Ubi Free, une histoire de « syndicat virtuel »

SUBJECTIVITÉ DU TRAVAILLEUR IMMATÉRIEL ET COMMUNICATION

PAR Aris Papathéodorou

Le secteur du logiciel est, par excellence, un secteur à hautes capacités de valorisation, tant financière qu’individuelle. Une certaine mythologie qui s’y attache enfonce le clou et regorge ainsi de ces modernes romances bon marché qui reconduisent, avec un rien de patine hi-tech, la fascination pour ceux qui, « partis de rien », sont devenus les incontournables figures de la modernité économique. De John Perry Barlow, l’ancien parolier des Greathful Dead, devenu milliardaire à 27 ans grâce à la suite logicielle Lotus 1-2-3, et aujourd’hui combattant des libertés civiques sur la frontière électronique, à Bill Gates, le petit génie binoclard qui imposa au géant IBM, puis au monde entier, ses standards MS-Dos et Windows, les exemples ne manquent pas.

Mais derrière les sucess stories, et ce qu’elles ont de bien réel, il y a aussi un envers du décors : une « industrie » en perpétuelle mutation sous la pression des rythmes accélérés de l’innovation et de la concurrence, fondée sur l’exploitation de gisements d’une « matière première » totalement immatérielle - le savoir technico-scientifique et la compétence empirique - et organisée autour d’un modèle de travail hautement coopératif bien qu’extrêmement individualisé et totalement flexible. Le secteur productif « moderne » par excellence... où les succès de la nouvelle classe d’entrepreneurs se font au prix - pour les salariés, il s’entend - d’une soumission accrue à l’organisation capitaliste du travail.

C’est là précisément que se jouent des enjeux inédits du point de vue des relations sociales. En effet, si le secteur du soft a ses stars, ses élites et ses aristocraties, il a aussi ses « invisibles », son prolétariat du maketing, du graphisme ou de la programmation, son petit peuple de « manipulateurs de signes », soumis aux feux croisés d’un secteurs d’emplois particulièrement dérégulé et d’un métier entièrement fondé sur la requête d’une implication personnelle très forte dans l’activité professionnelle. Le travail postfordiste dans sa plénitude, en quelque sorte, tel qu’il peut se déployer du moins dans un secteur d’activité où il est débarrassé des rigidités qu’impose encore ailleurs la tradition syndicale « ouvrière. » Un travail qui se construit totalement autour de la nécessaire surimplication d’un salariés plutôt jeune à qui l’on demande bien plus que de la compétence « professionnelle », mais aussi d’investir son vécu, de la disponibilité, de la créativité, de la flexibilité [1]...

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que, peu à peu, cette branche où l’on aime à se présenter comme une « grande famille », connaisse finalement les premiers feux d’une contestation sociale qui - sortant des chemins balisés de l’action syndicale et militante classiques - recoure à des formes inédites et expérimentales d’action collective et de revendications, invente même ses propres parcours de reconquête de la parole et de l’agir en tant que sujet social dans un espace du travail qui se confond toujours plus avec celui de l’existence tout court.

Une petite histoire à la française

C’est ainsi que le 15 décembre 1998, tous les employés de la société Ubi Soft France et ceux de ses filiales du Québec, du Maroc, de Roumanie et de Chine reçoivent par e-mail (via la messagerie électronique interne) un message annonçant le lancement d’Ubi Free, « syndicat virtuel » des salariés de l’entreprise, une première hexagonale en la matière : « Ubi Soft emploie à Montreuil plus de 400 personnes dont la moyenne d’âge est de 26 ans, qui ne peuvent ni s’exprimer, ni se syndiquer, ni défendre leurs droits [...]. Pour répondre à ces pratiques, les employés lancent aujourd’hui le premier syndicat virtuel : Ubi Free [...], une alternative à l’absence de structure sociale au sein d’Ubi Soft » [2].

L’initiative en question consiste d’abord dans le lancement d’un site web, « Le pays joyeux des enfants heureux », à l’enseigne d’Ubi Free, qui décrit par le menu, et avec un sens certains de l’humour et de la dérision, la réalité des conditions de travail au sein d’Ubi Soft. Des pages de texte coloré sur fond noir qui font l’effet d’une véritable bombe ! Dans l’entreprise elle-même d’abord, où se lève ainsi le voile pudique et hypocrite qui couvrait jusqu’alors d’une sorte d’omerta des conditions de travail plutôt « archaïques » et « féodales » que tout un chacun était finalement contraint de vivre dans la plus stricte intimité. Dans le secteur français du software, en suite, puisque - par voie de presse - était pour la première fois soulevée publiquement une épineuse questions qui jusqu’alors ne se posait même pas.

