réticents à se solidariser avec ce qu'ils ont considéré comme une aventureuse, et coûteuse, manipulation de plus. Ils avaient réagi à l'identique contre les actions anti-OGM les plus significatives (Nérac et Cirad). Le bénéfice médiatique de l'affaire de Millau, puis la nature des déclarations, et les révérences aussi appuyées que surveillées de Bové à la maison mère (assorties du constant rappel qu'il en est cofondateur, afin que nul, urbi et orbi, ne se hasarde à l'oublier) ont fait passer l'hostie.

Contrairement aux étapes décisives de la campagne contre le génie génétique, où leur éventualité était toujours envisagée sinon recherchée, le style de l'action de Millau ne laissait pas présager de poursuites judiciaires disproportionnées par rapport à la nature intrinsèque du délit. C'était une étourderie : des notables aveyronnais commençaient à manifester publiquement leur agacement devant " l'impunité " de Bové. Ils ont dû conclure qu'ils tenaient enfin l'épisode suffisamment distant du terrain sanctuarisé de l'agriculture pour pousser les feux ; jusqu'à obtenir de l'insondable sottise d'une juge fraîchement sortie de l’œuf qu'elle réponde à leur attente. D'abord sans mesurer les conséquences, puis en s'entêtant dans la maladresse.

Cela suffisait pour faire une brève au journal télévisé et une bonne couverture par la presse locale. Plutôt bienveillante, Bové s'étant toujours plu à cultiver de bonnes relations avec les journalistes régionaux, et quelques autres. Mais pour que cela change d'échelle il ne suffisait pas de brandir les menottes, il fallait faire mine de refuser de payer la caution. Sans surprise : n'importe qui de moins maladroit que cette pauvre juge n'en aurait pas douté un instant (lors du procès d'Agen en 1998, nous avions refusé de demander la mise en liberté provisoire, de respecter le contrôle judiciaire puis de faire appel).

Les gauches s'étaient montrées prudentes dans les affaires anti-OGM : elles avaient du mal à trouver leurs repères, craignaient de se voir imputer d'inacceptables dérives anti-scientifiques (ou, pire, anti-progressistes), voulaient être sûres que c'était mauvais pour les pauvres et la croissance, que cela effrayait bien les consommateurs, qu'un peu plus de transparence, d'expertises et de contrôles viendraient à bout de ces inquiétudes. Chez McDo au contraire, c'était tout cuit : les multinationales, l'impérialisme yankee, le cassoulet qui barre en couille. Et, comble du bonheur, la répression, la remise en cause des libertés syndicales ! Tout ça sur fond de France tranquille indignement agressée, avec le stimulant concours des tenants du terroir-béret-baguette et l'appui de tous les souverainistes et autres citoyens antimondialistes.

Ce dégoûtant émoi justifiait d'autant plus le recours à une "stratégie de rupture" face à la justice. Cela demeure une façon d'affirmer les meilleurs principes individuels au nez des pouvoirs. C'était naturellement à Bové de choisir s'il sortirait de prison ou pas. Et comment il le ferait. Il l'a fait. De façon telle que son entrain à se soumettre et à rechercher l'amplification médiatique a tout de suite imposé aux médias l'idée que la posture qu'il avait prise n'était qu'un excellent gimmick médiatique. L'événement étant créé, il ne leur restait plus qu'à saluer l'artiste et à entamer avec lui, comme c'est leur fonction, la fructueuse collaboration qu'on sait.

Quiconque observe de bonne foi l'évolution de cette société n'échappe pas à la conclusion qu'une de ses forces est de savoir répondre, par anticipation s'il le faut, aux nouveaux problèmes de gestion, de régulation et de contrôle sociaux que lui pose son incontestable victoire historique : elle est, pour l'essentiel, venue à bout de toutes les formes connues de résistance à son empire. Elle n'a plus d'opposition révolutionnaire, fût-elle mystifiée ou spectaculaire, et ne peut donc plus avoir d'opposition réformiste. Elle a appris qu'il sera toujours avantageux de mettre en scène les conflits fictifs où elle laisse aux adversaires factices qu'elle se choisit le soin de rédiger leur cahier de doléances et la liste des aménagements qu'elle a besoin de mettre en œuvre.

Toutes les conditions étaient réunies pour que le dispositif médiatique tourne à plein rendement ; non seulement Bové avait déjà un peu de métier, ce qui ne gâte rien, mais, surtout, il expliquait inlassablement à tous les micros qu'il ne fallait pas s'y tromper, que, pour lui, l'objectif de l'action directe était de rappeler l'État à ses devoirs. Action directe mise à part, c'est bien le programme de ses alliés citoyennistes, c'est-à-dire des factions modernes des fanatiques de la domination économique.

Tu es très critique vis-à-vis de José Bové. Peux-tu nous expliquer les principales raisons ?

"Très critique" ? Les temps sont au consensus mais ce n'est pas de vous que j'aurais attendu cette remarque. Je n'ai fait que rappeler des évidences : même si on a ses raisons de vendre du roquefort, même si on laisse entendre que c'est pour mettre du poison dans leur soupe, on ne va pas chez les staliniens, on ne roucoule pas avec madame Mitterrand, on ne rattrape pas avec Mike Moore le scoop dont Jospin et Chirac n'ont pas voulu.

