La religion hors des Eglises

Claude PRUD’HOMME

Ce titre peu explicite vise la présentation des mouvements religieux qui se développent hors des Eglises, contre les Eglises, mais aussi les religions qualifiées de civiles ou

Remarques préliminaires . La sécularisation n’est pas fondamentalement un processus de recul des croyances religieuses mais d’émancipation à l’égard des Eglises ou des institutions religieuses officielles (judaïsme). On l’a vu, les Eglises perdent leur statut privilégié dans l’Etat (pluralisme, séparation), voient s’affaiblir leur capacité à contrôler le savoir (astronomie, sciences de la nature, sciences humaines), leur autorité sur les sociétés(via l’éducation, l’assistance, la morale). Il s’agit ici d’observer comme elles sont soumises à de nouveaux concurrent s sur le terrain religieux lui-même.

Certes il a toujours existé des religions parallèles, souterraines, un univers magico-religieux qualifié de sorcellerie et de superstitions par les Eglises établies (cf. en France les travaux de Jeanne Favret-Saada). Mais, pour l’essentiel, les Eglises ou les institutions régulatrices (judaïsme)avaient réussi à imposer dans les sociétés leurs croyances et leurs valeurs. Elles étaient reconnues comme nécessaires pour fonder l’autorité de l’Etat, assurer la cohésion de la société, définir le bien et le mal, dire l’origine et la fin du monde. L’athéisme (cf. G. Minois) était exceptionnel et la prépondérance des Eglises acceptée ou subie.

Avec les Lumières s’amplifie et s’accélère un mouvement qui enlève aux confessions reconnues leur quasi monopole. Des groupes s’organisent publiquement en dehors du contrôle des autorités ecclésiastiques et proposent des voies nouvelles de perfectionnement moral, voire d’accès à un salut. Certains s’en prennent frontalement aux Eglises au nom de la raison et de la liberté individuelle. Ils se proclament porteurs d’un message et d’une vérité qui entendent se substituer à un christianisme jugé obsolète, archaïque. De véritables cultes se développent en l’honneur de la nation, de la science ou du prolétariat dans lesquels semble être transféré le besoin de religiosité et de sacralité. Au moins par analogie, dans les objectifs visés et les moyens utilisés, des religions "civiles", "séculières" s’approprient des fonctions habituellement réservées aux religions :

1. donner un sens à la vie par delà la mort (et donner sa vie pour cet idéal)

2. assurer a communion entre ceux qui participent à la même foi en l’homme ou une cause

3. proposer un chemin pour atteindre cet absolu grâce à une éthique, une manière d’agir et de s’engager, des rites individuels et collectifs, des célébrations communes.

Bibliographie. Outre les ouvrages mentionnés dans la biblio de l’APHG, ne pas oublier pour un oral des travaux très utiles pour se repérer comme:

Dictionnaire du XIXe siècle des PUF

Dictionnaire des Sciences religieuses dir. par Laplanche chez Beauchesne

Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie

Ni les ouvrages qui fournissent une abondante documentation pour appuyer l’argumentation :Pierre Larousse et son temps, sous la dir. de J.-Y. Mollier et P. Ory, Larousse, 1995

I. Sociétés secrètes et initiatiques : de nouvelles religions pour les élites

A. Le modèle dominant de la Franc-Maçonnerie

a). Rappel : sources chrétiennes :

- tournant du XVIIIe siècle, en Angleterre . La F.-M. cesse d’être d’abord une institution de métier. Elle devient une institution essentiellement humaniste, reposant sur une démarche intellectuelle et une spiritualité, usant de son origine pour élaborer un discours et une démarche fondés sur des symboles En 1717 quatre loges de Londres constituent la Grande Loge de Londres. Le pasteur écossais James Anderson rédige avec le pasteur d’origine française Jean-Théophile Désaguliers les Constitutions (1723)

- éclatement au XIXe s. entre déistes et agnostiques

b). Vocabulaire de base à connaître : atelier – convent – degré et grades (apprenti, compagnon, maître maçon etc..), loge, rites, tablier ; tenue, vénérable.

