Phallus farfelus

René Pommier

"L'isotopie métaphorique / phallus / : / parapluie / est plus forte que l'isotopie / phallus / : / bâton /, car, outre le sème "oblongité ", elle comporte le sème  "expansivité " François Rastier 1.

S'il suffisait d'une seule phrase pour accéder à l'immortalité, alors, pour cette phrase inénarrable, assurément M. Rastier aurait bien mérité de passer à la postérité au titre d'un des cuistres les plus ridicules, d'un des grotesques les plus gratinés que l'humanité ait jamais produits. Afin de mieux mesurer tout ce que cette phrase dénote et tout ce qu'elle "connote" de connerie redondante, commençons par la traduire et par la replacer dans son contexte immédiat. Le parapluie, nous dit M. Rastier, constitue une meilleure image de phallus que le bâton, parce qu'il n'est pas seulement de forme allongée, mais aussi capable de se déployer. Il s'agit d'illustrer par un exemple une importante vérité qui a été formulée juste avant, à savoir que "les isotopies métaphoriques [...] sont plus ou moins fortes selon que le nombre de sèmes redondants est plus ou moins élevé". Ce qui revient à dire qu'une image est plus ou moins forte, suivant qu'elle est plus ou moins riche, suivant que les deux objets entre lesquels elle établit un rapport, présentent plus ou moins d'analogies. Nous voilà dûment avertis : toutes les images ne se valent pas. Mais on comprend en même temps pourquoi M. Rastier et tant de ses pareils s'expriment en une langue aussi inélégante : jamais, s'il utilisaient le langage de tout le monde, ils n'oseraient énoncer des banalités aussi évidentes.

Certes il est parfaitement légitime que les linguistes, pour essayer de mieux cerner les mécanismes du fonctionnement des langues, aient recours à des termes techniques, qu'ils sont bien obligés d'inventer lorsqu'ils n'existent pas encore et, quand on lit, pour ne citer qu'un exemple, les Éléments de linguistique générale de M. André Martinet 2, on ne songe nullement à lui reprocher sa terminologie. Ce n'est donc pas le vocabulaire de la linguistique que l'on doit condamner, même si, comme tous les vocabulaires techniques, il est souvent inélégant, mais l'utilisation abusive et ridicule qu'en font certains. Car ce ne sont pas généralement ceux qui l'ont inventé qui en font l'usage le plus immodéré, mais ceux qui s'en emparent après eux, mais ceux qui le transposent sans nécessité de l'étude proprement linguistique aux études littéraires, mais cette foultitude de foutriquets toujours en quête de termes ésotériques dont ils ne se servent que pour masquer l'insignifiance de ce qu'ils ont à dire. Aussi entassent-ils à plaisir les vocables savants, hérissent-ils leurs phrases de termes pédantesques, pour essayer de donner l'apparence de ponts-levis infranchissables à leurs ponts aux ânes. Car derrière ces palissades de termes hermétiques, on ne trouve souvent que des lapalissades. Que de fois ces remparts de vocables barbares ne servent à camoufler que des banalités ou des calembredaines ! Que de fois l'on s'aperçoit que le sabir abstrus de tous ces snobinards abrite des truismes ou des absurdités !

Mais ce sabir aberrant dont se gargarisent M. Rastier et beaucoup d'autres, ne sert pas seulement à dissimuler l'inanité ou l'insanité des propos; il ne sert pas seulement à donner une apparence d'originalité aux pires banalités, de rigueur scientifique aux élucubrations les plus ridicules : il sert aussi à prouver qu'on est bien dans le vent. Car, si le snobisme et le verbalisme sont des maux de toutes les époques, jamais peut-être le monde intellectuel n'avait été à ce point l'esclave de la mode (quand M. Roland Barthes s'intéresse à celle-ci, on se dit qu'il lui doit bien cela), jamais surtout la mode n'avait été à ce point une question de mots, et l'on a trop souvent l'impression que la langue créée par les linguistes et les sémioticiens pour étudier le fonctionnement des divers codes linguistiques et socio-culturels, constitue elle-même le code d'une coterie. Qu'importe qu'on exprime les idées les plus rebattues, les stupidités les plus patentes, si l'on veut faire partie de l'Avant-garde, si l'on veut être rangé dans l'élite pensante, il suffit d'employer les vocables en vogue.

Mais plus encore que la cuistrerie du vocabulaire, le contenu de la phrase de M. Rastier pourrait nous faire croire à une charge féroce contre certaines tendances de la critique actuelle, si tout le reste de l'article n'excluait absolument une telle hypothèse : l'inénarrable M. Rastier est sérieux comme un pape. Si donc, voulant montrer que toutes les images n'offrent pas la même richesse, il choisit de comparer entre eux deux images de phallus 3, ce n'est certainement pas avec l'intention de se gausser de ceux pour qui la critique littéraire semble être devenue la Quête du Phallus. Il y a gros à parier, au contraire, qu'il fait lui-même partie de ces gens pour qui tous les objets de forme allongée que l'on rencontre dans les textes littéraires, sont d'évidents symboles phalliques. S'il peut certes arriver qu'une canne, une épée ou un fusil aient une telle signification, n'est-il pas ridicule de vouloir qu'ils l'aient toujours ? Pourtant il y a longtemps déjà que beaucoup de freudiens semblent avoir complètement oublié que de tels objets pouvaient avoir une fonction autre que phallique. Ainsi, lorsque dans son livre Psychologie de la colonisation 4, M. Octave Mannoni analyse un certain nombre de rêves de jeunes malgaches poursuivis par des tirailleurs sénégalais qui montrent leurs fusils devant eux, il conclut invariablement, avec le dogmatisme habituel aux diagnostics psychanalytiques, que "la signification sexuelle de ces fusils est évidente 5". A aucun moment, M. Mannoni, qui a pourtant rappelé lui-même que tous ces rêves avaient été recueillis pendant une période de troubles, ne paraît soupçonner qu'on pourrait expliquer autrement la présence de ces fusils. Il est permis d'en conclure que M. Mannoni n'a jamais dû essuyer de coups de feu : il aurait sans doute plus de plomb dans la tête.

* *

Certes cette maladie ridicule a déjà été souvent raillée, mais cela ne l'a nullement enrayée. Bien au contrarie, la psychanalyse a contaminé la critique littéraire sur laquelle on assiste, depuis plusieurs années, à un véritable déferlement du fléau phallique. Il ne se passe presque plus de semaine sans que des livres ou des articles de revues n'apportent de nouvelles pièces à l'affolante panoplie de symboles phalliques déjà découverts dans la littérature française et il faudra bientôt utiliser l'ordinateur pour la recenser. Il n'est donc pas question de le faire ici et nous nous contenterons d'examiner quelques cas curieux de folie phallique. M. Phillpe Lejeune nous fournira d'abord, bien qu'il s'en défende, un excellent exemple de "délire interprétatif" avec son article "Écriture et sexualité" 6, dans lequel, pour essayer de prouver que la petite madeleine de Proust est "une image du sexe féminin 7", il est amené à essayer de démontrer que le clocher de Combray est, lui, un symbole phallique. Après avoir fait remarquer, et c'est évident, que tout, dans la description du clocher, "tend à suggérer qu'il est vivant et même doué d'humanité 8", M. Lejeune écrit : "Ce clocher, qui est le centre du monde pour l'enfant, tient sous sa dépendance "toute une partie profonde de ma vie"  (I, 66) et Proust parle de sa figure "chère et disparue" comme il ferait d'un parent mort. Dans la description qu'il fait ensuite, un nombre important de détails et de comparaisons, qui semblent d'abord n'être qu'un simple jeu, tendent à évoquer de manière de plus en plus précise l'image virile qui se profile derrière sa silhouette : un sexe masculin en érection 9". Une première constatation éveille tout de suite notre méfiance : comment M. Lejeune, qui vient d'évoquer ce qu'écrit Proust aux pages 66-67, peut-il parler de "la description qu'il fait ensuite", alors que cette description a été faite juste avant (pages 63-65) 10 ? Est-ce une simple inadvertance ou déjà un coup de pouce donné au texte pour essayer de rendre plus probante la thèse d'une image phallique qui ne se profile et ne se précise que peu à peu ? Mais laissons à M. Lejeune le bénéfice du doute et examinons l'image phallique qu'il nous propose, image exemplaire selon lui, car il écrit que "tout le travail stylistique de Proust est orienté vers une description anatomique et physiologique assez précise 11" et il parle plus loin d' "images peut-être inconscientes (?), mais en tout cas très élaborées, troublantes par leur précision 12". On s'attendrait donc à trouver des rapprochements précis et probants, mais ceux qu'il nous propose (il ne cite pourtant, dans cette longue description, que les lignes qui lui paraissent appuyer sa démonstration) ont de quoi laisser pantois.