Il est trop tard dans l'époque pour faire semblant de croire qu'en recommençant Coluche avec les moustaches de Walesa, en accumulant les incongruités, si démesurées soient-elles, on pourrait parvenir à sortir, ne serait-ce qu'un instant, cette société de son coma. Pour une raison trop évidente : la domination s'est, depuis pas mal de temps déjà, réservé l'autorité du n'importe quoi impérieusement assené. Elle y a tellement dressé ses sujets que rien ne les étonne véritablement : pas plus les Russes en Tchétchénie qu'une césarienne sur une fille cliniquement morte depuis deux mois, un french doctor en proconsul du Kosovo, des mouettes dans le goudron, Eltsine dans la vodka, de la charogne dans la ration des vaches ou Bové en Amérique. La conclusion s'impose d'elle-même : qui veut rivaliser avec ce dadaisme institutionnel ne fait rien d'autre que reproduire ou renouveler le langage et le mensonge de la domination.

Il serait vain de considérer la complaisance de Bové à livrer son menu de réveillon à VSD indépendamment du contenu de ce qu'il dit au dessert et de la fonction de ces prestations. Le fond vaut la forme, jusque dans la fanfaronnade (ou le lapsus ?) : " L'action passe toujours par une mise en scène et une adaptation du discours, à condition de ne jamais le dévoyer (...) Nous maîtrisons la communication, et surtout le message. " Peu importe en somme que le message soit, nécessairement, opportuniste. Après les pitreries désordonnées du début, on a noté son ralliement précipité au style raide de la nuque qui prévaut à Attac.

Il s'est épargné le ridicule de vendre la taxe Tobin, mais les niaiseries qu'il récite sur le contrôle citoyen de l'OMC, le bilan de la mondialisation après Marrakech ou son tribunal de commerce international en font bien le preacher d'un citoyennisme certes moins souverainiste que new age mais indécrottable des nostalgies keynésiennes des étatistes du Monde diplomatique.

On l'a même vu vanter, ce que n'avait pas osé Bourdieu, les mérites du service public de l'administration des prisons. Toutes ignominies destinées, suppose-t-on, à agrandir l'image d'un " mouvement social " désespérément introuvable, quoiqu'on y convie pour faire illusion les appareils de contrôle des salariés et tout ce que la vieille gauche, les gauchismes et le pitoyable " mouvementisme " comptent dans leurs rangs de faussaires ou de gogos. Pas grand monde quand la caméra n'est pas correctement orientée.

On doit maintenant s'attendre à diverses surenchères. Elles pourront être activistes, comme le suggère l'épisode de Davos, où il s'est rendu malgré la réprobation d'Attac, opposée à une manifestation " strictement oppositionnelle, et non porteuse de perspectives ou d'alternatives " et inquiète de " conditions matérielles (...) précaires du point de vue de la sécurité ". Il n'y est pourtant pas allé pour rien : que l'idée ait été bonne ou pas de manifester à nouveau contre le concile des voleurs, spéculateurs et aménageurs de l'économie mondiale, sa seule présence suffisait à brouiller le sens d'une manifestation à laquelle de vraiment " plus radicaux " que lui avaient appelé. C'est à eux que la leçon d'une " large mobilisation " devra servir car, une calamité ne venant jamais seule, il leur a fallu se cogner du rab : les faucilles et marteaux sanglants du PKK, les cars de mouches " refondatrices " et, à défaut de Susan George en bouffeuse de hooligans, une Voynet transalpine condamnant la violence des casseurs avec les accents qu'on imaginé. A Seattle, ces gens-là avaient appelé la police (2).

Mais la surenchère activiste n'est pas exclusive du bluff " théorique ". Bové a retenu avec soulagement d'Ellul que " la révolution n'est plus possible ". Une des causes que proposait Ellul de ce contrariant constat (" ... ces trois derniers siècles, l'aliénation s'est approfondie [...] c'est seulement par une opération intellectuelle que l'on peut arriver {...} à comprendre de quoi il s'agit") lui paraît si fructueuse qu'il préfère en oublier d'autres conclusions de son bon maître (" Les meilleurs gardiens de l'establishment, ce sont les partis de gauche et les syndicats ") et les excellentes explications qu'il en offrait. Ce qui donne : " ... la prise de conscience de l'aliénation, plus diffuse, nécessite une réflexion intellectuelle plus poussée. Comme syndicalistes, nous devons consacrer beaucoup de temps à expliquer le pourquoi et le comment de cette situation qui ne saute pas aux yeux de tout le monde. " Et suffit, bien entendu, à justifier toutes les duplicités au nom de l'efficacité " pédagogique " indispensable à vendre " un discours réformiste-radical (3) " (en bové dans le texte de Télérama). Le hic, c'est que l'existence des réformismes était conditionnée par l'existence d'une menace révolutionnaire pour l'ordre dominant. Lorsque cette menace est balayée il n'y a plus de réformistes. Il n'y a plus que des réformateurs. Et quand ceux-là sont radicaux, c'est seulement que les réformes qu'ils réclament ne dissimulent pas leur but, effectivement radical : améliorer les moyens de la domination en commençant par perfectionner les dispositifs de contrôle social qu'ils veulent désormais universellement fonder en droit à l'instar du bakouniste Bové.