Il faut dire que l’entreprise concernée par cette irruption « virtuelle » du syndicalisme on line, Ubi Soft, n’est pas n’importe laquelle. « Ubi Soft fait partie du Top 20 des éditeurs mondiaux » comme aime à dire un de ses dirigeant. C’est effectivement l’un des plus gros distributeurs, adaptateur et producteur français de jeux vidéo sur tous supports (CD-Rom, DVD-Rom, Nitendo64, PlayStation, Dreamcast, etc..) dont le bilan chiffré parle de lui-même : 1120 « collaborateurs », seize filiales, 631 millions de francs de chiffre d’affaire au 30 septembre 1998, des titres prestigieux au catalogue (Myst, Riven, Starwar, F1 Racing Simulation, Rayman)... Bref une entreprise prospère et modèle du secteur, comme on les aime en France.

Dirigée « en famille » par les cinq frères Guillemot, l’empire Ubi Soft fait preuve d’un fort sens de l’initiative commerciale, investissant tous les recoins et les tendances d’un marché prometteur et en pleine expansion. Derrière l’image de la réussite, ceux d’Ubi Free viennent donc livrer à la publicité un fonctionnement digne d’un autre temps, une « stratégie d’opacité », le règne du « copinage », le renouvellement « à l’envie » des contrats à durée déterminée, l’imbrication des multiples sous-sociétés (aucune ne dépassant 49 salariés) qui composent l’empire Ubi Soft, la précarité érigée en système, la politique salariale « au mérite », etc. De ce point de vue, Ubi Soft n’est sans doute ni un modèle, ni une exception : on retrouve là finalement un savant mélange d’exceptionnel et de banal, de particulier et de commun, qui décrit sans doute assez bien dans les grandes lignes la situation dans un secteur économique de pointe qui a connu ces vingt dernières années - outre une véritable « explosion » commerciale - de nombreuse et rapides mutations.

Une situation où se combine dans l’inextricable écheveau du postfordisme une complexe mixture de modernité et d’archaïsme capitaliste. Ce que décrit parfaitement Paolo Virno dans Embivalence du désenchantement, lorsqu’il affirme : « A la différence du taylorisme et du fordisme, l’actuelle réorganisation productive est de nature sélective, elle se déploie comme des taches sur la fourrure du léopard, elle s’attache à des modules de travail traditionnels. L’impact technologique, à son acmé, n’est pas universaliste : plutôt que de déterminer un mode de production univoque, il maintient en vie une myriade de modes de production différenciés et en ressuscitent même de révolus et d’anachronique » [3]. Avec ce que cela suppose aussi de « retour » à des formes de servilité du travail.

Un « syndicat virtuel » pour les mutants du salariat

Justement, au-delà de l’anecdote, et de ses circonstances immédiates, l’expérience d’Ubi Free porte en elles des indications précieuses qu’il nous faut lire comme autant de pistes à explorer. En effet, l’expérience d’Ubi free vaut surtout pour sa capacité à interroger, même involontairement, tant la réalité du travail postfordiste que celle des figures du travail immatériel.

1. Tout d’abord l’importance de la communication dans le scénario global de la société postindustrielle. C’est en réaction à un article laudatif sur Ubi Soft publié par le quotidien Libération que prend corps l’envie, chez quelques salariés et ex-salariés de l’entreprise, de s’exprimer pour énoncer et dénoncer les non-dits du discours « officiel. » Et de cette abstraite envie de répondre naît alors l’envie de prendre la parole tout court, pour influer sur la situation réelle chez Ubi Soft, pour faire bouger les choses, pour secouer aussi une certaine torpeur des salariés. L’initiative Ubi Free - qui assumera rapidement ce qualificatif parlant de « syndicat virtuel » que lui attribue un des frères Guillemot - prend forme essentiellement comme site sur le web, comme énoncé public d’une révolte et d’aspirations. Ni piquet de grève, ni séquestration de dirigeants de l’entreprise, ni manifestations, ni tracts... Juste des mots.

Or la « communication » - c’est-à-dire ici avant tout la gestion de son image de marque et la promotion de ses produits - joue un rôle déterminant dans la stratégie d’entreprise d’Ubi Soft. Et c’est justement là que l’initiative Ubi Free a visé juste. Bénéficiant d’un certain attrait de la nouveauté, Ubi Free a été assez largement médiatisé, ce qui ne manque pas d’offrir une opportune caisse de résonance à l’affaire, ce qui coupera court au passage aux velléités répressives de la direction du groupe. Passé la coupure des possibilités de connexion au site Ubi Free pour les salariés et la « chasse aux sorcières » pour découvrir qui peuvent bien être ces anonymes syndicalistes virtuels, celle-ci a finalement du en venir à l’essentiel, c’est-à-dire répondre sur les terrain des revendications avancées.

A l’heure où la communication assume un rôle toujours plus déterminant au sein du cycle productif [4], celle-ci devient dans le même temps un enjeux tout à fait central de la confrontation sociale et un terrain d’action et d’organisation en soit pour les figures du travail immatériel.

2. Ensuite, l’existence d’un besoin de formes nouvelles d’expression et d’action pour les salariés de secteurs que le syndicalisme traditionnels ne réussit pas à représenter et à organiser. Une des choses particulièrement frappantes sur le site Ubi Free est qu’il a rapidement suscité - au-delà même du seul personnel de chez Ubi Soft - de nombreux témoignages d’autres salariés d’entreprises similaire. Ce qui révèle biensûr que les pratiques dénoncées par Ubi Free sont visiblement monnaie assez courante (même avec des modalités et des intensités différentes) dans l’ensemble du secteur logiciel ; mais aussi (et sans doute surtout) c’est bien le signe que nous nous trouvons là face à une sorte de « trou noir » de l’action collective des salariés, où l’hyper-individualisation du rapport au travail bride les volontés d’action et de réaction face aux pratique de la direction d’entreprise.