La première citation : "[...] il [le clocher] lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s'ébattre sans paraître les voir, devenues tout d'un coup inhabitables et dégageant un principe d'agitation infinie, les avait frappés et repoussés 13" est commentée par M. Lejeune de la façon suivante : "L'image la plus vigoureuse est celle où Proust peint le clocher en train de se livrer à son activité organique qui est de sonner l'heure. L'ébranlement sonore fait que le clocher lâche, à intervalles réguliers, des volées de corbeaux. La sonnerie des cloches, située dans la partie supérieure du clocher, est ainsi rapprochée de l'orgasme et de l'éjaculation 14". Voilà donc, selon M. Lejeune, l'image phallique la plus vigoureuse de tout le passage; il nous semble qu'elle est surout très peu rigoureuse. M. Lejeune, en effet, prétend y distinguer une image d'orgasme (la sonnerie des cloches) et une image d'éjaculation (les volées de corbeaux), mais la première ne repose que sur un contresens et la seconde apparaît bien étrange. M. Lejeune suppose tout d'abord que c'est la sonnerie des cloches qui provoque "à intervalles réguliers" l'envol des corbeaux . Or non seulement le texte de Proust ne dit nullement que, lorsque les corbeaux s'en envolent, le clocher est "en train de se livrer à son activité naturelle qui est de sonner l'heure", mais il l'exclut même de la façon la plus nette. En effet, la première phrase du paragraphe ("Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand'mère me faisait arrêter pour le regarder"), dont M. Lejeune n'a pas tenu compte, montre que ces "intervalles réguliers" ne sauraient être ceux qui séparent les sonneries de l'heure, car ces intervalles seraient au moins d'un quart d'heure et l'on voit mal la grand-mère et le petit-fils s'abîmer régulièrement, à leur retour de promenade, pendant plusieurs quarts d'heure dans la contemplation d'un clocher qu'ils voyaient tous les jours. Bien plus, la fin de la phrase ("comme si les vieilles pierres qui les laissaient s'ébattre sans paraître les voir, devenues tout d'un coup inhabitables et dégageant un principe d'agitation infinie, les avaient frappés et repoussés") montre que l'interprétation de M. Lejeune va directement à l'encontre de l'intention de Proust, qui, bien loin de vouloir expliquer les envols des corbeaux par les sonneries des cloches, a voulu traduire, au contraire, le caractère apparemment inexplicable pour l'observateur de la soudaineté et de la régularité de ces envols, comme si les corbeaux étaient brusquement propulsés hors du clocher par une force mystérieuse. Quant à la seconde image, celle de l'éjaculation représentée par les "volées de corbeaux", on s'attendrait d'abord, et cela d'autant plus qu'il s'agir d'une image annoncée comme "vigoureuse", à voir les corbeaux prendre leur vol en direction du ciel plutôt que du sol ("laissait tomber"), et surtout, si l'on n'oublie pas que les corbeaux sont noirs, qu'ils tournoient, qu'ils crient et que bientôt (mais M. Lejeune se garde bien de citer la phrase suivante) ils reviennent se poser dans le clocher, comme ne pas se dire que, si les éjaculations intellectuelles de M. Lejeune sont déjà bien étranges, les autres doivent l'être encore bien davantage ? Notons enfin, pour en terminer avec cette phrase, que son début ("Des fenêtres de la tour, placées deux par deux, les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu'aux visages humains [...]"), début qui cadrait mal avec l'interprétation phallique que M. Lejeune voulait donner de la suite, en a été à dessein dissocié et cité plus haut, lorsqu'il ne s'agissait encore que de montrer un clocher "vivant, et même doué d'humanité".

Ce premier rapprochement, présenté comme décisif, est finalement tellement arbitraire qu'on est fort curieux de voir si les autres pourront l'être davantage. M. Lejeune heureusement répond aussitôt à notre attente : "au début de la promenade du côté de Guermantes, un autre passage souligne (il est vrai sur un "tempo" plus lent) cette analogie fondée sur l'accumulation d'énergie suivie de détente et d'émission d'un liquide 15". Mais, avant d'aller plus loin on doit d'abord constater, à propos du passage précédent que dans l'esprit de M. Lejeune, son interprétation du texte s'est si bien substituée au texte lui-même qu'il parle d'"émission d'un liquide", alors que, si dans le passage annoncé il y aura bien émission d'un liquide ("quelques gouttes", d'ailleurs, suffiront à M. Lejeune), dans le passage précédent il s'agissait d'un liquide bien étrange, un liquide volant et criant, un liquide si rare qu'aucun manuel de chimie ne le mentionne et dont personne avant M. Lejeune n'avait deviné la véritable nature : des corbeaux. Mais lisons l'autre passage : "il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l'heure, on aurait dit non qu'elle rompait le calme du jour, mais qu'elle le débarrassait de ce qu'il contenait et que le clocher, avec l'exactitude indolente et soigneuse d'une personne qui n'a rien d'autre à faire, venait seulement - pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d'or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées - de presser, au moment voulu, la plénitude du silence 16". On comprend maintenant pourquoi M. Lejeune pouvait dire que la première image était "la plus vigoureuse" et la petite parenthèse de la phrase qui annonçait et commentait cette deuxième citation ("il est vrai sur un "tempo" plus lent") prend après coup une valeur tout à fait savoureuse : "il est vrai" que voilà un phallus, aux éjaculations indolentes, qui semble bien placide et même lymphatique. Mais plus on relit le texte et plus on trouve que le comportement de ce phallus est déconcertant, contradictoire et tout à fait incompréhensible. Car enfin, si l'on doit voir ici l'image d'un phallus, alors quel ineffable phallus que ce phallus apathique, mais ponctuel, qui éjacule au compte-gouttes, mais avec exactitude, sans en éprouver le besoin (il n'a rien d'autre à faire), mais assidûment !

Nous ne sommes pourtant pas encore au bout de nos surprises. "A midi, après la messe, on voit le clocher doré plein d'"égouttements gommeux" et comparé à "une brioche bénie" (encore une pâtisserie dévote et sexuelle qui est comme le correspondant masculin de la madeleine) 17", écrit M. Lejeune pour commenter sa troisième citation : "on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu 18". M. Lejeune, dans cette phrase, retient donc deux éléments qui lui paraissent indiscutablement phalliques : les "égouttements gommeux" et la "brioche bénie". Pour le premier, nous concéderons très volontiers à M. Lejeune que certains phallus connaissement effectivement des écoulements "gommeux" : ceux qui sont atteints de "gomme syphilitique". Si phallus il y a, ce serait donc un phallus syphilitique et il faut avouer que cela expliquerait assez bien le comportement apparemment étrange du phallus languissant et suintant de la citation précédente. Mais nous avons trop de considération pour la compétence phallique de M. Lejeune pour ne pas penser que, si cela était, il n'aurait pas manqué de diagnostiquer aussitôt la maladie. Quant à la "brioche bénie", pour y voir d'emblée un symbole phallique, il faut, nous semble-t-il, être atteint d'hallucination phallique 19, et nous constatons une fois de plus que M. Lejeune a soigneusement omis de citer le début de la phrase ("Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d'apporter une brioche plus grosse que d'habitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous") qui explique assez naturellement l'origine de la comparaison pour rendre inutile le recours au fantasme phallique. Mais surtout, quand M. Lejeune épingle çà et là quelques mots auxquels il essaie de raccrocher son interprétation, on aimerait bien savoir ce qu'il fait de tous les autres. On aimerait qu'il nous dise où il a bien pu voir des phallus à écailles, des phallus dorés et cuits, des phallus à pointe aiguë et piquante, faute de quoi certains lecteurs facétieux se demanderont de quel phallus fabuleux est affublé M. Lejeune 20.