Au sein du monde syndical paysan, il y a la FNSEA et la Confédération paysanne. Au sein de cette dernière existent des contradictions. Comment vois-tu les rapports de force ? Existe-t-il à ton avis un espace pour développer d'autres logiques alternatives ? Le mouvement Droit paysan dans le Sud a-t-il un avenir ?

Le syndicalisme agricole ne se résume pas à la FNSEA et à la Confédération paysanne. Il comprend aussi la Coordination rurale, classée à droite, et le Modef, proche du parti stalinien, également antimondialistes et opposés à la cogestion État-FNSEA. Mais ça n'épargne pas à la Confédération paysanne d'avoir à assumer ses contradictions.

Du fait du battage autour de Bové, elle a suscité bon gré mal gré des attentes aussi diverses que contradictoires de cette société. Elle est, jusqu'à un certain point, tenue d'y répondre. Et elle doit aussi faire face aux contradictions qu'elle a accumulées sur le terrain de la politique agricole spécialisée.

Même pour ne conforter son image qu'auprès de ses alliés citoyennistes, et la question lui est posée au-delà de ce petit cercle, elle doit, au nom de sa propre logique citoyenne vertueuse, améliorer sensiblement son score aux élections professionnelles en 2001 et justifier que la gauche lui ait octroyé une plus grande "représentativité" institutionnelle. Or cette progression était acquise, comme reflet direct de l'accès à cette " représentativité ", dès avant les épisodes de l'été et de l'automne; " l'effet Bové " n'y ajoutant tout au plus que l'appoint de quelques votes " protestataires". Elle va pourtant se jeter dans les délices électoraux, vouloir " communiquer en direction des paysans ".

Certains clivages vont resurgir. Ceux qui se rêvent en gestionnaires responsables ne sont pas seuls à marmonner que l'antimondialisme est un épouvantail à électeurs et qu'il faut recentrer l'image de la Confédération sur le terrain corporatif. Dilemme marketing. L'épreuve d'avoir depuis deux ans à jouer les figurants de la cogestion élargie a déjà déniaisé ceux qui croyaient pouvoir y défendre sinon y gagner quelque chose; on peut supposer que cela en conduira certains - combien ? - à remettre en cause cette "représentativité". Il existe encore une autre ligne de partage : entre ceux qui rêvent de "prendre" les chambres d'agriculture et ceux qu'une telle perspective épouvante justement.

Ce ne sont pas les seuls points d'achoppement. Des producteurs en hors-sol, asservis à leur production industrielle, n'aiment pas les discours sur " l'agriculture paysanne " et redoutent de n'être plus défendus. D'autres sont troublés que l'intégration cesse d'être nettement condamnée. L'enthousiasme n'est pas débordant à soutenir les installations hors normes, pudiquement rebaptisées progressives ; elles sont défendues par une minorité divisée sur la question d'en faire un outil de désincarcération ou de "réinsertion" sociale. D'autres encore se vautrent dans le développement "durable", à l'agacement de ceux qui restent attachés à "la défense des paysans". On constate, par ailleurs, l'épuisement de l'opposition au fonctionnement pyramidal et à la concentration des moyens obtenus de l'État sur l'appareil central, au détriment de départements aussi faméliques en adhérents qu'en moyens.

La marque de ces divergences est qu'elles se croisent sans jamais se rencontrer vraiment. C'est la conséquence de la recherche permanente du consensus, qui présente le grand avantage d'interdire d'aller au bout des désaccords et de repousser ou d'atomiser méthodiquement toute question qui n'est pas à l'ordre du jour, remise à plus tard et traitée, si elle l'est, dans une " urgence " provoquée. Il n'y a d'espace pour rien qui évoque des rapports de force ouverts. L'idée seule fait frémir. Au lieu de quoi règne mollement le coup de force permanent d'un appareil qui ne dit pas son nom et s'emploie avec une obstination ecclésiale (ça sent fort la sacristie) à faire " démocratiquement " rentrer les têtes qui dépassent du bénitier. Elles sont rares et n'ont d'autre choix que de se soumettre ou se démettre. Ce que j'ai fait. On me dit que quelques autres y songent.

Partant de la situation faite aux paysans, la Confédération ne pouvait s'éviter de se poser des questions sur l'organisation sociale et ce qu'elle veut. Qu'elle s'y soit un peu risquée doit rester à son crédit. Mais ce qui a été fait dans ce sens est antérieur à sa naissance en 1987. On ne va pas déplorer à l'infini qu'elle n'ait su fournir, depuis, que de mauvaises réponses à d'assez bonnes questions et qu'elle craigne tant qu'on puisse en proposer d'autres ; qu 'elle se soit si méthodiquement épargné de chercher le sens de la disparition des paysans ailleurs que dans de plates considérations économistes. La critique de l'intensification productiviste, par exemple, aurait pu la mener à une remise en cause de la technicisation au nom de la spécificité paysanne, ce qui n'aurait que mieux armé la défense immédiate des agriculteurs victimes de la modernisation. Elle s'est enfermée dans une logique de contre-propositions quantitatives, ne se lassant jamais de démontrer à l'État combien elle l'aime et combien une autre politique servirait mieux ses desseins.

