A la recherche d'une patrie des droits de l'homme :

Joseph Déjacque, prolétaire anarchiste

NICOLE RIFFAUT-PERROT

" Au-delà du gouffre qui gronde,

loin de l'écume de nos mœurs;

l'esprit signale un Nouveau Monde:

le monde des libres penseurs."

LE LONG CHEMINEMENT D'UN PROLÉTAIRE VERS L'AFFRANCHISSEMENT

Printemps 1854 : sur le pont d'un navire qui se prépare à la traversée de l'Atlantique, un homme, "jeune encore et déjà presque chauve, la figure hâve et blafarde, le regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de prolétaire parisien", regarde une dernière fois les côtes de Jersey.

Cela fait six ans à peine que ce déporté de juin 1848 a quitté les pontons de Brest et de Cherbourg, deux ans déjà qu'il vit de misère dans l'exil : Londres d'abord, puis, quand la faim deviendra trop pressante, Jersey. Face à lui, "le sol ingrat de la vieille Europe, rendu stérile par les institutions autoritaires". De l'autre côté de l'océan, une terre d'expérience pour un propagandiste des idées socialistes.

Éclosion d'un révolutionnaire : France 1821-1848

Joseph Déjacque naît à Paris, le 27 décembre 1821, année où Napoléon s'éteint à Sainte-Hélène. Louis XVIII gouverne encore la France pour trois ans ; image de la restauration monarchique et sereine, après le grand bouleversement que fut la période révolutionnaire.

Joseph grandit au cœur du Paris prolétaire, au faubourg St-Antoine. Très tôt orphelin de père, il poursuit néanmoins des études primaires jusqu'à l'âge de douze ans, grâce aux sacrifices de sa mère qui, pour arriver à payer la pension de son fils, travaille dans son école en qualité de lingère.

C'est à l'âge de dix-huit ans, après cinq années d'apprentissage, que Joseph entre dans la vie professionnelle. Nous sommes en 1839. Depuis neuf ans, les journées de juillet ont amené Louis-Philippe au pouvoir. Déjacque est employé comme commis de vente à appointements dans le commerce des papiers peints et veloutés, fonction de confiance qu'il exercera jusqu'en 1846 ; à cette date, une violente dispute avec son dernier employeur, à propos du manque de respect dû à sa dignité de travailleur, mettra fin à cet emploi. Il ne trouvera plus, désormais, à s'occuper d'autre tâche que celle d'ouvrier colleur et peintre.

Jusqu'alors, Joseph occupe ses loisirs à la lecture et à l'étude, selon les témoignages de ses employeurs, ainsi qu'à l'apprentissage de la versification : " Il faisait beaucoup de lectures et de mauvaises lectures. Il faisait quelques vers, mais alors, ce n'était pas des vers politiques. " Ses premières poésies sociales datent de 1847 et s'intitulent : Du Pain et du Travail et La Misère . On y voit apparaître une réelle expérience de la difficulté de vivre et de la solitude, et, déjà, une révolte violente contre une société inégalitaire où la condition ouvrière est des plus précaires et où les longues journées de labeur ne suffisent pas à assurer une vie décente. D'où cette explosion de :

 

" Haine à vingt ans qui vous saisit au cœur,

La haine de ce monde en proie à l'égoïsme,

Où le riche s'endort dans son lâche optimisme

En niant le malheur ".

 

Joseph promet déjà aux bourgeois une belle révolution prolétarienne :

 

" Le peuple est las de vivre ainsi qu'un vil bétail

Il ne veut plus porter le collier du salaire.

Maître, si vous voulez museler sa colère,

Fécondez le travail !

Sinon vous n'obtiendrez que désordre et furie.

Vous ressusciterez la vieille Jacquerie. "

 

Un an plus tard se dresseront les barricades de juin 1848.

L'expérience révolutionnaire : 1848-1851

La révolution du 24 février 1848 met fin à la monarchie de juillet et, en scellant l'alliance de la bourgeoisie et du prolétariat dans la lutte armée, fait naître chez ce dernier un sentiment de " retour à la vie " et l'espoir de " constituer une société de justice, dont tous les membres seraient vraiment libres et égaux ", de délivrer le travail de " l'arrogante et effroyable exploitation des manieurs d'argent ". Mais la contre-révolution de mars ouvre les yeux aux plus lucides et ternit la "République Fraternelle". Déjacque dans sa pièce en vers : "Aux ci-devant dynastiques, aux tartuffes du peuple et de la liberté", publiée en mars 1848, atteste sa rupture définitive avec les libéraux et revendique une autre République, qui ne serait pas, elle, corrompue comme les précédentes, mais se caractériserait par des "droits égaux et des charges communes" pour tous les citoyens. Déjacque se fait également le messager des revendications du prolétariat parisien : droit au travail, à un logement convenable et à une alimentation suffisante.

