Du combat au partenariat

Jean-Marc Piotte

Introduction

Nous sommes dans un nouveau paradigme affirment la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et des intellectuels proches de cette institution. Qu'est-ce qu'un paradigme ? Quels étaient les termes du paradigme précé-dent ? Comment se structure le nouveau paradigme ? On ne nous le dit pas. Le paradigme est utilisé comme métaphore pour signifier le passage d'un monde à un autre. Le combat était la réponse syndicale au monde "ancien" ; le partenariat est la réponse au nouveau monde. Les deux stratégies opposées seraient aussi valides, mais pour des époques différentes et, pourquoi pas, opposées.

1. Les deux causes du nouveau paradigme

Deux explications différentes et non nécessairement reliées sont avancées pour expliquer cette mutation. L'une s'inspire des théoriciens de la régulation et se ramène trop souvent, chez ses épigones québécois, aux scénarios que voici. Avant dominait le paradigme fordiste fondé sur les paramètres sui-vants : une organisation du travail taylorisé reposant sur une stricte séparation entre les dirigeants et les travailleurs, réduits à l'exécution d'une tâche parcelli-sée ; un salaire et des avantages sociaux croissants, négociés en échange de la productivité permise par cette organisation ; un code du travail facilitant la négociation entre patrons et syndicats ; un État-providence qui, avec les con-ventions collectives, a favorisé le pouvoir d'achat de chacun.

Ce paradigme a éclaté. D'une part, les patrons n'arrivent plus à accroître la productivité par la taylorisation du travail et les travailleurs n'acceptent plus d'effectuer un travail ennuyeux et aliénant. D'autre part, un État-providence bureaucratisé et coûteux est miné par une crise financière l'empêchant de fournir la même quantité de services que précédemment, tout en étant toujours incapable d'offrir des services personnalisés.

Un nouveau paradigme s'impose donc. Au niveau de l'entreprise, les patrons et les travailleurs ont dorénavant intérêt à devenir partenaires dans une nouvelle organisation du travail qui lierait croissance de la productivité et satisfaction au travail. Au niveau social, l'économie solidaire doit pallier la décroissance et les déficiences de l'État-providence, en assurant des services caractérisés par la proximité et la personnalisation, et doit compenser les mises à pied entraînées par les réorganisations du travail dans l'entreprise privée et dans les institutions publiques en créant de nouveaux emplois 1.

Dans l'ancien "paradigme", quel était le pourcentage d'emplois taylori-sés ? Les nouvelles techniques de réorganisation du travail n'ont-elles pas été presque toutes pensées et, en partie, expérimentées dans le "paradigme" ancien ? Quel est le pourcentage actuel d'entreprises dé-taylorisées ? Dans quels secteurs ? Peut-on comparer la motivation du travail aujourd'hui, dans une période où domine la menace de chômage, avec celle qui prévalait dans une période de quasi plein-emploi ? L'économie sociale existait avant l'État-providence

pourquoi a-t-on eu recours à celui-ci si celle-là est par nature si ver-tueuse ? Quelles sont les causes de la crise financière de l'État ? Nos faiseurs de "paradigmes" ne répondent généralement pas à ce type de questions, se contentant de la ritournelle régulationiste qui les conforte dans leurs propres positions. Je dis ritournelle car les différentes élaborations de la théorie de la régulation sont plus complexes que le couplet chanté ici et apportent un certain éclairage sur les transformations de l'organisation du travail au sein des entreprises et sur les compromis salariaux au sein des États, tout en demeurant malheureusement très discrètes sur l'internationalisation de l'économie.

L'autre explication du changement "paradigmatique" est la mondialisa-tion, qui provoquerait une crise, forcerait les parties, au sein de l'entreprise, à s'unir pour faire face à la concurrence internationale et amènerait les différents partenaires à collaborer à l'assainissement des finances publiques en vue de la protection de cet outil collectif que serait l'État. Qu'est-ce que la mondiali-sation ? Quand débute-t-elle ? Quelle est la différence entre la mondialisation actuelle et la précédente internationalisation du capital ? La mondialisation affecte-t-elle les différentes branches du capital de la même façon ? Quelles en sont les causes ? Des États ont-ils joué un rôle dans cette mondialisation ? Quels secteurs de l'économie québécoise sont touchés par la présente mondia-lisation et quels secteurs sont à l'abri ? Quelle est la nature de la présente crise ? Est-elle économique ? Qu'est-ce que l'État ? Peut-on le qualifier d'outil collectif ? On ne répond généralement pas à ces questions. La mondialisation joue le même rôle explicatif dans le nouveau "paradigme" que Dieu au Moyen Âge: son existence est évidente et elle explique absolument tout.

Je voudrais ici développer l'hypothèse suivante: la présente stratégie de partenariat répond à deux faiblesses de la précédente stratégie de combat mais, en substituant le partenariat au combat, elle demeure prisonnière d'une stratégie qui n'est que l'envers de la précédente et ne résout aucun problème. Auparavant, on valorisait la lutte, la grève ; maintenant on valorise l'absence de conflit, comme le révèle le président de la plus importante centrale syndicale, Clément Godbout de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), qui se félicitait du bas niveau de grève au Québec. (Il faut remonter à l'époque duplessiste pour entendre quelqu'un vanter la docilité de la main-d'œuvre québécoise, et cela venait, non d'un dirigeant syndical, mais de Duplessis lui-même...

2. Une limite pratique

Le syndicalisme de combat a contribué, même si la conjoncture socio-économique s'y prêtait, à améliorer les salaires, les avantages sociaux et les conditions de travail des salariés et a favorisé, même si on se plaît à l'ignorer aujourd'hui, la démocratisation des syndicats. Cependant, il n'avait aucune réponse concrète à apporter aux syndiqués des secteurs mous (textile, vête-ments et chaussures) aux prises avec des mises à pied et des menaces de fermetures d'usine. Les syndicats de ces secteurs étaient plutôt accusés de pencher vers le syndicalisme de boutique ! Aussi est-ce l'une des raisons - non la seule - de leur départ de la CSN et de la fondation, avec d'autres scission-nistes, de la Confédération des syndicats démocratiques (CSD). Celle-ci est d'ailleurs la première centrale syndicale au Québec à pratiquer et à prôner le partenariat.