Ainsi, malgré les "égouttements gommeux", ce troisième cliché phallique est, lui aussi, bien peu net. Pourtant M. Lejeune va réussir à nous en montrer un quatrième qui est encore plus flou que les précédents. "Le clocher, écrit-il, poursuit ses métamorphoses. Quand vient le soir (et l'heure du dernier baiser à la mère, - détail souligné par Proust), il s'apaise et se replie 21", et il cite la phrase suivante : "il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu'il avait l'air d'être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s'était creusé légèrement pour lui faire place et refluait sur ses bords 22". M. Lejeune commence par donner un coup de pouce au texte, léger certes mais c'est un de plus, en écrivant : "Quand vient le soir (et l'heure du dernier baiser donné à la mère, - détail souligné par Proust)". Or Proust a écrit : "Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l'heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux [...]". Sans doute se souvient-on, lorsqu'on lit ces lignes, de l'importance que le narrateur attache au rite du baiser du soir; il n'en est pas moins vrai, contrairement à ce que M. Lejeune veut faire croire à ses lecteurs, que ce "détail", loin d'être "souligné", n'est pas rappelé ici. Mais cela n'est rien : voyons plutôt le reste. Si M. Lejeune voit dans cette phrase une image de phallus, c'est parce qu'il a l'impression que le clocher "se replie" : le phallus n'est donc plus en érection (il ne l'était d'ailleurs que grâce à tous les coups de pouce donnés par M. Lejeune !) et certes cela n'a rien d'étonnant, étant donné qu'il l'a été toute la journée et que ses dernières éjaculations étaient bien languissantes. Mais outre que "l'isotopie métaphorique" / coussin de velours brun / : / phallus (même affalé) / nous paraît assez pauvre en "sèmes redondants", le texte de Proust ne donne guère l'impression que le clocher "se replie", mais simplement que, ses contours devenant moins nets, il s'enfonce dans le ciel. Enfin et surtout, si on lit la fin de la phrase ("et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d'ineffable"), on comprend tout de suite pourquoi M. Lejeune ne l'a pas citée : non seulement le clocher ne se replie pas, mais sa flèche semble encore plus élancée. Au total, comme les précédentes, et peut-être plus encore s'il se peut, cette quatrième image de phallus semble bien fallacieuse.

D'ailleurs M. Lejeune lui-même s'est demandé si "ces analogies", pour être "suggestives", n'étaient pas "peut-être inégalement convaincantes 23", mais ses derniers doutes ont été levés, dit-il, par une phrase qui se trouve un peu plus loin : "Je n'oublierai jamais dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIII°, qui me sont à beaucoup d'égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d'une église qu'ils cachent s'élance, ayant l'air de terminer de surmonter leurs façades, mais d'une manière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie qu'on voit bien qu'elle n'en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d'émail 24". Selon M. Lejeune, "il semble difficile d'accorder à cette comparaison doublement baroque un sens autre que sexuel 25". Ce qui nous paraît tout à fait "baroque", quant à nous, c'est le sens que M. Lejeune donne à cette comparaison. Car, outre que les deux galets sont "unis", la comparaison est essentiellement destinée à souligner que la flèche ne fait visiblement pas partie du même édifice que les deux façades entre lesquelles elle apparaît, ce qui, on en conviendra aisément, je pense, ne nous incite guère à comprendre cette comparaison comme le fait M. Lejeune. Nous pousserons pourtant la bonne volonté jusqu'à admettre qu'il ne serait peut-être pas tout à fait impossible de l'interpréter ainsi, si le reste du texte nous invitait à le faire, ce qui n'est aucunement le cas, et si les recherches de M. Lejeune lui-même n'avaient montré que l'origine de cette image n'était pas sexuelle. Il cite, en effet, une petite phrase du Contre Sainte-Beuve relative à l'hôtel du marquis Charles d'Eyragues, à Falaise : "le toit de leur hôtel s'aperçoit entre deux flèches d'église, où il est encastré comme sur une plage normande un galet entre deux coquillages ajourés, entre les tourelles rosâtres et nervurées de deux bernard-l'ermite 26". On voit que les éléments de la comparaison étaient déjà les mêmes, mais qu'au lieu d'une tourelle de coquillage entre deux galets, on trouvait, dans le Contre Sainte-Beuve, un galet entre deux tourelles. Qu'en conclure, sinon que ce n'est pas un fantasme sexuel qui a amené Proust à comparer les flèches d'église à des coquillages et les toits à des galets ? M. Lejeune le reconnaît d'ailleurs, mais il pense que l'image a fait naître ensuite le fantasme sexuel et qu'enfin "le paysage réel a été "redressé" pour s'adapter parfaitement à l'image sexuelle 27". Malheureusement pour lui, il suffit de replacer la phrase dans son contexte pour voir immédiatement quelle raison absolument évidente et qui rend parfaitement inutile le recours au fantasme sexuel, a amené Proust à corriger le paysage initial. Dans le Contre Sainte-Beuve, il s'agissait d'évoquer le toit d'un hôtel qui, vu sous un certain angle, apparaissait encadré par deux flèches d'église; dans Du côté de chez Swann, après avoir noté que "même dans les courses qu'on avait à faire derrière l'église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l'église", Proust généralise la remarque qu'il vient de faire à propos de Combray, ce qui l'amène à évoquer d'autres "vignettes de clochers dépassant les toits 28". Et nous trouvons alors la phrase citée par M. Lejeune, suivie de l'évocation du dôme de Saint-Augustin à Paris. Ce n'est donc nullement le fantasme sexuel qui a amené Proust à corriger le paysage; c'est l'image qui a été corrigée pour s'adapter au nouveau paysage. Il y a d'autant moins lieu de chercher une autre explication que le second paysage est beaucoup plus fréquent que le premier : on voit bien plus souvent apparaître un clocher entre deux toits qu'un toit entre deux clochers.

* *

Du moins, si ses arguments ne sont guère convaincants, si même, à les regarder de près, ils se retournent contre sa thèse, M. Lejeune prend-il la peine d'essayer d'étayer l'image phallique qu'il nous propose en recourant à d'assez nombreux rapprochements de textes. Combien d'autres, en revanche, se donnent beaucoup moins de mal et se contentent du "sème oblongité" pour conclure à l'image phallique ! Mais on a beau être habitué se voir proposer les modèles phalliques les plus insolites, quand, dans un article intitulé "La prodigalité d'Emma Bovary" 29, M. Michel Picard nous invite à considérer comme un symbole phallique la jambe de bois offerte par Madame Bovary à Hippolyte, les bras nous en tombent. Voici ce qu'il écrit : "Mère phallique malgré elle, Emma va passer son temps à offrir aux hommes qu'elle rencontre, outre ses illusions à partager, des cravaches, des jambes de bois ou des porte-cigares 30". A lire cette phrase, on pourrait croire que Madame Bovary passe ses journées à parcourir la grande rue d'Yonville en proposant aux passants du sexe fort des cravaches, des jambes de bois ou des porte-cigares. Un tel comportement pourrait certes surprendre et justifier qu'on fasse appel, pour essayer de l'expliquer, à toutes sortes de suppositions, mais, en réalité, Madame Bovary ne va "offrir" dans tout le roman qu'une seule jambe de bois au seul Hippolyte (si elle lui en donne une seconde peu après, c'est parce qu'Hippolyte "supplia Madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode 31"). Et le fait qu'Hippolyte soit unijambiste, et qu'il le soit à cause de l'incompétence du mari de Madame Bovary, explique suffisamment le geste de celle-ci. N'y voyons pas tant, d'aileurs un geste de charité ou de simple justice, que le souci d'effacer un peu le souvenir de l'échec de son mari, échec que l'amour-propre d'Emma, qui avait beaucoup poussé Charles à opérer Hippolyte, a ressenti comme une blessure intolérable. S'il faut y voir aussi, avec M. Picard, la manifestation d'une imagination phallique, alors tous les unijambistes ne manqueront pas de se réjouir qu'il y ait des gens à l'imagination phallique, sinon personne n'aurait peut-être jamais pensé à leur fabriquer des jambes de bois. Ajoutons que la phrase de M. Picard renvoie à une note de bas de page, qui contient une erreur dont on peut se demander si elle n'a pas été commise intentionnellement dans le but de faciliter un peu la "phallisation" de la jambe de bois d'Hippolyte. M. Picard écrit, en effet : "à un paragraphe de distance, elle en offre une [cravache] à Rodolphe, puis une jambe de bois à Hippolyte". Consciemment ou non, M. Picard a interverti l'ordre des faits : c'est l'offre de la jambe de bois qui précède celle de la cravache, et non l'inverse. Il vaudrait sans doute un petit mieux pour la thèse de M. Picard qu'il en fût autrement : le caractère phallique de la cravache, très discutable assurément, mais malgré tout peut-être légèrement plus facile, ou légèrement moins difficile, à admettre que celui de la jambe de bois, pourrait alors communiquer un peu de sa vertu phallique à cette jambe de bois qui en a tant besoin, car rarement image phallique aura paru aussi boiteuse.

