Dossier Prostitution

La mondialisation des marchés du sexe1

Richard Poulin

LA PROSTITUTION

La société bourgeoise, née de la violence, la reproduit constamment et en est saturée. Elle provient du crime et elle conduit au crime. (1)

La très grande majorité des analyses de la mondialisation capitaliste contemporaine ne prend pas en considération l'aspect planétaire de l'industrie du commerce sexuel. Ce secteur de l'économie mondiale, en pleine expansion, qui produit des déplacements très importants de population et qui génère des profits et des revenus mirobolants, concentre les caractéristiques fondamentales et inédites de ce nouveau stade de l'économie capitaliste.

Sa croissance fulgurante a également pour effet une remise en cause des droits humains fondamentaux, notamment ceux des femmes et des enfants devenus des marchandises sexuelles. La dynamique est telle que, depuis 1995, les organisations internationales adoptent des positions qui, après analyse et malgré un discours dénonçant les pires effets de cette mondialisation du marché du sexe, tendent à la libéralisation de la prostitution (2) et des marchés sexuels. En quelque sorte, ce que défend l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en faveur de la mon-dialisation néo-libérale est actuellement relayé par divers organismes européens et internationaux, dont l'Organisation des nations unies (ONU), dans le domaine de l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants.

Industrialisation du commerce sexuel et marchandisation

La mondialisation capitaliste implique aujourd'hui une " marchandisation " inégalée dans l'Histoire des êtres humains. Depuis trente ans, le changement le plus dramatique du commerce sexuel a été son industrialisation, sa banalisation et sa diffusion massive à l'échelle mondiale (3). Cette industrialisation, à la fois légale et illégale, rapportant des milliards de dollars (4), a créé un marché d'échanges sexuels, où des millions de femmes et d'enfants sont devenus des marchandises à caractère sexuel. Ce marché a été généré par le déploiement massif de la prostitution (effet, entre autres, de la présence de militaires engagés dans des guerres et/ou des occupations de territoire (5), notamment dans les pays nouvellement industrialisés), par le développement sans précédent de l'industrie touristique (6), par l'essor et la normalisation de la pornographie (7), par l'internationalisation des mariages arrangés (8), ainsi que par les besoins de l'accumulation du Capital.

Soutenir qu'il y a eu industrialisation du commerce sexuel relève d'une évidence : nous avons assisté, entre autres, au développement d'une production de masse de biens et de services sexuels qui a généré une division régionale et internationale du travail. Les "biens" sont constitués en grande partie d'êtres humains qui vendent des services sexuels. Cette industrie, qui se déploie dans un marché mondialisé qui intègre à la fois le niveau local (9) et le niveau régional, est devenue une force économique incontournable. La prostitution et les industries sexuelles qui lui sont connexes — les bars, les clubs de danseuses, les bordels, les salons de massages, les maisons de production de pornographie, etc. — s'appuient sur une économie souterraine massive contrôlée par des proxénètes liés au crime organisé et bénéficient aux forces de l'ordre corrompues. Les chaînes hôtelières internationales, les compagnies aériennes et l'industrie touristique profitent largement de l'industrie du commerce sexuel. Les gouvernements eux-mêmes en bénéficient : en 1995, on a évalué que les revenus de la prostitution en Thaïlande constituaient entre 59 et 60 % du budget du gouvernement (10). Ce n'est pas sans raison que ce gouvernement faisait, en 1987, la promotion du tourisme sexuel en ces termes : "The one fruit of Thailand more delicious than durian [un fruit local] its young women". (11). En 1998, l'Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 % de l'ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l'Indonésie, de la Malaisie et des Philippines (12). Selon une étude de Bishop et de Robinson (13), l'industrie touristique rapporte 4 milliards de dollars par année à la Thaïlande.

L'industrialisation du commerce sexuel et sa transnationalisation sont les facteurs fondamentaux qui rendent la prostitution contemporaine qualitativement différente de la prostitution d'hier. Les consommateurs peuvent désormais avoir accès à des corps " exotiques " et jeunes, très jeunes même, à travers le monde, notamment au Brésil, à Cuba, en Russie, au Kenya, au Sri Lanka, aux Philippines, au Viêtnam, au Nicaragua et ailleurs. L'industrie du commerce sexuel est diversifiée, sophistiquée et spécialisée : elle peut répondre à tous les types de demandes.

Un autre facteur qui confère un caractère qualitativement différent au commerce sexuel d'aujourd'hui concerne le fait que la prostitution est devenue une stratégie de développement de certains États. Sous l'obligation de remboursement de la dette, de nombreux États d'Asie, d'Amérique latine et d'Afrique ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale — qui ont offert des prêts importants — à développer leurs industries du tourisme et de divertissement. Dans chacun des cas, l'essor de ces secteurs a permis l'envolée de l'industrie du commerce sexuel (14). Dans certains cas, comme au Népal, les femmes et les enfants ont été mis directement sur les marchés régionaux ou inter-nationaux (notamment en Inde et à HongKong), sans que le pays ne connaisse une expansion significative de la prostitution locale. Dans d'autres cas, comme en Thaïlande, l'effet a été le développement simultané du marché local et des marchés régionaux et internationaux (15). Dans tous les cas, on observe que le mouvement de ces marchandises, tant à l'échelle trans-continentale que transnationale, va des régions à faible concentration de capital vers les régions à plus forte concentration. Ainsi, par exemple, on estime que depuis dix ans, 200.000 femmes et jeunes filles du Bangladesh ont fait l'objet d'un trafic vers le Pakistan (16), tandis que de 20.000 à 30.000 prostituées de Thaïlande sont d'origine birmane (17).

La mondialisation capitaliste se caractérise désormais par une féminisation de plus en plus importante des migrations (18). Une bonne partie du flux migratoire se fait vers les pays industrialisés (19). Les prostituées étrangères se situent évidemment dans le bas de la hiérarchie prostitutionnelle, sont isolées socialement et culturellement, et travaillent dans les pires conditions sanitaires possibles. Toute économie politique de la prostitution et du trafic des femmes et des enfants doit être fondée sur une analyse en termes classiques d'inégalités structurelles, de développement inégal et combiné, ainsi que de hiérarchisation entre les pays impérialistes et les pays dépendants.

Le statut des femmes et des enfants a régressé : désormais, dans de nombreux pays du tiers-monde ainsi que dans ceux de l'ex-URSS et de l'Europe de l'Est, sous l'impact des politiques d'ajustement structurel et de la libéralisation économique, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles matières brutes (new raw resources) dans le cadre du développement du commerce national et international. Du point de vue économique, ces marchandises se caractérisent par un double avantage : les corps sont à la fois un bien et un service. Plus précisément, on a assisté à une marchandisation non seulement du corps, mais également à la marchandisation des femmes et des enfants, d'où l'idée fréquente de l'apparition d'une nouvelle forme d'esclavage pour caractériser le trafic dont sont l'objet des millions de femmes et d'enfants.

Ces réalités définissent les conditions et l'extension de la mondialisation capitaliste actuelle pour les femmes et les enfants exploités par l'industrie du commerce sexuel. Il faut ajouter d'autres éléments déterminants : le rapt, le viol et la violence ne cessent d'être des accoucheurs de cette industrie ; ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la "fabrication" même de ces marchandises, car ils contribuent à les rendre "fonctionnelles" pour cette industrie qui exige une disponibilité totale des corps. Entre 75 et 80 % des prostituées ont été abusées sexuellement dans leur enfance (20). Plus de 90 % des prostituées sont contrôlées par un proxénète (21). Une étude sur les prostituées de rue en Angleterre a établi que 87 % des prostituées avaient été victimes de violence durant les douze derniers mois (22) ; 43 % d'entre elles souffraient de conséquences d'abus physique graves. Une étude américaine a montré que 78 % des prostituées avaient été victimes de viol par des proxénètes et des clients, en moyenne 49 fois par année ; 49 % avaient été victimes d'enlèvement et transportées d'un État à un autre et 27 % avaient été mutilées (23). L'âge moyen d'entrée dans la prostitution aux États-Unis est de 14 ans (24). Dans de telles conditions, peut-on soutenir qu'il y a vraiment une prostitution "libre", non forcée ?

Dans les pays où la prostitution est légalisée, sont employées massivement des prostituées étrangères, au statut précaire dû à l'immigration clandestine, échappant aux normes sanitaires devant "protéger" et les prostituées et les acheteurs de sexe. Enfin, la prostitution se développe également à travers l'exploitation des femmes des minorités ethniques. Ainsi, en 1980, 40 % des prostituées de Taï-Peï (Taiwan) étaient d'origine aborigène, vraisemblablement objet d'un trafic (25). À l'échelle mondiale, les clients du Nord abusent de femmes du Sud et de l'Est, au Sud lui-même les clients nationaux abusent de femmes et d'enfants de minorités nationales ou ethniques.

L'essor de la prostitution

Au cours des trois dernières décennies, la plupart des pays de l'hémisphère Sud ont connu une croissance phénoménale de la prostitution. Depuis une décennie, c'est également le cas des pays de l'ex-URSS et de l'Europe de l'Est et centrale. Des millions de femmes, d'adolescents et d'enfants vivent désormais dans les districts "chauds" des métropoles urbaines de leurs propres pays ou dans ceux des pays voisins. On estime que 2 millions de femmes se prostituent en Thaïlande (26), 300.000 aux Philippines (27), 500.000 en Indonésie (28) près de 8 millions en Inde (dont 200.000 Népalaises)(29), 1 à 1,5 million en Corée (30), 142.000 en Malaisie (31), entre 60.000 et 200.000 au Viêt-nam (32), 1 million aux États-Unis, entre 50.000 et 70.000 en Italie (dont la moitié provient de l'étranger, notamment du Nigeria), 25.000 aux Pays-Bas (33), entre 50.000 et 400.000 en Allemagne (34), plus vraisemblablement 200.000 (35) — ces prostituées vendent des services sexuels à 1,2 million de clients par jour (36) — et 200.000 en Pologne (37).

L'Unicef estime qu'un million d'enfants entrent chaque année dans l'industrie du commerce sexuel (38). L'industrie de la prostitution infantile exploite 400.000 enfants en Inde (39) (où certaines religions légitiment la prostitution), 75.000 enfants aux Philippines (40), 800.000 en Thaïlande (41), 100.000 à Taiwan (42), 200.000 au Népal (43), de 100.000 à 300.000 enfants aux États-Unis (si on ajoute l'ensemble de l'industrie du sexe, les chiffres grimpent à 2,4 millions) et 500.000 enfants en Amérique latine. On estime qu'en Chine populaire, il y a entre 200.000 et 500.000 enfants prostitués. Au Brésil, les évaluations varient entre 500.000 et 2 millions (44). 30 % des prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans (45). Certaines études estiment qu'au cours d'une année, un enfant prostitué vend "ses services sexuels" à 2.000 hommes (46).

Le trafic des femmes et des enfants

Parallèlement à l'essor de la prostitution locale liée aux migrations de la campagne vers les villes, des centaines de milliers de jeunes femmes sont déplacées vers les centres urbains du Japon, de l'Europe de l'Ouest et de l'Amérique du Nord pour "offrir" des services sexuels, dans le cadre d'une industrie sexuelle en pleine expansion dans les pays industrialisés, à une vaste clientèle masculine. Ces migrations de la campagne vers les centres urbains proches ou lointains ne donnent aucun signe de ralentissement (47). Au contraire, tout indique qu'elles poursuivent leur croissance.

Le trafic des femmes et des enfants est pratiqué massivement à l'échelle mondiale. Les femmes et les enfants de l'Asie du Sud et de l'Asie du Sud-Est constituent le groupe le plus important : on évalue que 400.000 personnes par année sont l'objet dudit trafic. La Russie et les États indépendants de l'ex-URSS constituent le deuxième groupe en ordre d'importance (175.000 personnes par année). Suivent l'Amérique latine et les Caraïbes (environ 100.000 personnes) et l'Afrique (50.000 personnes) (48).

On estime à 150.000 le nombre de prostituées provenant des Philippines, de Taiwan, de Thaïlande et de Russie installées au Japon (49). Année après année, 50.000 Dominicaines vont se prostituer à l'étranger, notamment aux Pays-Bas, où elles constituent 70 % des occupantes des 400 vitrines de prostituées d'Amsterdam (50). On estime à 15.000 les prostituées russes ou européennes de l'Est qu'on retrouve dans les quartiers chauds d'Allemagne, pays où 75 % des prostituées sont d'origine étrangère (51). 40 % des prostituées de Zurich sont originaires du Tiers Monde (52). 500.000 femmes de l'Europe de l'Est et entre 150.000 et 200.000 femmes des pays de l'ex-URSS se prostituent en Europe de l'Ouest. On estime que 50.000 étrangères arrivent chaque année aux États-Unis pour alimenter les réseaux de prostitution (53).

Tous les ans, près d'un quart de million de femmes et d'enfants de l'Asie du Sud-Est (Birmanie, province du Yunnan en Chine populaire, Laos et Cambodge) sont achetés en Thaïlande, pays de transit, pour un prix variant entre 6.000 et 10.000 dollars américains. Au Canada, les intermédiaires paient 8.000 dollars pour une jeune Asiatique en provenance des Philippines, de Thaïlande, de Malaisie ou de Taiwan qu'ils revendent 15.000 dollars à un souteneur (54). En Europe de l'Ouest, le prix courant d'une Européenne en provenance des anciens pays "socialistes" se situe entre 15.000 et 30.000 dollars américains. À leur arrivée au Japon, les femmes thaïs ont une dette de 25.000 dollars américains (55). Les femmes achetées doivent rembourser les dépenses encourues par les souteneurs et travailler pour leur compte pendant des années.

PORNOGRAPHIE ET TOURISME SEXUEL

L'industrie de la pornographie contemporaine a pris son essor au début des années cinquante, avec la création de Playboy, et, depuis, a investi tous les moyens de communication moderne.

L'explosion de la pornographie

Ainsi, aux États-Unis, la location des vidéos pornographiques représente un marché de 5 milliards de dollars américains par année, les films pornographiques de la télévision payante et dans les chambres d'hôtels rapportent 175 millions. Les États-uniens dépensent entre 1 et 2 milliards de dollars par le biais des cartes de crédit pour obtenir du matériel sexuel explicite via Internet (56), ce qui représente entre 5 et 10 % de toutes les ventes sur le Net (57). Là aussi l'industrie hôtelière est complice : à chaque film visionné dans une chambre, elle reçoit 20 % du prix de location.

La pornographie infantile ou pseudo-infantile (kiddie or chicken porn) sur l'Internet constitue 48,4 % de tous les téléchargements des sites commerciaux pour adultes (58). Elle utilise des enfants aussi jeunes que trois ans. Les images créées pour assouvir les fantasmes des consommateurs de la pornographie infantile ne peuvent être caractérisées que comme une forme d'abus sexuel.