c). La Franc-maçonnerie en Grande-Bretagne au XIXe : des sociétés masculines pour les élites caractérisées par la tolérance. Après une longue scission entre Ancients et Moderns, réunification pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre qui comporte l’adhésion au principe suivant : "Concernant Dieu et la religion : un maçon est obligé de par sa tenure d’obéir à la loi morale et sil comprend bien l’Art il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux…Quelle que soit la religion de l’homme ou sa manière d’adorer, il n’est pas exclu de l’Ordre, pourvu qu’il croie au glorieux Architecte du ciel et de la terre et qu’il pratique les devoirs sacrés de la morale".

d). La Franc-maçonnerie en Allemagne : une constellation de Loges que dominent les 3 Grandes Loges dites de "Vieille Prusse", dont la Grosse Landesloge der Freimaurer von Deutschland (Grande Loge des Francs-Maçons d’Allemagne . C’est en Allemagne que naissent beaucoup de Hauts-Grades dont ceux de Rose-Croix et Kadosch, mais aussi des réformes. La plus importante intervient en 17761782 sous l’influence du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz et donne naissance au "Rite Ecossais rectifié"

B. Franc-maçonnerie et catholicisme

1. La papauté a condamné la F.M. dès 1738. Malgré la répétition des interdictions, des catholiques continuent à y adhérer jusqu’au milieu du XIXe s.. Pourtant la Révolution a creusé un fossé devenu infranchissable et alimenté la thèse catholique d’un lien de cause à effet entre Réforme-Franc Maçonnerie.- Révolution – anti-catholicisme. La suppression de la référence au Grand Architecte de l’Univers et à l’immortalité de l’âme par le Grand Orient de France en 1877 est interprétée comme l’adhésion à un athéisme agressif. L’encyclique Humanum Genus de Léon XIII marque en 1884 la sommet de l’affrontement, dans un contexte d’anticléricalisme virulent attribué à l’influence franc-maçonne. Le pape répond par la dénonciation de la F.M. qualifiée de fédération criminelle", funeste fléau", générateur de "malfaisantes erreurs" et de "fruits pernicieux et amers" Cf. la notice franc-maçonnerie de J. Lalouette in Dictionnaire du XIXe s., PUF.

L’obsession permet au journaliste Léo Taxil entre 1885 et 1897 de mystifier beaucoup de catholiques et l’évêque de Grenoble Mgr Fava avec la publication de pseudo-révélations sur les rites secrets et sataniques de la Franc-maçonnerie. (sous le titre "Le diable au XIXe s.").

2. Si le Grand Orient de France domine la Franc-maçonnerie. en France avec environ 80% des effectifs (30 à 40 000 adhérents ?), la question de Dieu entraîne des dissidences et la création de la Grande Loge de France (1894, rite écossais) et de la Grande Loge nationale (1913). La question de l’acceptation des femmes conduit à la fondation d’une obédience qui accepte la mixité, le Droit Humain (1893), dont Maria Desraisme, figure emblématique du féminisme laïc, initiée en 1882, devient Vénérable Maître.

B. La F.M. et la politique anticléricale

Lire : Serge Berstein, "La franc-maçonnerie et la République (1870-1940)", L’Histoire, n° 49, 1982

Depuis l’abbé Barruel, qui dénonce le complot judéo- maçonnique pour expliquer la Révolution française (Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1797), l’accusation du rôle occulte joué dans la vie politique par la F.M. est sans cesse renouvelée au cours du siècle, spécialement dans les pays catholiques. En France elle atteint son apogée sous la IIIe République et en Italie sous les gouvernements laïcisateurs. Fantasme ou réalité ?