Tant qu'il était trop tôt pour que l'État en convienne (avec la droite, ou cette gauche qu'elle ne hait point mais qui est si longue à la détente), elle était tenue à l'écart de la cogestion et pouvait faire illusion. Maintenant qu'État et Europe commencent à mener ces politiques et qu'on invite son béret sous les lambris dorés, elle accourt sans avoir rien de plus à dire, et s'est même débarrassée au vestiaire de ce qui restait inconvenant dans ses positions anciennes. Ce n'est pas étranger au désarroi qui la mène, non sans déchirements, à suivre Bové pour " construire un contre-pouvoir international " médiatique !

Là aussi elle a tout faux. Quand, au plus près d'elle, c'est, avec la liquidation de la paysannerie mondiale, le dernier grand gisement de possibilités humaines anti-industrielles qui se voit liquider, elle glapit contre la perte des " emplois paysans " ! Et quand elle a, depuis des années, le nez sur les bienfaits de l'État, elle en réclame citoyennement un meilleur, mondial si possible !

L'air est nettement plus respirable du côté des " rêveurs " de Via campesina, la coordination mondiale dont elle est membre, qui ne veulent toujours pas de ce réalisme et continuent à réclamer que l'agriculture soit sortie de l'OMC et, pour certains, le démantèlement de l'OMC. Reste à espérer que le bovisme n'emporte pas tout en n'en faisant qu'une organisation néo-gouvernementale de plus. Je ne dis surtout pas que tout est admirable dans les organisations paysannes du Sud ; on est vraiment très loin du compte. Mais au moins commencent-ils par eux-mêmes. Au plus près. Confrontés qu'ils sont au joli programme d'avoir à ingurgiter en quelques années les horreurs d'un développement auquel il a fallu plus d'un siècle et demi pour nous dresser.

On retrouve significativement cette nécessité de se sauver soi-même, en reprenant quand il le faut les choses à la racine, dans l'émergence de la coordination Droit paysan et dans toute la mouvance informelle qui s'inscrit dans la perspective d'un exode urbain. J'ignore évidemment ce qui peut advenir de Droit paysan comme groupe spécifique. Cela dépendra de l'attractivité du style qu'ils imprimeront à leurs premières bagarres (on n'est pas au Brésil) ; de la netteté avec laquelle ils mettront en avant leurs vraies raisons, sans les maquiller de justifications misérabilistes de gauche ; de la rigueur avec laquelle ils tiendront en respect les contrôleurs sociaux qui vont vouloir leur prendre la température. Et surtout de leur capacité à être clairs sur la difficulté véritable, dans ce qu'est effectivement devenu le monde rural, de ne pas réduire ce qu'ils semblent projeter à un sauve-qui-peut économique " alternatif ", qui est souvent encore plus difficile à réaliser là qu'ailleurs.

L'espace rural n'est pas terra incognita, il n'est plus très différent de l'espace urbain, n'est pas moins quadrillé, est finalement bien moins malaisé à contrôler. Ce doit être dit.

Ce qui se passe depuis quelques mois n'ouvre-t-il pas une brèche dans laquelle des courants plus critiques et radicaux peuvent aussi avoir un rôle à jouer s'ils s'organisent autour d'axes politiques communs ? (je pense par exemple qu'il n'y aurait peut-être pas eu de comité anti-OGM en Loire-Atlantique ou du moins n'aurait-il pas eu autant d'écho s'il n'y avait eu cette affaire.)

L'intérêt de " ce qui se passe depuis quelques mois " tient à ceci : c'est la première fois qu'est réalisée à cette échelle la synthèse pratique des tendances les plus significatives apparues ces dernières années : on les a définies comme relevant de la protestation par procuration, on a montré comment la réinvention de la figure du citoyen s'était imposée comme un de ses moyens. Ça renvoie de façon saisissante à un des traits majeurs de l'époque.

Il n'y a presque plus d'opposition. Celle qui réapparaît très faiblement depuis quelques années en se fixant pour ambition d'intervenir directement, ce que tu appelles des " courants plus critiques et radicaux " (je suppose qu'il faut entendre : ceux dont l'ambition minimum est l'abolition du capitalisme et de l'État), ne se connaît pas pour ce qu'elle est. Elle est aussi désarmée théoriquement que pratiquement. De là vient qu'elle soit constamment agitée d'une frénésie activiste (au sens actuel, par attraction de l'anglo-américain, qui maintient au programme l'impuissance militante), qu'elle soit si affolée à l'idée de manquer une occasion et qu'elle fonce finalement dans tous les panneaux. Persuadée qu'il lui faut être partout où " ça bouge ", elle s'efforce, souvent en douteuse compagnie, de relancer ou d'infléchir toute résistance persistant à se manifester contre une des conséquences de la domination modernisée, réelle (le chômage, les sans-papiers, les squats, etc.) ou utilement fantasmée (le fascisme).