En 1983, on estimait le chiffre d'affaires de la pornographie à 6 milliards de dollars (59). Ce chiffre est largement en dessous de la réalité d'aujourd'hui. D'autant plus que les années 1990 ont connu une explosion de la production et de la consommation de pornographie. La pornographie est désormais une industrie mondiale, massivement diffusée et totalement banalisée, qui fait la promotion non seulement de l'inégalité sexuelle, mais qui milite pour le renforcement de cette inégalité. Elle fait partie de la culture. Elle l'imprègne et, par conséquent, affecte l'ensemble des images sociales des médias traditionnels et nouveaux. La pornographie n'est pas seulement une industrie du fantasme : elle use et abuse avant tout des femmes et des enfants. Les centaines de milliers de personnes qui y œuvrent subissent, elles aussi, viol, violence et assassinat (60). La pornographie représente, en quelque sorte, la prostitutionalisation des fantasmes masculins. Elle infantilise les femmes et rend matures sexuellement les enfants.

La pornographie ne peut pas être réduite au seul débat sur la liberté d'expression.

Le tourisme sexuel

Le tourisme sexuel n'est pas limité aux pays dépendants. La Reeperbahn de Hambourg, le Kurfürstendamm de Berlin et les quartiers chauds d'Amsterdam et de Rotterdam sont des destinations bien connues des touristes sexuels. Les pays qui ont légalisé la prostitution ou qui la tolèrent sont devenus des lieux touristiques importants. C'est également à partir de ces pays que les ONG nationales militent au niveau européen et international pour faire reconnaître la prostitution comme un travail sexuel. Industrie en croissance depuis trente ans, le tourisme sexuel entraîne la prostitutionalisation du tissu social. Pour 5,4 millions de touristes sexuels par an en Thaïlande, on compte désormais 45.0000 clients locaux par jour (61).

L'industrie massive de la prostitution en Asie du Sud-Est a pris son essor à cause de la guerre du Viêtnam, à cause du stationnement de militaires au Viêtnam, en Thaïlande et aux Philippines (62), ces deux derniers pays servant de base arrière dans la lutte contre le Viêtminh. L'augmentation très importante de la prostitution locale a permis l'établissement de l'infrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel, grâce notamment à la disponibilité de la "main-d'œuvre" générée par la présence militaire. Des loisirs plus importants, des facilités de communications et de déplacement vers l'étranger, la construction sociale, par la pornographie, d'une image exotique et sensuelle des jeunes prostituées asiatiques, qui seraient, grâce à leur culture, sexuellement matures malgré leur jeune âge, et les politiques gouvernementales favorables au tourisme sexuel ont contribué à l'explosion de cette industrie.

Aujourd'hui encore, on estime que 18000 prostituées sont au service des 43.000 militaires états-uniens stationnés en Corée (63). On évalue qu'entre 1937 et 1945, l'armée japonaise d'occupation a utilisé entre 100.000 et 200.000 prostituées coréennes, incarcérés dans des "comfort stations"(bordels de réconfort) (64). Quelques jours seulement après la défaite japonaise, l'Association pour la création de facilités récréatives spéciales, financée indirectement par le gouvernement, ouvrait un premier bordel de réconfort pour les soldats américains. À son point culminant, cette Association employait 70000 prostituées japonaises (65).

Les MST et l'infertilité, des effets de la mondialisation de l'industrie sexuelle

On évalue à 15 % seulement les prostituées aux États-Unis qui n'ont jamais contracté une maladie vénérienne (66). 58 % des prostituées du Bukina Faso ont le sida, 52 % au Kenya, près de 50 % au Cambodge et 34 % au Nord de Thaïlande. En Italie, 2 % des prostituées avaient le sida en 1988, contre 16 % dix ans plus tard (67).

L'un des prétextes des clients pour user sexuellement d'enfants est d'éviter les maladies sexuellement transmises. Mais les données démentent cette idée. Par exemple, au Cambodge, on évalue entre 50000 et 70000 le nombre de prostituées. Plus du tiers d'entre elles ont moins de 18 ans : près de 50 % de ces jeunes sont séropositives (68).

En Occident, 70 % de l'infertilité féminine serait causée par les maladies vénériennes, dues à la consommation de sexe vénal, par les maris ou les partenaires (69).

La libéralisation de l'industrie du sexe

En 1998, l'Organisation internationale du travail, une agence officielle de l'ONU, appelle dans un rapport à la reconnaissance économique de l'industrie du sexe. Cette reconnaissance englobe une extension des "droits du travail et des bénéfices pour les travailleurs du sexe", l'amélioration des "conditions de travail" dans cette industrie et "l'élargissement du filet fiscal aux nombreuses activités lucratives qui y sont liées" (70).

La première dérive en faveur de la libéralisation du système prostitutionnel à l'échelle mondiale s'est manifestée en 1995 lors de la Conférence de Beijing, où l'on a vu apparaître pour la première fois le principe de prostitution "forcé", sous-entendant que seule la contrainte dans la prostitution devait être combattue. En 1997, sous la présidence néerlandaise, les lignes directrices issues de la Conférence interministérielle de La Haye pour tenter d'harmoniser la lutte contre la traite des femmes aux fins d'exploitation sexuelle dans l'Union européenne (UE), ont fait apparaître une définition de la traite, uniquement contingente à la preuve de la force, de la contrainte et de la menace (71). En juin 1999, l'OIT adoptait une Convention sur les formes intolérables de travail pour les enfants. Parmi la longue liste dressée, se trouve la prostitution, reconnue pour la première fois dans un texte international comme un travail. Le rapport du Rapporteur spécial sur les Violences faites aux femmes à la Commission des droits de l'Homme de l'ONU, en avril 2000, à Genève, indiquait qu'une définition du trafic devait exclure les femmes "professionnelles du sexe migrantes illégales".

Selon Marie-Victoire Louis, toutes ces politiques entérinent "l'abandon de la lutte contre le système prostitutionnel [et] confirme[nt] la légitimation de la marchandisation du système prostitutionnel, au nom de la mise en œuvre de certaines modalités de sa régulation" (72).

Conclusion

Depuis trente ans, nous assistons à une sexualisation de la société. Cette sexualisation est basée sur l'inégalité sociale, ce qui a pour effet de rendre l'inégalité très profitable. La société est désormais saturée par le sexe ; et le marché du sexe en pleine croissance et mondialisé exploite avant tout les femmes et les enfants, notamment du tiers-monde et des anciens pays "socialistes".

Nous avons été témoin d'une industrialisation de la prostitution, du trafic des femmes et des enfants, de la pornographie et du tourisme sexuel. Des multinationales du sexe sont devenues des forces économiques autonomes (73), cotées en bourse (74). Il n'y a pas de prostitution sans marché, sans marchandisation d'êtres humains et sans demande. Malheureusement, l'exploitation sexuelle est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement (75), et la prostitution comme un travail légitime (76). Pourtant, cette "leisure industry"est basée sur une violation systémique des droits humains.

Cet aspect de la mondialisation concentre l'ensemble des questions (exploitation économique, oppression sexuelle, accumulation du capital, migrations internationales, racisme, santé, hiérarchisation de l'économie-monde, développement inégal, accentuation des inégalités sociales, pauvreté (77), etc.) qui s'avèrent décisives dans la compréhension de l'évolution de l'univers dans lequel nous vivons. Ce qui pouvait être perçu comme étant à la marge est désormais au centre du développement du capitalisme mondial. C'est pourquoi cette industrie tend de plus en plus à être reconnue comme un secteur économique banal et, comme toute industrie, est régie par la dictature du profit (78).

SOURCES

[1] Ernest Mandel, Meurtres exquis, histoire sociale du roman policier,Montreuil, La Brèche, 1987, p. 170.

[2] Il y a quelques mois, l'Allemagne verte et social-démocrate légalisait la prostitution.

[3] Barry, Kathleen, The Prostitution of Sexuality, New York & London,New York University Press, 1995, p. 122 ; Jeffreys, Sheila, "Globalizing Sexual Exploitation : Sex Tourism and the Traffic in Women", Leisure Studies,vol. 18, n° 3, july 1999, p. 188.

[4] Selon le Political Economy Center Chulalungkborn University of Thailand,en 1993-1995, l'industrie mondiale du sexe a généré des revenus se situant entre 20 et 23 milliards de dollars américains, cité dans ECPAT Australia, ECPAT Development Manual,Melbourne, 1994, p. 29. D'autres enquêtes estiment à 52 milliards de dollars les revenus de l'industrie légale du sexe. Voir à ce propos, Leidholdt, Dorchen, Position Paper for the Coalition Against Trafficking in Women, Genève, 2 mai 2001,

[5] Voir à ce sujet, entre autres, Strudevant, S. P. and B. Stolzfus (ed.), Let the Good Times Roll. Prostitution and the U.S. Military in Asia,New York, The New Press, 1992.

[6] — http://www.uri.edu1artsci/wms/hugues/catw/posit2.htm Voir, entre autres, Truong, T.-D., Sex, Money and Morality : Prostitution and Tourism in Southeast Asia, London, Zed Books, 1990.

[7] Voir à ce sujet mon livre, La violence pornographique. Industrie du fantasme et réalités,Yens-sur-Morges, Cabédita, 1993.

[8] Dans le cas de l'Australie, voir : "Love, Honour and Obey", The Alternative, http://www.pastornet.net.au /alt/feb97/arranged.html.

[9] Effet de la mondialisation, Kathleen Barry, op. cit., p 126, rapporte que des villages entiers de pêcheurs des Philippines et de la Thaïlande se sont transformés en sites touristiques sexuels.

[10] CATWAP, Statistics on Trafficking and Prostitution in Asia and the Pacific,p. 1, http://www.codewan.com.ph/salidumay/discussions/articles/stats_prostitution.htm.

[11] Hechler, David, Child Sex Tourism,p. 2, ftp://members.aol.com/hechler/tourism.html.

[12] Jeffreys, Sheila, op. cit.,p. 185.

[13] Bishop, R and L. Robinson, L., Night Market. Sexual Cultures and the Thai Economic Miracle, New York, Routledge, 1998.

[14] Hechler, David, op. cit.,p. 2.

[15] Barry, Kathleen, op. cit.

[16] CATWAP, op. cit.,p. 1.

[17] Ibid.,p. 2.

[18] Santos, Aida F., "Globalization, Human Rights and Sexual Exploitation, Making the Harm Visible", Hugues and Roche Editors, février 1999.

[19] Par exemple, la majorité des prostituées de la Nouvelle-Zélande est d'origine asiatique. CATWAP, op. cit.,p. 4.

[20] J. C. Barden, "After release from foster care, many turn to lives on the streets",New York Times, 1991, A1 ; Satterfield, S. B., "Clinical Aspects of Juvenile Prostitution", Medical Aspects of Human Sexuality, vol. 15, n° 9, 1981. Ces données concordent avec celle d'une enquête que j'ai menée auprès des danseuses nues. Voir mon livre, Le sexe spectacle, consommation, main-d'œuvre et pornographie, Hull/Ottawa, Vents d'Ouest et Vermillon, 1994.

[21] Silbert, M. and A. M. Pines, "Entrance in to prostitution", Youth and Society,vol. 13, n° 4, 1982. Voir également K. Barry, op. cit.

[22] Raymond, Janice G., "Health Effects of Prostitution", Making the Harm Visible,Hugues and Roche Editors, mai 2001.

[23] Ibid.

[24] Voir, entre autres, Silbert M. and A. M. Pines, "Occupationnal Hazards of Street Prostitutes", Criminal Justice Behaviour,n° 195, 1981 ; Giobbe E., "Juvenil Prostitution : Profile of Recruitment", Child Trauma I : Isssues & Research,New York, Garaland Publishing, 1992.

[25] Barry, K., op cit.,p. 139.

[26] Ibid.,p. 122.

[27] CATWAP, op. cit.,p. 4.

[28] Ibid.,p. 3.

[29] Ibid.,p. 2-3.

[30] Barry, K., op. cit.,p. 122.

[31] CATWAP, op. cit.,p. 3.

[32] Ibid.,p. 5.

[33] Guéricolas, Pascale, "Géographie de l'inacceptable", Gazette des femmes,vol. 22, n° 1, mai-juin 2000, p. 27-31.

[34] Oppermann M., "Introduction",in Oppemann M. (ed.), Sex Tourism and Prostitution : Aspects of Leisure, Recreation, and Work,New York, Cognizant Communication Corporation, 1998, p. 8.

[35] Cazals, Anne, op. cit.,p. 60.

[36] Ackermann L. und C., Filter, Die Frau nach Katalog,Freiburg, Herder, 1994.

[37] Oppermann M., op. cit., p. 8.

[38] Unicef, Child Protection,http://www.unicef.org/programme/cprotec-tion/traf.htm,p.1.

[39] Ibid.,p. 2.

[40] CATWAP, op. cit.,p. 4.

[41] Oppermann M., op. cit.,p. 8.

[42] Unicef, Child Protection, op. cit.,p. 2.

[43] ECPAT Australia, op. cit.,p. 24.

[44] Unicef, Child Protection, op. cit.,p. 2-3.

[45] CATWAP, op. cit.p. 2.

[46] Robinson, L. N., The Globalization of Female Child Prostitution, Indiana University, http://www.law.indiana. edu1glsj/vol5/no1/robonson.html, 4 juin 1998, p. 1.

[47] Santos, Aida F., op. cit.

[48] The Modern International Slave Trade,http://www.uusc.org/programs/index_frames.html ?straffic2.html, 14 mai 2001.

[49] CATWAP, op. cit.,p. 3.

[50] Guéricolas, Pascale, op. cit.,p. 31.

[51] Oppermann M., op. cit.

[52] Ibid.

[53] O'Neill Richard, Amy, International Trafficking in Women to the United States : A Contemporary Manifestation of Slaverty and Organized Crime, DCI, Center for the Study of Intelligence, novembre 1999.

[54] CATW, "Factbook on Global Sexual Exploitation. Canada.",http://www.uri.edu/artsci/hugues/catw/Canada.htm, 29 avril 2001.

[55] CATWAP, op. cit.,p. 1.

[56] Lane III, F. S., Obscene Profits, New York & London, Routledge, 2000, p. XV.

[57] Ibid.,p. 34.

[58] Rimm, Marty, Marketing Pornography on the Information Superhighway,http:// trfn.pgh.pa.us/guest/mrtext.html, p. 19.

[59] Potter, G. W., Criminal Enterprises : Pornography,http://www.policestudies.eku.edu/Potter/International/ Pornography.htm, p.1.

[60] Les histoires d'horreur du métier "d'actrice pornographique" sont désormais légion. Le plus récent récit est l'œuvre de Raffaëla Anderson (Hard, Paris, Grasset, 2001), vedette du film controversé, Baise-moi.

[61] Barry, K., op. cit.,p. 60.

[62] Jeffreys, Sheila, op. cit.,p. 186-187.