Si Madame Bovary n'offre une jambe de bois qu'à un seul homme qui se trouve être unijambiste, elle n'offre aussi qu'un seul porte-cigares à un seul homme, Rodolphe, qui se trouve fumer le cigare, et qu'une seule cravache, à un seul homme, le même Rodolphe, qui se trouve être un cavalier, et qui de plus a initié Emma à l'équitation. Outre le porte-cigares et la cravache, elle lui offre, d'ailleurs, un cachet avec la devise "Amor nel Cor" et "une écharpe pour se faire un cache-nez 32". On conçoit que M. Picard ait renoncé à décerner le label phallique à une écharpe, mais pourquoi ne l'a-t-il pas accordé au cachet, muni sans doute d'un petit manche (s'il avait été monté en bague, Flaubert l'aurait probablement précisé) ? Il l'aurait mérité autant que beaucoup des cadeaux que l'on offre pour la fête des pères (pipes, porte-clés, tire-bouchons, briquets cylindriques, chignoles, vilebrequins, etc.) et, en tout cas, beaucoup plus qu'un porte-cigares. Car il s'agit bien d'un porte-cigares, c'est-à-dire d'un étui à cigares, et non d'un fume-cigare. Il est vrai que, si l'on rencontre parfois le mot porte-cigarettes utilisé au sens de fume-cigarette, on pourrait trouver aussi porte-cigares employé dans le sens de fume-cigare. Mais Flaubert a écrit "porte-cigares" avec un s et, de plus, il a précisé qu'il était "tout pareil à celui du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu'Emma conservait 33". Or la description de ce porte-cigares ne permet aucun doute : "il [Charles] ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu, comme la portière d'un carrosse. - Il y a même deux cigares dedans, dit-il; ce sera pour ce soir après-dîner 34". Ainsi, même si l'on écrit comme le fait M. Picard, "porte-cigare(s)" en mettant le s entre parenthèses, même si l'on fait intervenir la notion de "phallus en creux 35", voilà une image de phallus qui n'est guère fameuse, pour ne pas dire qu'elle est bien fumeuse.

Reste donc la cravache offerte à Rodolphe. Évidemment ce cadeau pourrait n'être pas aussi anodin que les deux autres. Mais alors ne témoignerait-il pas d'une imagination sado-masochiste plutôt que phallique ? Concédons néanmoins à M. Picard, que, dans certains cas, le cadeau d'une cravache, même fait à un cavalier avec qui on a l'habitude de faire du cheval, puisse être le signe d'une imagination phallique. Encore faut-il que des indices suffisamment sérieux nous mettent sur la piste d'une explication qui est loin de s'imposer d'emblée. Bien sûr, pour M. Picard, il y a précisément les deux arguments de la jambe de bois et du porte-cigares; mais, nous l'avons vu, ils montrent non pas que l'imagination de Madame Bovary est phallique, mais que le timbre de M. Picard est fêlé. Nous nous sommes d'abord étonné que M. Picard n'ait pas allégué le fait que cette cravache avait été achetée "chez un marchand de parapluies 36" et cela d'autant plus que l'édition des Ebauches et fragments inédits de Madame Bovary, donnée par Mlle Gabrielle Leleu, indique que Flaubert avait primitivement écrit : "chez un sellier 37". Sans doute a-t-il jugé à la réflexion qu'un objet aussi luxueux (c'est une cravache "à pommeau de vermeil") ne devait guère se trouver chez un sellier, mais M. Picard aurait pu soutenir que la correction prouvait à l'évidence la présence du fantasme phallique. S'il a renoncé à un argument qui aurait certainement paru tout à fait décisif à tous les fanatiques de l'exégèse phallique, c'est qu'il n'avait nullement intérêt à évoquer de façon précise les circonstances de l'achat de cette cravache, car elles n'étayent aucunement la thèse de l'imagination phallique d'Emma. En effet, l'idée d'acheter une cravache à Rodolphe ne lui est pas venue spontanément à l'esprit : c'est M. Lheureux qui lui a fait l'article pour "une belle cravache qui se trouvait à Rouen chez un marchand de parapluies" et qui a su lui inspirer l'envie de se payer ce nouveau caprice, comme il avait déjà su le faire pour d'autres, ainsi qu'en témoignent les lignes qui précèdent l'achat de la cravache : "il causait avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités féminines, se montrait fort complaisant et ne réclamait jamais d'argent. Emma s'abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices 38".

Il est vrai que, si Madame Bovary ne fait cadeau d'une cravache qu'au seul Rodolphe, au début du roman, Emma a déjà fait le geste de tendre une cravache à un homme et M. Picard n'a pas manqué, cette fois, de rappeler que lors de la première visite de Charles aux Berteaux, "elle trouve la cravache perdue de Charles et la lui tend 39". Là encore, on est tout d'abord étonné que M. Picard n'ait pas évoqué les circonstances de ce geste, circonstances qui auraient pu lui sembler corroborer son interprétation : Charles cherche sa cravache "qui était tombée à terre entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule, en lui tendant son nerf de bœuf 40". De plus, si l'on se reporte aux Ebauches et fragments inédits, on s'aperçoit qu'au lieu de "en lui tendant son nerf de bœuf", Flaubert avait d'abord écrit : "en lui rendant... 41". La correction s'explique aisément : "tendant" est plus précis que "rendant" et fait mieux voir le geste d'Emma; néanmoins M. Picard aurait pu facilement y voir une correction "phallogène". Mais là encore il a préféré ne pas y regarder de trop près, car il lui aurait fallu justifier l'expression "nerf de bœuf" qui ne suggère pas précisément un fantasme phallique. Et surtout cette expression montre que, si M. Picard a raison d'établir un rapport entre les deux cravaches, celle tendue à Charles et celle offerte à Rodolphe, il a tort d'y voir un rapport de similitude entre deux images phalliques, puisque Flaubert, au contraire, a voulu établir un rapport d'opposition entre une cravache grossière et une cravache luxueuse, entre une cravache rustique et une cravache aristocratique, entre une cravache constituée par un simple "nerf de bœuf" et une cravache "à pommeau de vermeil".

Ce cadeau, comme le porte-cigares "tout pareil à celui du Vicomte", c'est-à-dire "tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu comme la portière d'un carrosse", comme la jambe de bois offerte à Hippolyte, "une mécanique compliquée, recouverte d'un pantalon noir que terminait une botte vernie 42", est donc, pour qui n'est pas atteint de lubie phallique, un objet de luxe et non point un phallus. Et certes il n'a pas échappé à M. Picard que ces trois phallus étaient tous les trois des phallus fastueux. Mais, pour lui, non seulement l'explication par le goût du luxe ne rend pas inutile l'explication par l'imagination phallique, mais elle n'intervient qu'en second lieu. En effet, aussitôt après nous avoir proposé son exégèse phallique, M. Picard écrit cette phrase piquante : "Allons plus loin, les simulacres phalliques, on l'a peut-être remarqué, sont tous des objets de classe 43". Dans les albums de Titin, lorsque l'un des deux Dupont émet quelque lapalissade, l'autre ajoute invariablement : "Je dirai même plus" et ne fait ensuite que répéter exactement ce que le premier vient de dire. M. Picard, lui, est encore bien plus ridicule : après avoir proposé une explication extravagante qui n'a jamais dû venir à l'esprit d'aucun lecteur de Madame Bovary, il écrit : "Allons plus loin", et il renchérit en ajoutant : "on l'aura peut-être remarqué", avant de proposer une explication qui n'avait sans doute échappé à aucun lecteur du roman. Il est probable que, lorsque M. Picard voit un parapluie, il explique d'abord à ses amis qu'il s'agit d'un simulacre phallique, et ensuite, après un moment de réflexion, ajoute sur un ton sentencieux : "J'irai plus loin : ce simulacre phallique, vous l'avez peut-être remarqué, sert aussi à se protéger contre la pluie".