Elle s'y jette chaque fois à corps perdu, veut à tout prix les " élargir ". Beugle " Tous ensemble ! " plus fort que quiconque, histoire de bien cosigner le programme commun de la confusion. Incapable de proposer les perspectives d'autonomie dont ses propres pratiques sont trop dépourvues, elle s'y use et déroule inlassablement le tapis aux syndicats, partis et micro-partis ; et, pour finir, aux citoyennistes, qui se pincent pour y croire ! Elle les identifie bien comme des ennemis mais elle sait si peu pourquoi qu'elle est constamment tentée de les accuser de trahison, déroutée de surcroît de les voir lui disputer la vague phraséologie gauchiste dont elle ne sait pas se passer. Et si elle ne reconnaît plus ses petits quand les médias informent les consommateurs médusés de la naissance d'un " mouvement social " qu'elle cherchait en vain et où les médias eux-mêmes se sont arrogé le rôle de porte-parole de la protestation par procuration, voilà nos " critiques " et nos " radicaux " tout admiratifs qui se demandent s'ils ne pourraient pas avoir eux aussi un rôle à tenir dans le show.

Il faut faire autrement. On n'alimente pas son impatience de renverser la dictature de l'économie sans faire l'effort de comprendre ses principaux ressorts réels, en collant une phraséologie et des déchets idéologiques hors d'âge (du temps que la gauche n'aurait pas été contre-révolutionnaire ?) sur le programme de l'économie à visage humain.

On ne peut pas se contenter de voir dans l'atonie de l'opposition révolutionnaire et dans le dopage de la protestation par procuration une conséquence fortuite, secondaire ou par-dessus le marché de la domination. C'est son dernier succès historique. C'est l'avant-dernier maillon manquant (on attend les progrès de l'acceptabilité sociale d'un eugénisme soft pour forger le dernier) nécessaire à achever la soumission de tous aux exigences de la démocratie marchande. Il ne suffit pas que chacun soit, massivement, enfermé dans l'isolement et le renoncement à tout pouvoir sur sa propre vie (salariat, chômage, pseudo-métier, loisirs, bulletin de vote, quincaillerie technologique, etc.), il faut aussi interdire jusqu'à la dernière velléité de prétendre agir collectivement pour y échapper. S'ils n'ont pas démérité dans la période précédente, la désaffection des partis et des syndicalismes les rend désormais inaptes à assurer les illusions de lien social nécessaires à prévenir d'improbables tentatives d'auto-organisation. D'autant plus improbables que, comme chante la rengaine, " Jamais les riches n'avaient été aussi, etc. ", et que jamais ça n'avait si peu tiré à conséquence.

Jusqu'au dernier leader aborigène, tout le monde est converti au marché. Si les stades sont pleins, c'est de spectateurs. On s'émerveille donc partout des progrès de la démocratie. Gage de prospérité, on solde même les arriérés de comptes du traité de Versailles. Que reste-t-il à craindre ? Ces trop-libéraux qui ne se sentent plus pisser et finiraient par crever la bulle si on les laissait faire. Gouverner c'est prévoir. Voici venu le temps de la société civile. A elle de réclamer les re-régulations nécessaires, plus d'État, plus de contrôle. On dirait qu'il serait citoyen ! A l'attaque, les supporters !

J'en rajoute ?

Tout ce que je viens de dire est noir sur blanc dans votre numéro du mois d'octobre. C'est un connaisseur qui parle : Bové lui-même. Je cite : " Les gens avaient subi sans rien dire, en voyant ces problèmes à la TV ou en lisant les journaux (...) ce qui fait que les gens au fur et à mesure ont accumulé des méfiances et du ras-le-bol par rapport à des phénomènes devant lesquels ils ne savaient pas comment réagir (...) quand on a mis en prison des gens qui gueulaient (...) ils se sont sentis solidaires, de la même façon que les gens du privé et les salariés en général se sont sentis solidaires des cheminots de 95. Ils ont vu que l'on pouvait avoir une nouvelle façon de se bouger à travers des gens qui mènent une bagarre, et que ça pouvait être une nouvelle forme de participation pas active, car ils ne peuvent participer directement, mais comme par procuration dans une démocratie active. " Quand je disais qu'on en ferait un théoricien. Syncrétique. Entre fédéralisme jurassien, sacristie et spectaclisme radical !

" S'organiser autour d'axes politiques communs " est certes un programme alléchant mais suppose d'être clair sur ce qu'ils sont. Je vais fâcher les impatients et leurs entraîneurs, mais je crois qu'on ne peut être impatient que nombreux et en ayant la même impatience. Si on veut l'ignorer quand tant de conditions défavorables sont réunies, autant donner immédiatement procuration à ces cyniques impostures. Il faut commencer par admettre que jamais, depuis les origines de la société industrielle, les temps n'ont été plus défavorables à un soulèvement révolutionnaire. Il faut ensuite dire pourquoi. Et trouver le moyen de le faire entendre en dépit du théâtre d'ombres auquel tout ça veut borner notre horizon.

La " gauche de la gauche " profite de la médiatisation pour créer un " mouvement antilibéral " mais refuse de se situer dans une ligne clairement anticapitaliste, comme le sous-tendent les propositions de l'association Attac (qui veut " moraliser " le capitalisme), acceptant des alliances avec le MDC par exemple pour ne prendre que le plus problématique. N'est-ce pas un détournement des engagements de ceux qui luttent à la base ? Les courants radicaux ne devraient-ils pas se doter eux aussi d'outils communs pour faire entendre leur propre voix ?