1. Le rôle de la F.M. est incontestable en France dans la naissance du parti républicain, radical et radical-socialiste, porté sur les "fonts baptismaux" par les f. maçons, en particulier H. Brisson, au Congrès de 1901. Le premier président est un ffranc-maçon. (Mesureur). 41% des membres du parti, 47% des députés radicaux et 73% des sénateurs radicaux sont francs-maçons. En 1908. Les francs-maçons. sont à la pointe du combat anticlérical de la fin de siècle, y compris par des procédés peu démocratiques (affaire des fiches du général André en 1904. Beaucoup d’hommes politiques sont franc-maçons, tels Gambetta, Jules Ferry, Jules Méline, Henri Bourgeois, Emile Combes, Rouvier, Doumer…. On peut dire que la Franc-maçoonerie. donne à la IIIe République son assise sociale (classe moyenne) et ses élites. Mais la F.-M. n’a pas le monopole de la laïcité : Clemenceau, Briand et Herriot ne sont pas francs-maçons.. Elle n’explique pas. Pour l’historien le fait majeur est l’acceptation de cette évolution vers la laïcité par la majorité de l’opinion publique, ce que traduisent les résultats électoraux.

2. En Italie les francs-maçons. sont peu nombreux (8 à 10 000 initiés entre 1870 et 1900) mais ils sont très actifs. D’abord dans le combat pour l’Unité autour de la monarchie piémontaise. Donc contre le pape et ses Etats. Giuseppe Garibaldi, G. Mazzini, tous deux liés à Adriano Lemmi (grand Maître de 1885 à 1896), plus tard Crispi et le poète G. Carducci sont francs-maçons.. L’élection au début du siècle, à la tête de la mairie de Rome, d’Ernesto Nathan, ancien Grand maître, vient à point alimenter les accusations catholiques de complot judéo-maçonnique. L’inauguration en 1889, au centre de Rome, (Capo de’ Fiori)de la statue de Giordano Bruno, érigée sur l'initiative du Grand Orient d’Italie, illustre l’âpreté du conflit idéologique. Ce moine franciscain, brûlé en 1600 par l’Inquisition pour hérésie, devient le symbole des victimes de l’intolérance et du dogmatisme Le moindre incident exploitéPanthéon). L’abstention catholique des élections renforce le poids relatif de la Franc-maçonnerie., d’autant que le corps électoral est très limité avant la réforme de1912 qui tend à instaurer un suffrage universel (7% de la population après la loi de 1882 : 24% en 1912).

C. La Charbonnerie : une Franc-Maçonnerie clandestine éphémère

"En France et en Italie, dans les années 1815-1830, ce nom est donné aux militants révolutionnaires affiliés à l'organisation secrète de la Charbonnerie.

Un carbonaro est, au sens propre, un fabricant de charbon de bois. Au début du XIXe siècle, les carbonari sont nombreux dans les montagnes forestières de l'Italie du Sud. Viennent vivre avec eux, pendant l'occupation française du royaume de Naples (1806 à 1815), des irréguliers, moitié bandits moitié soldats, qui combattent la domination étrangère et prennent le nom de carbonari. Quand les Bourbons montent à nouveau sur le trône de Naples, la Charbonnerie devient une société secrète, hiérarchiquement organisée en petits groupes: les ventes. Le but visé est d'abattre l'absolutisme monarchique et de conquérir des libertés politiques, le moyen étant le soulèvement généralisé. Le recrutement se fait surtout parmi la jeunesse bourgeoise et les officiers.

En 1820, les carbonari déclenchent à Naples une insurrection; dirigés par le général Pepe, ils obtiennent du roi Ferdinand Ier une Constitution, mais, dès mars 1821, le monarque fait appel aux troupes autrichiennes qui rétablissent l'absolutisme. La Charbonnerie étend alors son action à toute l'Italie et commence à propager l'idée de l'unité italienne (elle compte parmi ses membres Louis Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III).

L'insurrection de Bologne (1831) fut son œuvre. Après l'échec final, la Charbonnerie italienne disparaît. De nouvelles organisations révolutionnaires voient le jour, aux structures moins lourdes, au recrutement plus populaire et aux idées politiques et sociales plus avancées".

