La contestation sur un plateau

Philippe et Raf1

Retour du Larzac le 8-10 août 2003

Plus de 250.000 personnes présentes au Larzac, quel succès ! Même si certaines ont fait l'aller retour pour seulement applaudir Manu Chao, on a senti que la marmite était bouillonnante chez la grande majorité des personnes présentes. Les décisions du gouvernement Raffarin de mettre la pédale douce à la rentrée s'explique par le fait qu'il pourrait y avoir du grabuge lors des prochains conflits sociaux. Mais au-delà du succès du rassemblement de nombreuses critiques se font entendre quant à la philosophie qui l'a animé : marchandisation du lieu, gigantisme et organisation d'une politique spectacle.

Marchandisation des milieux militants

Il nous semble que ce point est important à traiter et à réfléchir car les discours alternatifs et anti-OMC ou sur "le monde qui n'est pas une marchandise" trouve là leur limite dans l'organisation et la forme ainsi que dans une réflexion concrète sur une alternative au profit et à l'argent roi. On peut difficilement séparer les deux problématiques – les revendications politiques et le fonctionnement d'un tel rassemblement, qui doit aussi être la vitrine de la société que nous souhaitons comme simple organisation des ressources essentielles pour les multitudes. En dehors des prix prohibitifs pratiqués par les marchands "bio" ou par les espaces gérés par les organisateurs (les bars), il s'agit aussi de s'interroger sur le rapport entre la sphère professionnelle et l'engagement militant. Ce sont les producteurs - locaux ou d'ailleurs - qui vendaient leurs produits tout en dégageant de confortables marges bénéficiaires. Le prix général des boissons au comptoir oscillait entre 2 et 4 euros, la bouffe était également chère. Nous avons calculé qu'un repas (vraiment) minimal en calories revenait de 12 à 15 euros par jours en tablant sur les prix les plus bas seulement. L'eau était extrêmement rare2 : il fallait attendre une heure en plein soleil pour accéder à la citerne (eau gratuite) ou bien acheter une bouteille d'eau minérale de 3 à 5 fois son prix en hypermarché.

La conf' paysanne se défend néanmoins de tout calcul financier concernant la gestion de l'eau : c'est la Préfecture qui n'aurait pas donné son accord pour le stationnement d'autres citernes. L'autre problème majeur a été lié à la question des bénévoles, qui se sont plein d'avoir été traités comme des sous-employés par le staff' organisationnel. Celle-ci se défend encore en parlant du faible nombre des volontaires ainsi que du stress engendré par l'organisation d'un tel événement et la crainte de se faire dépasser par le nombre, ce qui peut se comprendre soit dit en passant. Mais ce sont néanmoins les organisateurs qui ont recherché un tel gigantisme, en invitant des "stars" musicales par exemple ou en verrouillant l'organisation - soit tu obéis, soit tu ne fais rien. Et il reste chez bon nombre de participants un goût souvent amer - qu'est-ce que ce "meilleur des mondes" où l'on a moins de droits que le salarié quidam et où l'on nous propose d'être spectateur des stars de la politique ou du spectacle ?

Richesses et multiplicité

Si le lieu nous a donné parfois l'impression d'être une gigantesque foire, dès qu'on abordait la verticalité des situations, au coin de l'un des derniers feux du jour, sous les chapiteaux, aux stands ou dans les cuisines autogérées/prix libre on se rendait compte de la richesse des situations. Il nous est guère possible de faire un compte-rendu exhaustif de toutes ces rencontres mais voilà quelques aperçus :

- une partie des débats a tourné autour de l'OMC et de la conférence de Cancun les 10-14 septembre. C'était bien évidemment le prétexte du Larzac. L'accord en préparation dans ces couloirs aseptisés - l'AGCS (accord général des commerces et services) - prévoit ni plus ni moins la disparition des services publics et de tout investissement étatique destiné à réduire les inégalités. Ce type de débat était notamment animé par ATTAC, selon un mode professoral : un expert parle et ses tirades les plus lyriques sont applaudies par une foule déchaînée ;

- les intermittent-e-s se sont également réunis pour faire un point sur leur mobilisation (v. dossier dans ce numéro). Ils ont également animé des spectacles "off" : pantomimes, jonglages, théâtre, musique. - retour sur les grèves et les luttes sociales du printemps. Les interventions étaient souvent très combatives et tournées autour de la nécessité de faire converger les luttes et de développer l'interco ;

- beaucoup de place laissée aux collectifs internationaux : ainsi les Kurdes se réunissaient en congrès à cette occasion, les stands étaient quasi-déserts de visiteurs même si individuellement on a pu parler des problématiques liées à la revendication d'un grand Kurdistan. Si les Kurdes rencontré-e-s étaient contents de la chute de Saddam Hussein les soucis actuels portent plutôt sur le degré de répression en Turquie. La torture continue ainsi que les déportations. L'espace Kurde a mieux fonctionné le dernier jour car une fête très enjouée a attiré du monde ;