La déréglementation, initiée au niveau international par Reagan, et les accords de libre-échange, accroissant la mobilité du capital, ont stimulé la concurrence et ébranlé les entreprises liées au marché international. Les menaces de mises à pied et de fermetures d'usine se sont étendues des sec-teurs mous jusqu'aux industries de transformation (métallurgie, pâtes et papiers...) et ont engendré un climat de peur généralisée. Le Fonds de solida-rité, créé pour aider les entreprises en difficulté, propose alors un partenariat, repris par la FTQ et la CSN, qui devient une norme défendue, non seulement dans les entreprises en difficulté, mais dans toutes les entreprises. Au nom de la défense de l'emploi et sous le mot d'ordre de partenariat, les syndicats en arrivent peu à peu à soutenir l'intégration des syndicats aux objectifs de l'entreprise et, en définitive, à la logique du marché. Cette politique se mani-feste partout, entre autres dans le Document de réflexion sur une nouvelle organisation du travail, fruit d'un consensus entre le Conseil du patronat du Québec (CPQ), la FTQ, la CSN et la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ) :

Les parties conviennent que leurs objectifs fondamentaux sont de fait partagés et interdépendants. Il s'agit de développer diverses capacités, notamment et sans les ordonner : d'assurer la rentabilité de l'entreprise ; de faire face à la concurrence ; d'innover régulièrement et rapidement; de gérer efficacement les ressources humai-nes, financières et techniques ; de répondre aux besoins des clients ou de la popula-tion ; d'utiliser la créativité des employés et des employées; et ainsi, de maintenir et créer des emplois de qualité. 2

Le syndicalisme de combat n'arrivait pas non plus à concilier, dans le secteur public, les intérêts syndicaux et les intérêts professionnels des mem-bres. Le syndicalisme de combat avait lutté contre l'existence d'associations professionnelles, jugées facteurs de division : les syndicats, affirmait-il, pouvaient représenter l'ensemble des préoccupations de leurs membres, y compris au niveau professionnel. Le syndicalisme de combat a échoué. La Fédération des affaires sociales (FAS) n'a jamais été capable d'aller au-delà de ce qui est prescrit par les articles de la convention collective et de se doter d'une politique centrée sur la qualité des soins. La Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEQ, CSN) et la CEQ ont été, l'une et l'autre, incapables de se doter d'une véritable politique de l'enseignement. Deux réponses visent à combler cette lacune, l'une à l'intérieur du secteur publie, le partenariat, l'autre à l'extérieur, l'économie sociale.

3. Un projet de société défaillant

Le syndicalisme de combat, influencé par la théorie marxiste, analysait tout en termes de luttes, de conflits dont devaient surgir, à court terme, des ententes, des conventions, des trêves négociées et, à moyen terme, un socia-lisme démocratique. Ce socialisme impliquait l'autogestion au niveau de l'entreprise, le remplacement du marché par la planification et un État, non seulement institutionnellement démocratique (comme notre présent État), mais aussi "matériellement" démocratique (ses politiques seraient détermi-nées par les besoins de la majorité et non par une minorité économiquement dominante comme dans la présente situation). L'écroulement du socialisme réel a entraîné l'enterrement du socialisme possible : comment espérer encore qu'une planification démocratique et efficace puisse remplacer le marché ? Comment aspirer à une société sans classes ? Comment rêver la réconciliation de l'individu libre, égal et raisonnable d'une communauté retrouvée ? Le marxisme, porteur de ce socialisme, disparaît comme projet de société, même s'il demeure un instrument valable pour comprendre le fonctionnement du capitalisme.

Chez les partisans du partenariat, l'entente n'est pas le fruit d'une lutte. L'entente est première, les mésententes, les luttes découlent d'un manque de partenariat. Le partenariat constituerait le caractère distinctif de la social-démocratie. Pourtant les dirigeants et les intellectuels des pays socio-démocrates n'ont jamais insisté sur le partenariat, sachant trop bien que la social-démocratie avait été imposée aux patrons par un mouvement ouvrier puissant, très bien organisé syndicalement et politiquement. Les chantres québécois de la social-démocratie, dans une situation où le mouvement syndi-cal est très affaibli, réduisent celle-ci à la formule "très pure laine" du "il faut se parler". Ces pays étaient sociaux-démocrates : la déréglementation internationale initiée par Reagan a annihilé le compromis social sur lequel reposait la social-démocratie en rendant caducs les instruments de régulation économique des États nationaux. Des progressistes syndicaux du Québec continuent pourtant de proposer pour l'avenir une formule faisant malheu-reusement partie du passé. Ou ils affirment encore, comme Diane Bellemare, directrice de la Société québécoise de développement de la main-d'œuvre (SQDM) ou comme Pierre Paquette, secrétaire général de la CSN, qu'il n'y a plus de modèle, le Japon étant aujourd'hui plus près du plein emploi que la Suède. Ne reste alors que le partenariat, apprêté à la sauce nationaliste, au nom duquel des dirigeants syndicaux appellent leurs troupes à s'allier à l'État du Québec (perçu comme l'outil collectif  3 de tous les Québécois) et au patronat pour contrer la mondialisation, pour combattre les concurrents étrangers sur l'échiquier international. La pratique ancestrale de la solidarité au Québec nous rendrait particulièrement aptes à ce partenariat ! Le patronat adhère à ce nationalisme économique dans la mesure où on ne le transpose pas dans le champ de bataille politique contre Ottawa. Mais comment une telle politique, qui oppose les travailleurs d'un État à ceux des autres États, pourrait-elle contrecarrer la mainmise progressive des multinationales sur les ressources du globe, le démantèlement des États-providence et la prolifération des exclus 4 ?

Je vais ici me limiter à l'étude du partenariat dans l'entreprise privée et à examiner comment les syndicats du secteur public abordent les questions liées à la qualité des services offerts par leurs membres.

4. L'emploi comme justification

Les entreprises, au nom de la concurrence, exigent l'amélioration de la productivité (upgrading) associée souvent, quoi qu'en disent les partisans du partenariat, à une diminution de la main-d'œuvre (downsizing). La première est acquise par des changements technologiques (remplacement de travailleurs par des machines) et/ ou une réorganisation du travail (élargissement, enrichissement et rotation des tâches ; polyvalence et flexibilité des fonctions ; cercles de qualité, groupes semi-autonomes et travail en équipe). La seconde est arrachée par la mise à pied des plus jeunes et/ou la pré-retraite des plus âgés, la précarisation d'une partie de la main-d'œuvre régulière et la sous-traitance. Face à cette stratégie patronale, les syndicats sont portés à subor-donner leurs demandes salariales et de conditions de travail traditionnelles au maintien de l'emploi.

Kenworth réouvrira ses portes en 1998. Doit-on, comme certains, procla-mer une victoire syndicale et se congratuler pour la réussite de ce modèle québécois de partenariat (auquel les nationalistes se voient contraints de reconnaître la présence du partenaire fédéral) ? Je ne répéterai pas la courte histoire de cette série de compromis syndicaux successifs qui ont rendu possi-ble cette réouverture : elle est très bien racontée dans le remarquable reportage d'une équipe du Point, "Troc: Made in Québec", présenté pour la première fois à Radio-Canada le 23 février 1997. Le syndicat a dû accepter toutes les demandes patronales, sauf une : il a pu conserver la clause sur l'ancienneté syndicale. Des 850 travailleurs en fonction lors de la fermeture de l'usine, 350 seront rappelés l'an prochain, 350 sont sur une liste de rappel tandis que les autres jouiront d'une retraite anticipée. Comment peut-on sérieusement parler de gain syndical et de respect de la dignité des travailleurs ? La multinationale Paccar, qui a engrangé 295 millions de dollars en 1995, a obtenu l'annulation des millions de dollars d'amendes pour son non-respect du pacte de l'auto-mobile inscrit dans les accords de VALENA, un prêt sans intérêt de 13 millions et demi de dollars des deux ordres de gouvernement, une subvention de Québec de huit mille dollars par emploi "créé" et un prêt du Fonds de solidarité de 26 millions et demi de dollars à un taux inconnu. Si les mots ont encore un sens, comment peut-on parler d'une victoire des partenaires québécois ? Il y a un gagnant, Paccar, devant lequel ont dû s'agenouiller le syndicat et nos deux gouvernements afin de négocier le maintien de l'emploi pour 350 travailleurs.