La Charbonnerie française, calquée sur la Charbonnerie napolitaine, se développera à partir de 1818. Deux jeunes Français revenus de Naples organisent une société secrète, comprenant des ventes particulières de dix membres, des ventes départementales et des ventes régionales; le tout étant coiffé par une vente suprême. Chaque adhérent jure d'obéir aveuglément et conserve chez lui armes et munitions. Ainsi, les libéraux français espèrent se débarrasser des Bourbons par un soulèvement armé et convoquer une assemblée constituante. La Charbonnerie groupe jusqu'à 40000 affiliés; elle est dirigée par de grands personnages, chefs de l'opposition officielle: La Fayette, Manuel, Dupont de L'Eure, Buchez. Plusieurs conspirations sont organisées, en vain, à Belfort et à La Rochelle (1822 : exécution des quatre sergents de la Rochelle, parmi les troupes. Après une dernière tentative pour gagner le corps expéditionnaire français en Espagne, la Charbonnerie se dispersera. Il lui aura toujours manqué l'appui populaire. Mais elle sert de passerelle avec la franc-maçonnerie plus politique et laïque qui se développe en Italie et en France (D’après Yahoo encyclopédie et des sites italiens- je n’ai pas vérifié le chiffre de 40000 qui me paraît considérable).

II. La galaxie de la Libre Pensée ou des Libres Pensées

Pour la France, une synthèse remarquable : Jacqueline Lalouette, La libre pensée en France, 1848-1940, Préface de M. Agulhon, Albin Michel, 1997. Y ajouter son article "Libre Pensée" dans le Dictionnaire du XIXe s. aux PUF. S’y reporter. Compléter par René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Fayard.

A. Histoire d’un mouvement

1. Origines d’après J. Lalouette dans le Dictionnaire cité. La L. P. organisée n’apparut pas avant la première moitié du XIXe s.. Au Royaume-Uni, avec un disciple de R. Owen. En Allemagne dans les communautés religieuses libres de 1840. En France une première fois en 1848, puis, après un exil en Belgique, réimplantée en 1860 avant de triompher dans les années 1880. En Italie s’organise après l’Unité et plus difficilement

2. Contenu commun.

- Anticatholique (avec de nombreux monuments aux martyrs de la L. Pensée : Etienne Dolet, le chevalier de la Barre, Giordano Bruno) mais aussi antiprotestante (intolérance protestante symbolisée par les bûchers de Genève et M. Servet)

- -une nouvelle "famille idéologique" marquée parle rejet des dogmes, des Eglises et des clergés

- des liens étroits avec la f. m. qui ne suffisent pas pour faire de la L.P. une version plus populaire et non ésotérique de la fr. maçonnerie. Souvent proches, les deux mouvements gardent leur spécificité, et divergent notamment sur la question du socialisme

B. Diversité de la Libre pensée

1. La Libre pensée déiste et spiritualiste

2. La Libre pensée athée et matérialiste

3. Le tout-venant des libres penseurs

4. Les inclassables

C. Les combats de la Libre Pensée

1. Les cibles privilégiées

- La foi chrétienne : le dogme – les dévotions catholiques – le statut des Ecritures

- Le clergé pour démontrer son hypocrisie, l’écart entre son discours, ses exigences et son comportement : le corps du prêtre – la sexualité (déjà) – l’argent

2. Les armes

- la dérision

- le rire

- l’hostilité agressive, voire la haine qui conduit à une intolérance inversée contre les congrégations et les clergés

- la promotion de rites publics concurrents des rites religieux : baptême, mariage, funérailles

3. Les horizons : le triomphe de la laïcité

- dans l’Etat : atteint en France avec la Séparation de 1905

- dans la Justice : échoue à éliminer du serment lu par le président du jury la référence à

Dieu

- dans les Hôpitaux : personnel et symboles

- l’Ecole

- l’armée : au point e ficher les officiers qui vont à la messe

- la morale laïque n’a pas besoin de Dieu et de la peur du jugement dernier pour convaincre

- l’espace public et le calendrier : effacer les signes religieux, y compris dans les cimetières (échec) ou donner un autre contenu (le son des cloches)

III. Les nouveaux mouvements religieux : Prophètes, mages et Messies

On doit à Paul Bénichou (1908-2001), spécialiste d’histoire de la littérature et des idées , une trilogie magistrale consacrée à l’étude du romantisme, entendu dans son acception large, mais qui éclaire tout le siècle :

Le temps des prophètes (1977)

Les mages romantiques (1988)

L’Ecole du désenchantement (1992)

Rompant avec les oppositions classiques entre romantiques optimistes (Hugo)et douloureux (Baudelaire), en refusant de classer les écrivains en écoles qui se succèdent ; P.B. montre la continuité d’un mouvement romantique qui permet l’émergence d’un pouvoir spirituel laïque, donne naissance à la figure de l’intellectuel substitue au culte de Dieu celui de l’Humanité.