C'est l'époque où Déjacque fréquente les clubs; le club de l'Atelier, puis le club de l'Émancipation des Femmes, animé par Jeanne Deroin et Pauline Roland : et où il fait ses premières armes de journaliste, d'abord à l'Atelier, "organe spécial de la classe laborieuse, rédigé par des ouvriers exclusivement", puis "la voix des Femmes, journal social et politique, organe des intérêts de tous et de toutes" .

C'est en avril qu'éclatent les premiers affrontements violents entre les forces bourgeoises et le prolétariat, à propos des Ateliers nationaux, créés pour occuper les chômeurs et leur permettre de vivre, et auxquels Déjacque est inscrit, tout comme la moitié des ouvriers parisiens. La situation est grave.

En mai, le 15, l'Assemblée Constituante repousse le projet de création d'un ministère du Travail ; les ouvriers parisiens, révoltés par l'attitude des députés qui ont refusé d'examiner le projet, envahissent l'Assemblée nationale et l'Hôtel-de-Ville. La Réaction s'installe: arrestation des principaux chefs socialistes, fermeture des clubs, suppression de la Commission du Luxembourg. Le 31 mai, Déjacque fait publier un article dans la Commune de Paris, adressé au rédacteur du Constitutionnel, qui prétendait que les ouvriers des Ateliers nationaux n'étaient que des bagnards évadés et des voyous, article qui se termine ainsi : "En face de vos calomnies, comme en face de vos janissaires, dans la presse comme dans la rue, vous nous trouverez toujours à notre poste de démocrates, la plume ou le fusil au poing "

Le 22 juin, les Ateliers nationaux sont supprimés, c'est la fin de l'espérance d'un socialisme réalisé par l'organisation du travail. L'insurrection ouvrière ne se fait pas attendre : du 22 au 25 juin, le prolétariat se rend maître de la moitié de Paris. C'est aux cris de "vive la République sociale ! Du travail ou du plomb!" que se dressent les barricades. Dans Paris en état de siège, Joseph Déjacque prêche l'insurrection comme un devoir.

La répression est sanglante: arrestations en masse, fusillades sommaires. On dénombre trois mille insurgés tués, quinze mille sont déportés. Parmi eux, Joseph, arrêté le 7 juillet, et déporté le 6 septembre.

Le prolétariat est éliminé du jeu politique en tant que force autonome. Néanmoins, l'expérience aura été riche d'enseignements pour celui qui écrira plus tard : "Voyez le peuple, du haut de ses barricades, et dites si, dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas, par sa conduite, en faveur de l'ordre naturel."

Lorsque Déjacque regagne Paris, au printemps 1849, après avoir purgé sa peine, le pouvoir est aux mains des royalistes, qui dominent l'Assemblée Législative nouvellement élue. La loi interdit toute association. Joseph se remet au travail et fait paraître, en août 1851, un recueil intitulé Les Lazaréennes, fables et poésies sociales, qui lui vaut d'être jugé sous la triple inculpation "d'excitation au mépris du Gouvernement de la République, excitation à la haine entre les citoyens et apologie de faits qualifiés crimes par la loi". Il est condamné à deux ans de prison. Mais le coup d'État militaire de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851, mettant fin à la République, libère Déjacque de sa geôle. Pressentant qu'il ne pourra mener aucune action militante dans une France impériale, il choisit l'exil.

Jours d'exil : l'Angleterre (1851-1854)

Passant par la Belgique, il gagne l'Angleterre, où il vivotera jusqu'en 1852, date de son départ pour Jersey. L'expérience anglaise lui apportera, d'une manière plus aiguë encore que celle vécue en France, la certitude qu'une coalition de classes est chose impossible : la "Sociale", regroupement d'exilés prolétaires, essaiera de faire front contre les exilés libéraux, anciens massacreurs de juin, chassés à leur tour de la mère patrie par plus réactionnaires qu'eux. La guerre des classes, déclarée trois ans plus tôt, bat alors son plein. Il en sera de même à Jersey, où Déjacque s'insurgera violemment en public contre Victor Hugo, après avoir mortifié Ledru-Rollin et Louis Blanc, en mai 1852, devant toute la communauté des exilés français de Londres.