La situation ailleurs n'est pas toujours aussi dramatique qu'à Kenworth : 850 travailleurs vivant l'angoisse de se trouver du jour au lendemain sans emploi et, depuis la signature de l'entente, 350 attendant de façon plus ou moins désespérée d'être peut-être rappelés un jour, avec les conséquences désastreuses qu'une telle situation entraîne pour les familles concernées. Mais, dans nombre de cas, que les travailleurs soient syndiqués à la FTQ ou à la CSN, la négociation s'enclenche dans une conjoncture où la fermeture est une éventualité à ne pas sous-estimer. À l'usine d'Abitibi-Price d'Alma, la com-pagnie demande en 1990 au syndicat affilié à la CSN de négocier une réorganisation du travail qui implique la suppression de 65 des 825 emplois. Le syndicat refuse. Puis, face aux menaces de fermeture, le syndicat plie et accepte d'entrer dans un processus de partenariat avec la partie patronale. Maintenant l'usine ne fonctionne plus qu'avec 480 travailleurs, tout en pro-duisant plus et mieux qu'il y a sept ans 5. La Fédération de la métallurgie de la CSN, très impliquée dans le partenariat, a vu son nombre de membres décroître de 22000 en 1988 à 16 000 en 1996, tout en conservant le même nombre de syndicats. Le Fonds de solidarité de la FTQ aurait, dit-il, contribué depuis sa fondation au maintien et à la création de 52 000 emplois. Mais si les dirigeants du Fonds, au lieu de se cacher derrière des formules publicitaires, dévoilaient les résultats précis de leurs activités, ils devraient reconnaître que, dans l'ensemble, il y a, dans les entreprises où ils ont investi, moins de travailleurs après qu'avant leur investissement, qu'ils ont assurément maintenu des emplois... en en sacrifiant d'autres, même s'il existe évidemment des entreprises où leur participation a créé de nouveaux emplois.

Le partenariat aurait comme objectif, disent les centrales, de maintenir et de créer des emplois. Mais, comme nous l'avons vu, face à la concurrence, il faut produire plus et mieux avec le même nombre d'employés: les syndicats sont ainsi conduits à négocier les mises-à-pied, à cogérer l'exclusion par divers moyens : licenciement des précaires, retraites bonifiées pour les plus vieux dont on sollicite le départ, liste de rappel pour ceux, les moins anciens, qui ont été renvoyés...

Les syndicats n'ont peut-être pas de meilleurs choix et ils sont toujours utiles: les travailleurs des entreprises syndiquées subissent généralement moins de reculs que ceux œuvrant dans les entreprises non syndiquées. La solution ne réside pas non plus dans un refus de discuter les conditions de productivité : les syndicats qui réussissent à négocier les réorganisations de travail perdent généralement moins que ceux n'y arrivant pas. Le tort des centrales syndicales n'est pas là. Il réside plutôt dans leur tendance à nommer vertu la nécessité, à déclarer offensive une stratégie défensive et à proclamer voie de l'avenir le partenariat qui est une tentative désespérée de ne pas perdre davantage. Le tort des syndicats n'est pas d'agir localement et à court terme - ils ne peuvent faire autrement - mais d'en arriver à penser localement et à court terme. Ainsi, en sacrifiant des emplois au nom de l'emploi, les centrales s'inscrivent tout à fait dans le courant international qui a vu le taux de chômage grimpé de 5 % à 16 %, de 1980 à 1996, dans les pays de l'OCDE. Ainsi en acceptant de signer des ententes pour des délais supérieurs à ceux prévus dans le Code du travail, ils ont ouvert la voie à des modifications qui ont signifié la disparition de ce type de contrainte, sauf pour la première convention collective. Les trois centrales se sont opposées à ces modifications qui "affaiblissaient leur rapport de force", mais sans beaucoup de vigueur (Peut-être ces modifications faisaient-elles leur affaire ? Regroupant de plus en plus de petits syndicats, les centrales sont débordées de travail. Négocier des conventions de loin en loin allège la tâche et accorde, pourquoi pas, du temps pour le partenariat). Aujourd'hui plus de 20 % des conventions collec-tives sont signées pour des périodes excédant trois ans, au profit d'une paix industrielle que promeut Claude Blanchet, ex-dirigeant du Fonds de solidarité, et Clément Godbout, président du conseil d'administration de celui-ci et président de la FTQ.

5. La satisfaction au travail

La partenariat ne viserait pas seulement à protéger l'emploi, mais à lier la croissance de la productivité à la satisfaction au travail. Si, avant, dans l'an-cien paradigme, la croissance de la productivité était dépendante de l'aug-mentation de l'intensité du travail, maintenant, dans le nouveau paradigme, elle serait liée, dit-on, à l'amélioration de la qualité du travail et à la satisfac-tion au travail. Pourtant - les différentes recherches le démontrent - que les différentes réorganisations du travail soient déterminées ou non par la volonté d'améliorer la qualité du produit, elles impliquent presque toujours une crois-sance de l'intensité du travail en terme de dépense physique ou intellectuelle. Paul-André Lapointe, pourtant partisan du partenariat et membre du collectif de recherche sur les innovations sociales dans les entreprises et les syndicats (CRISES), le reconnaît: "Une ombre importante au tableau réside dans l'accroissement des charges de travail, perceptible partout. Principale source de critiques des salariés, cette intensification du travail, variable selon les milieux et les postes de travail, représente-t-elle un prix à payer trop élevé pour conserver son emploi ? Cette question, que les syndicalistes gestionnai-res ont peut-être trop tendance à minimiser, est l'objet d'un débat important parmi les salariés ; néanmoins, ils sont plutôt rares ceux qui voudraient retourner à l'ancienne façon de travailler" 6.