A. Les trois âges du romantisme

1. P.B. Le sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la

France moderne, 1973

Le titre résume le propos. Avec la contre-révolution triomphe à nouveau l’exaltation du sentiment religieux. La croyance cherche à donner un sens à la Révolution et à combattre l’angoisse née d’une Histoire qui semble devenue folle, incompréhensible, destructrice. Le philosophe et l’homme de lettres du XVIIIe s., qui affirmaient leur confiance dans la Raison sont mis en accusation. Désormais le poète se veut un médiateur entre l’homme et l’univers. Il se pose en prophète des temps nouveaux, capable de découvrir le sens du monde parce qu’il est capable d’en déchiffrer les symboles. Le poète communique avec l’univers parce qu’il a accès à la langue des symboles et des analogies, il établit les correspondances qui échappent aux yeux du commun (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé)

2. Le poète, convaincu de détenir un savoir et un pouvoir propres, s’engage sur le terrain de la société avec les armes que son l’éloquence de la plume et le lyrisme du verbe. Prêtre des temps modernes, il s’approprie les fonctions sacerdotales. Il exerce une autorité spirituelle qui légitime ses interventions dans les grands combats du temps : Lamartine en 1830, Hugo (voir L’Histoire n° 261, 2002)

3. Mais les espérances de 1830 et de 1848 débouchent sur de douloureuses désillusions. Le printemps des peuples se transforme en renforcement de régimes autoritaires en France et en Allemagne (Prusse). L’amertume remplace l’espérance ; le poète maudit succède au poète Mage : c’est l'École du désenchantement, dominée par les accents pessimistes et désabusés de Sainte-Beuve, Musset, Nerval, Gautier… Le poète ne croit plus à son sacerdoce universel et s’enferme dans la solitude du poète maudit. Le tourment et l’ennui caractérisent la génération de Baudelaire. Mallarmé serait l’aboutissement logique de ce désenchantement : l’obscurité de sa poésie n’est pas un artifice d’écriture mais une manière de dire que le poète ne peut plus communiquer la vérité cachée au commun, parce que cette quête de vérité rencontre le néant.

B. Prophètes et messies de la cité idéale

1. La fonction prophétique n’est pas monopolisée par le poète. Si depuis Thomas More et sa fameuse Utopie (1516) beaucoup d’écrits esquissent ce que sera la meilleure des Républiques, pour en affirmer la possibilité ou montrer la vanité de cette quête (More), le XIXe siècle marque une explosion des projets de sociétés meilleures et ne se contente plus de l’imaginer ailleurs. Il s’agit maintenant de construire sur terre une société parfaite et heureuse ce qui était réservée au ciel ou à l’exotisme (Tahiti). En s’appuyant sur l’usage combiné de la raison et de la vertu, les utopistes multiplient les propositions de salut terrestre et les essais de communauté idéale

- Robert Owen (1771-1858) fonde en 1819 dans l’Etat de l’Indiana la colonie de New Harmony. Abandonnée en 1827. Pour Owen l’homme est malheureux parce qu’il est victime d’une trinité mauvaise : la propriété privée, le mariage, la religion. Il faut bâtir ma société sur les lois de la nature et éliminer la trinité qui ferme le chemin du bonheur terrestre

- En Allemagne Wilhelm Weitling (1808-1871) ou le communisme utopique. D’abord libéral militant, obligé de s’exiler en France en 1835, il fonde avec d’autres exilés La Ligue des Justes et expose son projet dans L’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être (1838). Harmonie sociale et liberté individuelle fondent la société communiste selon W.

