Retraites : sauvetage ou racket ?1

René PASSET

Les organisations qui ont rompu le front de l'unité syndicale pour cautionner le projet gouvernemental ont pris une lourde responsabilité. Les quelques verroteries par lesquelles elles se sont laissé séduire sont sans commune mesure avec le fond du problème. Dès le départ, le gouvernement avait délibérément forcé le trait sur quelques points mineurs, afin de se donner l'apparence de faire des concessions... tout en préservant ce qui, pour lui ­ et le Medef ­ reste fondamental. L'enjeu est considérable, tenons-nous en à l'essentiel.

L'argument démographique sur lequel se fonde la réforme est dénué de valeur. Le rapport du nombre des retraités à celui des actifs ne veut rien dire. Ne reprenons pas ici les chiffres manifestement exagérés présentés par le Premier ministre dans sa lettre aux Français. L'ancien commissaire au Plan Jean-Michel Charpin estimait en 1999 que le nombre de personnes à la charge de 10 actifs passerait de 4 à 7 entre les années 2000 et 2040.

En conséquence, nous dit-on, le système va "exploser"... A ce compte-là, on aurait pu, en 1945, prophétiser qu'un demi-siècle plus tard notre pays traverserait la crise alimentaire la plus tragique qu'il ait connue depuis le Moyen Age : alors qu'un agriculteur "nourrissait" 5,3 personnes, il devrait en l'an 2000 assurer l'alimentation de plus de 50 de ses concitoyens. Pourtant, non seulement le pays ne manque pas de denrées, mais il en exporte. L'augmentation spectaculaire de la productivité agricole a permis l'accomplissement de ce miracle. Or le rapport Charpin faisait l'hypothèse d'une croissance annuelle de la productivité du travail de l'ordre de 1,7 %. Cette hypothèse modérée ­ car, de 1973 à 1996, le taux effectivement constaté a été de 2,1 % ­ suffirait néanmoins pour que, d'ici à 2040, la production par travailleur soit multipliée par deux. Les 7 retraités "à la charge" de 10 salariés pèseraient alors comme aujourd'hui 3,5... au lieu de 4.

Si nous prenions en compte la totalité des inactifs, nous verrions, toujours selon les chiffres officiels, que la régression relative des tranches de population les plus jeunes compensant en partie l'augmentation des plus de 60 ans, la charge par actif diminuera jusqu'en 2020 pour, après s'être redressée, ne retrouver son niveau actuel qu'en 2030. Cependant que les gains de productivité viendraient encore la diviser par 1,6... et par plus de 2 si l'on prend au pied de la lettre les propos du Premier ministre qui nous promet une croissance du PIB de 2,5 % dès la fin de cette année.

Que reste-t-il du problème ? Seulement qu'une tranche d'âge étant un peu plus représentée dans la population, la part de produit qui lui reviendra devrait s'en trouver accrue. Serait-ce la première fois que la pyramide des âges se transforme et qu'un tel phénomène se produit ?

A faux problème, solution aberrante. Puisque, nous dit-on, la menace est censée venir de l'augmentation relative du nombre des plus de 60 ans, il suffit de déplacer le curseur des années de cotisation vers les âges les plus élevés. On augmentera ainsi le nombre de ceux qui financent tout en réduisant la cohorte de ceux qui sont financés.

Elémentaire, n'est-ce pas ? Elémentaire en effet, à quelques détails près comme le chômage, la multiplication des préretraites et le fait que près des deux tiers des salariés du privé liquidant aujourd'hui leur pension sont déjà ­ sous une forme ou sous une autre ­ en cessation d'activité. Dans ces conditions, la solution gouvernementale ne pourra entraîner que deux résultats. Soit l'augmentation effective de la durée des cotisations accompagnée du ralentissement des recrutements à la base, d'un accroissement du chômage des jeunes et d'un vieillissement défavorable au dynamisme d'une population active ne se renouvelant plus. Soit, plus probablement, la réduction du nombre de ceux qui pourront prétendre à une retraite à taux plein.

La solution gouvernementale ignore manifestement le mouvement séculaire par lequel un nombre sans cesse réduit d'heures travaillées dans la nation permet de livrer un produit accru et d'occuper un nombre croissant de personnes grâce à la réduction des temps de travail : ainsi, en 1896, en France, 18 millions de personnes occupées fournissaient annuellement 55 milliards d'heures ouvrées, cependant qu'un siècle plus tard très exactement, 22 millions de travailleurs n'en fournissaient plus que 35 milliards. Entre-temps, la durée annuelle de travail par individu s'était abaissée de plus de 3 000 heures à moins de 1 600. Les gains de productivité engendrés par l'évolution des technologies avaient bénéficié à tous. N'est-ce point là ce que l'on appelle le progrès social ?

Pourquoi s'acharne-t-on à soutenir la solution inverse, manifestement au rebours de toute évolution historique ? Simplement parce que toute autre solution obligerait les "nouveaux maîtres" de l'économie à partager ces gains de productivité.