* *

Si les images phalliques que nous venons d'examiner, nous ont paru, à l'instar de la jambe de bois d'Hippolyte, bien artificielles, du moins y trouvait-on (avec de la bonne volonté dans le cas du porte-cigares) la présence du "sème oblongité". On aurait pu penser qu'elle resterait la condition sine qua non de l'obtention du brevet phallique, mais, afin d'éviter que l'accélération constante de l'exploitation n'aboutît assez rapidement à l'épuisement des ressources, il a bien fallu renoncer à une règle qui, même interprétée avec un grande latitude, limitait fâcheusement le champ de la recherche. Et parmi tous ceux qui ont su ouvrir ainsi des perspectives nouvelles et quasi illimitées à la prospection phallique, on doit signaler tout particulièrement le courage de M. Pierre Caminade, qui, bien que licencié en droit, n'a pas hésité à abandonner le "sème oblongité" pour le "sème semi-circularité", ce qui lui a permis d'enrichir le trésor phallique de notre littérature d'une pièce inestimable : la "faucille d'or" de Booz endormi. Voici, en effet, en quels termes M. Caminade commente la fin du poème : "Sans doute Victor Hugo nous prépare-t-il dans l'avant-dernier quatrain et dans le deuxième vers du dernier à recevoir la faucille comme une image émotionnelle de la lune. Mais si l'on considère que le poème décrit un coït exceptionnel, une double "visitation" de Dieu, que le nom de femme est Ruth, que Victor Hugo met à la rime "moabite", que l'asphodèle (jaune) s'appelle bâton ou verge de Jacob, qu'enfin Ruth ouvre l'œil à moitié sous ses voiles, que or et sperme seraient en hébreu synonymes, on peut voir en la faucille autre chose que l'image émotionnelle de la lune et penser que le champ des étoiles n'est pas le ciel premier 44". Si ces lignes étaient extraites de la copie d'un potache facétieux, on sourirait peut-être des gamineries de l'élève Caminade, mais il s'agit d'une passage d'une très sérieuse thèse de troisième cycle et l'ont reste confondu par ce qu'il faut bien appeler les couillonnades du docteur Caminade. Du moins ne reprochera-t-on pas à ses arguments une excessive subtilité et il pourrait sembler tout à fait superflu de réfuter les stupidités d'un butor obtus, qui prend soudain des airs futés et se rend ainsi encore plus ridicule, pour formuler sa conclusion : "on peut voir en la faucille autre chose que l'image émotionnelle de la lune et penser que le champ des étoiles n'est pas le ciel premier". Pourtant on est bien obligé de le faire, sinon M. Caminade et ses amis ne manqueraient pas d'affirmer que ces arguments ineptes sont inattaquables.

Tout d'abord, en écrivant que "le poème décrit un coït exceptionnel", M. Caminade, avec un instinct très sûr, a choisi les deux termes qui convenaient le moins : "décrit" par sa dénotation et "coït" par ses connotations (pour utiliser des mots dont M. Caminade, chez qui la rustrerie n'exclut pas la cuistrerie, fait dans son livre un usage immodéré et qui seraient parfois commodes, si la mode ne les avait rendus si incommodes). Jamais, en effet, "coït" n'aura été moins "décrit" puisque le "partenaire" masculin, qui s'est couché "de fatigue accablé", dort profondément depuis le début du poème jusqu'à la fin et ne s'est pas seulement aperçu qu'une femme était venue s'étendre à ses pieds. Bien sûr, le "coït" aura bien lieu, mais plus tard. Bien sûr, si Hugo ne le "décrit" pas dans son poème, il fait clairement allusion à ce qui se passera ensuite (il s'adresse d'ailleurs à des lecteurs qui connaissent le Livre de Ruth ) grâce au songe de Booz et à des notations comme le "sein nu" du vers 62 et "l'ombre était nuptiale" du vers 69. Mais il n'a point eu pour autant l'intention d'émoustiller le lecteur et de l'inciter, une fois la lecture achevée, à imaginer de façon concrète l'accouplement de Ruth et de Booz, accouplement auquel on ne saurait songer que comme à celui, entièrement dissimulé par une nuée d'or, de Zeus et d'Héra, au chant XIV de L'Iliade. Car, si ce "coït" est bien "exceptionnel", comme le dit M. Caminade, c'est précisément parce que jamais les connotations du mot "coït" ne lui auront moins convenu et, si M. Caminade a parfaitement le droit de ne pas croire personnellement aux interventions surnaturelles - et moins que quiconque nous ne lui contesterons ce droit - il n'en est pas moins évident que Victor Hugo a tout fait pour que l'union de Ruhth et de Booz apparût comme un événement d'ordre surnaturel, et non d'ordre humain, et encore moins animal. Il serait trop long, et bien inutile puisqu'il y a déjà longtemps que Roger Pons l'a fait 45, de montrer que toutes les modifications apportées au récit biblique, toutes les suppressions et toutes les additions opérées par Hugo, ont été faites dans ce sens. Nous ne partageons en aucun façon les convictions religieuses qui étaient celles de Roger Pons, mais comment peut-on imaginer que Victor Hugo puisse nous inviter à voir "passer dans la nuit, par moment, / Quelque chose de bleu qui paraissait une aile", et qu'il puisse nous inviter en même temps à voir un phallus dans cette lune dont la douce lumière rend l'aile des anges translucide ?