- En France : se reporter à la trilogie Saint-Simon (Le nouveau christianisme)– Fourier (phalanstère)– Cabet (Icarie)

2. Points communs :

- une forme de millénarisme mais qui ne commande pas une attente passive puisque la société idéale et harmonieuse est à réaliser sur terre et main tenant

- la permanence de la référence chrétienne et messianique , même s’il s’agit de la remplacer au profit de l’Humanité.

"La religion ne peut disparaître du monde. Elle ne fait que se transformer" aurait déclaré à son disciple Olin de Rodrigues Claude Henri de Saint Simon sur son lit de mort. Weitling fait e jésus le premier révolutionnaire et le premier communiste dans L'Évangile et le pauvre pêcheur. Pas de péché originel, pas de salut extérieur, pas de Révélation divine mais reste l’annonce prophétique, voire messianique (Fourier se proclame Messie de la Raison) des temps nouveaux.

3. L’impasse.

L’échec des tentatives communautaires et la récupération de l’utopie par les acteurs économiques (le saint-simonisme fournit une génération d’apôtres du libéralisme) limitent bientôt l’influence de ces mouvements, même si l’anarchisme recueille [la suite manque]. Le coup de grâce est donné par la critique marxiste qui accuse les utopistes de détourner le prolétariat de la révolution et d’empêcher toute analyse scientifique des rapports sociaux. Mais le marxisme alimente à son tour l’utopie des lendemains qui chantent.

L’utopie prend aussi à la fin du siècle des formes plus modestes et pas toujours optimistes. Elle fait encore rêver (Jules Verne) mais de lus en plus redouter les conséquences d’un progrès incontrôlé. Elle se réfugie dans l’infini de l’espace (science fiction). Déjà l’Anglais Hubert George Wells annonce le triomphe de la machine sur l’homme et la société totalitaire. Cf. La machine à explorer le temps (1895) et surtout La guerre des mondes (1898)

C. Les nouveaux mages : la galaxie de l’ésotérisme

récupérée par certaines loges de la f.-m. ou des produits dérivés comme les Rose-croix (Angleterre, 1866)

2. L’hermétisme continue à avoir ses adeptes et perpétue la tradition de l’alchimie

3. L’occultisme connaît un succès populaire remarquable à la fin du XIXe s. avec Eliphas Levi (mort en 1875) et le duo maître Philippe (Nizier Anthelme Philippe dans le civil un docteur en médecine à Lyon,, mort en 1905) -Papus (Gérard Encausse, son disciple, mort en 1916) Papus fonde l’ordre martiniste et se défend d’être un mage : il se présente comme un savant et un expérimentateur qui codifie et démontre la pensée du maître On peut y rattacher la vogue pour bien d’autres formes d’études de phénomènes paranormaux ou inexpliqués, en vogue depuis les travaux de Messmer sur le "fluide magnétique"

Le spiritisme est cependant le mouvement le plus spectaculaire au milieu du XIXe s. avec, peut-être des centaines de milliers d’adeptes, pratiquants réguliers ou occasionnels. Mélange efficace de croyance dans un au-delà du visible et du vivant avec des techniques modernes qui prétendent démontrer l’existence de cet univers d’esprits, la communication avec l’au-delà se dote aux Etats-Unis d’un véritable code de communication. Elle obtient un vif succès en Europe grâce aux talents de Léon Rivail, né à Lyon, et connu sous son nom de mage spirite : Allan Kardec. Il se déclare en effet la réincarnation d’un druide breton et écrit un ouvrage à succès qui lance le terme de spiritisme: Le livre des esprits (1857) dont les idées sont diffusées par la Revue spirite. Cf. V. Hugo. Un procès retentissant démontre en 1875 que les photos censées mettre en évidence la trace des morts convoqués par le spirite sont truquées. Le scandale provoque cependant un reflux du mouvement , non son extinction, car il s’exporte outre-mer, garde ses adeptes divisés en spiritualistes et scientifiques, entretient des lieux symboliques (Le cimetière du Père Lachaise).