Si Déjacque met à profit son passage à Jersey pour écrire sa première œuvre politique : La Question Révolutionnaire (fin 1852 – début 1854), il ne trouve en revanche, là-bas, aucune possibilité de divulguer sa pensée et de faire acte de prosélytisme. C'est pourquoi il envisage son départ, pour les États-Unis d'Amérique, comme un palliatif au manque de liberté d'expression et de diffusion de l'opinion qui caractérise l'Europe de cette période. Le prolétariat américain possède des biens précieux entre tous, aux yeux de Déjacque ; droit de coalition, droit d'association ; droits qui peuvent lui permettre de venir à bout de l'emprise qu'exerce sur lui le Capital et qui peuvent permettre aussi aux militants révolutionnaires d'éclairer la masse des salariés et de la mener à un combat libérateur.

Ne négligeons pas non plus les motivations proprement économiques de Déjacque : la possibilité, aussi bien à Londres qu'à Jersey, pour qu'un proscrit français trouve un emploi est quasiment nulle, s'il n'est ni tailleur, ni cuisinier, ni cordonnier. Le prolétariat anglais s'oppose farouchement à toute main-d'œuvre étrangère et, de toutes façons, les exilés politiques d'outre-Manche sont jugés avec méfiance par la population locale, qui les considère comme étant ennemis de l'ordre et de la religion . L'Amérique vit, elle, sur sa réputation de pays ouvert à l'immigration et demandeuse de main-d'œuvre étrangère.

L'AFFIRMATION DE LA PENSÉE MILITANTE : ÉTATS-UNIS (1854-1861)

Déjacque débarque à New York, à la fin du printemps 1854. Il résidera en Amérique jusqu'en février 1861 et, bien que les difficultés de la vie quotidienne et la déception rencontrée face à la vie politique américaine le pousseront en définitive au désespoir, il n'en reste pas moins vrai que c'est sur le sol américain que Déjacque rédigera la quasi-totalité de son œuvre écrite et que c'est là qu'il trouvera la possibilité, malgré tous les sacrifices que cela lui procurera, d'imprimer ses textes et de les répandre dans le public.

Dès son arrivée à New York, ville qui accueille une forte colonie française, Déjacque se fait connaître des milieux de réfugiés par une lecture publique de La Question révolutionnaire et des Notes qui lui sont accolées, dans la salle de conférences de la Société de la Montagne. Celle-ci permet, en effet, le libre accès à la salle de ses séances, à toute personne désireuse d'exposer des " principes républi-cains " et qui ne trouverait aucun autre lieu de réunion pour le faire. L'exposé de Déjacque y fait scandale, ses pensées étant ressenties comme " antisociales ".

Joseph Déjacque se trouve effectivement en présence de ses vieux adversaires, bourgeois républicains et petits bourgeois démocrates, qui ont formé aux États-Unis diverses associations et possèdent leur presse. La "Société de la République universelle, la Montagne" est de la même obédience politique que la fraction parlementaire des républicains démocrates des assemblées de la deuxième République, dont ils ont emprunté le nom. Déjacque entame contre eux une polémique qui est dans la logique de la lutte politique engagée dans les milieux de l'émigration, depuis son exil à Londres. Il ne les ménage pas de ses railleries, les accusant d'apporter leur appui au gouvernement, parce qu'il est le seul à pouvoir leur fournir les privilèges qui les font vivre :

"Pauvres porte-cocardes ! qui vous croyez sérieux parce que vous ne vous mirez que dans l'œil des niais, comptez-vous donc que le peuple sera toujours assez bonasse pour prendre les marionnettes pour des hommes, et ne pas s'apercevoir, à la grosseur des ficelles, que ce n'est ni la cervelle, ni le cœur qui les font agir?"

En juillet 1854, la Question révolutionnaire paraît sous forme de brochures. En 1855, Déjacque signe, aux côtés de Claude Pelletier , le manifeste inaugural de "L'Association internationale", "l'ultime et le plus important maillon, dans la chaîne de manifestations internationales de trente années qui précède la fondation de la Ière Internationale" . Son programme, de caractère prolétarien et socialiste, annonce l'ambition de ses rédacteurs d'établir une République démocratique, sociale et universelle :

"Négation absolue de tous les privilèges, négation absolue de toute autorité, affranchissement du prolétariat. Le gouvernement ne peut et ne doit être qu'une administration nommée par le peuple, soumise à son contrôle, et toujours révocable par lui".