Qu'est-ce donc que " la gauche de la gauche " ? Les anciens partisans plus ou moins critiques du capitalisme bureaucratique d'Etat ? Il faudrait passer du temps à trier parmi ces déchets ?

Je suis, grosso modo, d'accord sur le constat que " les courants radicaux luttent à la base ". Ils le font seuls, ou au sein de faibles mouvements résiduels mystifiés ou, de plus en plus, dans des mouvements directement médiatiques. C'est leur absence d'analyse de la fonction de ces mouvements et de celle qu'ils y assument eux-mêmes qui les expose à voir " détourner leurs engagements ". Même s'ils se distinguent effectivement du prétendu " mouvement social " en postulant la nécessité de l'autonomie des luttes.

C'est bien sur le manque d'autonomie que se sont brisés tous les mouvements révolutionnaires du passé. Il est normal qu'on comprenne mieux, aujourd'hui où la sursocialisation atteint des sommets (ce qui est donné à voir comme la " rupture des liens sociaux ", la " fracture sociale " et parce que ce sont ces inversions du réel qui sont données à voir), combien ce défaut ou cette insuffisance d'autonomie, cette impuissance organisationnelle, renvoyaient en fait à l'absence d'autonomie critique, à l'absence de rupture des mouvements anciens avec les idéologies progressistes. C'est vrai de l'ensemble des mouvements et organisations révolutionnaires du passé, y compris des partisans les moins inconséquents de la démocratie ouvrière et de la démocratie directe.

En tirer les conséquences impose un travail de définition de ce qui peut fonder aujourd'hui des " engagements non détournables ", la réévaluation des concepts utilisés, la mise au jour des conditions de la perte continue d'autonomie humaine, individuelle et collective, dans ses rapports avec le développement de la société industrielle. Voilà les premiers " outils communs " dont il faut se doter.

On peut préférer le nihilisme, entreprendre la réalisation du programme de ce monde réifié. Qu'on s'y soumette sans phrase, qu'on s'y déclare partisan du moindre mal et y joue les techniciens de surface, ou qu'on le réfute pour des raisons dont ses rayons débordent. C'est toujours s'y soumettre.

Je crois que ce n'est qu'en dévoilant ce qui laisse interdit devant une tâche si urgente et d'apparence si insurmontable (une société " complexe ", une aliénation " abstraite ") qu'on peut trouver les moyens de le faire entendre pratiquement aussi. Il est indispensable de jeter, en sachant pourquoi, ce qui a été révolutionnaire dans d'autres conditions mais a cessé de l'être, de reconsidérer les certitudes déterministes (progrès techno-scientifique, progrès social, histoire, prolétariat, etc.) ; de réinvestir les perspectives critiques que leur remâchage avait fermées. Il faut dégoûter de ces rabâchages compulsifs en montrant qu'on peut se saisir, à bras-le-corps, de la " complexité " du monde industriel ; qu'on peut commencer de la déchirer concrètement en demandant assez fort à quoi elle sert ; en ignorant les " bénéfices " de la société techno-marchande ; en montrant quel prix on les paye. Le développement de l'économie n'a pas seulement partie liée avec celui de la technique autonomisée (ce que les technophiles appellent maintenant la technologie), il naît et se perfectionne avec elle. Les facteurs de la domination ne changent pas tous les siècles, comme le suggérait Ellul. La domination " technicienne ", voire techno-scientifique, ne se substitue pas à la domination " économique ", qui aurait succédé à la domination politique, ne laissant subsister des formes anciennes de domination que des traces stérilisées, à la façon dont un gène marqueur se comporte, paraît-il, à l'issue d'une transgénèse. Elles sont toutes là, se complètent, se surajoutent, s'épaulent, nourrissent dans toutes les têtes la domination unifiée de l'économie marchande.

Repérer et explorer les pistes anciennes que les progressismes avaient bouchées, essayer de se réapproprier seul ou collectivement les savoir-faire élémentaires anéantis par l'industrialisation, admettre que les plus âgés d'entre nous ont croisé naguère, pour de bon, une vie sociale moins réifiée que la nôtre, y voir autant que dans les résistances à la modernisation des sous-développés des raisons de ne pas désespérer totalement et l'armement indispensable pour résister humainement à l'enfer moderne, et sortir du bois quand c'est utile, sans être jamais assuré de remporter l'escarmouche, je conçois que ça ne fasse pas un sujet de roman policier. Quoi qu'en pense un vrai contemporain comme Quadruppani (4), le vieux monde c'est toujours le monde moderne. Ce n'était pas mieux " avant " son nihilisme. C'est juste pire maintenant.

Et il faut sortir du bois. Parce que, pour avoir des chances d'être opérante dans de telles conditions, une critique de la domination tellement minoritaire n'échappe pas à la nécessité de s'éprouver et de se tremper dans l'action effective ; sans sacraliser l'action pour elle-même ; en ayant effectivement discuté sa pertinence stratégique ; en sachant par avance ses limites ; mais en fournissant, chaque fois que c'est possible, des exemples limpides de sabotage de la circulation marchande et de l'économie industrielle.