[63] Barry, K., op. cit.,p. 139.

[64] Ibid.,p. 128.

[65] Ibid.,p. 129.

[66] Leidholdt, Dorchen, op. cit.,http://www.uri.edu1artsci/wms/hugues/catw/posit1.htm, p. 3.

[67] Ibid.,p. 4. Voir également, Maurer, Mechtild, Tourisme, prostitution, sida, Paris/Genève, L'Harmattan/Cetim, 1992.

[68] Véran, Sylvie, "Cambodge. Vendue à 9 ans, prostituée, séropositive", Nouvel Observateur,10 au 10 août 2000, p. 10-11.

[69] Raymond, J. G., "Health Effects of Prostitution", Making the Harm Visible,Hugues and Roche Editors, février 1999.

[70] Lim, L. L., The Sex Sector. The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia,Genève, OIT, 1998, p. 212-213.

[71] L'UE affirmait vouloir "combattre le trafic illégal des personnes", ce qui sous-entend qu'il existe un trafic "légal". Ainsi, dans de telles conditions, la définition de la traite ne s'attache qu'à protéger les femmes qui n'auraient pas consenti à leur exploitation. Ces femmes dorénavant auront le fardeau de la preuve qu'elles ont été contraintes à se prostituer.

[72] Louis, Marie-Victoire, "Pour construire l'abolitionnisme du XXIe siècle", Cahiers marxistes, n° 216, juin-juillet 2000

[73] Barry, K., op. cit.,p. 162.

[74] Le plus important bordel de Melbourne (Australie), The Daily Planet,est désormais coté à la bourse. Jeffreys, S., op. cit.,p. 185.

[75] Voir, entre autres, Oppermann, op. cit.

[76] Voir, entre autres, Kempadoo K and J. Doezema, Global Sex Workers,New York & London, Routledge, 1998.

[77] Voir, entre autres, Michel Chaussudovsky, La mondialisation de la pauvreté,Montréal, Ecosociété, 1997, ainsi que Richard Poulin et Pierre Salama (dir.), L'insoutenable misère du monde, économie et sociologie de la pauvreté,Hull, Vents d'Ouest, 1998.

[78] Selon la belle expression de Viviane Forrester, La dictature du profit, Paris, Livre de poche, 2000.

Droits des femmes ou droit aux femmes ?2

Élaine Audet

D'octobre 2001 à janvier 2002, Françoise David a effectué pour la Fédération des femmes du Québec (FFQ) une tournée dans tout le Québec qui a réuni près de 550 femmes pour débattre et réfléchir sur le problème de la prostitution. Les recommandations du comité responsable seront soumises pour discussion et adoption à l'assemblée générale de la FFQ, le 22 septembre prochain. Stella, un organisme montréalais d'aide et de défense des prostituées, créé en 1995, revendique la décriminalisation totale de la prostitution et la reconnaissance des droits des "travailleuses du sexe". Une position qui ne fait pas l'unanimité. Pour la majorité des féministes, la prostitution relève de l'exploitation sexuelle des femmes et constitue une violation des droits humains, nécessitant son abolition et la criminalisation des clients et des proxénètes.

Dans le cadre restreint de cet article, je me bornerai à parler de la prostitution des femmes adultes sans aborder, autrement qu'en passant, la prostitution infantile, masculine et le trafic transnational. Depuis les années 70, il existe ici, en Europe et aux États-Unis un courant en faveur de la reconnaissance du concept de "travailleuses du sexe", pourvoyeuses de services sexuels, au même titre que d'autres le sont de services sociaux. Dans une telle perspective, les prostituées ne seraient pas différentes des autres personnes exploitées, broyées par la mondialisation et la mise en marché de tout ce qui vit. Il n'y aurait donc aucune raison pour qu'elles ne bénéficient pas des mêmes droits que l'ensemble des travailleuses et des travailleurs.

Au Québec, ce sont les membres de l'organisme Stella qui se font les porte-parole de ce courant de libéralisation de la prostitution. Elles refusent qu'on traite les prostituées en victimes, affirment que la plupart ont choisi librement de se prostituer et y trouvent une source d'affirmation de soi (empowerment). On peut cependant s'interroger sur de telles affirmations quand une étude internationale démontre que 92 % des prostituées quitteraient la prostitution si elles le pouvaient (1). Quant au courage des prostituées, il est indubitable car, pas un témoignage qui ne dise, à l'instar de Jeanne Cordelier dans ses mémoires de prostitution : "Quand la porte de la chambre a claqué, il n'y a plus d'échappatoire. Voie sans issue, pas de porte de secours (2)."

Un glissement progressif vers la déshumanisation

Dans ce débat, tous les mots sont piégés, particulièrement les concepts de droit, de libre choix, de travailleuses du sexe. Au sujet de cette dernière notion, l'ex-prostituée française Agnès Laury croit qu'une définition plus conforme à la réalité serait celle de : "marchandises vendues par des hommes à des hommes" (3).

L'existence de la prostitution banalise l'esclavage sexuel des femmes et renforce l'image qu'elles sont de simples objets interchangeables devant être accessibles et disponibles pour tous les hommes en tout temps et partout. La culture patriarcale repose sur le principe que l'unique devoir et pouvoir des femmes réside dans l'art de satisfaire sexuellement les hommes dans le mariage ou la prostitution.

Nous vivons dans un univers consommationnaire où la primauté va à l'individualisme, à la consommation effrénée des êtres et des choses, le nec plus ultra étant de nous consommer les uns les autres. Dans un tel contexte, la notion de travailleuses du sexe sert à faire tomber l'opposition féministe à la mise en marché des femmes à l'échelle planétaire. Et les clients ne demanderont pas mieux de croire que c'est par choix, voire par goût, et non par nécessité, comme le démontrent toutes les enquêtes, que des femmes se prostituent.

Les intérêts en jeu

Quand je me demande à qui profiterait la libéralisation de la prostitution, je pense que ce ne serait ni aux prostituées ni à l'ensemble des femmes. Ça profiterait d'abord aux souteneurs, aux dealers, au crime organisé en général, aux clients pour qui il importe peu que la sexualité soit un acte machinal, dépourvu de réciprocité et de toute responsabilité, l'essentiel étant que tous, quel que soit leur statut social, puissent s'acheter à volonté le pouvoir sur une femme.

Quant aux prostituées, il est impossible d'en parler en bloc, parce que leur situation diffère considérablement selon qu'elles soient call girls, escortes, danseuses nues, qu'elles travaillent dans la rue ou dans les salons de massage, selon qu'elles soient autonomes ou doivent donner une bonne partie de leurs rétributions à un proxénète.

Elles sont recrutées en moyenne vers l'âge de 13 ans, vulnérabilisées par la violence de leur milieu, la pauvreté, le chômage, la drogue. La majorité d'entre elles subissent un dressage forcé de la part des souteneurs ou des gangs de rue qui vise à les dépersonnaliser jusqu'à ce qu'elles n'aient plus la faculté d'agir et même de penser par elles-mêmes. Plusieurs passent par les centres d'accueil et la prison, plus de la moitié sont toxicomanes. Comment dans de telles conditions parler du choix librement consenti de se prostituer ?

À l'échelle internationale, les revenus de la prostitution sont de l'ordre de 52 milliards par année, les troisièmes en importance après le trafic des armes et de la drogue, soit des millions de dollars au Canada, où un proxénète se fait en moyenne quelque 144 000 $ par année pour chaque prostituée (4). À Montréal seulement, 5 000 à 10 000 personnes en vivent. Il est clair que nombreux sont ceux qui ont intérêt à l'expansion d'un marché si rentable. Bénéficiant de complicités à tous les échelons de la société, ils ont les moyens financiers et médiatiques pour faire d'une étincelle un incendie inextinguible en exagérant l'importance de la division au sein du mouvement féministe et en surmédiatisant la position d'une minorité prétendant parler au nom de toutes les prostituées.

Le corps marchandise

Le mouvement actuel de libéralisation de la prostitution prend racine dans la libéralisation générale de l'économie et sert objectivement ses intérêts. Il est de plus en plus fréquent d'entendre, aux Nations-Unies ou dans les médias, un discours dans lequel on présente l'industrie du sexe comme une alternative aux problèmes économiques, voire même un chemin vers le développement.

L'Organisation Internationale du Travail (O.I.T.) a fait, en 1998, la promotion d'un rapport favorable à la légalisation de la prostitution dont "la possibilité d'une reconnaissance officielle serait extrêmement utile afin d'élargir le filet fiscal et couvrir ainsi nombre d'activités lucratives qui y sont liées" (5). On admet ainsi carrément que la prostitution a pris les dimensions d'une industrie et contribue, directement ou indirectement à l'emploi, au revenu national et à la croissance économique des pays!

La prostitution constitue une des formes les plus violentes de l'oppression collective des femmes et, à part de rares exceptions, elle est toujours sous le contrôle coercitif des proxénètes (6). Dès lors, peut-on invoquer, comme un droit humain, celui de disposer de son propre corps dans des conditions qui contreviennent si explicitement au respect de la dignité et de l'intégrité de la personne, reconnu par la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, adoptée le 2 décembre 1949 par les Nations-Unies ? Les nombreux témoignages de prostituées, qui ont brisé la loi du silence, montrent qu'elles sont constamment en butte aux humiliations de toutes sortes, aux vols, aux agressions physiques et sexuelles, quand ce n'est pas à la roulette russe des rapports sans préservatifs. " J'avais peur, consciente que la situation pouvait déraper à tout moment ", dit Mylène, prostituée québécoise (7). Ce ne sont certes pas tous les hommes qui sont violents mais, fondamentalement, ce qu'ils achètent, c'est le pouvoir de l'être impunément. " Les filles battues qui ne portent pas plainte ont intégré le message que la société leur renvoie : la prostitution, c'est un package deal il faut encaisser, même l'inacceptable (8)". Combien de temps encore confondra-t-on systématiquement le droit des hommes avec les Droits de l'Homme?

Le courant pour la libéralisation totale de la prostitution cherche actuellement à discréditer les féministes qui s'y opposent en qualifiant leur discours de moralisateur et en les accusant de victimiser et de stigmatiser les prostituées. Ce ne sont pourtant pas elles qui sont responsables des conditions de travail des prostituées et de l'hostilité des gens qui voient leur milieu de vie transformé en marché ouvert de femmes et de drogues. Parce qu'on n'est pas arrivé à extirper les causes d'un problème, faut-il en légitimer les conséquences ?

Pistes d'action

Pas une femme ne peut rester indifférente face à un problème qui, en bout de ligne, nous concerne et nous atteint toutes. Il est clair que la libéralisation de la prostitution, tant des proxénètes que des clients, réclamée par Stella, ne saurait constituer une véritable alternative à la misère croissante des prostituées mais serviraient à les y enfoncer plus inexorablement encore.

Il en est de même d'ailleurs de la proposition de retour aux maisons closes, préconisée par le Bloc québécois. Cette solution ferait de l'État le principal proxénète de la même façon qu'il a remplacé ici la mafia dans les casinos. L'exemple de la Hollande montre que la légalisation institutionnalise et légitime " l'industrie " du sexe, camoufle les proxénètes en contremaîtres et entrepreneurs légaux, et rationalise la mise en marché des prostituées au plan local et transnational.

Le seul espoir réside dans l'exemple de la Suède qui, depuis 1999, a promulgué une loi criminalisant non plus les prostituées, mais les proxénètes et les clients. Cette politique a permis de diminuer de moitié le nombre de prostituées, même si elle n'a pas encore réussi à enrayer complètement la prostitution clandestine. Le gouvernement suédois continue toutefois de poursuivre ses efforts en injectant sans cesse de nouvelles sommes pour la désintoxication, la réinsertion des prostituées et la responsabilisation des clients. Il est aussi encourageant de noter que le Lobby Européen des Femmes, constitué d'environ 3500 groupes, a pris position en faveur de l'adoption par leurs gouvernements d'une politique similaire à celle de la Suède (9).

Au Québec, il y a un consensus pour que tous les niveaux de gouvernement cessent de traiter les prostituées comme des criminelles et leur fournissent l'accès aux services sanitaires, sociaux, judiciaires et policiers qu'elles réclament. Là où il y a débat, c'est sur la criminalisation des clients, les proxénètes tombant déjà, bien que de façon très laxiste, sous le coup de la loi au Canada.

Le Québec pourrait s'inspirer de l'expérience suédoise et de villes comme Toronto et Vancouver qui cherchent à fournir aux prostituées l'aide et la protection dont elles ont besoin, à mettre en place des moyens de résistance aux proxénètes et aux dealers (souvent les mêmes), de dissuasion et de sensibilisation des clients. L'abolition de la prostitution est une action à long terme qui suppose la remise en question des rapports sociaux, économiques et sexuels de domination ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la violence envers les femmes.

"Pour s'en sortir, dit l'ex-prostituée Agnès Laury, il faut la volonté inébranlable de ne plus retourner sur le trottoir, être aidée et surtout totalement coupée du milieu" (10). Bref, passer du statut de victime à celui de " survivante ", de femme qui n'accepte plus et se bat. Il est grand temps de briser le silence sur le rôle de l'acheteur de services sexuels en se demandant si ce n'est pas le droit et le pouvoir discrétionnaire aux sévices sexuels qu'il achète. Il s'agit non pas de puritanisme, mais d'une question éthique fondamentale concernant la marchandisation de l'humain. Au lieu d'invoquer le libre choix de vendre son corps, ne faudrait-il pas plutôt en appeler au principe d'humanité, à une limite librement consentie, comme on l'a fait pour l'inceste et l'esclavage, face à la mise en marché tant de la sexualité que de la reproduction?

Notes

1 Françoise Guénette, entrevue avec Gunilla Ekberg, "Le modèle suédois", Gazette des femmes,mars-avril 2002, Vol. 23, no 6.

2 Jeanne Cordelier, La dérobade, Paris, Hachette, 1976.

3 Agnès Laury, Le cri du corps,Paris, Pauvert, 1981.

4 Conseil du statut de la femme, La prostitution : profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre, juin 2002. http://www.csf.gouv.qc.ca

5 Lin Lean Lim, The Sex Sector : The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, Genève, Organisation internationale du travail (OIT), 1998.

Janice Raymond, Legitimating prostitution as sex work : UN Labor Organization (ILO) calls for recognition of the sex industry,1998,

http://www.hartford-hwp.com/archives/26/119.html

6 Delphine Saubaber, "Paroles d’anciennes", L’Express,22.08.02.

7  http://www.canoe.qc.ca/artdevivresociete/juin20_prostitution_a-can.html

8 Ibid.

9 Françoise Guénette, entrevue avec Gunilla Ekberg, "Le modèle suédois", Gazette des femmes,mars-avril 2002, Vol. 23, no 6.

10  http://membres.lycos.fr/survivantes/

Prostitution : La liberté de se vendre ?