Les membres de l'Association rejettent d'emblée tout compromis avec la bourgeoisie, ennemie de classe : "ce que nous avons à faire, c'est de nous en rapporter à personne qu'à nous-mêmes. La fraternité n'est qu'une illusion stupide, là où la société est organisée en classes ou en castes…" Juin 1848 a définitivement enseveli 1789.

L'Association s'organise à la suite d'un meeting public, réuni, le 10 août 1856, au "Liberty Institute, John Street", dans le but de fêter la révolution de 1792, symbole de l'émergence de la théorie de la démocratie directe, et de la souveraineté du peuple. En juin 1857, un exposé détaillé des buts et objectifs de l'Internationale est élaboré: la révolution politique doit marcher de pair avec la révolution sociale radicale; elle doit abolir la forme actuelle de la propriété, qui n'est rien d'autre que la prolongation du système féodal; elle doit mettre fin à la domination de l'homme par l'homme; les moyens de production doivent être remis entre les mains du peuple.

Les écrits de Déjacque, en cette même année 1857, particulièrement productive pour lui, font écho à cette déclaration.

Joseph est alors installé à La Nouvelle-Orléans, depuis le milieu de l'année 1855. Peut-être y est-il parti en quête d'une implantation française plus importante qu'à New York ? Toujours est-il que l'état d'esprit qui y règne le met mal à l'aise : les problèmes de l'esclavagisme et de la corruption politique soulèvent son écœurement devant la société créole de Louisiane. "La Nouvelle-Orléans, quelle lie que cette terre", écrit-il le 31 mars 1857 . Il n'empêche que c'est dans ces lieux qu'il emploie le temps libre que veut bien lui laisser son travail de peintre en bâtiment, à écrire la plus grande partie de son œuvre: en 1856, il publie un pamphlet: Béranger au Pilori , dans lequel il s'attaque au culte napoléonien et à la légende du grand homme; il essaie également, mais en vain, de faire publier La Terreur aux États-Unis, après en avoir donné lecture dans les salons d'une "beer house", rue Royale.

En 1857, Déjacque rédige L'Humanisphère, utopie anarchique, son œuvre essentielle, fortement inspirée de Fourier, dans laquelle il décrit sa vision de le société future. Il publie également une Lettre à Proudhon, sur l'être humain, mâle ou femelle, dans laquelle il se démarque totalement de celui que l'on qualifia de père de l'anarchisme, dénonçant les limites de sa théorie, dont de multiples aspects lui apparaissent comme réactionnaires. Il donne enfin une seconde édition, considérablement augmentée, des Lazaréennes .

En février 1858, Déjacque lance un appel de souscription pour la publication de L'Humanisphère. Celui-ci se solde par un échec. Il quitte alors La Nouvelle-Orléans pour New York, espérant y trouver un auditoire plus favorable.

A l'aide de quelques fonds recueillis auprès de réfugiés politiques et d'Américains sympathisants, Déjacque entreprend la publication d'un journal, dont le titre, Le Libertaire, journal du mouvement social, est un néologisme, dont Déjacque a la paternité, et qui fera carrière. Celui-ci est créé presque exclusivement pour la propagation de L'Humanisphère, qui paraîtra sous forme de feuilleton dans les seize premiers numéros. L'entreprise n'est pas aisée : Déjacque ne vivra jamais de son métier d'ouvrier peintre et ses publications seront toujours très déficitaires ; c'est la plupart du temps grâce à ses économies que les numéros du Libertaire verront le jour :

"L'hiver approche, voici le moment de la chute des feuilles et de l'agonie des poitrines oppressées. Le Libertaire et son rédacteur seront-ils assez robustes pour braver l'intempérie des hommes et des choses ? […] Il fallait de l'argent pour ce numéro. Les quelques piastres que l'ouvrier a gagnées à la fatigue de son corps, et dont il compter s'acheter des habits d'hiver, eh bien ! à défaut d'autres munitions, à défaut d'abonnements ou de souscriptions, le rédacteur en fait, une fois de plus, de la mitraille".

Difficultés financières, mais aussi manque de temps : Le Libertaire est, lui aussi, le fruit des veilles de l'ouvrier. Les mois d'été, où l'ouvrage est abondant, le journal paraîtra plus irrégulièrement, et ne pourra pas suivre le rythme d'un numéro mensuel. Vingt-sept numéros paraîtront néanmoins, entre le 9 juin 1858 et février 1861, sur quatre pages, grand format, vendus au prix de cinq cents. Malgré son ambition de la faire paraître en plusieurs langues, Déjacque, devant sa méconnaissance de la langue anglaise, et le peu de collaboration qu'il rencontrera pour cette entreprise, sera dans l'obligation de le publier exclusivement en langue française, ce qui, et il en était parfaitement conscient, rétrécissait considérablement le cercle de ses lecteurs.