Cette mise au point préliminaire étant faite, examinons maintenant les arguments proprement phalliques de M. Caminade. Et tout d'abord, lorsqu'il fait valoir, sans plaisanter, que le nom de femme est Ruth et que Victor Hugo a mis à la rime le mot "Moabite", comment ne pas trouver ahurissant qu'il se soit trouvé un jury pour sacrer docteur un rustre aussi ridicule et un éditeur pour publier ces polissonneries de potache dans une collection qui s'appelle "Études supérieures" ? Certes ce n'est pas un crime que de s'amuser à plaisanter sur l'homophonie de "Ruth" et de "rut" et le jeu de mots est même si facile qu'il est presque impossible qu'il ne vienne pas à l'esprit. Nous nous souvenons de l'avoir fait, lorsque, en classe de première ou de seconde, nous avions étudié Booz endormi, et nous avions bien pensé alors que beaucoup de potaches avaient dû le faire avant nous. Mais jamais personne, avant M. Caminade, n'avait songé à l'utiliser pour éclairer le texte. C'est que tout le monde savait bien que, s'inspirant du Livre de Ruth, Hugo ne pouvait appeler Ruth que par le seul nom que lui donne la Bible. Il ne pouvait pas non plus ne pas rappeler qu'elle était "moabite", puisque le mot revient comme un leitmotiv dans le court récit biblique, qui précise six fois que Ruth est moabite, en employant quatre fois la formule "Ruth la Moabite", alors que, dans Booz endormi, le mot n'a été employé qu'une seule fois. Certes il se trouve à la rime, comme le fait remarquer M. Caminade qui veut suggérer par là que ce n'est certainement pas un hasard si, alors qu'il y a douze syllabes dans un alexandrin, la syllabe phallique se trouve être précisément la douzième, c'est-à-dire à la place la plus marquante. M. Caminade a raison, ce n'est pas un hasard : c'est une nécessité. En effet, si l'on considère que le mot "moabite" a déjà trois syllabes, sans compter la muette finale qui cesse d'être muette si le mot n'est pas à la rime ou suivi d'une voyelle, si l'on considère que le mot "moabite" ne peut guère être employé que précédé d'un sujet et d'un verbe, comme attribut ("Ruth était moabite") ou précédé d'un article défini ou indéfini, comme substantif ou comme adjectif épithète ("la moabite Ruth", "une Moabite", "la Moabite"), on s'aperçoit que la probabilité pour que le mot se trouve à la rime est bien loin de n'être que de 1 sur 12. En fait, Hugo n'avait guère que quatre possibilités : il pouvait écrire "la moabite Ruth" ou "Ruth une Moabite" et constituer ainsi le premier ou le second hémistiche de son alexandrin. Mais si l'on considère que "la moabite Ruth" est moins euphonique que "Ruth une Moabite", si l'on considère que cette seconde solution est plus proche du leitmotiv biblique "Ruth la Moabite", si l'on considère que le mot "Ruth" en fin de vers aurait posé un problème de rime à peu près insoluble, on ne s'étonne donc pas que Hugo ait choisi d'écrire "Ruth une Moabite". Il ne restait donc que deux places pour le mot "moabite" : l'hémistiche (qui, de toute façon, est aussi une place marquante) et la rime. Mais, si l'on considère qu'un mot à finale féminine est toujours plus gênant à l'hémistiche d'un alexandrin qu'un mot à finale masculine (il faut alors que le second hémistiche commence par une voyelle) et qu'en conséquence la proportion des mots à finale féminine à l'hémistiche est toujours nettement plus faible que celle des mots à finale masculine (dans Booz endormi, il n'y en a que 10 sur 88 vers), si l'on considère que précisément dans le vers dont il s'agit ("Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite"), cette difficulté empêchait Hugo d'inverser l'ordre des hémistiches, si l'on considère que, de toute façon, il ne pouvait le faire, le premier hémistiche servant à assurer la transition entre la troisième et la quatrième parties du poème, on ne voit guère alors comme Victor Hugo aurait pu ne pas mettre à la rime le mot "moabite". Signalons, pour en finir sur ce point, à M. Caminade que Racine qui, lui, non plus ne pouvait donner à Agrippine un autre nom que le sien, l'a lui aussi employé à la rime et suggérons lui de se demander si Racine n'a pas voulu souligner par là le côté viril de son personnage. M. Caminade pourrait même, en combinant cette remarque sur la syllabe finale du nom d'Agrippine avec celle que Roland Barthes avait faite sur le début ("Comment ne pas savourer la coïncidence onomastique qui fait d'Agrippine le symbole de l'agrippement ? 46") découvrir très facilement des "connotations" encore plus "savoureuses", et tout à fait dans le goût du jour.

A sa manière M. Caminade nous paraît aussi ridicule que Philaminte : on sait qu'elle préconisait "le retranchement de ces syllabes sales / Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales 47". M. Caminade, lui, propose de les souligner. Du moins, dans "Moabite", les syllabes phalliques sont-elles effectivement présentes, alors que l'argument suivant, qui est de la même nature, va faire intervenir un vocable phallique qui n'est en aucune façon dans le texte et que personne n'aurait jamais songé à faire intervenir ici sans M. Caminade. Car ne faut-il pas, en vérité, vouloir donner des verges pour se faire fouetter, lorsqu'on prétend tirer argument du fait que l'asphodèle jaune s'appelle aussi "bâton" ou "verge de Jacob", à propos d'un vers que le choix du mot "asphodèle" a rendu particulièrement célèbre pour son harmonie ? Nous concéderons volontiers à M. Caminade que la rareté des rimes en "ob" interdisait pratiquement à Hugo d'écrire :

Un frais parfum sortait des verges de Jacob.

Mais il y a gros à parier qu'il n'y a jamais songé. En tout cas, s'il avait pu le faire et si par malheur il l'avait fait, ce vers n'aurait certainement pas été considéré comme l'un des plus beaux vers de notre langue et il se serait prêté à ces plaisanteries faciles dont M. Caminade prétend faire des arguments. Et ceci nous amène, pour commencer, à souligner un aspect particulièrement grave de la "méthode" de M. Caminade : si expliquer un beau vers, c'est nécessairement rendre compte de sa beauté, alors quelle étrange façon de procéder que de l'expliquer en raisonnant comme si l'auteur, à la place d'un vers admirable, avait écrit un vers ridicule !

De plus, s'il est bien possible que Victor Hugo connaissait cette autre appellation de l'asphodèle, ce n'est pourtant pas sûr et il aurait mieux valu pouvoir en apporter la preuve; mais nous concéderons volontiers à M. Caminade que ses calembredaines n'en valaient pas la peine. Admettons donc que Victor Hugo ait connu l'expression "verge de jacob". Cela ne prouverait aucunement qu'il y ait pensé en employant le mot "asphodèle" : même l'écrivain le plus scrupuleux dans le choix de ses mots ne peut pas penser, surtout s'il est aussi fécond que Victor Hugo, à tous les synonymes qui pourraient remplacer chacun des mots qu'il utilise. Quand bien même il y aurait pensé, cela ne prouverait aucunement que cette expression ait joué un rôle quelconque dans le choix du mot "asphodèle". Quand bien même, et la probabilité de cette hypothèse est infinitésimale, il aurait pensé aux résonances (il ne connaissait point le mot "connotation") dont l'expression "verge de jacob" aurait pu enrichir le mot "asphodèle", alors, bien plutôt qu'à ses résonances éventuellement, très éventuellement, phalliques, il aurait songé à ses résonances doublement bibliques, à cause du nom de Jacob (au sommeil duquel Victor Hugo a comparé celui de Booz dont le Songe est inspiré du sien) et à cause du mot "verge" longtemps employé dans les Bibles françaises pour traduire le mot virga par lequel la Vulgate rendait le terme hébreu désignant le "bâton de commandement". Mais répétons-le, c'est une hypothèse que nous ne songeons nullement à retenir. Nous voulons simplement rappeler à M. Caminade qu'avant d'adopter une explication aussi extravagante que la sienne, il faut d'abord, en bonne méthode, avoir pris la peine d'examiner toutes celles qui le sont un peu moins

Nous voulons aussi lui rappeler qu'à la différence de mots comme "pénis", "vit" et, bien sûr, "phallus", qui n'ont de sens que phallique, le mot "verge" a, lui, de multiples acceptions parmi laquelle l'acception phallique est loin d'être la première, que ce soit par la date (le mot apparaît au XI° siècle et ne prend de signification phallique que trois ou quatre siècles plus tard) ou par la fréquence de ses emplois. Le sens premier est celui de "baguette de bois", "verge" venant du latin virga qui signifie proprement "branche souple", "tige flexible" et qui n'a pas d'acception phallique. Aussi le mot a-t-il été employé tout naturellement en botanique pour désigner outre l'asphodèle jaune, un certain nombre d'autre plantes : "verge d'or", "verge à berger", "verge de pasteur". Et il est plus que probable que ces deux dernières expressions s'expliquent, non pas, comme pourrait le croire M. Caminade, par le fait que les bergers et les pasteurs sont munis d'un membre viril, ce qui n'est pas particulier à leur profession, mais bien plutôt parce qu'ils ont l'habitude de se tailler des baguettes de bois, non pas, comme pourrait le croire encore M. Caminade, pour se fabriquer des symboles phalliques, mais pour frapper les bêtes qui s'écartent du troupeau ou qui refusent d'avancer. Car les hommes ont dû songer à utiliser des baguettes de bois pour frapper avant de songer à en faire des symboles phalliques, et le mot "verge", comme le latin virga, a pris très rapidement le sens plus particulier de "baguette servant à frapper" (cf. "la verge du maître d'école", "faire passer un soldat par les verges" etc.) et, par la suite, le sens de "bâton de commandement", d' "insigne de l'autorité" (cf. "huissier à verge", "être sous la verge de quelqu'un" etc.). Le mot a été employé ensuite non seulement dans la langue de l'anatomie, mais dans celle de la liturgie, de la fauconnerie, de l'armée, de la marine, de la métrologie, de la pyrotechnie et de toutes sortes de techniques. M. Caminade oublie donc que, si pour lui le mot "verge "évoque immédiatement une image phallique, il n'en était pas de même dans les siècles passés où l'on n'avait lu ni Freud ni M. Octave Mannoni. Et si l'on songe au rôle qu'ont joué si longtemps les châtiments corporels dans l'éducation, on a tout lieu de penser que le mot "verge", encore au temps de Victor Hugo, devait, dans l'esprit de beaucoup, éveiller d'abord une idée de "coups".