Leila

Le proxénétisme est, de toute évidence, l'exploitation d'un individu par un autre à condamner. Mais la liberté de disposer de son corps, est-ce la liberté de le vendre ? Depuis les années soixante-dix, le sujet divise les milieux féministes de façon abrupte. Petite réflexion libertaire sur une question complexe où s'imbriquent patriarcat et capitalisme.

La prostitution peut se définir comme un marché où s'effectue la rencontre entre une offre et une demande, et dont l'intention est l'échange d'un service sexuel contre de l'argent. Dés le départ, il est important de faire une distinction entre le proxénétisme et la prostitution, et par conséquent de placer l'esclavagisme sexuel géré par les mafias, le tourisme sexuel et la prostitution enfantine, sur un plan différent de la prostitution dite " traditionnelle ". Dans le dernier cas, le(a) prostitué-e choisit et assume son activité sans l'autorité d'un proxénète. Cette activité concerne donc des hommes (travestis ou non) et des transgenres (transsexuels, surtout féminins) mais touche essentiellement des femmes. C'est pourquoi le débat sur la prostitution ne peut se dispenser des apports du féminisme sur le patriarcat et la liberté sexuelle.

Si on considère que le phénomène même de la prostitution est une aliénation du corps féminin au pouvoir masculin, elle est une manifestation violente du patriarcat. Déjà, sur ce point, les féministes s'opposent. Les abolitionnistes rejoignent, paradoxalement, les groupes de défense de la morale conservatrice pour qui la prostitution est une atteinte aux " bonnes moeurs ". Ils considèrent que vendre la sexualité est le symptôme de décadence d'une société. Ces féministes jugent la prostitution dégradante pour les femmes. En les réduisant à un statut d'objet sexuel, la prostitution atteint un summum de l'oppression patriarcale.

Le piège de cette position est de considérer les personnes prostituées systématiquement comme des victimes et d'adopter à leur égard une attitude condescendante. C'est contre cela que s'élève les voix des féministes radicales qui veulent faire admettre la prostitution comme un échange économico-sexuel qui n'humilie en rien les femmes. Pour elles, cette activité est un continuum, c'est-à-dire un phénomène social et économique dont on ne peut isoler un aspect, par exemple l'exploitation, sans tomber dans l'abstraction. On peut considérer qu'un marchandage sexuel a lieu aussi dans le mariage ("devoir conjugal" contre gîte et couvert), et que des conditions comme le choix relatif (on n'a pas forcément d'autres alternatives) est aussi présent dans d'autres métiers, tel que le boulot à l'usine. Parmi les prostituées traditionnelles, certaines ont choisi ce métier parce qu'il n'y a "Ni patron, ni bureau".

Par ailleurs, le statut marginal de la "pute", que l'on stigmatise, en opposition à la "mère", est revendiqué, pris comme une revanche vis-à-vis du patriarcat. La "putain" est peut-être, en théorie, indépendante financièrement et sexuellement. Sauf qu'elle subit un modèle de sexualité imposé par les hommes et fait partie intégrante du schéma patriarcal (l'assimilation femme libérée = "pute"). Il est donc difficile de soutenir comme ces féministes que la prostitution est une manière, parmi d'autres, pour les femmes de se libérer, économiquement et sexuellement.

D'autant plus que comme souvent dès qu'il s'agit de liberté, le capitalisme n'est pas loin, prêt à s'emparer de cette valeur pour la retourner en sa faveur. Et si on décide d'employer le terme "travailleur-se du sexe", on accepte que la prostitution soit banalisée et devienne un service de plus dans la sphère marchande.

Comme toute activité économique, elle est soumise à la libéralisation et ses conséquences : concurrence d'une "main d'oeuvre" immigrée et peu chère (des prostituées originaires d'Afrique et d'Europe de l'Est), augmentation d'une prostitution contrainte, conditions de travail difficiles (harcèlement policierÉ). Le fait est que la prostitution est aujourd'hui "mondialisée", vite devenue une multinationale par le biais des mafias et des Etats complices, creusant l'inégalité Nord/Sud et Est/Ouest. L'industrie sexuelle "néo-colonialiste" (dans certains pays asiatiques, elle atteint 14 % du PIB...) prospère grâce aux touristes européens qui profitent d'une impunité assurée par l'éloignement géographique.

Adopter une position par rapport aux groupes de prostituées qui veulent conquérir leurs droits est délicat. Il est important de soutenir celles/ceux qui se prennent en main pour sortir de la clandestinité, ne plus être traité-e-s comme des criminel-le-s, et de condamner la répression et les brimades policières.

Certaines associations qui demandent une caisse de retraite, une Sécurité sociale, un accès au crédit bancaire, exigent aussi " une reconnaissance légale sous forme d'un texte de loi précis. " Or, défendre la règlementarisation revient à rendre l'Etat plus maquereau qu'il n'est déjà par l'intermédiaire de la police. Et, on le sait, ce n'est pas la loi qui annulera le sexisme ni la course au profit du capitalisme.

Les clients, quant à eux sont rarement mis en cause dans l'histoire. Et pour cause c'est de Monsieur-tout-le-monde que provient la demande d'un rapport sexuel dépourvu d'engagements autre que financier. Ils sont les produits du patriarcat et d'une société du spectacle où l'omniprésence et la violence des représentations sexistes banalise le geste prostitutionnel. Les médias entretiennent et développent l'idée que l'on peut s'approprier des corps féminins formatés pour le désir masculin et que la sexualité est une forme de consommation. Du point de vue des femmes (surtout jeunes), la prostitution peut apparaître comme une tentation. Perçue comme argent facile, elle représente le moyen d'un supplément financier occasionnel. Une victoire de la société de consommation, que de pousser à devenir soi-même objet consommable pour pouvoir consommer encore davantage

Une fois éliminés le capitalisme et la domination sexuelle, verra t-on une société sans prostitution ? Sans rapports sexuels monnayables et unilatéraux, mais avec des relations humaines égalitaires. La redistribution des richesses et la liberté sexuelle annuleraient logiquement les facteurs de la prostitution que sont la pauvreté et la misère sexuelle. N'oublions pas qu'en Catalogne en 1936-37, la prostitution a pu être abolie, temporairement, car la priorité de tous allait au travail collectif en même temps qu'existait une liberté sexuelle.

Prostitution : l'hypocrisie en actes 3

Virginie Derensy (CNT-Lille)

"Vous couchez avec nous, vous votez contre nous !"

C'est sans doute le slogan qui révèle le mieux l'hypocrisie du gouvernement Sarkozy... euh Raffarin, lors de la manifestation des prostituées qui s'est tenue à Paris devant le Sénat le mardi 5 novembre.

Le premier constat en approchant du rassemblement, c'est qu'il y avait autant de prostituées que de journalistes et de curieux. En six ans de militantisme, je n'ai jamais vu autant de caméras, d'appareils photos, de micros, de blocs-notes. Des médias français ou étrangers, des soutiens (Act Up, CNT, Verts, LCR, diverses associations) mais aussi des curieux (des hommes, des femmes, des couples, des jeunes, des vieux, des bourges, des paumés, des touristes, des lycéens... tous venus "voir les putes" et mater !)

Entre 200 et 300 personnes prostituées ont eu le courage de crier (devant des CRS dodelinant et gloussant comme des collégiens) leur colère face au projet de loi du Fou de la matraque, sans mauvais jeu de mot, qui criminalise les prostituées d'en bas. Dans sa logique d'exclusion, le ministre de l'intérieur entend ainsi "nettoyer" les rues de tout ce que les bonnes gens ne sauraient voir, mais ne parle en aucun cas de lutter contre le proxénétisme, ni de traquer les prostituées d'en haut (celles qui pratiquent via internet, certains bars et boîtes de nuit, celles qui sont dans le carnet d'adresses des chefs d'entreprise et des politiciens en toute discrétion ne sont pas visées...). Si ce projet de loi devait être adopté, cela signifierait des conditions de travail encore plus contraignantes pour les personnes prostituées : moins visibles, elles s'exposent davantage à l'exclusion, à la clandestinité, à la violence et aux réseau mafieux.

C'est combien ?
Au petit matin glauque, dans le froid, des êtres humains sont alignés le long du trottoir d'une zone commerciale de banlieue. Des véhicules s'arrêtent, les conducteurs baissent la glace, se penchent, parlent argent. Combien ? Trente euros ? Quarante ?
Si l'affaire se conclut, c'est un type aux mains alleuses qui monte dans la voiture. A la main, il a un sac plastique où il a fouré sa truelle ou son fil à plomb.
Cette prostitution-là, c'est celle à laquelle sont soumis les sans-papiers. elle ne se déroule pas à des milliers de kilomètres d'ici, mais partout, à proximité des magasins et entrepôts du bâtiment.
Ces réseaux-là sont bien connus. Ils concernent un patronat avide qui se moque de l'accident du travail et de ses conséquences, qui utilise une main-d'œuvre dépossédée de tous ses droits pour accroître ses bénéfices et exercer une pression à la baisse sur les salaires de tous les salariés du bâtiment.
Pour rendre un peu de dignité à ces travailleurs et démanteler les réseaux qui les surexploitent, il suffirait d'une mesure toute simple : leur donner des papiers. Mais c'est vrai que Sarkozy est très occupé...

Or de nombreuses prostituées, jusqu'ici indépendantes de tout maquereau (hormis l'État), craignent de ne plus pouvoir exercer leur profession. Et s'il faut bien évidemment combattre le proxénétisme, accompagner les prostituées qui souhaitent abandonner ce travail et leur proposer des alternatives, on ne saurait accepter l'idée selon laquelle une prostituée ne peut en aucun cas vouloir l'exercer.

Trop de personnes, d'associations, ont une vision unilatérale de la prostitution, et ne peuvent avoir d'autre représentation de la personne prostituée que celle d'une misérable victime à plaindre ou à reconvertir de gré ou de force. Certes, pour beaucoup, la prostitution n'est pas un choix, elle est le produit de la misère économique et sociale et d'une société sexiste.

Toutefois, il est des femmes (et des hommes !) qui décident de vendre des services sexuels, d'être libres de choisir quand travailler, avec qui, à quel prix, de ne pas avoir de patron ou de collègues emmerdeurs, de ne pas devoir rendre de compte. Il est des hommes et des femmes qui préfèrent travailler quand bon leur semble plutôt que de trimer 8 ou 10 heures par jour pour un salaire de misère, de subir la pression, les brimades des petits et des grands chefs, les cancans des collègues de bureau et d'avoir des comptes à rendre. une prostituée âgée de 60 ans, travaillant dans un camping-car près de Marseille explique que dans sa jeunesse, elle travaillait à l'usine ; régulièrement elle était contrainte de coucher avec le directeur, le sous-directeur, le contremaître ou autre, sans quoi chaque minute de retard lui causait une perte de salaire d'une heure. Un jour, elle a décidé de travailler pour elle, de coucher avec des clients et de garder l'argent qu'elle gagnait ainsi pour elle  ("Tam-tam", France Inter, le 14/11/02). Le corps n'est pas une marchandise, répliquera-t-on... Oui, mais l'âme, alors ? Quand on subit le harcèlement, l'humiliation, quand on n'aime pas son travail, quand on va bosser la mort dans l'âme en échange d'un salaire, c'est mieux peut-être ?

N'en déplaise à certains êtres bien-pensants ou certaines féministes, les prostituées présentes à la manifestation se considèrent comme des professionnelles, et le revendiquent haut et fort : "Prostituée, c'est un métier, nous voulons l'exercer", pouvait-on lire sur une banderole. Leur réaction au projet de loi sur la "sécurité intérieure" est la même que celle de n'importe quel employé dont les conditions de travail ou l'emploi sont menacés.

Le projet de loi Sarkozy aura pour conséquence de rendre les prostituées plus vulnérables. Obligées de s'éloigner des centres urbains et de s'isoler pour ne pas être accusées de racolage passif, elles seront plus exposées aux agressions et à la mainmise des proxénètes. Elles seront également marginalisées, et il sera alors bien plus difficile pour les travailleurs sociaux d'accomplir leur mission d'aide et de prévention (distribution de préservatifs, information, soutien, etc.)

Enfin, si ces femmes et ces hommes, qui sont pour bon nombre d'entre eux aussi des parents, ne peuvent plus travailler, le seul horizon qui leur est offert, c'est l'ANPE, la DDASS ou la prison... c'est pas grave, paraît qu'on recrute dans l'administration pénitentiaire, voilà une super reconversion !

Au-delà des conséquences sur les personnes prostituées, le projet de loi liberticide — approuvé, rappelons-le par 70% des français — implique quelques précautions pour Madame-tout-le-monde. Car le seul fait d'être vêtue d'une tenue jugée "provocatrice" ou d'attendre le bus le soir pourrait lui valoir 3750 euros d'amende ! aussi sera-t-il plus prudent à l'avenir de ne pas forcer sur le maquillage et les décolletés, de se renseigner sur la longueur réglementaire d'une robe ou d'une jupe lorsqu'on sort de chez soi, et de fuir le regards des automobilistes lorsqu'on attend le bus...

La syndicalisation des strip-teaseuses et des prostituées4

WILFRID

Précision : ce texte a vu le jour à la suite des débats (tout théoriques, puisque la question ne s'est encore jamais posée concrètement !) qui ont agité la commission Femmes de la CNT, lorsque des camarades revenant de "I99" (conférence syndicaliste révolutionnaire aux États-Unis) ont relaté leur rencontre avec un syndicat de strip-teaseuses.

De quoi parle-t-on ?

Il importe en tout premier lieu de définir clairement de quoi on parle. Il n'est effectivement pas aisé, au premier abord, d'établir des frontières : vendre son corps est une notion bien floue dans l'environnement capitaliste où chaque salarié(e) doit faire de même. La question peut être du rapport sexuel : mais outre le fait que la prostitution ne recouvre pas nécessairement l'acte sexuel, celui-ci peut être accompli dans des situations qui ne relèvent pas, au sens commun, de la prostitution. Un acteur, une actrice, qui joue dans un film à prétention artistique, un(e) autre qui joue dans un film n'ayant d'autre prétention que de se vendre - dans les deux cas un acte sexuel étant accompli - sont-ils, sont-elles des prostitué(e)s ?

Le critère de l'exhibition du corps, pas plus que l'accomplissement de l'acte sexuel, ne peut être retenu, l'exhibition ne faisant pas nécessairement le jeu du sexisme, pouvant se faire avec une volonté artistique - le corps humain étant beau et ses combinaisons aussi -, subversive ou militante. On voit bien la difficulté à tracer des frontières et la nécessité de s'accorder sur des définitions claires qui nous permettraient de commencer une réflexion dur des bases précises, dussent-elles par la suite être remises en cause.