Dans ces numéros, Déjacque ne se contente pas seulement d'exposer son utopie; il développe des points précis de ses théories qui lui paraissent essentiels – telle la théorie des Extrêmes, note à " L'Humanisphère ", ou celle de la législation directe –, il apporte des commentaires sur la vie politique et sociale aux États-Unis – tels La Guerre civile et Meurtre pour Meurtre , tous deux consacrés à John Brown, ainsi que "La Question américaine" , long article couvrant les trois-quarts du vingt-septième numéro et consacré à l'état de l'union à la veille de la guerre de Sécession ; il publie et propage des ouvrages socialistes venus d'Europe, notamment certains articles de L'Espérance que Pierre Leroux lui envoie de Jersey et donne de fidèles comptes-rendus de l'action de l'Association internationale. Déjacque commente également certains aspects de la vie politique française, comme la guerre d'Italie et l'attentat d'Orsini, qui servira de prétexte au renforcement de la dictature militaire et policière de Napoléon III : dans un article intitulé "Tremblement de têtes en Europe", Déjacque prophétise la commune de 1871 :

"Ainsi, le Barbe-Bleue impérial touche aux moments suprêmes. Ânes, mes bourgeois, ne voyez-vous rien venir ? Vous ne voyez que la dictature ou les d'Orléans ? Eh bien ! moi, je vois deux cavaliers qui s'avancent, le Génie de l'Avenir et la Némésis de la Misère et, plus loin, la Révolution sociale qui flamboie et l'arbre de la liberté qui verdoie."

En 1859, Le Libertaire élargit son audience et crée un mince réseau de correspondants aux États-Unis et en Europe : ses publications parviennent régulièrement en Europe, par l'intermédiaire de journaux de même obédience : au Bien-Être Social et au Prolétaire, journaux socialistes de réfugiés français à Bruxelles ; au Bulletin International de Londres, ainsi qu'à des adresses privées ; au Carillon St Gervais, journal politique suisse. Quant aux États-Unis, Déjacque envoie quelques exemplaires à La Nouvelle-Orléans, qui n'arrivent d'ailleurs pas toujours à destination, les autorités de Louisiane bloquant sans doute les colis. Dès janvier 1859, Le Libertaire a également un correspondant à San Francisco, J. Mouchet.

Parallèlement à son activisme journalistique, Déjacque participe aux manifestations, fêtes et banquets organisés par l'Association internationale, dont la section française, dès juin 1858, prend un tournant nettement anarchiste. Au cours d'une assemblée réunie le 22 septembre 1858, pour commémorer la première République française, Déjacque prend la parole et expose les nécessités de rompre avec la tradition de la Révolution de 1789, et avec les républicains.

Les articles de Déjacque sont émaillés de références à l'idéologie de 1789, mais il s'ingénie à vider de leur sens premier les grands mythes et les symboles républicains et de les revêtir de ses visions personnelles d'une République non plus bourgeoise mais sociale. La révolution de 1789 n'a pour lui qu'une seule gloire, celle d'avoir "agité son brandon d'égalité sur le monde" . Quant à la République !…

"La République comme la voulaient nos pères […] point n'est besoin de la réclamer ; elle existe, ô politiques ! vous l'avez, moins le nom. Au lieu du sobriquet de Badinguet, il n'y a qu'à donner à Bonaparte celui de Robespierre, à intituler le Conseil des ministres, Comité de salut public ; et, à l'aide de cette petite convention, vous pourrez vous croire en pleine République."

La forme politique du gouvernement, n'est pas un gage de liberté pour le peuple :

"Ce mot [de République] n'a jamais apporté dans le passé, comme dans le présent, que des monstruosités sociales, un assemblage de maîtres et d'esclaves, de citoyens et d'ilotes, de bourgeois et de prolétaires. Dans pareille République, c'est le public qui a toujours été la chose gouvernée par les Grecs."

Les mythes tombent ou sont remaniés. La devise républicaine est transformée par Déjacque en : "Égalité, Fraternité, (donc) Liberté". La Marseillaise est rénovée :

"Allons les manieurs d'outils, allons les porteurs de blouse, formons nos bataillons, marchons sous la bannière du progrès social, traçons vers l'avenir un lumineux sillon. Allons, allons, bas les impures vanités, ces distinctions de la décadence, ces hochets de légions de mercenaires ! Haut le sublime Orgueil, cette vertu de la vraie Grandeur, cet attribut du droit et du génie humain."