Pourquoi ne veulent-ils pas retourner à l'ancienne façon ? Par crainte du chômage ? Parce qu'ils sont plus satisfaits de leur travail ? Les travailleurs sont évidemment les seuls juges de leur plus ou moins grande satisfaction et des raisons de celle-ci. Pourtant, comme l'explique si bien Mona-Josée Gagnon, il est à peu près impossible pour un observateur extérieur de mesurer la satisfaction au travail :

Voilà pourquoi certains sont allés jusqu'à dire que, dans les conditions actuelles du marché du travail, pour la plupart des gens, la satisfaction est une notion illusoire et pernicieuse. La satisfaction est essentiellement la preuve que, au plus grand avantage de notre santé mentale, on s'est adapté à une situation au départ pas du tout réjouissante, en vertu de mécanismes de compensation dont chaque individu a le secret. Il y a tant de façons de se consoler : en dépensant son argent quand on a un bon salaire, en cultivant les rapports sociaux avec les collègues de travail, en haïssant activement ses supérieurs, en payant à ses enfants de longues et coûteuses études... Il est même arrivé que des groupes se déclarent globalement satisfaits de leur travail, alors qu'ils évoluaient dans des milieux marqués par de forts taux de roulement, d'absentéisme, et même par du sabotage... Bref, nous voilà au cœur des mystères et des misères de l'âme humaine. 7

6. La démocratisation de l'entreprise

Le partenariat viserait, en plus de l'emploi et de la satisfaction au travail, la démocratisation de l'entreprise 8. Qu'est-ce que la démocratie ? Dans le document de la FTQ, Démocratiser nos milieux de travail ?, on la définit de la façon suivante : "La démocratie, c'est la souveraineté du peuple, c'est-à-dire le pouvoir de décision à la base ou par des représentants élus par cette dernière et qui doivent lui rendre compte" 9. Dans un colloque organisé par la CSN, un animateur la définit comme suit : "La démocratie au travail implique un ensemble de droits de natures diverses qui vont du droit à l'expression, du droit à la formation et à l'information, jusqu'au droit de décision. La démocra-tie au travail signifie que les salarié-es participent quotidiennement aux déci-sions de l'entreprise, sur le comment-faire et le quoi-faire, sur les procédés, les politiques, missions et choix stratégiques de l'entreprise" 10.

Quelle que soit la définition à laquelle on adhère, la quasi totalité des acteurs et des analystes reconnaissent que les travailleurs, s'ils sont parfois informés, voire consultés, n'ont habituellement aucune part aux décisions fondamentales concernant la vie de l'entreprise (politiques, missions et choix stratégiques). Ces politiques sont adoptées par les patrons ou les administra-teurs locaux, qui n'ont pas été élus par les salariés, ou au loin, par le siège social ou le gouvernement, ce dernier n'étant pas redevable aux salariés de l'entreprise, mais à la majorité de la population qui l'a élu. La démocratie au sein de l'entreprise privée ou de l'institution publique n'existe pas. On peut, tout au plus, parler d'un processus de démocratisation de l'entreprise. Mais que signifie ce processus ? Quelle est sa portée réelle ? Le patronat partage-t-il comme objectif la démocratisation de l'entreprise ? On peut en douter. Un des directeurs d'Alcan Aluminium à Shawinigan, invité à un colloque de la CSN parce que l'un des patrons les plus ouverts au partenariat, définit ainsi la démocratie : "La démocratie, pour moi, c'est lorsque chacun occupe un territoire à la mesure de ses habiletés, de ses connaissances, de ses capacités et tout cela, dans le respect du territoire des autres" 11. Ou, dit autrement: à chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! Ce directeur est-il représentatif des autres patrons "modernistes" ? 12

La démocratisation est un projet syndical visant à être mieux informé et davantage consulté par les patrons, et qui réussit parfois à obtenir, au profit des salariés, une délégation de certains pouvoirs et de certaines responsabi-lités. Cette démocratisation peut être étudiée au niveau des relations de travail (extension du champ couvert par la convention collective) et à celui de l'organisation du travail (délégation de responsabilités). J'examinerai ici deux études de cas: GM-Boisbriand et les alumineries d'Alcan.

7. GM-Boisbriand

Selon Paul R. Bélanger (CRISES) et Mario Huard, l'usine de GM-Boisbriand serait l'exemple d'un "nouveau modèle d'usine" qui s'inscrirait dans un "processus de démocratisation de l'organisation du travail et des relations de travail". Voyons les faits. En 1984, un nouveau directeur d'usine est nommé pour réorganiser l'usine et la rendre performante ou, en cas d'échec, la fermer. Le syndicat et les travailleurs sont mis au pied du mur ; ils doivent démontrer leur bonne volonté en améliorant la productivité (quantité et qualité des automobiles) et en assainissant les relations de travail. Les milliers de griefs accumulés sont rapidement réglés et l'usine voit sa productivité augmenter de 30 %. Le syndicat devrait aussi accepter une convention collective locale qui codifie le mode de fonctionnement de la New United Motor Manufacturing Inc. (NUMMI), usine conjointe et non syndi-quée de GM et de Toyota en Californie. Le syndicat réussit à modifier trois façons de faire : l'absentéisme de certains n'est pas assumée par les équipes de travail, mais par une équipe volante; les chefs d'équipe font partie de l'unité d'accréditation et sont nommés par ancienneté ; la rotation des tâches et le travail en équipe sont assumés sur une base volontaire. Détroit accepte-t-il ces trois accrocs à son modèle de participation à cause de la force du syndicat ou grâce au prêt de 220 millions de dollars (sans intérêt et remboursable dans trente ans) des deux ordres de gouvernement ? Peut-on parler de démocra-tisation des relations de travail si le modèle patronal d'organisation du travail, sauf sur trois points, est imposé ? La convention touche de nouveaux enjeux, mais ne devrait-on pas parler de démocratisation formelle et non réelle si la majorité de ceux-ci sont dictés par le patron ? Nos deux auteurs ne se posent pas ces questions.

La convention est ratifiée en 1987, dans un syndicat très divisé, par environ 60 % des travailleurs, malgré l'appui apporté à la ratification lors de l'assemblée par le président des Travailleurs canadiens de l'automobile (TCA) et par le président Louis Laberge de la FTQ, et malgré le fait que la fermeture soit la seule solution de rechange à l'accord. Les deux auteurs n'expliquent pas ce faible vote, sauf par un attachement passéiste de certains à une stratégie syndicale conflictuelle et agressive.

La mise sur pied d'équipes de travail assurerait aussi, selon les deux auteurs, la démocratisation de l'organisation du travail. Chaque équipe est formée d'un chef, qui "dirige" l'équipe sans "surveiller" les travailleurs, comme le faisait le contremaître qu'il remplace, et de six techniciens de montage polyvalents. Le plan de production est fixé par la direction ; sous la supervision du chef d'équipe, les travailleurs instaurent la rotation et se partagent les tâches. La chaîne de montage n'est pas éliminée - détail oublié par nos auteurs - et chaque équipe vérifie, selon le principe du "client et du fournisseur", la qualité du produit qu'il reçoit de l'équipe qui la précède et la qualité du produit qu'il confie à l'équipe en aval afin d'assurer, comme le stipule la convention collective, le "montage d'un véhicule d'un niveau de qualité le plus élevé possible au meilleur coût possible" 13. Les deux auteurs nomment démocratisation du travail ce type d'équipes de travail dont l'autonomie masque une très forte intensification du travail, une croissance de la pression exercée sur chaque travailleur qui voit son autonomie individuelle réduite, une gestion du travail par le stress.

8. Les alumineries

Le CRISES a produit de meilleures études, dont celle de Paul-André Lapointe sur le cas des usines d'Alcan au Saguenay. L'auteur démontre avec brio que la stratégie syndicale, visant à négocier la participation ouvrière aux programmes de productivité, est celle qui permet de mieux sauvegarder des emplois tout en favorisant un meilleur contrôle des travailleurs sur l'organi-sation du travail. Au niveau des relations du travail, le syndicat obtient, entre autres, une participation aux programmes de formation dont l'objectif est la requalification des travailleurs. Au niveau de l'organisation du travail, la structure hiérarchique est allégée, le contremaître devient un animateur, les équipes de travail voient leur champ de responsabilité accrue... L'auteur conclut cette étude en affirmant que la démocratisation du travail, aux niveaux des relations et de l'organisation de travail, est l'enjeu fondamental de la modernisation actuelle des usines 14.