Pour "prostitution", la définition du Petit Robert est : "Le fait de "livrer son corps aux plaisirs sexuels d'autrui, pour de l'argent" et d'en faire un métier." Une définition à laquelle manque d'emblée un aspect qu'elle sous-entend cependant : cela relève de la dimension du privé, seuls entrent en compte le ou la prostituée et le client, des personnes agissantes.

Pour "strip-tease", le Petit Robert donne : "Spectacle de cabaret au cours duquel une ou plusieurs femmes se déshabillent progressivement, en musique." La différence fondamentale apparaît, qui est la dimension de "spectacle". Et donc le fait que le strip-tease ressortit à la sphère publique, qu'il inclut des spectateurs, la ou les personnes agissantes (et qui ne sont pas nécessairement des femmes comme l'oublie le Petit Robert)ont une fonction de représentation, se situent sur une scène ou un endroit de ce type. En conséquence, nous préciserons les définitions du Petit Robert :

Prostitution : "Le fait de "livrer son corps aux plaisirs sexuels d'autrui, pour de l'argent" ou d'autres avantages et d'en faire métier, dans la sphère exclusive du privé, c'est-à-dire ne concernant que les personnes agissantes."(1)

Strip-tease : "Spectacle centré sur la mise en scène du corps, seul ou en relation avec d'autres, relevant en tant que spectacle de la sphère publique." Si le strip-tease peut-être clairement rattaché à l'industrie du spectacle,  c'est à celle des services que le serait la prostitution.

Le strip-tease

Acceptons, au moins provisoirement, cette définition du strip-tease. Il semble que tous les métiers qui peuvent relever de cette définition puissent relever de cette catégorie. La définition du Petit Robert se limitant aux "cabarets" est bien trop réduite et ne correspond plus guère à une réalité, le strip-tease au sens commun relevant actuellement plus du peep-show que des Folies-Bergères. La société de consommation est passée par là. "Strip-tease" servirait donc à définir aussi bien ce qu'il pouvait signifier à l'origine, qui apparaît bien "soft" aujourd'hui, c'est-à-dire aussi bien la mise en scène de l'apparition du corps que la mise en scène du corps lui-même et/ou de relations entre les corps. Acceptons aussi que la scène se déroule au choix en "live", dans un cabaret, un peep-show, un théâtre, etc., ou en différé dans un film, un téléfilm, etc. Acteurs, actrices spécialisé(e)s dans les pornos, effeuilleur(euse)s, strip-teaseur(euse)s, tous ceux et toutes celles qui donnent en spectacle leur corps en échange d'un salaire (puisque l'on se situe dans un schéma économique capitaliste dans le rapport entre travail-production-salariat) relèveront donc du strip-tease.

1. Le corps, objet d'art

"Le puritanisme est une chose épouvantable. Parce que s'il n'y a pas la volupté, s'il n'y a pas la sensualité, il n'y a pas d'art" (2)

Une des caractéristiques de l'humanité dans l'ensemble du règne animal réside dans la recherche du beau, qui se concrétise dans l'art, toute subjective que soit cette notion. Le corps humain a toujours été un champ de recherche pour l'art, du classicisme antique aux rondeurs de Botero dans le domaine de la sculpture, d'une Vénus sortant du bain aux formes carrées de Picasso, les nouveaux supports photographiques et cinématographiques n'ont pas fait exception... L'érotisme est aujourd'hui accepté dans les oeuvres cinématographiques, un film comme Contes Immoraux de Walerian Borowczyk a fait scandale en 1974 : vingt ans plus tard, le moindre navet grand public offre souvent des scènes plus "hard". L'utilisation du corps comme sujet esthétique ne pose pas problème sinon à l'ordre moral et aux puritains. Et à moins de ressortir à ces deux dernières catégories, je ne vois pas ce qui pourrait choquer dans une évolution qui conduit à montrer de plus en plus, à refuser le masque de pudibonderie plaqué sur notre civilisation par deux millénaires de christianisme.

2. La subversion par l'érotisme

Nous ne nous y attarderons pas, mais l'érotisme a longtemps eu une valeur subversive par rapport aux codes bourgeois du capitalisme. Le mouvement surréaliste, qui a été un mouvement artistique lié intrinsèquement à une démarche révolutionnaire, a utilisé l'érotisme. Dans ses marges, le travail d'un écrivain comme Georges Bataille, son attaque violente du modèle social, a été fondé sur un érotisme scandaleux. Libérer le corps, c'est aussi se libérer du carcan social. Les premiers fils pornographiques des années 70 répondaient à une volonté politique d'attaquer l'ordre moral. Une actrice comme Brigitte Lahaie, un acteur comme Alban, déplorent aujourd'hui ce qui est devenue une lucrative industrie du sexe, toute dévouée au profit, parfaitement intégrée dans un environnement capitaliste qui a su absorber des revendications "libertaires" sur le plan des moeurs pour mieux affirmer sa domination sur le plan économique.

3. La mise en spectacle du corps instrumentalisé

Ce rapide parcours au travers d'occurrences de l'exhibition du corps nous aura permis de clarifier considérablement notre domaine, en identifiant clairement, dans la sphère du strip-tease au sens que nous lui avons attribué, ce qui relevait - dans une optique révolutionnaire - de connotations nettement mélioratives. Le strip-tease n'est donc pas en soi ce contre quoi nous devons lutter. Il nous reste maintenant à discerner ce qui précisément dans le strip-tease nous apparaîtra comme condamnable et qui, trop souvent, est assimilé au strip-tease même, à l'exhibition du corps.

La première catégorisation du strip-tease tient à sa dimension prétendument sexiste. Écrire "prétendument existe" ne signifie pas, bien entendu, que le sexisme n'est pas présent dans le strip-tease. Ce qu'il est important de préciser, c'est que le strip-tease n'est pas en soi existe, sous prétexte que des corps sont exposés, car cette interprétation mènerait à une dangereuse dérive moralisatrice. Le sexisme est inscrit dans notre société encore largement patriarcale, même si d'indéniables progrès ont été réalisés depuis quelques décennies (3). Des progrès qui correspondent à des avancées sociales considérables, comme la contraception et l'avortement, le large accès au travail salarié, les droits théoriquement identiques des hommes et des femmes, mais des progrès spectaculaires qui masquent aussi l'évidente perpétuation de la société patriarcale, de schémas patriarcaux de domination masculine dans la famille, dans les institutions, dans le travail, dans l'éducation. Une évolution donc, cela n'est pas contestable, mais aussi une société qui demeure encore patriarcale même si le modèle est attaqué, l'intégration réelle de l'égalité des sexes n'étant réalisée que dans des groupes sociaux très limités et, même là, de manière souvent partielle...

Le sexisme s'exprime donc, plus ou moins ouvertement, avec plus ou moins de respect pour un "politiquement correct" de surface. Il n'est guère besoin de creuser très profond pour mettre au jour les rouages de la "domination masculine" (4). Dans ce contexte, il sera évident que l'expression de la domination s'exprimera aussi dans l'érotisme ou la pornographie. Et, de fait, le corps comme sujet de spectacle montre le plus souvent la soumission du corps féminin au corps masculin, la soumission du corps de la femme aux regards de l'homme, de ce corps aux désirs fantasmatiques de l'homme, désir de possession, de domination absolue, souvent d'ailleurs expression de frustrations dans la relation entre sexes. Une expression existe qui, ici, s'exprime par la domination érotique de la femme par l'homme, ailleurs par la domination économique, la domination politique, la domination physique, etc. Il n'y a rien qui soit plus fondamentalement sexiste dans ce sexisme exprimé par le biais de l'érotisme, que dans un sexisme exprimé par l'entremise de l'intelligence ou de la force. Il s'agit exactement de la même expression de la domination masculine, sous un angle différent.

Y a-t-il une différence de nature entre une femme qui joue dans un feuilleton grand public confortant par exemple l'image de la femme "bonne mère-bonne épouse", ou de la femme nunuche, faire-valoir d'un héros machiste, et une autre qui exhibera ses charmes à un public masculin dans un peep-show, jouant ainsi la femme soumise sexuellement à l'homme ? Toutes deux donnent une image semblable de la femme. Dans un cas, l'image est transmise à des millions de personnes ; dans l'autre, seuls les spectateurs des cabines sont touchés. Dans un cas, peu de gens songeraient qu'il s'agit d'une image dégradante de la femme, car tous ont tellement bien intégré les schémas sexistes qu'ils ne sont pas même choqués. Dans le second cas, la morale judéo-chrétienne et le puritanisme bourgeois s'allient pour réprouver ce qui choque les bien-pensants : le spectacle du corps nu, et non son utilisation sexiste. De notre point de vue, il n'y a évidemment pas de différence de nature dans les deux cas. Et pas de confusion possible entre l'instrument du sexisme, l'actrice ou la strip-teaseuse exploitée, et le mécanisme sous-jacent à celui-ci.

4. Instrumentalisation du corps et capitalisme

"Quand j'étais à l'usine, je me suis prostituée pour mon patron, je lui donnais mes mains, je lui donnais mon temps. Là, dans le porno, je donne mon corps à mon patron, en fin de compte. Et c'est toujours pour de l'argent." (5)

Ce qui choque encore dans le strip-tease, après cette dimension sexiste, c'est l'instrumentalisation du corps. Et cela ressortit à la dimension, cette fois capitaliste, de la forme d'organisation économique qui régit actuellement nos sociétés : il s'agit d'une instrumentalisation du corps humain dans une perspective capitaliste, s'aggravant encore dans sa doctrine ultra-libérale où le rôle modérateur des droits de l'homme, faux-col de la république bourgeoise, joue de moins en moins devant la prédominance des marchés, de la liberté donnée à la circulation et à l'accumulation du capital sur celle qu'on donne aux individus. Nous sommes tous les instruments d'une forme d'organisation économique et sociale contre laquelle nous luttons.

Il y a certes des degrés d'exploitation, le corps peut être plus ou moins instrumentalisé, plus ou moins ouvertement objet commercialisable. Dans cette perspective, prenons un exemple extrême. Comparons deux métiers. L'un, acteur de porno, avec un corps exposé, pénétré, marchandisé, viande à l'étal. L'autre, ouvrier en environnement hostile : mine, travail temporaire dans une centrale nucléaire, tous ces lieux qui, statistiquement, sont la cause directe d'une diminution considérable de l'espérance de vie. Peut-on dire que le corps du travailleur est davantage instrumentalisé lorsqu'il est exposé dans son intimité que lorsqu'il est exposé à des risques mortels ayant une incidence sur sa santé et sa durée de vie ? Encore une fois, on s'apercevra que ce qui paraît tellement choquant, ce n'est pas l'instrumentalisation du corps mais la nudité, l'érotisme, la pornographie. Nous vivons donc dans une société où il est indécent de faire l'amour en public mais décent que certains risquent la mort sur des échafaudages (quelle est la durée de vie d'un travailleur du bâtiment ?).

En fait, la condamnation morale du métier de strip-teaseur(se), ancrée dans le puritanisme bourgeois (dépassant largement la seule bourgeoisie), permet, dans les faits, de rendre ceux-ci et celle-ci beaucoup plus fragiles car elle leur interdit de s'organiser, les obligeant à exister en marge, les condamnant, souvent à leur propres yeux, par la force du conditionnement social.

5. Pour l'intégration des strip-teaseur(ses) à la CNT

"La Confédération nationale du travail a pour but de grouper, sur le terrain spécifiquement économique, pour la défense de leurs intérêts matériels et moraux, tous les salariés, à l'exception des forces répressives de l'État, considérées comme des ennemis des travailleurs. De poursuivre, par la lutte de classes et l'action directe, la libération des travailleurs qui ne sera réalisée que par la transformation de la société actuelle." (6)

Comme n'importe quel spectacle, le strip-tease peut répondre à ses schémas complètement intégrés au système - capitaliste, sexiste - ou subversifs, il peut être fondamentalement sexiste ou fondamentalement anti-sexiste, recherche esthétique ou pur produit de la société de consommation. Quoi qu'il en soit, dans toutes ses occurrences, le strip-tease est un métier du spectacle comme d'autres, ni plus ni moins fondamentalement bon ou mauvais, mais comme les autres métiers du spectacle majoritairement au service de la société de consommation, du modèle patriarcal et de l'organisation économique capitaliste.

L'idée que le corps soit beau et puisse être spectacle ne pose pas problème, j'espère. Le problème en l'occurrence étant la réduction du corps à un simple spectacle, le corps rendu objet. L'acteur ou l'actrice à qui l'on demandera de s'exhiber dans une perspective artistique ou "militante" - jouer dans une scène de viol pour dénoncer le viol, par exemple - et qui touchera un salaire pour cela, est-il, est-elle fondamentalement différent(e) de l'aceur ou l'actrice qui accomplira cette scène dans une production médiocre, spécifiquement pornographique ou non, pleine de schémas sexistes, violents ou autres ? La différence repose évidemment sur le point de vue du spectateur : dans un cas, le spectacle sera une occasion de plaisir sensuel ou de réflexion sur un sujet de société ; dans l'autre cas, on flattera sa médiocrité latente et ses schémas simplistes. Du côté de l'actrice, quelle différence ? Dans les deux cas, elle sera salariée, donc potentiellement exploitée. Dans le second cas, elle participera à la projection d'une représentation sexiste, comme les employés d'EDF participent au nucléaire, les ouvriers de l'armement aux guerres, les fonctionnaires à la pérennité de l'État, et les travailleurs en général à la bonne marche du capitalisme. Et en quoi cette actrice, ou cet acteur, participerait plus fondamentalement au sexisme que les scénaristes, les éclairagistes, les cameramen (women), les assistant(e)s, mes maquilleur(euse)s, etc. Est-il possible de disséquer ce qu'implique la profession de chacun avant de dire : tu peux ou tu ne peux pas te syndiquer à la CNT ? Le seul critère n'est-il pas d'être exploité ? Et pour reprendre l'exemple ci-dessus, il est évident que l'acteur ou l'actrice qui jouera dans une production X sera plus susceptible d'être exploité(e) que celui ou celle qui apparaîtra dans une production avec une reconnaissance sociale, car justement il ou elle n'a pas cette reconnaissance et est donc beaucoup plus vulnérable.