Comment construire une alliance entre " ceux d'en bas " ? Comment refuser cette logique " petite bourgeoise " qui transparaît dans les revendications de la " bonne bouffe " (bio, sans OGM) et les hypermarchés et les produits " dégueulasses " pour les pauvres ? Les luttes sociales, et notamment celle des chômeurs et précaires, doivent aussi s'emparer de la qualité de la vie pour ne pas être avalées par les revendications quantitatives au demeurant légitimes... Te semble-t-il qu'il y a eu abandon d'une réflexion globale sur le système et son fonctionnement par José Bové et consorts ou ont-ils seulement été absorbés par le spectacle médiatique ?

Ouf ! Construire l'alliance entre ceux d'en bas...

Naturellement, je n'en sais rien. Ou plutôt j'ai une idée assez précise de ce qu'il ne faut pas faire et des conditions auxquelles une minorité peut parvenir à trouver un accord de fond qui justifie qu'elle s'exprime et qu'elle agisse pour son compte, C'est ce que je viens d'essayer de dire. Il me semble malhonnête de prétendre aller au-delà aujourd'hui. Si je me suis bien fait comprendre, il se trouve que nous sommes en panne de béquilles. C'est le problème et en même temps le début de sa solution. Pour le dire autrement en recourant aux catégories classiques, il n'y a plus trace nulle part de cette classe de la conscience, dont on admettait que la tâche historique était de supprimer les classes. Cela s'est fait autrement : la classe ouvrière sociologique, dont on comprend comment elle avait pu incarner ce programme et paru tentée de le réaliser une dizaine de fois en un siècle et demi, disparaît à mesure que changent les moyens et la nature de la production dans les pays développés. De tout ceci découle au moins une bonne nouvelle : personne, quel que soit son but caché ou sa fausse conscience, ne pourra plus jouer les avant-gardes, pas même les avant-gardes " de la conscience ". C'est, soit dit en passant, une des raisons de la prudente modestie des procurateurs citoyens, qui ne savent parler qu'au nom de la justice, de l'égalité, de la solidarité, de la souveraineté et des droits (de la marchandise et du citoyen). Ou de ce que devrait en penser leur supposé mandant, cette opinion publique à sondages qu'ils s'emploient à façonner avec les médias.

Les radicaux, eux, n'ont d'autre choix que de livrer leurs opinions propres. Il leur faut admettre ouvertement qu'ils ne fondent leur cause sur rien d'autre que leur dégoût de la survie imposée par cette organisation sociale et leur envie de la renverser. La raison est suffisante. Ils ne cherchent pas à le dissimuler pour se rendre présentables, en disputant à l'ennemi l'usage des concepts et l'évocation des valeurs qu'il a polluées ou rendu nuisibles. Si le temps revient de bouleversements sociaux, alors le mouvement réel créera les conditions d'un dialogue propice à l'élaboration d'un programme. La seule manière concevable d'en proposer à présent des ébauches est d'expérimenter pratiquement, de toutes les façons et sur tous les terrains où c'est possible, les voies d'accès à une autonomie nécessairement supérieure à l'autonomie perdue. Ce n'est pas s'interdire toute alliance partielle momentanée de résistance, c'est s'imposer d'en dénoncer les limites.

Un survol, même très partiel, des effets les plus significatifs de ce qui a été tenté depuis deux ans contre le génie génétique fait une excellente leçon de choses. Le développement des premières nécrotechnologies à usage agricole, non maîtrisées et de ce fait largement inopérationnelles sauf du point de vue " économique" des compagnies et des instituts publics qui les obtiennent, en a été incontestablement contrarié. Il va se trouver partiellement bridé. Pourquoi ? Pour répondre à la demande sécuritaire (sur la santé, l'environnement, voire " l'équité " commerciale) des consommateurs de citoyenneté. On peut donc dire que les nécrotechs sont en réalité déjà opérationnelles puisqu'elles ont produit cette demande. Qu'amène sa satisfaction ?

L'établissement de nouvelles normes, certifiées par la généralisation de contrôles de type industriel. Ceux-ci seront à leur tour garantis par le recours systématisé à des expertises " indépendantes " (opérées par des agents de l'État). Cette indépendance devra être attestée, nationalement et internationalement, par la création d'instances parlementaires et/ou citoyennes ad hoc. Résultat connexe ? Les secteurs "archaïques" de la production agricole et les néo-producteurs " fermiers ", qu'on laisse temporairement survivre en tant que petites unités de production de vrai faux authentique, sont doublement intégrés dans la machine globale : ils ne pourront se spécialiser dans la production d'ersatz de terroir dûment traçabilisés qu'en se soumettant aux contrôles qui vérifieront la qualité de leur lait, de leur viande ou de leurs poireaux. Seront notamment dits de qualité les produits dont les teneurs en OGM, en prions, en dioxines ou autres saloperies largement relarguées dans l'environnement seront inférieures aux normes fixées pour les produits dits standard, admis comme dépourvus de risques reconnus statistiquement mesurables. On ne voit pas comment l'agriculture biologique pourrait y échapper. Voilà bien de quoi rassurer le consommateur. Les États pourront même, en cas de besoin, repousser aux frontières des cargaisons qui ne répondraient pas aux normes minimum. Les produits " de qualité ", d'évidence très inférieurs au tout-venant d'il y a une cinquantaine d'années, se paieront au prix fort. Je conçois que ce soit encore un peu complexe pour le vrai connaisseur qui apprécie au bar à vins les progrès accomplis entre du Sénéclauze et un néo-vin de cépage.