Le mot "verge" est donc très loin d'avoir toujours des résonances phalliques, mais dans Booz endormi, ne l'oublions pas, c'est le mot "asphodèle" qui est employé et il n'a jamais eu de signification phallique. Ainsi, pour que dans un texte le mot "asphodèle" puisse inciter le lecteur à se rappeler d'abord qu'on l'appelle aussi "verge de Jacob" et pour que le mot "verge" (dont l'acception phallique n'est qu'une acception parmi beaucoup d'autres, relativement tardive, et qu'il n'a pas dans cette expression) puisse l'amener à voir dans cette plante une image de phallus, il faudrait un contexte qui l'invite à le faire de façon suffisamment précise : il faudrait, par exemple, que, dans un roman érotique, un individu, souvent condamné pour exhibitionnisme et prénommé Jacob, s'approchât, la face congestionnée, les yeux exorbités, d'un groupe de jeunes filles et leur dît, en déboutonnant sa braguette : "Voulez pas voir mon asphodèle ?" Et, dans ce cas, l'auteur aurait sans doute pris la peine, dans les pages antérieures, d'apprendre incidemment aux lecteurs qui pourraient l'ignorer que l'asphodèle jaune s'appelle aussi "verge de Jacob".

Mais, sans revenir sur l'atmosphère de l'ensemble du poème, contentons-nous de relire la strophe dans laquelle Victor Hugo a évoqué l'asphodèle :

Booz ne savait point qu'une femme était là,

Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.

Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle;

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

Les deux premiers vers, par leur parallélisme volontaire, indiquent clairement que, si "coït" il y aura, pour l'instant, les deux futurs "partenaires" ne le savent ni l'un ni l'autre. Le premier vers reprend d'ailleurs, avec une évidente insistance, le vers 6O ("Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds") et le second semble avoir été écrit tout exprès pour éviter qu'émoustillé par le "sein nu" de la strophe précédente, quelque rustre ne crût que Ruth était en rut. Nous voilà de la sorte assez mal préparés au formidable effort d'imagination phallique que vont pourtant nous demander les deux vers suivants : car qui donc enfin, sans M. Caminade, aurait jamais réussi à voir se profiler derrière ces "touffes d'asphodèle" si justement célèbres des touffes de phallus, doucement agités par "les souffles de la nuit" et exhalant "un frais parfum" ?

Ce qu'il y a d'admirable dans la succession des âneries que nous assène M. Caminade, c'est qu'à chaque fois qu'on en quitte une, on se demande avec un peu d'anxiété s'il réussira à se maintenir à un tel niveau d'insanité et que l'on n'est jamais déçu. Il semblait difficile de trouver un argument encore plus faible que celui de l'asphodèle; M. Caminade y a pourtant réussi. En effet, non seulement le vers qu'il allègue ensuite n'étaye aucunement sa thèse, mais il va directement à l'encontre de ce qu'il prétend nous suggérer. En nous rappelant que Ruth "ouvre l'œil à moitié sous ses voiles", M. Caminade veut nous faire entendre que le comportement de Ruth confirme l'interprétation qu'il nous a donnée de son nom. Mais pour arriver à une telle conclusion à partir de ce vers 85 ("Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles"), il faut, après avoir bien sûr oublié le contexte, ne tenir aucun compte de l'adjectif "immobile", pourtant mis en valeur par la coupe et par sa place en début de strophe, et faire un sort à "ouvrant", en négligeant son complément, comme si "ouvrant l'œil à moitié" n'était qu'une façon plus poétique de dire "s'ouvrant à moitié". Et voilà Ruth qui s'ouvre à moitié, qui s'offre; peu s'en faut qu'elle ne rappelle le vers de Baudelaire : "Les jambes en l'air comme une femme lubrique" ! Malheureusement le vers 85, ainsi que tout le contexte, indique clairement que, loin d'être dans un état d'excitation lubrique, Ruth est en train de glisser doucement au sommeil. Déjà au vers 77, le parallélisme du premier hémistiche ("Ruth songeait et Booz dormait"), l'emploi de "songeait" ("songer" vient du latin somniare), indiquaient que le sommeil de Booz avait un effet contagieux sur sa "partenaire". Et ce n'était pas seulement "la respiration de Booz qui dormait", mais la nature tout entière qui l'invitait au sommeil ("Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth").

Rien d'étonnant donc si, à la fin du poème elle semble tout près d'y céder. Car, dans le vers invoqué si malencontreusement par M. Caminade, bien loin de nous la montrer toute frémissante, toute haletante, Victor Hugo nous indique, au contraire, en détachant l'adjectif "immobile", que son corps est déjà tout endormi, ce que confirme clairement le reste du vers : si Ruth ouvre l'oeil à moitié, c'est que cet œil a tendance à se fermer complètement. Ainsi, bien loin de nous montrer Ruth en proie à une ardeur lubrique qui seule pourrait expliquer un peu qu'elle puisse réussir à voir dans "le croissant fin et clair" un céleste Phallus, Victor Hugo a voulu nous montrer Ruth glissant au sommeil et commençant déjà à rêver, pour expliquer comme une "pauvre glaneuse", qui n'a point l'imagination puissante de l'auteur de La légende des Siècles (et qui n'a point lu Louis Bouilhet, à qui Hugo a emprunté, en en faisant de l'or, l'image de la faucille), mais qui a passé sa journée à suivre les moissonneurs et à les regarder manier la faucille, voit tout naturellement une "faucille d'or" dans "le croissant fin et clair" qu'elle regarde à travers ses voiles d'un oeil à moitié endormi.

Venons-en maintenant au dernier argument de M. Caminade, aussi lamentable sinon plus, que les précedents, car, quand il s'agit de trouver des arguments ineptes, M. Caminade est inégalable. Il nous invite donc à considérer que "or et sperme seraient en hébreu synonymes". Nous noterons tout d'abord l'emploi du conditionnel "seraient" qui ne laisse pas de surprendre : car enfin sont-ils synonymes ou ne le sont-ils pas ? Si le bruit a couru, dans l'entourage de M. Caminade, qu'en hébreu "or" et "sperme" étaient peut-être synonymes, il aurait dû vérifier ce bruit avant d'en faire état dans une thèse. De plus le mot "synonymes" est de toute façon impropre : les synonymes étant des mots qui autrefois avaient le même sens et qui maintenant ont la même "dénotation", dans aucune langue, deux mots dont l'un signifie "or" et l'autre "sperme", ne peuvent être synonymes. Sans doute M. Caminade a-t-il voulu dire qu'en hébreu les deux mots correspondant à "or" et à "sperme" étaient homonymes ou, plus vraisemblablement, que le même mot pouvait signifier tantôt "or" tantôt "sperme". Mais avant de faire état de notions d'une langue étrangère qu'il ignore (l'emploi du conditionnel le prouve), M. Caminade ferait bien, surtout maintenant qu'il est docteur ès lettres, de revoir la signification de certains mots très élémentaires de sa langue maternelle.

Pas plus que M. Caminade, nous ne connaissons l'hébreu et nous supposerons donc que le renseignement est exact. Sans doute aurions-nous pu chercher à la vérifier et nous n'aurions pas manqué de le faire si l'argument de M. caminade nous avait semblé avoir une valeur quelconque, si faible qu'elle nous parût. Mais il n'en a aucune et d'abord pour une raison très simple : Victor Hugo, lui non plus, ne savait pas l'hébreu. Et quand bien même il aurait su qu'en hébreu le mot qui signifiait "or" pouvait signifier aussi "sperme", il n'avait vraiment aucune raison d'y penser en évoquant la lune sous l'image d'une faucille. Quoi de plus naturel que cette faucille soit une "faucille d'or", puisqu'elle brille ("Le croissant fin et clair brillait à l'occident") et que, de plus, elle est vue par les yeux d'une "pauvre glaneuse" ? En outre, si Booz endormi s'adresse évidemment à des lecteurs qui connaissent la Bible, il s'adresse à des lecteurs qui la lisent en français ou, pour quelques-uns, en latin, mais qui, sauf exceptions tout à fait rarissimes, ignorent tout de l'hébreu. Pourquoi enfin M. Caminade a-t-il éprouvé le besoin de faire appel à l'hébreu pour expliquer "or", qui est un mot français très courant, alors que pour expliquer Ruth, qui est un nom hébreu (et qui signifie "la Rassasiée" selon Roger Pons, ou "l'amie" selon la Bible de Jérusalem), il a fait appel à un homonyme français ?