- des collectifs en soutien à la Palestine organisaient une exposition des violences commises par T'sahal. No comment ;

- parmi les films présentés : Parole de Bibs présentaient des ouvriers qui commentaient le livre de François Michelin, en comparant ses assertions avec leur vie réelle ; le film a visiblement beaucoup marqué les spectateurs et effet de foule ou pas une certaine tension et émotion était palpable à la fin (en tout cas on vous le conseille, pour une fois un film dynamique et non pas misérabiliste sur la condition ouvrière) ;

- les rencontres étaient également sur les stands politiques ; à celui de No Pasaran nous avons pratiqué le prix libre sur de nombreux supports de diffusions politiques mais au-delà de ça, ce sont les contacts humains et les discussions qui ont primé - comment s'organiser, ne faisons nous que du bricolage, discussions sur la construction des genres, l'autogestion, la gratuité, le travail. - etc. Il y a autant de parcours que d'individus.

No Vox et le démontage du stand du PS

Le chapiteau No Vox a également regroupé des individus et des collectifs de luttes de sans papiers, de chômeurs ou de précaires. dont certains sont réunis dans le réseau du même nom. No Vox a en effet pour dessein de fédérer lors de moments forts les luttes des sans- (terres, domiciles, papiers, ressources.) De nombreux débats ont eu lieu pendant ces trois jours dont :

- de nombreuses informations sur le RMA - Revenu minimum d'activités – qui va être débattu dès l'automne à l'Assemblée nationale. Les moyens d'actions ont été également débattus ;

- - un débat extrêmement houleux sur la religion et les mouvements sociaux : la jeune femme qui s'exprimait au nom du Mouvement des jeunes musulmans a été en effet tancée par des personnes qui ne supportaient ni le port de son foulard ni la religion en général. Le débat n'a pas pu réellement aboutir, mais peut-on exclure, et au nom de quoi, des personnes qui veulent participer en toute bonne foi (sans jeu de mots) à des collectifs, sous prétexte qu'elles croient en Dieu ? Le summum du ridicule a été atteint avec un jeune universitaire, le menton en avant et droit dans ses bottes, style Philippe Val, qui pérorait sur la supériorité de la civilisation grecque. Bel exemple quant on sait que cette société excluait les femmes de toute décision politique, et où 50% de la population était réduite en esclavage. L'intervention du maire PCF de Montreuil concernant l'exclusion des croyants hors de tous mouvements sociaux a été longuement applaudie par une partie de l'assemblée (et huée par l'autre) ce qui fait froid dans le dos lorsqu'on sait que ce même maire expulse les sans-papiers et sans domicile, fait toutes les crapuleries possibles pour casser les mouvements, et en plus s'en vante devant une assemblée déchaînée.

Ce qui nous conduit naturellement à parler du démontage du stand du PS, qui a fait tant baver par la suite. Il faudrait se justifier. Mais non en fait. L'amnésie et l'hypocrisie développées à ce point étant insupportables, nous invitons les belles âmes à se renseigner sur le monde qui les entoure ; - Le PS est "notre ami" donc, et les personnes qui se sont succédées lors de la dernière assemblée de No Vox nous l'ont rappelé : répression, expulsions, refus d'augmenter les minima sociaux, suicides en prisons. Une longue série de rencontres avec les victimes des gestions de la gauche qui nous a permit de fixer des rencontres dès automne.