« Nous sommes jeunes, intelligents, passionnés, corvéables à merci et sans soucis ou velléités de revendications », disent d’eux-mêmes les salariés d’Ubi Soft qui se sont regroupés pour donner naissance à Ubi Free. Une formule qui contient tout le paradoxe de la situation de ces « mutants du salariat » [5], coincés entre les processus « objectifs » de domination propre au postfordisme et des formes d’adhésion « subjective » à ces mêmes processus. Salariés d’un secteur particulièrement dérégulé, ils sont tout autant soumis par le contexte global d’un travail qui exige d’eux un maximum d’investissement, sans être forcément totalement payés de retour, que par leur soumission volontaire à un travail riche en contenu et individuellement relativement valorisant. Entre ces deux termes, réside toute la difficulté sans doute à initier des formes d’action collectives en contradiction avec « l’adhésion aux objectifs d’entreprise », qu’exige ce type de profession, et à formuler un contenu revendicatif global et général, tant il est clair que ni le discours syndical sur la réduction du temps de travail, ni le discours « radical » sur le revenu garanti ne semblent suffisent en soit à produire l’identité et la dynamique collective qui permettrait une recomposition des différentes figures du travail postfordiste.

Comme un prologue sous les nuages

Le 30 mars, l’équipe d’Ubi Free a finalement mis un terme à sa propre expérience. Une dizaine de jours avant un communiqué expliquait cette décision : « Les dirigeants d’Ubi Soft proposent de corriger certaines erreurs, d’améliorer le fonctionnement de leur entreprise en tant que communauté humaine. Si ces changements s’accompagnent, comme dans l’Antiquité, de sacrifices humains - volontaires et négociés pour les uns, violents et inélégants pour les autres -, le long communiqué des frères Guillemot n’en annonce pas moins le printemps social pour ceux qui restent [...]. Il appartient désormais au personnel de veiller au respect de cette promesse. La vigilance est, et restera de mise [...]. Nous espérons ne pas avoir à réapparaître. »

Fidèles à eux-mêmes, nos « vengeurs masqués » d’Ubi Free, après avoir été par leur action les révélateurs d’une situation, s’en remettent donc à tout un chacun pour ce qui est de la suite. Dans le cas précis d’Ubi Soft, l’avenir dira effectivement si, au-delà des concessions annoncée par la direction, l’action communicative clandestine du « syndicat virtuel » à contribué, ou non, à une émergence de formes d’actions collectives des salariés, et à une modification substantielle des relations au sein de l’entreprise. Mais, dans le même temps, comme écho précoce à l’action d’Ubi Free, se constituait en février 1999Cryo Secours [6], autre « syndicat virtuel », concernant cette fois-ci les salariés de Cryo, autre fleuron de l’industrie française du jeux vidéo, démontrant - si cela est nécessaire - que le terrain défriché par l’expérience d’Ubi Free est largement fertile.

Les interrogations ouvertes par l’action d’Ubi Free sont restée totalement ouvertes, ne s’épuisant pas dans le fait d’avoir obtenu satisfaction face à leurs patrons, ni dans le caractère volontairement ephémère de l’expérience. Il faudra sans doute bien d’autres expérimentation de ce type, dans d’autres secteurs du travail immatériel, pour que surgisse une identité collective, une figure sociale du travail postfordiste, à même de peser de façon déterminante dans la confrontation de classe comme ce fut le cas, en d’autres temps, pour le mouvement ouvrier et syndical.

PS :

Copyright © 1999 Aris Papathéodorou. Les copies conformes et versions intégrales de cet article sont autorisées sur tout support pour peu que cette notice soit préservée. Article publié à l’origine dans Alice, numéro 2, juin 1999.

[1] Sur ce qui a été définit comme le « travail immatériel » , ou encore le « general intellect » voir les numéros 10 (2-1992) et 16 (3-1993) de la revue Futur antérieur, consacrés aux mutations du paradigme du travail. Voir en particulier le texte de Paolo Virno « Quelques notes à propos du "General intellect" », in Futur antérieur, numéo 10.

[2] L’ensemble des textes et documents produits par Ubi Free sont toujours disponibles en archive sur leur site ou sur le site miroir LIENSXXXXX.

[3] Paolo Virno,« Embivalence du désenchantement », in Opportunisme, cynisme et peur, L’éclat, Paris, 1991.

[4] Voir Christian Marazzi, La place des chaussettes. Le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques, L’éclat, Paris, 1998.

[5] « Un nouveau droit du travail pour les mutants du salariat « , Le Monde, Supplément « Economie » , mardi 9 février 1999.

[6] Le site est consultable à l’adresse : http://www.multimania.com/cryosecours.