Mais ces " victoires " sont saluées comme il se doit par ceux qui veulent faire croire qu'on pourrait avoir une agriculture et une alimentation " propres " (écologiquement, socialement, commercialement) et accessibles à tous dans une société centralement inchangée. Derrière ce rideau de fumée, les recherches vont paisiblement leur train d'enfer sur les OGM agricoles de troisième génération, les applications industrielles, les thérapies géniques ou l'épinglage du génome humain. D'ailleurs de quoi parlons-nous ? Tout le monde ne convient-il pas que le recours aux empreintes génétiques et aux fournisseurs d'accès téléphoniques, si utiles pour identifier les violeurs de vieilles dames et les assassins de préfets, établit sans conteste les mérites de la traçabilité ?

(Février 2000)

NOTES

1. " Il s'agit d'une procédure destinée à préparer les débats parlementaires sur les choix technologiques, en plaçant les citoyens au centre d'un processus d'évaluation publique et contradictoire. Cela prend la forme d'un dialogue entre un panel de citoyens et un panel d'experts, au cours d'une conférence publique qui dure plusieurs jours (...) Elle met en scène d'un côté le panel des citoyens, de l'autre le panel des experts, l'ensemble étant coordonné et animé par un président de séance (...) Finalement, le panel des citoyens se réunit pour élaborer le document final (...) Le dernier jour, on lit ce document, auquel les experts apportent les retouches nécessaires pour corriger les erreurs éventuelles ( ...) Ces débats préparent la discussion parlementaire et créent les conditions d'émergence de décisions aussi consensuelles que possible (...) Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une procédure qui vise à faire s'exprimer le questionnement de la société s'adressant à des experts et en même temps à provoquer une confrontation entre les savoirs d'experts et les valeurs sociales. Il s'agit plus largement d'accroître le niveau d'information des citoyens sur le problème traité et de stimuler leur réflexion à son sujet. C'est prodigieusement intéressant. "

Philippe Roqueplo, Entre savoir et décision, l'expertise scientifique, INRA éditions, Paris, 1997.

2. Pénétrés de la nécessité de gérer l'image de civisme et de responsabilité de la majorité des manifestants (AFL-CIO, ONG, Public Citizen, bovistes, etc.) les militants antimondialistes ne pouvaient, on le comprend, faire moins. C'est ainsi que se formèrent des chaînes humaines destinées à protéger les biens contre les jeunes anarchistes américains du Black Block s'attaquant, comme ils l'avaient annoncé, à des succursales de grandes sociétés. Ces jeunes gens, masqués de foulards ou encapuchonnés pour ne pas être identifiés par la police, ne furent en vérité que rarement molestés ; on se contenta le plus souvent de les démasquer. Plus déconcertante demeure l'attitude de certains agitateurs, proches du Peoples' global action et du Direct action network, qui fut si efficace pour consigner dans leurs hôtels les participants à la conférence. Leur intrépidité dans des conflits réels, sous d'autres latitudes, forçait jusque-là l'estime. Ils n'en ont pas moins souscrit, contre toute évidence et au prix d'une hâtive révision de la conception de l'action " non-violente " qu'ils affichent et pratiquent, à la commode interprétation stalinienne qui prévalut évidemment chez les dirigeants citoyens : ces jeunes " anars " ne leur obéissaient pas, ils étaient donc manipulés par la police.

3. Contre toute apparence, cette innovation conceptuelle n'est pas imputable à une agence de publicité. On trouve, en mai 1999, la notion de " réformisme radical " dans l'ouvrage de Gaby CohnBendit, Nous sommes en marche. Elle y désigne l'aboutissement de l'évolution politique du petit frère qui lui doit tant. Elle figure en page 12. Un lecteur délicat peut donc s'épargner l'épreuve d'une lecture peu ragoûtante quoique non dépourvue d'intérêt pour qui ignorerait tout du ressentiment militant, version familiale, des carnets d'adresses et du dessous des cartes des réseaux de la démocratie citoyenne, détaillés ici avec une insistante et déconcertante bêtise.

4. Cf. Serge Quadruppani, " Néophobes et technolâtres ", No pasaran ! n° 69, septembre 1999.

Les aventures du petit René Riesel débutent peu avant 68 à la Fédération Anarchiste. L'époque est riche en exploits. Riesel rejoint les " enragés de Nanterre ". De Janvier 68 aux soubresauts de mai, ils organisent le chahut (tomatages, jets d’œufs, etc.). Une rencontre décisive a lieu avec l'internationale situationniste (IS). Les trublions sont rapidement poursuivis par le conseil de discipline de Paris. Enragés et situationnistes poursuivent leurs exploits durant les journées de mai. Riesel participe à l’IS avant d'en être exclu ... sous l'impulsion de Debord. Bien plus tard, on le retrouve du côté de Montpellier où il s'est retiré. Mais l’agro-industrialisation grignotant toujours plus d'espace, René rejoint la Confédération Paysanne. Il va jusqu'à prendre un mandat! Il participe à la destruction des plans de chimères génétique du CIRAD, organisme de recherche publique. Il rompt avec Bové lorsque celui-ci finit de devenir intégralement

marchandise.