Paul-André Lapointe reconnaît l'existence de contreparties à cette démocratisation. Ainsi, comme nous l'avons déjà mentionné, il signale l'ac-croissement, dans toutes les usines, des charges de travail. Il indique que l'autonomie individuelle est parfois réduite, même s'il juge que cette réduction est compensée par un accroissement de l'autonomie du collectif auquel doi-vent se conformer individuellement les salariés. La FTQ, dans Démocratiser nos milieux de travail ?, affirme: "La dimension la plus fondamentale de l'autonomie est la dimension individuelle [...] C'est pourquoi le travail en équipes semi-autonomes ne peut pas fonctionner - ou en tout cas ne mérite pas ce nom - si l'autonomie collective ne se complète pas par une bonne dose d'autonomie individuelle, une vraie marge de manœuvre" 15. Je ne sais pas s'il faut juger l'autonomie collective à l'aune de l'autonomie individuelle, mais il me semble qu'il y a là un problème, qui renvoie à un débat philosophique fondamental, qui mériterait qu'on s'y attarde.

Les dirigeants syndicaux, happés par les problèmes de gestion, y consa-crent, dit P.-A. Lapointe, "toutes leurs énergies et tout leur temps", luttant fréquemment contre le burn out. Un fossé peut se creuser entre eux et les salariés du plancher de l'atelier, laissés quasiment sans défense. Heureuse-ment, dit l'auteur, une démocratie syndicale vivante entraîne le remplacement de ces dirigeants coupés de la base.

9. Autonomie et démocratie syndicale

La gestion "conjointe" soulève un certain nombre de difficultés, liées à la négociation raisonnée et permanente qui y prévaut habituellement et qui, dans une logique intégrative, suit trois étapes: identification du problème; recherche et évaluation des solutions; choix d'une solution mutuellement acceptable. Il y a entre les deux parties un rapport au savoir - qui est aussi pouvoir - forcément inégalitaire : il n'y a aucun mépris à reconnaître que les travailleurs sont au départ défavorisés face à des employeurs qui ont derrière eux toute l'infor-mation requise et des années de formation pour l'interpréter dans le sens patronal; l'admirable est que des dirigeants syndicaux en arrivent à conserver une vision syndicale et ouvrière face au discours patronal ! Reynald Bourque, un spécialiste et un propagateur de la négociation raisonnée, reconnaît que ce type de négociation, accordant une plus grande marge de manœuvre aux membres de comités, recèle un grand danger pour la démocratie syndicale et qu'elle "nécessite dans les faits davantage de consultations des membres que les approches traditionnelles" 16. Pourtant les expériences de gestion participative sont peu souvent concomitantes à une extension de la pratique démocratique syndicale.

Paul-André Lapointe affirme que la très "grande proximité des dirigeants syndicaux avec la direction de ]'usine" n'a pas empêché ceux-ci de conserver une "logique indépendante de celle de la direction". Je ne sais pas sur quels critères s'appuie cette affirmation et ce que l'auteur entend par logique, car il affirme, dans le même article, que les syndicats ont intégré à un tel point la logique de la productivité et de la rentabilité qu'ils ont constitué avec leurs dirigeants un "chœur patronal-syndical de la compétitivité tout azimut".

Dans les textes de la CSN, la productivité n'est plus seulement un moyen dont les syndicats devraient tenir compte en fonction de leurs propres objectifs ; elle est devenue, comme chez les patrons, un objectif, une fin. On affirme même que l'entreprise est une responsabilité conjointe des patrons et des travailleurs alors que le vrai pouvoir de décision est toujours là où ne sont pas les travailleurs ! Il ne faut pas alors s'étonner qu'on n'arrive plus à distinguer le "eux" du "nous". Il ne faut pas alors s'étonner - ce qui est sans doute une première dans l'histoire syndicale du Québec et peut-être du monde - que le plan et le contenu d'une brochure syndicale destinée à la formation des syndiqués, Travail en équipe et démocratie au travail, aient été soumis aux doux parties (dirigeants de syndicats et dirigeants d'entreprises).

10. Un mot d'ordre et plusieurs procès de travail

P.-A. Lapointe enquête sur des usines de métallurgie qui, comme celles du papier, sont des industries de transformation. Les usines de ce type d'indus-tries se prêtent très bien au travail en équipe et il est compréhensible que les chercheurs en organisation de travail portent un intérêt particulier à ce qui est nouveau. Mais peut-on extrapoler à l'ensemble des industries les conclusions provenant de ce type d'industries 17 ? Ce type d'industries constituerait-il l'avant-garde que les autres industries devraient suivre ? Représente-t-il le modèle de l'avenir? Le travail en équipe et la démocratisation de l'entreprise sont-ils des mots d'ordre valables pour tous les établissements ?

Les secteurs des services privés et publics sont demeurés presque com-plètement étanches aux expériences de démocratisation du travail. Pourquoi ? Pourtant les secteurs publics, dont l'enjeu est la santé et l'éducation d'êtres humains, auraient dû constituer un terrain fertile à des expériences de "partenariat". La qualité du corps et de "l'âme" est un enjeu qui - dans la perspective qui est la mienne - est incomparablement plus importante que celle de la feuille de papier ou d'aluminium. Pourquoi, dans les hôpitaux et les écoles, les syndicats ont-ils été incapables, aujourd'hui comme hier, de se doter d'une politique de services publics qui va bien au-delà des clauses d'une convention collective ?

Je n'ai pas de réponses à ces questions, mais des pistes qu'on pourrait explorer. Dans les hôpitaux, toute réorganisation importante du travail implique une nouvelle répartition des tâches et des responsabilités entre les médecins et les infirmières 18. Or ceux-là sont organisés dans des corporations très fortes, défendant avec intransigeance le pouvoir de leurs commettants, tandis que celles-ci, à l'origine du syndicalisme dans les hôpitaux, ont peu à peu quitté la CSN, afin de se libérer de la FAS qui leur imposait une politique sectaire d'égalitarisme par le bas, ne reconnaissant pas dans la pratique leur formation professionnelle, y compris au niveau salarial. La FAS, sans les infirmières, n'est plus au cœur du processus du travail dans les hôpitaux, même si ceux qu'elle représente y exercent des fonctions essentielles.