* *

A côté de celle de M. Caminade, à côté de celle de Mme Josette Rey-Debove dont nous nous proposons de commenter l'article intitulé L'Orgie langagière 48 le jour où nous nous en sentirons le courage 49 (quand les sornettes atteignent à de tels sommets, quand le snobisme s'élève à de telles cimes, quand le galimatias fait penser à l'Himalaya, on hésite à s'y attaquer !), l'extravagance de M. Rastier, avec ses très classiques symboles phalliques, peut paraître falote. Mais si nous avons choisi d'épingler une de ses phrases au début de cet article, c'est parce qu'elle avait à nos yeux le grand mérite de condenser en trois lignes les principaux ridicules d'une certaine forme de critique, avec les étonnants contrastes que l'on y remarque entre le fond et la forme, entre la banalité souvent désarmante des idées et le pédantisme d'un vocabulaire hermétique, entre des plaisanteries de potaches attardés et un jargon d'avant-garde. C'est ce contraste qui fait en partie le comique irrésistible de la phrase de M. Rastier. Pour nous parler de bâtons, de parapluies et de phallus, il n'utiilise pas seulement un langage savant en parlant de "sèmes" et d' "isotopies métaphoriques" : lorsqu'il est obligé d'avoir recours à des expressions de la langue commune, il ne daigne employer que celles qui passent pour être les plus distinguées. Il ne dit pas "en plus de", ce qui serait affreusement vulgaire, mais "outre"; et dans la phrase qui précédait et que nous avons aussi citée, il poussait même le raffinement jusqu'à éviter "suivant que" pour employer "selon que". On admirera enfin le goût véritablement exquis qui a dicté le choix des substantifs "oblongité" et "expansivité". Si l'on se rappelle qu'"oblong" signifie exactement "plus long que large", on voit avec quel tact pudique est évoquée la forme générale de l'objet (ajoutons que cette discrétion ne peut que faciliter la découverte de nouvelles "isotopies métaphoriques"). Mais surtout que dire de l'infinie délicatesse dont témoigne, pour évoquer une propriété grossièrement physique, le choix d'un terme employé habituellement dans un sens moral : "expansivité" ? Finalement, malgré tous leurs phallus et leurs "connotations éjaculatoires" (nous empruntons cette expression à Mme Rey-Debove), c'est à des personnages tels que Philaminte et Bélise que font penser M. Rastier et ses semblables. Ce dont ils souffrent, en effet, ce n'est sans doute pas, comme on pourrait d'abord le croire, d'obsession sexuelle, mais bien plutôt de snobisme, c'est-à-dire de sottise. Car toutes ces "connotations" qui les font passer pour doctes aux yeux de tant de jobards, nous paraissent dénoter non pas tant des toqués que de simples tocards.


1 "Systématique des isotopies", Essais de sémiotique poétique publiés par A.J. Greimas, Larousse, 1972, p. 89.

2 A. Colin, 196O.

3 On pourrait, bien sûr, s'interroger aussi sur la justesse de cette comparaison et se demander si un parapluie est bien une meilleure image de phallus qu'un bâton. Pour M. Rastier, c'est son "expansivité" qui donnerait au parapluie l'avantage sur le bâton. Mon expérience de la vie est sans doute limitée, car je n'ai jamais eu l'occasion - mais ce n'est pas un des grands regrets de mon existence - de voir à côté l'un de l'autre un parapluie ouvert et un phallus en érection. Je crois néanmoint pouvoir affirmer que la ressemblance ne doit pas être criante. J'ajouterai que, si le phallus en érection avait la forme d'un parapluie ouvert, cela rendrait son utilisation assez malaisée.

4 Editions du Seuil, 195O

5 P. 57

6 Revue Europe, février-mars 1971, pp. 113-143.

7 Ibid., p. 116.

8 Ibid., p. 124.

9 Ibid., p. 125.

10 L'édition à laquelle renvoie M. Lejeune est celle de Pierre Clarac et André Ferré, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954.

11 Op. cit., p. 125.

12 Ibid., p. 128.

13 Op. cit., p. 63

14 Op. cit., p. 125.

15 Ibid..

16 Op. cit., p. 166.

17 Op. cit. p. 125.

18 Op. cit. p. 65.

19 En rendant compte de "Phallus farfelus" dans sa "Revue des revues", M. Yves Florenne a observé que j'aurais pu "faire remarquer à M. Lejeune que la brioche normande cuite par Théodore avait toute chance d'être une rustique couronne (seul ce genre de brioche a des "écailles" et des "pointes" piquantes comme les clochers), c'est-à-dire tout juste le contraire du symbole phallique; et cela aussi évidemment, dans l'ordre du "sexe-pâtisserie", que la fameuse madeleine à laquelle M. Lejeune attribue ingénieusement cette signification" (Le Monde, 22-23 septembre 1974, p. 17). Yves Florenne a assurément raison, et il est vrai que j'aurais dû y penser : la forme très vraisemblablement circulaire de la brioche (l'article "brioche" du Larousse du XX° siècle, précise que "la forme la plus répandue est celle d'une boule surmontée d'une boule plus petite ou bien celle d'une couronne") cadre bien mal avec l'hypothèse de M. Lejeune. Cela dit, il ne me paraît pas "évident" du tout qu'il faille plutôt y voir "tout juste le contraire du symbole phallique", ni non plus d'ailleurs dans la "fameuse madeleine".

20 Et, bien sûr, les lecteurs sensibles ne manqueront pas de s'inquiéter pour le confort, voire pour la santé, de ses partenaires. Peut-être, il est vrai, M. Lejeune prend-il la précaution de planter un bouchon de liège sur la pointe de son phallus. Mais il risque de se décrocher pendant les ébats et il est probable que ses partenaires ne doivent pas souvent renouveler cette expérience. Elles ne manquent certainement pas, en revanche, de conserver précieusement, pour les montrer à leurs amies à l'heure du thé, les écailles qu'il pourrait avoir perdues.

21 Op. cit., p. 125.

22 Op. cit., p. 65.

23 Op. cit., p. 126.

24 Op. cit., pp. 65-66.

25 Op. cit., p. 126.

26 Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954, p. 275

27 Op. cit., p. 127.

28 Op. cit., p. 65.

29 Littérature, mai 1973, pp. 77-97.

30 Ibid., p. 91.

31 Les Belles Lettres, Paris, 1945, tome II, p. 27.

32 Op. cit., tome II, p. 29.

33 Ibidem.

34 Op. cit., tome I, p. 62.

35 Op. cit. p. 92 : "Quant au porte-cigare(s) sur lequel rêve Emma, il symbolise sa frustration : référé au Vicomte, pur fantasme nobiliaire, ou à Rodolphe Boulanger, faux aristocrate, il est un phallus en creux".

36 Op. cit., tome II, p. 28.

37 Editions Conard, tome II, p. 115.

38 Op. cit., tome II, pp. 27-28

39 Op. cit., p. 91, note 7O.

40 Op. cit., tome I, p. 17.

41 Op. cit., tome I, p. 67.

42 Op. cit., tome II, p. 27.

43 Op. cit., pp. 91-92.

44 Image et métaphore, collection Etudes supérieures, Bordas, 1970, p. 110.

45 L'Information littéraire, janvier-février, 1857, pp. 31-40.

46 Sur Racine, p. 89, note 1.

47 Les Femmes savantes, acte III, scène 2, vers 913-914.

48 Poétique, n° 12, pp. 572-583.

49 C'est maintenant chose faite. Voir plus loin le chapitre "Sur le sonnet d'un sot les sornettes des doctes".