Le patriotisme est houspillé :

"Pour célébrer dignement la mémoire de nos devanciers, mieux vaudrait (…) fêter les dates anniversaires des grandes découvertes : celle du mouvement de la terre par Galilée, de l'Amérique par Colomb, de l'imprimerie par Gutenberg, de l'attraction par Newton, Saint-Simon et Fourier, de la vapeur par Salomon de Caus, Papin et Fulton. Ou encore, parmi les annales popu-laires, les jours d'insurrection vraiment révolutionnaire et sociale : la révolte des esclaves de Rome, la Jacquerie, Juin 1848. Il faut décapiter sur nos lèvres comme dans nos cœurs, l'amour sacré de la patrie, nous, les enfants de l'Humanité."

A propos de la politique de salut public, il écrit le 7 avril 1859 : "si l'on veut prendre au sérieux le mot de salut public, c'est […] d'évincer le plus possible de la société l'autorité gouvernementale elle-même". Seul le mythe de Marianne trouve grâce à ses yeux : il lui dédie un poème, Marianne mes amours, qui se termine ainsi :

" La multitude haletante

Voit un astre suivre son cours

Dans la tourmente :

C'est l'étoile resplendissante,

La Marianne, mes amours " .

 

Mais s'agit-il de la même Marianne que celle de 1793 ?

QUELLE RÉPUBLIQUE, POUR QUELS HOMMES ?

De l'organisation sociale…

Déjacque dédie sa Question Révolutionnaire à ses " frères du prolétariat " . D'entrée, aucune ambiguïté ne subsiste. Pas plus que ne subsiste de doute sur les objectifs de cet ouvrage :

"Puissent-elles, ces pages – grêlons jetés dans l'espace –, aider à amonceler dans vos consciences les notions du droit ; faire tressaillir, en vos cerveaux, et en vos cœurs, la vibration des colères sociales ; hâter l'heure où vos masses énergiques, soulevant la logique ou le glaive révolutionnaire, se précipiteront comme une avalanche sur cette société exubérante de privilège et d'exploitation."

Dans ce court ouvrage de 64 pages, manuel didactique plutôt qu'exposé philosophique, Déjacque passe en revue tous les piliers de l'organisation des sociétés dites " civilisées ", chacun faisant l'objet d'un chapitre séparé. Premier objectif : destruction de l'appareil d'état bourgeois. Le gouvernement est, par essence, une institution nuisible à l'individu : " il ne faut point se donner de pasteur, si l'on ne veut pas être troupeau, point de gouvernement, si l'on ne veut pas être esclave. " Il coiffe l'individu, n'est qu'une "machine à compression" et, donc, "un point d'appui au levier réactionnaire". De plus, dans la mesure où il ne représente pas l'universalité du peuple, son existence est illégitime et relève d'un abus de pouvoir : "le droit – si droit et gouvernement ne juraient pas de se trouver accolés l'un à l'autre – ce serait le peuple légiférant lui-même, sans représentation et sans délégation."

Déjacque revient donc sur le principe démocratique mis en avant, quelque soixante ans plus tôt, par la Révolution française : la Constitution n'est qu'une "légalité liberticide" et le suffrage universel, une hypocrisie, les députés n'étant que "les usurpateurs de la souveraineté du peuple". Supprimons

"ces saltimbanques de la chose publique qui, du haut du balcon des Tuileries, ou de l'Hôtel-de-Ville, sur les tréteaux de la Convention ou d'une Constituante, nous font depuis tant d'années assister aux mêmes parades, à la pasquinade de la meilleure des républiques et qu'il nous faut toujours finir, pauvres niais que nous sommes, par payer de nos sueurs et de notre sang".

Abolition donc de l'État et de ses structures, ainsi que de tous les rouages destinés à le perpétuer et que Déjacque appellera "domesticité en uniforme" : armée, police, magistrature, université, préfets, etc. Tout cet ensemble étant le premier élément de ce que Déjacque qualifie de " quadrilatère du principe d'autorité " et qui n'a d'autre but que l'intériorisation, par l'opprimé, du stade suprême de l'oppression : "c'est la crainte du Maître se sublimant en respect et l'assimilation des valeurs culturelles dominantes, considérées comme un ordre idéal, occultant l'expérience pratique du désordre quotidien."