La CEQ a tenté d'intégrer les questions professionnelles à ses préoccupa-tions par diverses interventions, notamment par l'organisation de colloques 19. Elle a été la première, à ma connaissance, à mettre en lumière le phénomène du décrochage, particulièrement présent dans les milieux pauvres. Cette prise de position publique a conduit à une entente entre la CEQ, le ministère de l'Éducation du Québec (MEQ), la Fédération des commissions scolaires du Québec (FCQS) et l'Association des cadres scolaires de la province du Québec (ACSPQ) visant à promouvoir des mesures favorables à la réussite scolaire, communément appelé le plan Pagé. Près de 40 millions de dollars ont été investis par le MEQ dans ce projet : campagne de promotion pour valoriser le personnel enseignant; appui accordé au Centre de recherche et d'intervention sur la réussite scolaire (CRIRES) ; mesures pour le dépistage précoce des élèves en difficulté et pour un soutien particulier aux clientèles à risque ; aide à la conception et à la réalisation de projets locaux... La CEQ s'est retirée de cette entente quadripartite lorsque le gouvernement, dans le cadre de la négociation, a imposé de nouvelles coupures en éducation. À ma connais-sance, il n'y a aucune évaluation de l'utilisation de ces 40 millions de dollars et aucun bilan des projets locaux (taux de réussite, raisons des succès et des échecs, etc.).

En 1993, la CEQ signe un accord-cadre avec le MEQ et la FCSQ sur l'organisation du travail dont elle n'ignore aucun des éléments : structure hiérarchique ; structure et frontière des tâches, classification des emplois; modes de gestion et de dotation ; aménagement du temps de travail et sa durée ; précarité, sous-traitance et changements technologiques ; etc. Cet accord s'inscrit dans ce qui est préconisé dans le secteur privé et vise surtout une plus grande efficacité à moindre coût : "Dans le contexte économique et budgétaire actuel, les parties reconnaissent la nécessité d'améliorer l'efficience des secteurs public et parapublic québécois. Les parties reconnaissent que l'examen en profondeur de l'organisation du travail, des règles de travail et des services publics permettrait d'identifier des économies et d'améliorer l'effica-cité des services à la population ainsi que la qualité de vie au travail des employés" 20. Cette entente n'a rien donné, sauf préparer l'entente de partena-riat entre la Fédération des enseignantes et enseignants des commissions scolaires (FECS-CEQ), la FCSQ et le MEQ (mars 1995 /début 1996).

Cette entente est plus précise. Elle vise encore à assurer "l'efficience et l'efficacité du système", mais on ajoute qu'elle est soutenue par une visée commune : la "réussite éducative de chaque élève". Le MEQ et la FCSQ reconnaissent le "professionnalisme" des enseignants et leurs "compéten-ces" en voulant favoriser leur participation à la prise de décision. Les partenaires privilégient "l'approche consensuelle" et la "méthode de réso-lution de problèmes" (négociation raisonnée). Ils créent un "forum national" avec un comité de suivi au "niveau local" (commission scolaire et école). Au niveau du forum national, les partenaires s'entendent pour accorder la priorité aux trois sujets suivants, qui relèvent du MEQ : norme du régime pédagogique et instruments d'évaluation ; modification et implantation des programmes d'enseignement ; agrément des manuels et du matériel didactique. Les parte-naires nationaux recommandent aux parties locales (commissions scolaires et/ou écoles) la discussion raisonnée sur l'application des politiques décidées plus haut : la politique d'évaluation compte tenu de la norme et des instru-ments nationaux; les choix des manuels et du matériel didactique parmi ceux agrémentés par le MEQ ; les modalités d'implantation des programmes et méthodes; l'utilisation des journées pédagogiques. Les coupures imposées au secteur de l'éducation dans la foulée des deux sommets de 1996 ont entraîné la suspension de la participation de la CEQ à ce forum national.

Quel bilan tirer de ces expériences de partenariat ? Le MEQ, sauf dans la dernière entente, met l'accent sur la réduction des coûts tandis que la CEQ semble insister sur la reconnaissance du caractère professionnel des ensei-gnants. La CEQ subordonne toujours sa participation à ces comités aux résultats de la négociation collective. Les cadres scolaires, impliqués nécessai-rement dans toute réorganisation du travail, sont absents de ces ententes, sauf celle du plan Pagé : pourquoi 21 ? Les professionnels de l'enseignement, pour-tant si nécessaires, semblent peu présents dans ces ententes 22. Ces expé-riences viennent d'en haut tandis que, dans l'entreprise privée, elles ont été vécues localement avant qu'on cherche à les étendre partout. De plus, d'en haut, on ne distingue pas ce qui, localement, serait du domaine de la commis-sion de ce qui relèverait de l'école.

Pourtant, toute expérience visant à améliorer l'enseignement se joue au niveau de la classe et de l'école. Le manifeste de la CEQ pour une école publi-que (Une éducation différente pour une société différente, avril 1996) affirme que l'encadrement national défini par le MEQ - avec j'imagine la participation des représentants syndicaux comme dans l'entente de partenariat - devrait être adapté au niveau de l'établissement par les enseignants et le personnel pro-fessionnel "qui doivent disposer d'une autonomie professionnelle leur permettant, à l'intérieur d'encadrements nationaux, d'adapter les contenus des programmes d'études, d'évaluer les progrès des élèves et de choisir les approches, les méthodes et les démarches pédagogiques appropriées. Cette autonomie comporte à la fois une composante individuelle et une composante collective" 23. Mais le manifeste ne distingue pas ce qui relè-verait de l'enseignant dans sa classe de ce qui dépendrait du collectif des enseignants.

Le manifeste affirme aussi que chaque école pourrait se doter "d'un projet à caractère éducatif adapté aux besoins du milieu" et que les parents ou les élèves pourraient choisir l'école en fonction de ce projet 24. Qui définirait ce projet ? Ceux qui ont la compétence professionnelle : le collectif des ensei-gnants dont le pouvoir doit être reconnu "par la mise en place de la gestion participative".

Quel rôle est dévolu aux parents ? Aucun au niveau du projet d'école qui relève de l'autonomie professionnelle des enseignants. Les parents peuvent participer aux décisions concernant la vie de l'école, mais à l'intérieur de comités consultatifs. Quel rôle est dévolu aux étudiants ? L'école et les ensei-gnants doivent soutenir la participation des élèves à la vie de la classe et de l'établissement, leur liberté d'expression et d'organisation doit être reconnue, mais ils n'ont qu'un rôle consultatif.

La CEQ s'oppose massivement au projet de madame Marois (Prendre le virage du succès) qui accorde au directeur d'école et au conseil d'établisse-ment des pouvoirs pédagogiques qui relevaient généralement des commissions scolaires. Les enseignants, en tant que collectifs, ne perdent pas de pouvoir au sein de cette réforme. Ils obtiennent un pouvoir de recommandation auprès de la direction de l'école, notamment sur les méthodes pédagogiques et sur les manuels scolaires (parmi la liste des manuels approuvés par le MEQ). Ils participent aussi au Conseil d'établissement, où ils sont minoritaires, à des décisions qui détermineront le projet d'école. Pourquoi alors cette opposition ?

Les enseignants veulent obtenir, avec raison, plus d'autonomie profession-nelle. Sur une base individuelle, dans la classe, les enseignants semblent unanimes. Mais ils sont réticents à assumer collectivement les responsabilités pédagogiques, qui relevaient jusqu'ici des commissions scolaires, pour diverses raisons dont la principale semble être une question de temps: le travail d'équipe exige plusieurs heures en sus de celles consacrées à la préparation des cours, au travail en classe et à la correction.