Prostitution et syndicalisation

"La prostituée est un bouc émissaire ; l'homme se délivre sur elle de sa turpitude et il la renie." (7)

Rappelons tout d'abord la définition de la prostitution à laquelle nous étions parvenus plus haut : "Le fait de livrer son corps aux plaisirs sexuels d'autrui, pour de l'argent ou d'autres avantages et d'en faire métier, dans la sphère exclusive du privé, c'est-à-dire ne concernant que les personnes agissantes"(8)

1. Les problèmes posés

Le premier problème que poserait la syndicalisation des prostitué(e)s, tout au moins en France, est lié à leur inexistence officielle. La prostitution pourrait en effet relever - et c'est le cas dans certains pays - soit du salariat soit de la profession libérale, de l'"abattage" dans les maisons closes allemandes ou hollandaises aux arpenteur(euse)s maqué(e)s ou indépendant(e)s de (presque) tous les pays du monde. Or les bordels n'existant officiellement pas en France, il n'y a pas de prostitué(e)s salarié(e)s. La prostitution elle-même est illégale, quoique tacitement acceptée par la police censée faire appliquer la loi. Par voie de conséquence, les indépendant(e)s n'existent pas plus que celles qui sont maqué(e)s. De ce fait, comment serait-il possible de syndiquer une profession inexistante ? Il semble logique que, dans cette hypothèse, le premier axe de lutte soit justement d'obtenir un statut social et tout ce que cela impliquerait : la protection - couverture sociale, retraite, etc. -, le droit à la parole - accès réel à la sphère publique, prise de parole dans le conscient collectif -, le droit de lutter et de défendre des droits, la possibilité de s'organiser contre une exploitation qui est le plus souvent particulièrement violente.

En soi cette question semble aisément résoluble, et elle apparaît justement comme une occasion assez extraordinaire pour la CNT de lutter afin de faire exister un pan de la société - et pas spécialement pour améliorer son existence - qui a toujours vécu dans la plus extrême marginalité et, pour une grande part, dans la détresse la plus extrême. "Faire exister" se comprenant bien évidemment comme faire accéder à la reconnaissance institutionnelle institutionnelle ce qui, de toute façon, existe dans la marge.

Deux problèmes cependant semblent se poser. Le premier est ce que nous avons appelé la question morale, le second directement issu de la solution au premier problème évoqué ci-dessus, la contradiction interne.

a. La question morale

Le premier problème relève de l'ordre moral, qui peut toucher aussi les militants de la CNT, et c'est pourquoi nous l'évoquons ici. Une position qui consiste à dire : ils et elles souffrent et sont piégé(e)s, tenu(e)s par la misère, par la drogue : il est donc hors de question qu'un syndicat de putes existe à la CNT. Leur "activité" n'est absolument pas tolérable : ils et elles participent fondamentalement, et par leur existence même, à la reproduction des schémas sexistes. Il faut les aider, les malheureus(ses), à se sortir de là, de cette dégradation de leur état d'êtres humains.

Un point de vue qui, en fait, recoupe celui qui a déjà été exprimé à propos des strip-teaseuses. Nous avons vu dans ce cas, dans les derniers paragraphes de la deuxième partie, la superficialité totale de ce type d'analyse puisque, tous, à des échelons différents, nous sommes les maillons du système, et nous le serons tant qu'il existera, par le mode de lutte même que nous avons choisi. Un point de vue qui ne peut donc être justifié - et c'est là qu'il puise inconsciemment ses motivations profondes - que dans un moralisme crypto-chrétien, crypto-bourgeois-humaniste, fait de toute la bonne conscience des dames patronnesses du début de l'ère industrielle qui fournissaient quelques vêtements à ceux que leurs époux exploitaient férocement.

Ainsi, non seulement cette position relève d'un "caritatisme" puritain, d'une référence à l'assistanat, mais elle est, en outre, profondément hypocrite car nous savons très bien que nous ne sommes pas aptes à organiser une structure de "soutien". On relègue donc le problème en s'en débarrassant par une pirouette moralisante. Par ailleurs, même si nous avions les moyens de mettre en place une structure d'aide, à quoi cela servirait-il ? Ce type de structure existe déjà, je ne sache pas un exemple où elles soient parvenues à supprimer la prostitution. Parce que, pour une personne qu'on aide "à s'en sortir", une autre prend la relève. L'efficacité est donc bien celle de l'assistanat, de la charité bourgeoise permettant de se donner bonne conscience : elle est nulle.

Encore une fois, l'enjeu de la CNT, c'est d'être un outil suffisamment fort pour permettre aux exploités de retrouver leur dignité en favorisant leur auto-organisation, avec l'expression solidaire des autres structures. Jamais la CNT ne se compromettra dans ces grotesques guignolades que sont toutes les structures de l'assistanat, que soutient abondamment le pouvoir institutionnel pour gérer la misère qu'il engendre. Associations d'insertion subventionnées par des fonds publics, lorsque l'État laisse l'exclusion s'installer durablement, associations d'aide aux toxicomanes, subventionnées elles aussi, lorsque l'État, par sa pratique ne matière de drogue, pousse les toxicos dans la marginalisation, associations de quartier gérant la violence sociale avec des moyens dérisoires, etc.

b. La contradiction interne

Le second problème est beaucoup plus fondamental, et plus pertinent, quoiqu'il ne résiste guère mieux à l'analyse. Du moins recoupe-t-il, lui, des préoccupations plus légitimes : créer un syndicat de prostituées, c'est reconnaître - en l'organisant - une profession que l'on estime généralement destinée à disparaître, dans l'optique de l'organisation sociale communiste libertaire pour laquelle nous combattons. Il peut paraître profondément ambigu de remettre profondément en cause l'existence même de cette profession, qui, par plusieurs aspects, apparaît comme contradictoire avec l'idée même d'une organisation sociale qui refuse la marchandisation du corps, et toute dimension sexiste dans les relations entre sexes. Même si des questions demeurent, qu'il n'est pas dans notre intention de traiter ici.

C'est là une interrogation pertinente, car elle nous conduit de fait à une contradiction. Mais ne s'agit-il pas là, une fois de plus et nous le soulignions déjà à propos du strip-tease, de la contradiction inhérente à notre existence même en tant qu'organisation révolutionnaire se développant à l'intérieur du système à abattre ? C'est-à-dire de la contradiction entre nos deux axes de lutte :

"Par son action revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates telles que : la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc., il prépare chaque jour l'émancipation des travailleurs qui ne sera réalisée que par l'expropriation du capitalisme." (9)

Contradictions entre le refus de l'État et la lutte pour le maintien ou le renforcement de ses prérogatives face au libéralisme économique.

De nouveau, ce sont deux niveaux de lutte qui doivent être non pas dissociés - surtout pas dissociés - mais différenciés. Défendre immédiatement les intérêts des prostitué(e)s, c'est être conscient du caractère inéluctable de la prostitution dans cette société. Il est évident qu'il ne s'agit pas de justifier la prostitution, mais de permettre aux travailleur(euse)s de ce secteur de défendre de meilleurs conditions de vie maintenant, dans ce système qui ne peut pas se séparer de la prostitution. Tout en étant bien conscients que le fait même de parvenir à une organisation de ce secteur permettra, de fait, de lutter immédiatement contre l'ignoble mise en esclavage et la marchandisation dont sont l'objet les prostitué(e)s, mais constituera aussi un moteur puissant pour mettre la prostitution au-devant de la scène et en faire un sujet de réflexion sociale. Étape indispensable pour espérer qu'un jour la société dans son ensemble estime nécessaire de renoncer à la prostitution. Car n'oublions pas que, même dans l'hypothèse où nous pourrions mettre en place notre modèle d'organisation sociale, il dépendra grandement de l'état de la société dans son ensemble, de l'avancée des réflexions en son sein sur les sujets de société, puisque tout progrès est le fruit d'une évolution dans les mentalités, et non l'inverse. Ainsi, se prononcer pour la syndicalisation des prostitué(e)s au sein de la CNT, sur le même pied que les autres travailleur(euse)s, cela ne signifie nullement accepter la prostitution, pas plus que la revendication immédiate des 30 heures de travail hebdomadaire ne signifie l'acceptation du salariat. Il s'agit là, comme ailleurs, de mettre en place un outil qui, d'une part, permettra d'accéder à une amélioration immédiate des conditions de vie et, de l'autre, ouvrira la réflexion sur un sujet de société largement occulté, dans la perspective révolutionnaire qui est la nôtre, travaillant à ce qu'il soit un jour possible que la prostitution disparaisse. On ne peut parler que de ce qui est visible. C'est lorsque les sans-papiers sont sortis de leurs tanières pour apparaître au grand jour qu'ils ont pu accéder à l'existence dans le conscient social, et qu'il est devenu possible de mener une réflexion publique avec eux et sur eux, une réflexion sortant du strict cadre militant. Ce sont les 343 salopes (10) qui ont permis à la question de l'avortement de se poser sur la place publique, pour mener enfin à sa légalisation.

2. Pour un syndicat de prostitué(e)s

Se prononcer pour l'existence d'un syndicat de prostitué(e)s confédéré à la CNT, ce n'est donc absolument pas souscrire à un sexisme qui serait consubstantiel à la prostitution.

a. Prostitution et société

En effet, le sexisme est largement aussi présent dans de nombreuses autres manifestations sociales, dans des attaques politiques visant des femmes non pour leurs opinions mais parce qu'elles sont des femmes, dans des implicites sociaux fondamentalement existes mais acceptés par tous,, dans une image de la femme que relaient complaisamment certains médias et qui touche des millions de personne, dans des divertissements de masse qui souscrivent à une "beaufitude" existe conventionnelle et banalisée (11). Et, par ailleurs, le sexisme n'est qu'un aspect de la prostitution : la prostitution, ce sont aussi des clients qui souvent essaient, par le recours au sexe tarifé, de compenser de graves manques affectifs et/ou une profonde misère sexuelle ; ce sont aussi, pour celles et ceux qui en font leur métier, la conséquence d'une situation économique et/ou sociale désastreuse, la conséquence dans certains cas d'une fragilité psychologique qui les maintient sous la domination d'un mac et/ou de psychotropes assurant la perpétuation de leur état de dépendance. Dans ce système, la prostitution c'est aussi, pour certain(e)s, le moyen de vivre confortablement, d'un point de vue économique, plutôt que de trimer pour un patron huit heures par jour avec à la clef un salaire de misère. La prostitution est profondément inscrite dans l'existence de toute société qui vit sur la gestion de son propre déséquilibre. Déséquilibre entre riches et pauvres, entre beaux et laids, déséquilibre social, économique, psychologique, culturel, linguistique, etc. Déséquilibre qui sert bien entendu ceux au profit desquels il existe, ceux qui l'organisent pour en récolter les bénéfices. Aussi, il est inutile de se leurrer sur la résolution possible du "problème" de la prostitution dans le cadre de cet ordre social. La prostitution du corps humain, comme de la force de travail ou de l'intelligence, en constitue l'âme même. dans la prostitution, convergent les lignes de force de l'ordre capitaliste, s'y intéresser serait aussi se retrouver au centre même de sa "logique", pour le comprendre et le combattre.

b. Prostitution et souffrance

Il est une donnée fondamentale à garder à l'esprit. C'est l'exploitation terrible dont les prostitué(e)s sont pour la plupart du temps victimes. Véritables esclaves pour certain(e)s, au sens de corps retenus par force dans un endroit clos, et obligés au travail - sans dérives sémantiques : les bordels allemands et hollandais sont pleins de ces esclaves importés, sans papiers, ne parlant pas la langue du pays, forcé(e)s à l'abattage avec la bénédiction des pouvoirs publics (12). Une exploitation qui est due évidemment à leur non-organisation, leur extrême fragilité qui les empêche de peser de quelque poids que ce soit, leur profession étant par ailleurs souvent combinée  à une existence sociale marginale : drogue, dépendance d'un mac, violences... Personne ne s'intéresse à eux ni à elles, car justement le terrain est miné : pour un puritain moralisateur, même s'il va tirer son coup discrètement, il serait impensable de songer à syndiquer et à reconnaître un(e) prostitué(e). aider ces pauvres créatures égarées, certes, mais c'est tout. Les exploités participant de la même société que leurs exploiteurs, pour eux aussi le sens moral général est valable. Moralisme chrétien et sacralisation du corps s'allient au sexisme et à l'homophobie pour rejeter à jamais les prostitué(e)s dans les abîmes de l'existence sociale, n'inspirant dans le meilleur cas qu'une vague pitié. Plus grave, cette acceptation commune du sort de la prostitution est le fait aussi, le plus souvent, des milieux militants à priori plus avancés. On s'intéresse au lumpen-prolétariat, apothéose emblématique de l'exploitation capitaliste, ou aux ouvriers de l'armement, car, après tout, eux aussi sont des ouvriers, mais à la prostitution, non. On touche là, aussi progressiste qu'on soit, un point trop sensible. Aussi, les uns comme les autres se réfugiant derrière leur bonne conscience, les putes mâles et femelles continuent, comme ils et elles l'ont toujours fait, à vivre, pour la plupart, une existence misérable en marge. Ne devrions-nous pas être ceux qui briseront ce cycle infernal ? Ne devrions-nous pas être ceux qui sauront débarrasser notre approche de la prostitution du fatras moral, patriarcal et judéo-chrétien ? Ceux qui sauront alors voir tout simplement en elles et en eux des victimes particulièrement brutalisées ? Et qui sauront, alors, qu'il ne peut même pas être question de leur refuser la place légitime qui les attend dans nos rangs, qui contribuera à justifier notre existence, et qui sera la condition sine qua nonpour qu'un jour, enfin, plus personne n'ait à se prostituer pour qui que ce soit.

En conclusion, la CNT...

Strip-tease et prostitution, nous avons vu qu'il ne s'agissait pas de la même chose, mais que le "problème" posé tournait en fait principalement autour de l'exploitation du corps pour lui-même. Pour deux raison principales. L'une illégitime, même s'il est possible de la comprendre, car nous sommes tous forcément conditionnés, différemment, par la société qui nous a engendrés ; cette raison reste, derrière les masques qu'elle utilise, un puritanisme directement issu de l'ordre moral chrétien-bourgeois. L'autre, plus légitime, même si elle aussi est un leurre puisqu'elle tend à établir des degrés dans l'exploitation, et que le problème dans l'exploitation, ce ne sont pas ses degrés, mais l'exploitation elle-même.

Nous vivons dans une société empreinte de sexisme, malgré les progrès réalisés, et nous serons de toute façon obligés de lutter à l'intérieur de cette société, critiquable par maints aspects. Nous, à la CNT, avons fait le choix d'accepter les contradictions inhérentes à la lutte radicale contre un système engagée de l'intérieur même de ce système. D'autres sont fait d'autres choix. Ils sont partis élever des chèvres dans le Larzac, fumer des joints à Katmandou, buter deux ou trois pantins du système avant de se faire happer par l'appareil répressif... Ces choix-là ne sont pas les nôtres. Nous vivons dans la merde, c'est-à-dire dans le capitalisme, et tous, travailleur(euse)s, nous contribuons à son fonctionnement. Nous vivons dans une société sexiste, homophobe, volontairement ou non nous participons à sa reproduction. Nous vivons dans une société où le corps se vend, nous vendons le nôtre pour un salaire. Notre lutte vise justement à intégrer les personnes inscrites dans la société du côté des exploités, afin qu'elles prennent en main leur propre destin, dans un principe de solidarité et surtout pas d'assistanat ; elle se propose de les aider à acquérir une conscience de classe, de lutter pour améliorer notre vie dans ce cadre corrompu, en nous préparant nous-mêmes, largement conditionnés que nous sommes par ce système dans lequel nous vivons et que nous travaillons à vaincre. Qui, parmi nous, aurait le front de s'adresser à une strip-teaseuse en disant :

"Toi, c'est vrai que t'es vachement exploitée, mais tu vois, ton boulot c'est vraiment pas politiquement correct, reviens nous voir quand tu auras acquis une conscience de classe et que tu bosseras dans une branche moins fondamentalement pourrie. Je peux te donner l'adresse d'une association qui aide les gens comme toi, c'est parrainé par Bernadette. Ou si tu veux, je peux te pistonner pour bosser chez MacDo."