Mais, si c'est sur le produit national que repose en dernier ressort la charge des retraites, si ce produit national est le fait, non point de travailleurs aux mains nues, mais de systèmes intégrés hommes/machines immergés dans une société, il n'y a aucune raison de faire supporter le financement des retraites aux seuls salariés. Cela est plus particulièrement vrai dans des systèmes productifs dominés par l'informationnel (l'ordinateur, l'ensemble des nouvelles technologies de l'information et de la communication, le robot...) où tout fonctionne en interdépendance. Au nom de quoi voudrait-on qu'un phénomène démographique concernant l'ensemble de la société repose sur une seule catégorie sociale ? D'autant que celle-ci, dont la rémunération dans la valeur ajoutée nationale a régressé de dix points dans le courant des années 1980, a "déjà donné" si l'on ose dire. C'est sur l'ensemble des revenus que doit reposer la charge, et c'est cela que l'on ne veut pas. N'abordons pas ici la question des modalités d'un tel élargissement de l'assiette. Mais cet élargissement ne découle-t-il pas lui aussi d'un "bon sens" au moins aussi évident que celui revendiqué par le gouvernement ?

Il est un point sur lequel nous marquerons un accord avec ce dernier. Il faut en effet réduire toute disparité entre le secteur public et le secteur privé. Rappelons-nous cependant ce numéro hautement comique par lequel le célèbre clown Grock s'était taillé une réputation internationale : il s'agissait de rapprocher le piano et le tabouret en tentant vainement de déplacer le premier. Dans le contexte que nous venons de rappeler, c'est le tabouret du privé qu'il faut aligner sur le piano du public et non l'inverse.

Ce n'est pas un sauvetage, mais un racket. Nous ne voulons pas, déclare le ministre des Affaires sociales, réduire le montant des retraites, mais simplement augmenter la durée du travail. Et de prendre toutes les mesures ­ allongement de la période de référence, diminution du taux de renouvellement, indexation des pensions sur les prix et non sur les salaires... ­ qui vont à l'opposé de cette déclaration. Dans une société où l'on vit plus longtemps et surtout en meilleure santé, quoi de plus naturel que de travailler plus longtemps, n'est-ce pas ? Dans un pays où se multiplient les plans sociaux et où les plus de 50 ans intéressent de moins en moins les employeurs, croit-il qu'il suffira, comme on l'a fait, de demander aux chefs d'entreprise de "retrousser leurs manches" pour conserver plus longtemps leurs vieux salariés ?

Le résultat ­ et sans aucun doute l'objectif recherché ­ est là. Les évaluations sérieuses, appuyées sur des exemples concrets, des experts syndicaux, font apparaître, à l'échéance 2020, des régressions de 20 % à 35 % des pensions versées aux futures générations. Et l'on voit renaître, pour le plus grand nombre, le spectre de l'assimilation, que l'on croyait révolue, de la vieillesse à la pauvreté.

Il s'agirait, nous promet-on aussi, de sauver les retraites par répartition tout en les complétant par la capitalisation. De qui se moque-t-on ? Est-ce en réduisant jusqu'à la portion congrue les retraites de base financées par la répartition, cependant que l'on consacre des deniers publics au développement de la capitalisation que l'on va sauver les premières ? Les leçons de la crise ne suffisent donc pas. On a vu pourtant se multiplier ­ notamment aux Etats-Unis ­ les cas où les faillites frauduleuses ont eu pour résultat de priver les salariés non seulement de leur emploi, mais aussi des épargnes qu'ils avaient accumulées en prévision de leurs vieux jours. Mais que pèsent "leurs vieux jours" face aux 175 milliards d'euros de prestations ­ un peu plus de 12,5 % du PIB ­ que les institutions financières privées ne se consolent pas de voir transiter ailleurs que par leurs caisses ?

Derrière cela, une logique est à l'oeuvre. Le capitalisme "entrepreneurial" des trente glorieuses est révolu. Entrepreneurs et organisations de travailleurs étaient alors, avec l'Etat, les acteurs dominants de la vie économique. A travers les affrontements, souvent très durs, pour le partage du produit national, chacun avait compris que le gain de l'autre conditionnait son propre revenu : le bon salaire faisait le débouché et le profit ; et le profit faisait l'investissement et le salaire. Dans les conflits, existait une zone de convergence que l'on finissait le plus souvent par atteindre. Progrès social et progrès économique allaient de pair. C'était le "cercle vertueux" fordiste.

Depuis les années 1980, la politique de libération des mouvements de capitaux lancée par le tandem Reagan-Thatcher a déplacé le pouvoir économique vers la sphère financière. Le capitalisme s'est fait "actionnarial" et la logique de fructification rapide des patrimoines financiers qui le domine à tous les niveaux n'a plus rien de commun avec la précédente. Le dividende, en effet, ne se nourrit pas des autres revenus mais des ponctions qu'il opère sur eux. Le discours dominant est celui du "trop". Trop de tous les autres évidemment : trop de masse salariale, trop d'Etat et donc d'impôt, trop de protection sociale, trop d'aide internationale publique et l'on a même vu des fonds de pension dénoncer les entreprises qui privilégiaient l'investissement productif par rapport à la distribution de dividendes. La stratégie du capital financier est donc de capter la totalité des gains de productivité de la nation. Le cercle s'est fait "vicieux".

C'est à la lumière de cette donnée qu'il faut considérer notre problème. Il revient aux citoyens de se dresser contre une tentative cynique de détournement de richesses entreprise avec la complicité du gouvernement. Si nous acceptons de subir cela, le fait accompli restera pour longtemps irréversible. C'est l'avenir qui est en jeu.


1 "Libération" - Par mercredi 21 mai 2003. René Passet est professeur émérite d'économie à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.