Pourquoi alors ne pas accepter que cette responsabilité soit assumée par le directeur d'école et par le conseil d'établissement ? Pourquoi préférer qu'elle demeure en fait une prérogative des commissions scolaires ? L'enseignant est maître après Dieu dans sa classe. Aussi est-il porté à se méfier de tout inter-médiaire entre lui et Dieu (le MEQ) ou son représentant (la commission scolaire) : le directeur d'école, qui le contrôle et limite son autonomie profes-sionnelle; les parents, auxquels les enfants du primaire rapportent tout ce que dit ou fait le professeur, qui appellent le directeur pour se plaindre de ses propos ou de ses comportements et lui demandent d'intervenir; les conseils d'élèves du secondaire, qui, étant formés d'êtres immatures, seraient inaptes à participer au contrôle de leur environnement.

La CEQ s'oppose à l'extension des écoles spécialisées publiques ou des écoles privées au nom de l'égalité républicaine. Je partage complètement ce point de vue moral et politique. Mais cette position demeure faible et impuissante si elle n'est pas complétée par un autre projet d'école, un projet de qualité à opposer aux projets élitistes, un projet où l'autonomie professionnelle des enseignants serait reconnue et où ils assumeraient collectivement leurs responsabilités pédagogiques, un projet auquel seraient associés étroitement les parents et les élèves (du moins ceux du secondaire). Au niveau du travail collégial et à celui de la participation des parents, les enseignants du secteur public ont à apprendre auprès des travailleurs de garderies sans but lucratif...

Les syndicats du secteur public, arrivant difficilement ou pas du tout à définir des politiques crédibles de santé ou d'éducation, favorisent indirecte-ment les ténors de l'économie sociale qui, attaquant la bureaucratisation des services étatiques, soutiennent la proximité et la personnalisation des services offerts par les groupes communautaires. Je ne crois pas que cette économie, pas plus que les services privés, soit une solution de rechange à l'État-providence. Mais les syndicats du secteur public doivent aller au-delà de ce que contiennent les conventions collectives, s'intéresser au contenu et à la qualité du travail de leurs membres, démarche à laquelle doivent nécessaire-ment participer ceux qui sont les bénéficiaires de ces services.

Que conclure ?

Le partenariat est une idéologie que je ne partage pas. La démocratie est luttes, non seulement ententes, débats plutôt que consensus. Je me méfie de tout ce qui est ordre et harmonie lorsque je vois autour de moi le travail s'intensifier, les salaires stagner, les exclus croître et les pauvres se multiplier. Je hais les élites économiques et politiques qui demandent à ceux du bas de penser comme eux et de vénérer la productivité, la concurrence, la rigueur financière et tutti quanti. Je me méfie de l'engouement partenarial que véhicu-lent les centrales syndicales dans le secteur privé, au grand plaisir des patrons et de notre bon gouvernement.

Au-delà des mots d'ordre, dans chaque secteur et à chacun des niveaux, il faut évaluer ce qui s'y joue et apprendre à y combiner, selon le rapport de force et les enjeux, la lutte et les ententes. Au-delà des mots d'ordre, chaque expérience de partenariat doit être évaluée le plus rigoureusement possible: pourquoi, comment et pour quels résultats ?

Toute politique de partenariat demande, plus que dans les relations de travail "traditionnelles", une claire distinction entre eux et nous. Quels sont nos intérêts ? Quels sont leurs intérêts ? Quelles sont nos valeurs ? Quelles sont leurs valeurs ? Quels sont nos objectifs ? Quels sont leurs objectifs ? Sinon ce partenariat, comme tout type de partenariat, conduit à la subordina-tion idéologique des plus faibles aux plus forts. Toute politique de partenariat requiert un fonctionnement démocratique plus exigeant de la part des syndi-cats. L'autonomie syndicale en dépend. Le partenariat, sans haute exigence démocratique, conduit les dirigeants syndicaux à défendre auprès de la base les positions de leurs partenaires d'en haut. La CEQ, lors de son congrès de 1997, devrait prendre acte de cette exigence et adopter une politique de démocratisation du syndicat à tous les niveaux de la structure syndicale.

Dans le secteur public, les syndicats doivent apprendre à aller au-delà de la négociation collective et s'impliquer dans l'organisation du travail. Ils doivent favoriser une plus grande autonomie professionnelle assumée indivi-duellement et collectivement. Cette autonomie requiert une politique de décentralisation et doit se combiner à la participation réelle des bénéficiaires à la gestion des établissements, bénéficiaires qui sont en dernière instance les meilleurs juges de la qualité des services. Seule une telle politique peut contrer la privatisation des services ou son transfert à l'économie sociale.

Il n'y a pas de crise économique. Depuis le début des années 1970, le PIB des pays de l'OCDE a augmenté, même si c'est à un degré moindre que durant les "trente glorieuses". Le marché des actions a crû, sans doute à une vitesse supérieure à celle des années précédentes. Durant les dix dernières années, les revenus des dirigeants des grandes compagnies ont quintuplé. Pour ceux qui dominent l'économie, tout va bien. Pour ceux qui sont dominés économi-quement, ça va mal. Le chômage croît et l'État-providence est saccagé. Les facteurs de cette crise sociale et politique sont sans doute multiples. Mais il ne faut pas sous-estimer le processus de déréglementation qu'a initié Reagan au niveau international et qui a peu à peu saccagé les mécanismes régulateurs de l'État keynésien. La déréglementation a été une décision politique. Une nouvelle réglementation du marché mondial, sans laquelle l'emploi et les acquis sociaux continueront de se détériorer, sera aussi politique.

Certaines forces progressistes du Québec sont souvent portées à agir comme si elles vivaient dans un État déjà souverain. Or l'État du Québec est plus qu'une administration municipale et moins que le véritable État, l'État canadien. Celui-ci fait partie du G-7. Les pays de ce groupe auraient le pou-voir de donner un nouveau cours au marché international. Pourquoi les syndicats du Québec, avec ceux du Canada (et des autres pays concernés), ne tiendraient-ils pas des réunions parallèles à celles du G-7 pour proposer leur propre agenda ? Pourquoi ne pas mener des luttes qui s'inscriraient dans une perspective internationale ?

La solution passe par la mise au pas des multinationales. Elle exige que les syndicats se coordonnent étroitement au niveau international et que des instances politiques internationales (existantes ou à créer) réglementent l'activité de ces entreprises de la "globalisation". L'internationalistion de notre pensée, de nos projets et de notre action n'est pas une voie facile. Mais il y en a pas d'autres si on refuse d'en être réduits à aménager la détérioration du marché et des conditions de travail, si on ne se contente plus de faire le mieux possible localement avec des conditions de vie qui empirent inexorablement.


1 L'auteur contemporain du paradigme liant le partenariat au niveau de l'entreprise à l'économie sociale est Jean-Louis Laville. Au Québec, certains intellectuels ont remplacé Kart Marx, qu'ils vénéraient dans, les années 1970 par ce dernier : je ne crois pas que ce soit un progrès.