Le spiritisme est peut-être le mouvement qui éclaire le mieux la permanence d’une quête religieuse classique alliée à la volonté d’adopter une démarche scientifique moderne. Révélation divine, la troisième après Moïse et le Christ, le spiritisme se veut aussi révélation scientifique élaborée selon les lois des sciences positives.

IV. Des religions civiles ?

La qualification de religion civile ou séculière reste problématique. C’est à la fois le résultat d’une mutation, d’un transfert, d’une substitution ? Suffit-il pour autant d’adopter les formes du religieux pour le devenir ? Peut-il y avoir religion sans croyance en Dieu dès lors qu’on affirme sa foi dans une transcendance et on produit du sacré ? Quelle que soit la réponse, il convient de souligner qu’il s’agit d’un religieux différent, qui prend naissance dans la sécularisation du religieux, au profit d’un absolu humain. Mais ce mécanisme produit à son tour du sacré et se présente comme une contre-religion, sans dogme révélé d’en haut, puisqu’il absolutise au contraire une réalité humaine : la nation – la science – la révolution sociale

A. La nation : une religion pour le citoyen

1. une foi (les vérités à croire du catéchisme religieux) condensée dans un catéchisme national, tels les principes de 1789 et la devise de 1848. Le citoyen se réalise dans la communion à la nation qui prétend exercer une mission civilisatrice universelle. Mais les théologies de la nation varient comme l’ont illustré les fameuses controverses entre Mommsen et Fustel de Coulanges d’une part, Strauss et Renan d’autre part. Le modèle français, au moins après 1870 et l’annexion de l’Alsace-L, insiste sur le caractère volontariste et construit de la nation face au modèle allemand d’un héritage transmis par le sang et la culture. La loi de naturalisation de 1889 en France applique le droit du sol à tous les enfants nés sur le territoire national (y compris es vieilles colonies) et s’oppose au droit du sang.

2. une pratique (les devoirs du croyant) : l’impôt, le service militaire, le sacrifice de la vie pour défendre la patrie

3. des symboles : Marianne, Germania, le drapeau avec ses couleurs

4. un culte avec des rites et une liturgie réalisent cette communion (les moyens de mériter le salut du catéchisme) : le chant de l’hymne national (un cantique), les défilés militaires, les retraites aux flambeaux, les repas et banquets, les commémorations. Ce culte a son calendrier de fêtes (et ses sonneries de cloches) et ses lieux de célébration (monuments aux pères fondateurs comme le Panthéon de Paris ou celui de Rome où est enterré V.E. II, le père de la patrie ; monuments aux morts des guerres après 1870).

Souligner le rôle de l’histoire et de la géographie comme catéchèse nationale : "la connaissance de la patrie est le fondement de toute véritable instruction", début de la Préface de Le tour de France par deux enfants de G. Bruno. Même conviction dans le fameux Cuore d’Edmondo de Amicis, appelé par les Italiens le livre Cœur, dont on trouve une excellente présentation dans Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine, Nathan, p. 191. A un chapitre très suggestif sur la formation de la conscience nationale italienne.

B. La science : une religion pour tous

1. L’exaltation de la science comme accès à la vérité et clef du bonheur ne doit pas être exagérée. Beaucoup de ceux qui proclament leur foi dans la science n’excluent pas Dieu, au moins à titre d’hypothèse (Renan) et quelques-uns sont attirés par le paranormal (Camille Flammarion). Auguste Comte exprime une vive hostilité aux prétentions de la science, autant qu’à celles des religions révélées.

2. On peut se demander si Marcelin Berthelot (1827-1907), toujours cité à propos du scientisme, n’est pas le seul grand savant scientiste. Prof au Collège e France, membre de l’Académie de médecine, des sciences, de l’Académie française en 1901, ministre de l’Instruction publique en 1886-87, ministre des affaires étrangères en 1895-1896, il exerce une sorte de sacerdoce laïc. Il n’hésite pas à revendiquer pour le savant l’autorité exercée par le clergé, prônant une "direction des sociétés humaines par les sciences" car seule la science permet le développement complet de l’individu. Et il croit pouvoir annoncer en 1885 dans Origines de l’alchimie : "Le monde est aujourd’hui sans mystère".