Apparition limitée pour les libertaires

Qu'en est-il des libertaires. Les stands des organisations présentes (AL, CGA, CNT, FA, No Pasaran, OCL) étaient situées dans un coin et le moins qu'on le puisse dire c'est qu'on ne la guère quitté. Il y a bien eu le démontage du stand du PS et l'apéro de la CNT, mais les libertaires n'ont organisé aucun débat, aucune rencontre avec des collectifs de luttes ou encore entre nous. Après le silence du VAAAG sur la question nous avons encore choisi la politique de la chaise vide en ce qui concerne les débats et les propositions politiques, en apparaissant que très peu, ou pas, pendant ceux qui étaient organisés pendant le Larzac. Difficile d'en cerner les raisons : peut-être un culte non avoué du minoritarisme, dès que du monde est présent c'est forcément que c'est "pas bien". En tout cas, on pourra toujours récuser l'étiquette de "légèreté politique" qui nous est collée sur le front, mais nous saurons pourquoi elle est là désormais. Ce refus de la conflictualité d'idées pourrait en tout cas, et même à court terme, nous être très dommageable. En terme de crédibilité politique avant tout. L'une des conséquences risque d'être le suivisme, encore une fois, lors des prochains mouvements sociaux. Si nous ne lions pas nos pratiques et nos idées avec du sens politique nous ne risquons guère de convaincre qui que ce soit. Qu'avons-nous à dire sur le travail, l'immigration, le revenu garanti ? Caca réformiste pour ce dernier ? Et alors on propose quoi ? Cotiser 32 ans au lieu de 37,5 voire 42 maintenant, la politique "du toujours moins" sans remettre en cause la centralité du travail et la déconnexion des ressources essentielles (par leur gratuité ou le revenu garanti) de l'emploi. On veut réformer le réformisme sans révolutionner la place elle-même que nous avons au sein de la "société", enfermé-e-s que nous sommes dans le diptyque producteur-consommateur. Si nous avons choisi de ne pas peser politiquement pendant le Larzac, drapés dans la suffisance de notre étendard noir et rouge, une initiative nous a permis néanmoins de sauver les meubles - la cuisine prix libre et autogérée dans laquelle des personnes des collectifs VAAAG (Nîmes, Montpellier), de la CNT et de No Pasaran étaient impliquées. Nous avons pu ainsi mettre en pratique nos idées d'autogestion et de démocratie directe, en pratiquant un prix libre qui a permis aux personnes fauchées de pouvoir avoir un repas équilibré et végétarien.

Toujours la quête du sens.

Si de nombreuses personnes ou collectifs venaient pour se retrouver après les luttes récentes, et se caler pour les suivantes, on peut également retenir, de ces journées passées aux stands, aux débats, à parler ou à répondre aux questions, la formidable quête de sens politique qui est en train de se produire. Après l'abandon des syndicats de cogestion lors des derniers mouvements et le black out de la gauche ex-plurielle qui considère indépassable le dogme libéral beaucoup de personnes se documentaient à tous les stands, voire dans quel groupe, parti ou syndicat s'engager. Une des questions entendues, dans la bouche de personnes agrippant des stands bariolées, c'est "et vous, que proposez-vous ?" ou bien encore "je vais voir, je n'ai pas encore fait mon choix". Quant on répondait "et vous que voulez vous faire ?" les personnes rebroussaient chemin, nous prenant pour les demeuré-e-s qu'on est peut-être. D'autres nous demandaient des termes techniques très précis ("et ça va pas nous coûter cher la gratuité ?") Les vieilles représentations politiques ont la peau dure et l'engagement idéal, clé en main, était parfois âprement recherché. La vérité, le bon chemin vers le grand soir ou sinon remboursez ! Mais les idoles de demain seront les déchus du surlendemain, et croire que qu'un groupe et qu'une personne détient LA CLE, LA VERITE c'est encore se préparer à de cruelles désillusions. Témoin toutes les personnes qui ont pleuré, vibré lors du discours de clôture de José Bové. Que leur restera-t-il si les espérances ainsi placées ne sont pas concrétisées. De la poussière du Larzac dans les bottes usées.

Nous devons rendre lisible une autre manière de faire de la politique. Au lieu de placer nos espérances dignes du sentiment religieux dans des "hommes" providentiels (toujours des hommes d'ailleurs, vous aurez remarqué-e-s) ou un grand soir improbable, il s'agit de lutter et de s'impliquer ici et maintenant dans les situations réelles, que l'on vit au quotidien, de prendre nous-même nos affaires en main. De lier et de développer ces résistances. Ce n'est pas le point de départ mais d'arrivée, le tout est de placer ses luttes à un point qui fasse cesser toute aliénation. Faire de la politique autrement c'est changer d'échelles de luttes et de rendre lisible et de temporaliser ces résistances à échelle humaine. Les changements de loi ne viennent qu'ensuite : les textes permettant l'émancipation des femmes, ou encore des noirs aux États-Unis, ont découlé de toutes ces résistances situationnelles et non pas l'inverse.

Dans ce cas là les idées que l'on peut diffuser, si jamais on le souhaitait, ne servirait que de supports à des actions locales. Les mouvements citoyennistes nous proposent une horizontalité biaisée : considérer que l'on peut discuter à jeu égale avec l'OMC pour infléchir ses décisions. Il faut lui opposer la verticalité de la praxis : agir en profondeur dans une situation donnée afin d'atteindre les ressorts individuels et collectifs qui pourront nous permettre tout simplement de révéler puis de refuser et de dépasser les situations aliénantes.


1 Militants de No Pasaran.

2 Néanmoins cette raréfaction de l'eau a certainement eu une grande vertu pédagogique : nous montrer sa préciosité et l'intérêt concret de sa gestion collective hors des mains de rapaces avides de profits. Pour un-e humain-e sur trois le principal soucis quotidien c'est d'avoir accès à une eau potable, et le fait de ne pas avoir de robinet à moins de 100 mètres de nous a certains permis d'accroître cette prise de conscience.