Le but de la CNT est et demeure de syndiquer tous les salariés, à l'exception des forces répressives de l'État. L'enjeu est d'autant plus important que le degré d'exploitation de ces salariés est plus élevé. Reconnaître une situation existante et lutter pour son amélioration, c'est notre travail quotidien : ce n'est pas l'accepter. C'est simplement prendre acte de la réalité, en militant cohérent ne se contentant pas de petits dogmes tout chauds et des œuvres complètes des Pères de l'Église anarchiste. L'univers du peep-show - par exemple - est un univers extrême, ce qui sous-tend une exploitation extrême et des conditions de travail extrêmes. Et donc l'extrême nécessité, si la possibilité existe, de favoriser l'émergence d'un syndicat qui puisse se battre pour revendiquer des droits, organiser les travailleurs et les travailleuses. C'est bien là que la CNT doit être particulièrement présente, là où la société dans laquelle nous vivons est en contradiction la plus flagrante avec nos principes, et non dans les refuges "confortables" (13) où les diverses oppressions - patriarcales, capitalistes, étatiques - donnent à voir leur visage le plus doux. Prostitué(e)s, strip-teaseur(euse)s, il serait assez curieux que ce soient eux que nous choisissions de refuser, avec les flics et les patrons...

Notes

1. Les éléments ajoutés à la définition du Petit Robert sont en italiques.

2. Henri Cartier-Bresson, les Cent photos du siècle, L'Araignée d'amour.

3. Le Combat syndicaliste,n° 204, octobre 1999, "Dis, la parité, c'est quoi, papa ?" Les Temps maudits, n°2, janvier 1998, "Comment parler du travail des femmes ?"

4. Pierre Bourdieu, la Domination masculine,Seuil (coll. Liber), 1998.

5. Élodie, actrice X.

6. Statuts de la CNT, extrait de l'article 1.

7. Simone de Beauvoir.

8. Les éléments ajoutés à la définition du Petit Robert sont en italiques.

9. Charte du syndicalisme révolutionnaire dite "Charte de Paris", adoptée au congrès constitutif de la CNT en décembre 1946 ; extrait du chapitre "Le syndicalisme dans le cadre national".

10. Les 343 "salopes" sont les 343 femmes, des personnalités publiques, qui en 1971 ont reconnu avoir avorté dans le Manifeste des 343 salopes,ceci pour mettre la loi réprimant l'avortement en porte-à-faux, leur condamnation n'étant pas envisageable.

11. Comme, par exemple, l'inévitable potiche des jeux télévisés.

12. La Hollande a même légalisé cette situation.

13. Tout est relatif !

LIBERTÉ ET MORALE AU SERVICE DE LA RÉPRESSION

Le "débat" sur la prostitution5

Vanina - OCL

Depuis plusieurs semaines, les membres de la classe politique, des milieux artistiques et des médias français dissertent entre eux avec véhémence dans la presse au sujet de la prostitution, notamment sur "la liberté de disposer de son corps", alors que l'objectif poursuivi par le gouvernement à travers un projet actuellement en discussion au Parlement est d'ajouter une pièce supplémentaire à son programme tout-répressif...

La belle agitation médiatique qui nous est servie masque en fait, d'une part, l'harmonisation au niveau de l'Europe en matière de prostitution ; d'autre part, le renforcement de la politique sécuritaire de l'État français. La majorité de la classe politique est en effet convaincue de sa nécessité, même si certains partis politiques n'osent pas assumer ouvertement cette position - comme ce cher PS, qui feint de s'insurger contre les mesures prises par l'UMP tout en ayant récemment rangé dans des cartons, avec son déménagement de Matignon, des projets très similaires...

Le "débat" sur la prostitution s'inscrit donc dans un cadre beaucoup plus large qu'il n'est présenté officiellement, et vise pour l'essentiel à permettre une répression accrue dans ce secteur de la société aussi. C'est pourquoi il doit être analysé comme une nouvelle étape de la politique ayant pour finalité de criminaliser tout ce qui, d'une façon ou d'ne autre, n'est pas aux normes de la bourgeoisie grande et moyenne : après les jeunes de banlieue "sauvageons" ou "délinquants", les marginaux tels que les "gens du voyage", voici les déviants et pervers - à ranger dans le même panier... à salade, bien sûr ! En attendant les catégories suivantes, car la lutte contre les "déviances" offre toujours au pouvoir des perspectives infinies...

Une répression de classe, comme d'habitude !

De même que dans un "débat" précédent, celui sur la parité, nous voyons se chicaner dans les médias des personnalités (écrivain-e-s, acteur-rice-s, représentant-e-s politiques divers et variés) qui multiplient les manifestes ronflants pour parler de liberté ou de morale, et prôner des solutions étatiques afin de réorganiser la vie des prostitué-e-s, avec leurs clients... ou en centres de réinsertion.

En nous parlant d'un monde auquel elles ne se mélangent pas (sauf peut-être certaines, au titre de clients, mais elles ne le mentionnent jamais...), et en agrémentant leurs envolées de références à la philosophie ou à l'Histoire (l'Antiquité, par exemple : très bien, l'Antiquité, non ?) sans nul doute fort éloignées de la réalité, ou plutôt des réalités de la prostitution, ces personnalités amusent la galerie - le sexe est toujours un sujet croustillant donc vendeur, n'est-il pas ? - pendant que dans les instances de gouvernement on s'emploie à faire passer le plus important : le sécuritaire tous azimuts.

En gros, deux clans de discoureur-se-s se sont formés : les partisan-e-s de l'"authentique métier" qui "doit pourvoir s'exercer dans les meilleurs conditions possibles" et des "espaces de prostitution libre (1)", contre ceux et celles de l'"éducation" et des mesures répressives à la mode PS ( mais en général pas pour les clients, attention, juste pour les prostitué-e-s (2)). Comme cela a déjà été constaté au sujet du PACS ou de la parité, le clivage droite-gauche n'opère pas complètement : les questions de moeurs créent en effet d'autre clivages que ceux de l'appartenance politique, en fonction des valeurs et références de chacun et chacune. Mais, pas d'inquiétude, un modus vivendi a sans tarder été trouvé entre les principales crémeries politiques du Parlement, et tout le monde ou presque y est content. Pour faire passer son projet le gouvernement a en effet admis de revoir à la bisse l'amende qu'il avait envisagée concernant le client ; il a également réduit la durée de garde à vue, accepté d'intégrer des mesures visant à "favoriser la réinsertion" des prostituées... et précisé que "sa principale cible, ce sont les étrangères", pour que les féministes ne puissent pas l'attaquer sur les prostituées françaises au prétexte que certaines d'entre elles exercent leur activité par "choix".

Mais, au hasard, quel aspect de l'opération sarkosienne est pour ainsi dire presque passé sous silence dans les différentes prises de position, parce qu'obtenant une adhésion quasi générale ? La répression de ces étrangères qui-n'ont-rien-à-faire-ici. Dans l'opposition, on affirme vouloir leur venir en aide, mais pour mettre par ce biais le gouvernement dans l'embarras bien davantage que pour démonter son projet. Et la fameuse liberté - revendiquée et défendue à juste titre par les femmes en matière de sexualité - est avancée par des membres de la gauche et des féministes pour défendre les prostitué-e-s sous prétexte qu'ils et elles ont le droit d'exercer volontairement le commerce du sexe et "méritent" l'appellation de "travailleur-se-s du sexe" (toujours le politiquement correct, qui rhabille d'un "bon ton" neutre pour faire plus présentable).

Pourtant, qui va en prendre plein la tête grâce au texte de Sarkozy ? Ces étrangères que d'autres prostitué-e-s, "bien de chez nous", voient dun assez mauvais œil : hostiles à cette concurrence qui gâche à leurs yeux le métier, ils-elles les rendent facilement responsables des ennuis à venir (3). Mais que nos gens de gôche se rassurent, c'est uniquement pour les bien de ces Roumaines ou de ces Bulgares, pour leur sauvegarde morale, si les mesures prévues à leur encontre comprennent une augmentation des amendes pour racolage, une prolongation de la garde à vue, ou la suppression de leur carte de séjour... Et puis, si elles coopèrent avec la police - en dénonçant à leurs risques et périls leur souteneur, car on ne va pas se préoccuper en plus de leur sauvegarde physique, faut pas pousser ! -, on ne les reconduira peut-être pas tout de suite à la frontière.

Un "débat" cache-sexe de l'ordre moral

Dans le système capitaliste, le corps étant une marchandise comme la force de travail en général (voir la publicité pour s'en convaincre, si besoin en est vraiment), il est logique qu'il soit couramment vendu pour de l'argent à travers des actes sexuels - que ceux-ci s'exercent dans le cadre légal du mariage ou dans celui des bordels et des hôtels (pas toujours louches ou borgnes). De là l'idée qu'ont certaines personnes d'en faire de leur propre gré le commerce (mais cette idée n'a évidemment pas éclos avec l'entrée dans l'époque capitaliste), considérant qu'elles ont pleine latitude pour en disposer et que ce choix les concerne seules. (En particulier les hommes qui n'ont pas fréquemment de souteneur quand ils sont adultes... même si leur "liberté" est, elle, fréquemment prise en sandwich entre la dépendance à une drogue et la menace du sida.) Certes, les tenants d'une morale ou de principes philosophiques, quels qu'ils soient, s'offusqueront de cette réalité, ou du cynisme avec lequel elle est parfois présentée, parce qu'eux-mêmes font dans leur esprit une place à part au corps ; mais qui, en vérité, oserait prétendre être toujours et totalement "libre" de ses propres choix, dans la société existante ?

Les arguments contre une décision personnelle de vendre son cul plutôt que sa tête ou une autre partie de son corps parce que cela rapporte plus relèvent de jugements moraux non recevables selon moi... tout simplement au nom de la liberté individuelle. Le seul critère d'appréciation, en matière de sexualité comme dans les autres relations sociales, demeure l'existence ou non d'une domination sur autrui par la contrainte - avec comme problème que si, en matière de violences physiques, cette domination peut apparaître assez facilement, les pressions d'ordre psychologiques le sont souvent moins...

Mais, cela étant dit, réduire la prostitution en général à la "prostitution consentie", et le revendiquer comme un acquis du féminisme, est pour le moins culotté ! Car à quel pourcentage de prostitué-e-s ce "choix" mis en avant par certain-e-s intellectuel-le-s branché-e-s correspond-il ? Les enfants prostituées, pour ne prendre qu'un exemple, en font-ils partie ? Présenter ou analyser la prostitution sur le seul critère du droit à disposer de son corps constitue une vaste fumisterie ou relève d'illusions mêlant la naïveté et la bêtise, avec des conséquences très graves pour les personnes réellement concernées.

Comme en d'autres domaines, la dimension non prise en compte dans le "débat" sur la prostitution est celle de sa composition sociale. Or, on ne peut pas généraliser sur les prostitué-e-s ou sur leurs clients, étant donné les différentes coches sociales qui y sont représentées, sans commettre à mon avis de grossières erreurs d'appréciation sur les mesures gouvernementales. Ce que les prostitué-e-s (non volontaires, autrement dit la grande majorité) ont en commun, c'est la contrainte qu'ils-elles subissent. On constate sans peine le souci de call-girls et autres prostituées de luxe de se dissocier de leurs collègues, leur refus d'être considérées comme des victimes et leur horreur de tout amalgame avec les prostituées les plus menacées dans leur existence même - celles qui connaissant les tabassages et viols à répétition, abrutissement par des drogues diverses... et bien d'autres tortures pratiquées dans le but de vaincre toute résistance chez elles. On notera aussi, dans les analyses qui nous sont assenées, la persistance de clichés se rapportant au "plus vieux métier du monde", devant la rareté des mentions faites à la prostitution masculine, alors que le nombre d'hommes se prostituant ne cesse de croître.

Quant aux clients, s'ils ont en commun l'exercice d'une domination sur des prostitué-e-s, à travers des actes sexuels rémunérés,, on sait d'avance lesquels d'entre eux seront concernés par la répression-rééducation gouvernementale : les opérations de police toucheront les maillons faibles de la clientèle, à coup sûr les travailleurs immigrés plutôt que les clients fortunés des clubs privés et autres lieux de prostitution chic : financiers, hommes politiques et autres notables ne seront pas ou peu inquiétés. Il s'agit, soyons-en sûr-e-s, d'éliminer la racaille, ce qui fait désordre et gêne le regard, ici comme ailleurs : la prostitution la plus populaire, comme celle qui occupait le quartier Saint-Denis à Paris avant la construction du Forum des Halles par exemple.

Les hautes vertus de la délation...

Et puis, comme toujours, délation et répression font bon ménage. Ainsi les prostituées convaincues de devoir aider la police pourront-elles, nous promet-on, obtenir un titre de séjour provisoire moyennant la dénonciation de leur proxénète. Mais, outre le fait qu'elles auront ensuite sans doute intérêt à surveiller leur proche horizon - un souteneur n'étant pas dépourvu de relations -, la commission des lois leur a concocté un "petit nid douillet" : des "places en centre d'hébergement et de réinsertion sociale" à faire rêver, destinées "à l'accueil de victimes de la traite des êtres humains dans des conditions sécurisantes". Une formule d'hôtel en fait inspirée d'un amendement du sénateur socialiste Michel Dreyfus-Schmidt, à ceci près que ce dernier préconisait des centres "exclusivement réservés" aux prostituées, alors que le gouvernement a opté pour des établissements de "droit commun" afin que les victimes soient "mélangées à d'autres populations". Rien à voir avec les prisons et autres endroits idylliques, on vous dit !

... et du recours aux institutions

On voit des gens d'extrême gauche et des féministes appuyer au bout du compte la politique répressive du pouvoir au nom de valeurs morales, "dans l'intérêt" des prostitué-e-s, ou par puritanisme, ou pour plusieurs de ces raisons. Ils ou elles tombent facilement, ce faisant, dans le travers du recours à l'État - du déjà vu : des tribunaux pour réprimer les violeurs, des hôpitaux psys pour soigner les pédophiles... Une demande d'intervention qui découle du souci de défendre les "victimes" par n'importe quel moyen, y compris celui de l'autorité, et ce même si cette demande se révèle contradictoire avec certains engagements politiques. Parce que le "sexe" recouvre les désirs et pratiques les plus divers... mais que chaque personne est tentée de lui donner sa propre définition, partant, de l'enfermer dans la vision qu'elle en a. Le problème étant, là encore, que ce que tel ou telle trouvera inacceptable (comme par exemple le sado-masochisme) sera jugé acceptable, et même volontairement recherché par d'autres.