Cependant un mouvement plus large existe bien pour faire de la science une nouvelle foi : "J’éprouvais le besoin de résumer la foi nouvelle qui avait remplacé chez moi le catholicisme ruiné" écrit Renan dans la Préface de 1910 à L’Avenir de la Science, écrit en 1848, publié en 1890.

Claude Bernard incarne face aux théologies e aux dogmes révélés la supériorité de la méthode expérimentale (Introd. à l’étude de la médecine expérimentale, 1865)

. Les publications qui diffusent la croyance dans les possibilités de la science et ses bienfaits se multiplient Camille Flammarion et l’Astronomie populaire, 1879 Pierre Larousse et le Grand Dictionnaire du XIXe s., achevé en 1876 Imagerie populaire et revues de masse exaltent le progrès et font rêver en 1900 au monde de l’an 2000

Et surtout Le tour de France par deux enfants de G. Bruno, 1877, six millions d’exemplaires en 1901, qui substitue la visite des réalisations techniques et industrielles à celle des monuments religieux (cf. le choix de l’iconographie).

Mais la célébration du progrès passe aussi par les Expositions universelles inaugurées à Londres en 1851. On en compte 55 de 1851 à 1900. Les plus importantes se tiennent à New York, Paris (1855 ; 1889 : tour Eiffel et électricité ; 1900 : métro et cinéma), Rome (1881), Berlin (1896).

4. La réaction contre l’optimisme scientiste s’exprime de manière de plus en plus vive dans les années 1890. Paul Bourget dénonce la banqueroute de la science. Brunetière ironise sur la capacité de la science à fonder la morale et constate que la morale scientifique aboutit à augmenter les budgets de guerre, étendre les banlieues industrielles paupérisées et exploiter les mineurs. La guerre de 14-18 achèvera de démystifier la religion de la science.

C. La révolution sociale : une religion pour l’humanité opprimée

Le socialisme comme nouvelle religion qui apporte la vraie libération : "le socialisme est précisément la religion qui doit replacer le christianisme. Religion au sens qu’il est lui aussi une foi, qu’il a ses mystiques… Religion parce qu’il a substitué dans la conscience, au Dieu transcendant des catholiques, la foi en l’homme et dans ses énergies les meilleures comme unique réalité spirituelle" (Lettre d’Antonio Gramsci, 1917).

A partir de cette observation il est facile de poursuivre l’analogie :

- une foi fondée, elle aussi, sur la raison (le socialisme est scientifique) et le cœur (l’expérience d’une fraternité et l’exigence d’une vérité)

- des rites et un culte : l’Internationale ; des symboles (le rouge) ; des commémorations et des fêtes propres ; des lieux de rassemblement (mur des fusillés au Père Lachaise) ; des défilés comme processions ; des meetings au déroulement réglé où la parole de l’orateur prédicateur est mise en scène

- une morale de la solidarité et du sacrifice, voire un art, et finalement une foi totalisante qui imprègne toute la vie et va jusqu’au don de sa vie par le missionnaire – militant

Conclusion

Les adversaires sont plus proches qu’ils ne le pensent dans leurs structures mentales et leur comportement :

- la Vérité est unique et celui qui la détient doit la répandre

- la vérité est fondée sur la raison, mais les religions révélées revendiquent aussi ce caractère raisonnable

- la vérité exige une adhésion personnelle et totale, une foi qui agit et englobe

Les nouvelles formes de religion, de religiosité, de sacré n’en constituent pas moins une concurrence redoutable qui enlève le monopole du religieux aux Eglises. Multiplication des prophètes, des "credo" et des messages qui veulent donner son vrai sens à l’existence humaine individuelle et collective.

Le religieux ne recule pas car l’homme a besoin de croire (Durkheim) et besoin de sacré (Rudolf Otto, 1917 lancele concept de numineux). Le religieux l se transforme et se transfère dans des réalités terrestres. Le salut est de plus en plus dans l’Histoire. Christianisme et judaïsme n’échappent pas à cette évolution puisqu’ils valorisent aussi l’engagement terrestre.