La propriété privée est le second élément de ce fameux quadrilatère. Cette sacro-sainte institution du régime bourgeois né de la Révolution de 1789 doit disparaître, par la suppression de l'exploitation du Travail par le Capital. Seul le collectivisme,

"en concentrant les forces et les efforts de chacun, les forces et les efforts de chaque chose, les ferait tous converger vers un même tout, à l'économie sociale, et, par l'unité de propriété, par la solidarité humaine, assurerait à l'individu une égale somme de jouissances, une répartition immense du bien-être et de la liberté".

De même, famille et religion entrent dans le quadrilatère, pour imposer la soumission, à travers un schéma de hiérarchie et d'inégalité : la femme, "nègre blanc" de l'Occident, et l'enfant, soumis à l'autorité patriarcale ; l'individu soumis à l'autorité divine. "Les religions ont cela de commun, qu'elles prêchent toutes aux opprimés la soumission au joug de l'oppresseur." Le catéchisme fait de l'homme un "esclave moral" à l'instar du Capital, qui en fait un "esclave social". "A quoi bon la divinité et le culte, si ce n'est pour vous habituer à sacrifier aux dieux de la terre ?" Il faut donc rompre avec cette pratique, qui constitue une compensation hallucinante aux souffrances et aux frustrations du prolétaire exploité. Une fois aboli ce "quadrilatère du principe d'autorité", la société pourra s'organiser autour de la Commune, le peuple légiférant et gérant la communauté d'une manière directe et égalitaire. L'Humanité aura quitté le règne de la civilisation, pour accéder à celui de l'Harmonie, ou Anarchie. Quels moyens d'action employer pour arriver à ce but ? Un seul : la violence révolutionnaire, qui n'a rien d'un acte gratuit, mais n'est autre qu'une réponse nécessaire à la violence institutionnalisée du capital. Déjacque la considère comme un acte de légitime défense : "il n'y a pas de moyens criminels que ceux qui sont destinés à attenter à la liberté humaine." C'est même un devoir du prolétaire envers sa classe :

"Il en est de droit et de devoir […] de protester contre l'agression bourgeoise ou princière, et par le fusil, en s'insurgeant en masse, bannières au vent, sous le soleil des barricades, et par le couteau, en s'insurgeant individuellement, seul à seul, à l'angle d'une rue et sous le voile de la nuit."

Cette violence révolutionnaire s'organise de l'individuel au collectif. Il y a du Blanqui et du Sorel dans cette forme de lutte : clandestinité, petits groupes actifs, agissant individuellement, propagande par le fait. C'est ainsi que les " nouveaux barbares " prépareront la révolution finale :

"C'est au creux du sillon, c'est au fond de l'atelier, c'est en charriant de ces flots d'hommes et de femmes, la fourche et la torche, le marteau et le fusil ; c'est couvert du sarrau du paysan et de la blouse de l'ouvrier ; c'est avec la faim au ventre et la fièvre au cœur, mais sous la conduite de l'Idée, cet Attila de l'invasion moderne ; c'est sous le nom générique de Prolétariat et en roulant ses masses avides vers les centres lumineux de l'utopique cité […] que débordera le courant dévastateur."

…à la naissance d'un monde nouveau

Mais, plus que faire des lois, il importe de "faire des mœurs". Déjacque, à l'époque où naît la science politique, est encore fortement imprégné de la philosophie des Lumières, et de son prolongement : la pensée sociale des Utopistes.

L'Humanisphère, dans le fond et dans la forme, puise à la source fouriériste, principale inspiratrice de Déjacque. Cette œuvre, foisonnante et touffue, décrit, en un style luxuriant d'où se dégage une étonnante poésie, le monde de l'Harmonie.

Pour justifier de la nécessité de cette nouvelle organisation sociale, Déjacque brosse un tableau du mouvement historique de l'Humanité, vision dialectique de l'histoire, qu'il considère comme une succession de progrès et de récurrences ouvrant sur d'autres progrès. A l'aube du monde, règne l'ordre naturel, harmonieux ; mais l'homme s'organisant – de la tribu à la cité, de la cité à la nation – l'équilibre se rompt, alors que s'installe le " quadrilatère d'autorité " évoqué plus haut. "L'idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations."

Seuls aspects positifs : l'évolution de la connaissance, le développement des arts, ainsi que les révoltes contre l'ordre établi, témoins du progrès de l'Idée.

L'Humanité en marche cherche donc à retrouver, au-delà de ses erreurs et de ses errements, la pureté originelle du monde, l'Harmonie, à laquelle Déjacque donne le nom d'Anarchie.