Christine Boutin (UMP), qui ne se voile pas la face, pour sa part, a proposé un amendement visant à punir le client ou à lui faire subir un "suivi médico-social" : il existe des normes pour la sexualité, estime cette brave dame qui les défend mordicus. Mais les socialistes Christophe Caresche, Martine Lignières-Cassou, Danièle Bousquet ou Ségolène Royal ne sont pas en reste, puisqu'ils et elles préconisent pour leur part une amende de 3.750 euros contre le client ou un "stage" dans un "organisme sanitaire social ou professionnel" afin de le responsabiliser. Autrement dit, celui qui pourra payer ne sera pas "rééduqué" (dans le style Orange mécanique?). Simple question de gros sous, n'est-ce pas, au bout du compte ? On reconnaît bien là l'esprit lutte de classes qui anime les farouches défenseurs de la rose.

La tarte à la crème des "espaces de sexe" cools

La lutte contre la prostitution ne peut s'inscrire que dans la lutte globale contre le système existant. Car si les gangs mafieux de l'Est ou d'ailleurs prolifèrent aujourd'hui à l'Ouest, avec les trafics de drogue et les blanchiments d'argent, sans que cela indispose les gouvernants malgré leurs discours, hier c'en était d'autres, avec notamment le trafic de Blanches à destination des pays arabes, sans que cela indispose davantage les gouvernants malgré leurs discours. Autrement dit, les réseaux de dogue-prostitution-etc. changent selon les époques, mais leurs bonnes affaires continuent avec la bénédiction des pouvoirs publics intéressés.

Alors, comment pourrions-nous choisir - si nous en avions envie - entre les différentes recettes proposées pour "améliorer" concrètement la condition des prostitué-e-s ? Les "espaces de prostitution libre" seraient mieux que la rue, prétendent certain-e-s... Mieux pour qui ? Le client ? Sans doute, pour son "confort", parce que c'est plus soft : il n'a plus à traîner sur les trottoirs, démarche pas toujours très évidente pour ce pauvre homme. Mais, en fait, le client est-il tellement gêné, présentement, pour obtenir ce qu'il veut ? Il sait en général où s'adresser, où aller et qui trouver, en fonction de ce qu'il recherche, et s'il a de l'argent il n'a même pas besoin de descendre marcher : un coup de téléphone ou une "commande à la carte" sur Internet et tout s'arrange... Alors, mieux pour le souteneur ? Possible, il paraît que les réseaux de prostitution s'accommodent fort bien des "espaces de prostitution libre" dans d'autres pays, et s'organisent en conséquence, de concert avec les tenancier-ère-s et beaucoup de profit... Et les pouvoirs publics ? La formule leur convient aussi, car le nettoyage des rues au profit d'eros centers nickel améliore l'image de marque du pays, bon pour le tourisme ça coco... Et puis, surtout, mieux pour les habitant-e-s des quartiers où sévit la prostitution : ce sont elles et eux qui font circuler des pétitions allant dans ce sens... Mais les prostitué-e-s ? Oh, les prostitué-e-s...

Pas forcément victimes, mais en tout cas pas coupables !

Toujours est-il que les mesures actuellement en discussion au Parlement s'attaquent avant tout aux prostitué-e-s les plus vulnérables. Les conséquences de la future loi vont être, entre autres, une prostitution encore plus sauvage, en devenant plus clandestine, et un rejet encore plus fort des étrangères de la part des autres prostitué-e-s, car elles seront vécus comme responsables de la répression accrue.

"La sanction, la répression, la punition, il ne faut pas en avoir peur, affirmait récemment Sarkozy. Mon devoir, c'est de les mettre au service des plus faibles, des plus petits, des plus fragiles." Ceux et celles qui vont avoir l'occasion de constater personnellement le renforcement des pouvoirs et moyens mis à la disposition des forces de l'ordre et les nombreux délits créés (prostitution, mendicité, occupation de terrains ou de halls d'immeuble...) seront en mesure d'apprécier ce genre de déclaration à sa juste valeur, et définitivement convaincus de la bienveillance gouvernementale à leur égard.

Sur cette réalité-là, au moins, il est aussi facile de nous positionner aujourd'hui qu'hier ou demain : mobilisons-nous, contre la répression des prostitué-e-s et contre la répression tout court !

NOTES

(1) Voir par exemple Le Monde du 9 janvier : "Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer" signé par Marcela Jacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet.

(2) Voir entre autres "Oui, abolitionnistes !", de Danielle Bousquet, Christophe Caresche et Martine Lignières-Cassou, Le Monde du 16 janvier.

(3) On retrouve là l'attitude empreinte de racisme qu'ont à l'égard de leurs collègues asiatiques ou africaines certaines caissières de supermarché genre Monoprix ou certaines vendeuses de grands magasins, françaises employées par des directions soucieuses de soigner leur clientèle bourge en n'employant gère d'étrangères.

LUCY, UNE PROSTITUÉE6

Jacques GUIGOU

La prostitution est-elle une activité générique d'homo sapiens ? Dans les sociétés où la prostitution a existé, les prostituées ont-elles pratiqué une activité universelle, libre et consciente qui réalisait un accomplissement "authentique" (sic) de leur individualité et de la vie en commun ? La promotion de la prostitution "libre" et la "libération" généralisée de la pornographie esthétisée, n'exprime-t-elle pas, comme quelques autres "avancées" biotechnologiques et biocybernétiques, la profondeur de la perte de toutes certitudes sur ce que peut être aujourd'hui une activité humaine réalisée à titre humain ?

Ce sont pourtant ces quelques questions qui sont présupposées dans l'appel à la liberté de se prostituer (1) et que ses signataires, au mieux ignorent ou plus vraisemblablement mystifient.

La profession de foi exo-émancipatrice de ces féministes modernistes repose sur une double affirmation qui donne le change à la double négation du titre : oui, il existe une "prostitution forcée qui s'exerce dans la contrainte" et "il faut la combattre" car elle est dominée par le "phénomène maffieux" ; oui, la prostitution est "une activité humaine" ordinaire qu'on doit libérer de ses anciens asservissements sacrés, culpabilisateurs et répressifs. Une fois ces libérations obtenues, il faut "instituer un espace de prostitution libre [qui] permettrait de mieux combattre les véritables réseaux d'esclavage sexuels, sans précariser ceux et celles qui n'ont rien à voir avec cette activité criminelle". Car la sexualité entre adultes est "à considérer comme un commerce", dont le libre exercice, "sans désir ni amour", doit être garanti par "une certaine idée de la démocratie en matière de moeurs" (2). Cette annonce publicitaire est accompagnée d'un couplet contre les lois récentes sur la sécurité qui ne proposent "aucun espace alternatif" où les prostituées seraient "au moins tolérées" et ou "les clients ne seraient pas pénalisés".

Et le tour est joué, et le coup est tiré ! Sous l'esclavage sexuel... la plage du contrat entre gens "de métier", un pacs à chaque passe en quelque sorte ! Du déjà trop libertarien mot d'ordre situationniste, en mai 68 : "vivre sans temps mort et jouir sans entraves", on aboutit donc à celui très managerial d'aujourd'hui : "Capitaliser sans remords et jouir sans déprave !" Voyons ce qu'implique cet affichage politique et disons nos raisons pour la combattre.

La prostitution n'est pas "le plus vieux métier du monde". Elle n'a pas été présente, tant s'en faut, dans toutes les sociétés humaines. Dans les sociétés protohistoriques comme dans les sociétés primitives et les sociétés traditionnelles, la prostitution n'existait pas. Se détachant peu à peu de sa fonction religieuse ( la "prostitution sacrée" comme vestale et comme exorciste de la menace que les femmes faisaient peser sur la communauté abstraite de la religion), elle apparaît comme "marché" dans les sociétés où l'État, aux mains d'une classe sociale dominante (une aristocratie, une oligarchie, une théocratie), exerce sa puissance et sa tutelle sur le reste de la société. Il faut que le rapport marchand urbain se sit autonomisé comme espace d'échange de valeur pour que "le commerce" sexuel s'y rattache. Les empires-États mésopotamiens, les dynastie pharaoniques égyptiennes, les cités-États grecques et l'Empire romain, non seulement permirent, mais établirent la prostitution comme catalyseur d'urbanisation et opérateur de la circulation de la valeur.

Par contre elle a disparu, ne l'oublions pas, lors de moments historiques révolutionnaires ou dans certains modes de vie communautaires qui ne réprimaient pas la sexualité.

Si les signataires se réfèrent à cet "authentique métier" de la prostitution et non au "travail du sexe" comme le revendiquent de nombreux courants syndicalistes ou associatifs, c'est qu'elles se situent implicitement, comme "prostituées libres", dans la sphère aujourd'hui la plus capitalisante des activités humaines, celle de l'individualité humaine. Sans doute aussi imaginent-elles se démarquer des représentations négatives liées à l'ancienne classe du travail. Tout se passe comme si elles avaient pris acte du fait, qu'aujourd'hui, pour le capital, "créer de la valeur" nécessite de moins en moins de travail humain productif (3). Car c'est bien l'ensemble des activités humaines (et notamment celles qui étaient considérées, dans la période du capitalisme industriel, comme "improductives") qui passent désormais dans la broyeuse de la valorisation. Non seulement travail et non travail, produits et oeuvres (4), ne se distinguent plus, mais c'est directement la vie toute entière qui est capitalisée. L'ancien statut du travail et son droit se résorbent dans la contractualisation de tous les rapports sociaux. Se référer à ce statut pour faire reconnaître des droits et des garanties aux "travailleuses du sexe" (5) apparaît donc comme un stade dépassé aux "artistes du sexe" que se veulent ces féministes modernistes. Elles se posent donc comme professionnelles des métiers des arts et du spectacle, réalisant une oeuvre avec chaque client. "Fais de ton sexe une oeuvre", tel est le singulier avatar sous lequel se donne, chez elle, l'ancien mot d'ordre des surréalistes "fais de ta vie une oeuvre", proclamé lorsque la réalisation de l'art dans la vie quotidienne était encore à l'ordre du jour de la révolution.

Il est une autre implication de ce prospectus qui mérite d'être explicitée car elle exprime l'utopie que le capital cherche furieusement à réaliser (sans y parvenir !) en éliminant chez les être humains quasiment toutes les dimensions de leurs déterminations naturelles : la finitude humaine, le besoin et le désir humains, l'individualité humaine, la communauté humaine, la connaissance humaine, les rapports à la biosphère que les hommes partagent avec les autres vivants, etc. Désigner comme une liberté à conquérir le fait qu'une femme puisse, enfin, "consentir librement à un rapport sexuel sans désir ni amour" relève de cette dynamique de dissociation en vue de composer un idividu-particule aux fonctions autonomisées qui "gère" l'une ou l'autre d'entre elles selon les nécessités immédiates de son activité "librement" capitalisée. Car cette "certaine idée de la démocratie en matière de moeurs" que ces sex-militantes appellent de leurs vœux, doit réaliser chez chaque individu, une extériorisation "du sexe", enfin purgé des scories traditionnelles et "sacrées" de l'ancienne sexualité humaine, de manière à ce que "le sexe" puisse être valorisé dans toutes les combinatoires possibles et imaginables. Quant à l'amour, il est bien trop chargé de temporalité humaine, de dimensions cosmiques et d'union potentielle avec l'ensemble de la communauté humaine pour en tolérer le moindre de ses élans dans le programme réificateur de cette démo-sexocratie.

NOTES

(1) Cf. "ni coupables, ni victimes : libres de se prostituer", Le Monde du 9/01/03.

(2) Nous avons déjà dénoncé cette capacité des diverses affirmations identitaires à emboîter sans vergogne les chemins du capital pour y inscrire son empreinte libérale-libertaire. Cf. Wajnsztejn J., Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût, L'Harmattan, 2002.

(3) Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L'Harmattan, 1999.

(4) Unification qui rend vaine et fausse la remarque des signataires d'un autre article ("Prostitution, au vrai chic féministe", Le Monde du 16/01/03) selon laquelle toute "l'oeuvre" littéraire ou artistique des adeptes de la liberté de se prostituer "hurle que le sexe est une activité humaine à part, à la fois sacrée et dangereuse". Pour ces féministes républicaines, les "Oeuvres" sous l'empire de "la loi" (laquelle au juste ? Celle de l'État-nation ? Celle de la zone euro ? Celle du "service public" ? Celle d'un syndicat ? Celle d'une milice ?) devraient établir des régulations aux emballements des flux de capitaux, opérer comme une "éthique" en quelque sorte. Trop tard ! Les "Oeuvres culturelles" ne sont que des opérateurs de la capitalisation de la vie et ce que les féministes-prosexe nomment "un fantasme d'un réservoir humain de corps-propriétés que l'individu serait libre de démembrer et de vendre par pièces et morceaux" est aujourd'hui assez largement réalisé par les biotechnologies.

(5) Cette reconnaissance est déjà acquise aux Pays-Bas, où l'État-proxénète gère la prostitution. Ainsi a-t-on pu lire récemment dans la presse que "le premier poste de prostituée officiellement présenté par l'Agence régionale pour l'emploi de Herlen. Il a été relayé par le réseau européen Eures. L'annonce spécifie que les candidates doivent disposer d'un diplôme de l'enseignement secondaire, mais qu'aucune expérience n'est exigée" ! (Le Monded u 16 avril 2002, p. 7)

"Cette nouvelle publication s'inscrit dans le cadre théorique de la revue Temps critique , mais elle publiera des textes plus courts et d'une utilisation plus immédiate en s'efforçant toutefois de ne pas céder aux facilités de l'événementiel. Nous sommes bien conscients de la contradiction dans laquelle nous sommes en maintenant la nécessité d'une intervention dans un moment historique qui ne semble guère s'y prêter. Mais nous l'assumons à partir du moment où elle ne se confond ni avec l'activisme ni avec l'avant-gardisme."


1 Source : http://sisyphe.levillage.org/article.php3?id_article=197. Cet article a été l'objet d'une communication dans le cadre du Congrès Marx International III, dans la section Rapports sociaux de sexe, co-organisée avec les revues Nouvelles Questions féministes et Les Cahiers du genre. Une première version est parue dans Actuel Marx, n° 31, avril 2002.

2 Le Devoir, Montréal

3 Le Combat Syndicaliste N° 249 - 5 décembre 2002

4 Les Temps Maudits, n°12, janvier-avril 2002. Revue de la CNT

5 Courant alternatif, mensuel de l'Organisation communiste Libertaire, mars 2003, p. 8 à 10

6 Interventions N°2 - janvier 2003. Temps Critiques