2 Conseil consultatif du travail et de la main-d'œuvre, Gouvernement du Québec, 1997, p. 9.

3 L'État n'est pas plus un « outil collectif » qu'il n'était un « instrument au service de la classe dominante ». Le rôle de tout État est de reproduire l'ordre social, y compris les hiérarchies qui structurent cet ordre, dont celle des classes sociales, et de reproduire la place de cet ordre social au sein du système des relations internationales. Les luttes qui investissent la société et les relations internationales, le rapport de forces fluctuant entre les groupes en lutte conditionnent en grande partie comment le rôle de régulateur de l'État sera exercé. Qualifier l'État d'outil ou d'instrument consiste à nier son rôle autonome au sein de la société ; parler du caractère collectif de l'État consiste à masquer la hiérarchie de classes en lutte qui structure la société et conditionne le fonctionnement de l'État.

4 Plusieurs progressistes du Québec, après avoir désenchanté du socialisme puis de la social-démocratie, s'agrippent à la souveraineté comme à une planche de salut. Je veux bien revoter pour la souveraineté si elle demeure le seul moyen de défendre la culture spécifique du Québec. Pour le reste, je n'y vois guère d'intérêt. Le nationalisme québécois serait-il supérieur à un autre nationalisme ? Un Québec souverain serait-il plus autonome face aux États-Unis et au marché mondial que l'est le Canada ? Serait-il plus progres-siste ? J'ai bien peur que les progressistes nationalistes se préparent une nouvelle désillusion, que le Québec devienne ou non souverain.

5 Voir sur le sujet le beau film de Sylvain Lespérance, Pendant que tombent les arbres, présenté à l'automne dernier par Télé-Québec dans le cadre d'une série de cinq films sur l'histoire de la CSN produits par Virage.

6 « Quand les syndiqués interviennent dans la gestion et l'organisation du travail », La Presse, 22 mars 1997.

7 Le travail, une mutation en forme de paradoxes. IQRC, 1996, p. 111.

8 La position sur l'organisation du travail présentée ici est celle de la CSN (entre autres dans les documents Prendre les devants dans l'organisation du travail, 1991 et 1992, et Travail en équipe et démocratie au travail, 1995) et de CRISES, collectif d'universitaires proches de cette centrale et dont le directeur est Benoît Lévesque du département de sociologie de l'UQAM. La FTQ soutient paradoxalement des positions beaucoup plus nuancées dans Notre action syndicale et la réorganisation du travail (1995) et dans Démocratiser nos milieux de travail ? (1997). Certains diront que la CSN a toujours tenu des positions idéologiques plus radicales que celles de la FTQ, qu'elle est plus « idéologique » que la FTQ, aujourd'hui comme à l'époque du combat, même si sa pratique syndicale a toujours été semblable à celle de sa consœur si on la compare secteur par secteur. Peut-être.

9 Op. cit., p. 9.

10 Maurice AMRAM, Actes du colloque Gérard-Picard V, janvier 1996, p. 97.

11 Jean-Raymond MICHEL, dans Actes du colloque Gérard-Picard V, janvier 1996, p. 102.

12 Au sujet de la démocratisation des entreprises d'Alcan, il faut regarder le film révélateur de Michel Murray sur l'usine de câble de St-Maurice (Shawinigan) dont les membre,, sont aussi syndiqués à la CSN: L'usine, ONF, 1996.

13 Paul R. BÉLANGER et Mario HUARD, « Vers une démocratisation de l'entreprise: le cas de GM-Boisbriand », dans Paul R. BÉLANGER, Michel GRANT et Benoît LÉVESQUE, La modernisation de l'entreprise, Presses de l'Université de Montréal, 1994, p. 162.

14 « Modèles de travail et démocratisation. Le cas des usines de l'Alcan au Saguenay, 1970-1992 », dans Cahiers de recherche sociologique, nos 18-19 (1992), pp. 155-183. Voir aussi « Nouveaux modes de gestion dans les alumineries du Québec: le discours et la pratique », dans La modernisation sociale des entreprises, op. cit., pp. 195-209, et son article, déjà mentionné, dans La Presse.

15 Op. cit., p. 47.

16 « Négociation raisonnée et démocratie syndicale », dans Colloque Gérard-Picard V, op. cit., p. 124.

17 Le document de la FTQ, Démocratiser nos milieux de travail ?, distingue six grands types de procès de travail, les trois premiers étant liés à la production matérielle et les trois autres, à la production de services : industrie de process ; industrie de forme pour la production en série de produits semblables (ex. usines d'automobiles) ; industrie de forme pour la production en petites séries de produits « uniques » (ex. construction domi-ciliaire) ; services logistiques ; services administratifs ; services aux humains.

18 Il faudrait ajouter, à côté des infirmières, les professionnels en technologie médicale qui constituent, depuis 199 1, un secteur indépendant à la CSN. Mais ne regroupant qu'une minorité de professionnels, ils ne font pas le poids face aux autres acteurs du système hospitalier.

19 L'Alliance des professeurs de la CECM (Commission des écoles catholiques de Montréal) organise aussi chaque année un colloque portant sur la vie pédagogique.

20 CEQ, D 10 111-3.

21 Les directeurs et cadres scolaires sont condamnés depuis une dizaine d'années à appliquer plus ou moins intelligemment ou bêtement des coupures décidées d'en haut. Au printemps 1997, les cadres du secteur public ont manifesté bruyamment leur désarroi face à ces compressions et ont exprimé leur dégoût de ne pouvoir négocier la coupure salariale imposée de 6 %. La conjoncture était alors favorable à ce que les syndicat., leur tendent la main ; malheureusement leur cri n'a reçu comme réponse que le silence.

22 Les professionnels, minoritaires, ne font pas le poids ni à la CEQ ni face au MEQ. N'étant pas, comme les enseignants, protégés par un ratio lié au nombre d'étudiants, ils sont toujours les premiers coupés. Les coupures ne créent jamais des conditions favorables à un enseignement de qualité ; couper prioritairement les professionnels relève d'une logique totalement étrangère à celui-ci, une logique du rapport de forces.

23 Une éducation différente pour une société différente, CEQ, avril 1996, p. 22

24 Cette position de la centrale est un « juste milieu » entre des positions extrêmes. D'un côté, l'Alliance des professeurs de la CECM qui est contre tout projet d'école, pour qui la direction d'école et les parents sont considérés quasiment comme des ennemis et qui défend une politique uniforme dans les divers établissements scolaires. De l'autre - position dont je me sens plus proche -, le district de Val-d'Or du syndicat d'enseignement de l'Abitibi-Témiscamingue (SEUAT-CEQ) qui a signé en mai 1995 l'entente de partenariat suivante avec la Commission scolaire et le comité des parents : « Ce comité ou ces comités [où se retrouvent enseignants, professionnels, directeur d'école et parents] décideront par consensus de sujets portant sur la pédagogie, entre autres: l'utilisation des journées pédagogiques et des nouveaux programmes, du choix des manuels et du matériel didactique, du système d'évaluation, des apprentissages, du rendement et du progrès des élèves. »