L'homme, pour Déjacque, est une parcelle du cosmos tout comme la terre est à son image. (Il décrit sa "charpente osseuse, ses artères où l'eau circule, ses intestins remplis d'une mucosité de feu".)

Les êtres humains sont donc comme ces

"globes circulant librement dans l'éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n'obéissant tous qu'à leur passion et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie".

Toujours à l'égal de ces planètes qui, par l'attraction universelle (théorie de Newton, 1867), se regroupent en un système planétaire, les êtres s'accordent en une communauté humaine: "Toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l'harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concept qui a pour archet la fibre des attractions." Cette démonstration sera le fondement des principes sociaux de L'Humanisphère.

De même, l'existence humaine est cyclique, comme la vie naturelle. C'est la théorie du Circulus, inspirée de Pierre Leroux et que Déjacque prend très à cœur. Elle entraîne Déjacque, d'une part sur la voie du matérialisme :

"Le mouvement (…) n'est pas en dehors de la substance ; il lui est identique ; il n'y a pas de mouvement sans substance. Ce que l'on nomme matière, c'est de l'esprit brut ; ce que l'on nomme esprit, c'est de la matière travaillée."

Dieu est définitivement exclu. D'autre part, le Circulus apporte la preuve qu'autorité et hiérarchie sont des lois antinaturelles : "La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement, ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement ou fin" Il n'y a donc ni haut, ni bas: où se placerait donc une pyramide sociale ? L'homme est donc un être en mouvement, fondamentalement égal aux autres hommes. Son histoire ne peut qu'aboutir à l'ordre anarchique, conçu comme "l'ordre universel" :

"De même que les globes circulent anarchiquement dans l'universalité, de même que les hommes doivent circuler anarchiquement dans l'humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions".

Ces attractions et répulsions, moteurs de la société humaine, vont être exploités dans le sens d'une meilleure gestion des ressources et des potentialités de chacun, dans le but de construire le bien-être et l'épanouissement de tous. Nouvelle et définitive abolition des privilèges sociaux, nouvelle affirmation de l'égalité de tous et du respect de l'individu. Le plaisir, le libre arbitre, l'autonomie individuelle sont à la base du choix que chacun fait, concernant sa vie personnelle, professionnelle, sociale et comme seule ambition, l'intérêt de tous.

Ainsi, L'Humanisphère s'organise autour de ces principes. Déjacque aborde tous les aspects de la vie sociale : agronomie, urbanisme, architecture, technologies nouvelles, éducation des enfants, vie sexuelle, santé, nutrition… Il rêve de L'Humanisphère comme d'un univers révolutionné par les progrès techniques, pourvoyeurs de biens de consommation, facilitant la vie quotidienne et l'agrémentant d'un confort et d'un luxe inaccessibles aux prolétaires misérables de cette seconde moitié du XIXe siècle. Il y a du Jules Verne dans les débordements imaginatifs de Déjacque. Univers cohérent, où tout s'interpénètre pour chasser la contrainte et la lassitude : "Tout n'est qu'atelier de plaisir et salons de travail, magasins de sciences et d'art et musées de toutes les productions." Le travail y occupe une place de choix : il y devient une vertu, et chacun ressent l'orgueilleuse et saine ambition de l'accomplir au mieux.

Quant à la gestion de cette Humanisphère, anneau de base de la "chaîne sériaire", constituée par toutes les Humanisphères du globe, elle est régie par la loi de la "législation directe", exposée dans La Question Révolutionnaire et Le Libertaire, et qui n'est autre que l'autogestion telle qu'elle sera élaborée plus tard par les anarchistes du XXe siècle.

Déjacque est donc bien le produit de son temps, fils des penseurs et des scientifiques du XVIIIe siècle, pétri de la Révolution de la pensée, qui s'est produite au cours du siècle des Lumières. Fils de la Révolution ? Certes, mais riche aussi de l'expérience vécue par les prolétaires, face aux bourgeois de 48, durant les décennies qui suivirent l'effondrement de l'Ancien régime. Porteur de ce patrimoine, mais aussi au seuil d'un monde économique nouveau, de luttes nouvelles. Quoi de plus naturel alors, qu'il remodèle les théories sociales héritées de ses ancêtres révolutionnaires, qu'il se les approprie pour les modifier et qu'il brise le moule bourgeois.

Joseph Déjacque meurt à Paris, en 1864, fou de misère… Sept ans avant la Commune de Paris.