Le monde qui pourrait être : socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme (Extraits)

Bertrand Russell

CHAPITRE II

Bakounine et l'anarchisme

L'anarchiste, aux yeux de l'homme de la rue, est un personnage qui jette des bombes et commet toutes sortes de crimes, soit parce qu'il est plus ou moins fou, soit parce qu'il dissimule sous le couvert d'opinions politiques extrêmes ses tendances criminelles. Il est évident que cette image est à tout point de vue insuffisante. Il y a des anarchistes qui croient à la vertu des bombes, mais nombreux sont ceux qui n'y croient point. On peut trouver des hommes de toutes nuances d'opinion qui sont pour la projection de bombes si l'occasion est appropriée : par exemple, les hommes qui lancèrent la bombe à Sarajevo, origine de la guerre actuelle, n'étaient pas des anarchistes mais des nationalistes. Ces anarchistes, partisans des machines inferna-les, ne sont pas différents en ce domaine du reste de leurs concitoyens, exception faite de cette infime minorité qui adopte l'attitude tolstoïenne de la non-violence. Les anarchistes, tout comme les socialistes, admettent en général la théorie de la lutte des classes, et s'ils se servent de bombes, c'est dans le même esprit que le gouvernement qui utilise les siennes à des fins guerrières : mais pour chaque bombe fabriquée par un anarchiste les gouvernements en fabriquent des millions, et pour chaque homme tué par la violence anarchiste, des millions sont tués par la violence des Etats. Nous pouvons donc écarter de notre réflexion cette question de la violence, qui prend une si grande importance dans l'imagination populaire, puisqu'elle n'est ni essentielle ni particulière à ceux qui font profession d'anarchisme.

L'anarchisme, comme l'indique son étymologie, est la théorie qui s'oppose à toutes les formes coercitives de gouvernement. Il refuse l'Etat, qui est pour lui l'incarnation de la contrainte utilisée pour gouverner la collectivité. Le seul type de gouvernement que l'anarchisme puisse tolérer devra être libre, non pas simplement au sens qu'il représente une majorité, mais au sens qu'il a le consentement de tous. Les anarchistes rejettent les institutions telles que la police ou la législation pénale, qui servent à imposer la volonté d'une fraction de la collectivité à une autre fraction. De leur point de vue, la forme démocratique de gouvernement n'est guère préférable aux autres, tant que l'on oblige, ou que l'on est en mesure d'obliger, les minorités à se soumettre à la volonté des majorités. La liberté, dans le credo anarchiste, est le bien suprême, et on la recherche par la voie la plus directe : l'abolition de toute contrainte exercée sur l'individu par la collectivité.

L'anarchisme n'est pas, en ce sens, une doctrine nouvelle. Elle est admirablement exposée par Tchouang-tseu, philosophe chinois qui vécut environ 300 ans avant Jésus-Christ :

“ Les chevaux ont des sabots pour les porter sur la neige et la glace ; un pelage qui les protège du vent et du froid. Ils mangent l'herbe et s'abreuvent d'eau, et ils gambadent par la campagne. Telle est la vraie nature des chevaux. Les demeures princières ne leur sont d'au-cune utilité.

“ Un jour apparut Pô Lo, qui dit : “ Je m'y connais en chevaux ”.

“ Alors il les marqua au fer rouge, et les tondit, et tailla leurs sabots et leur mit un licou, les attachant par la tête et leur entravant les pieds et les alignant dans des écuries, avec pour résultat qu'il en mourut deux ou trois sur dix. Ensuite il les affama et les priva d'eau, les faisant trotter et galoper, les bouchonnant et les étrillant, avec, par-devant, le supplice de la bride à pompons, et par-derrière, la crainte du fouet noué, jusqu'à ce que plus de la moitié d'entre eux fussent morts.

“ Le potier dit : “ Je fais ce que je veux de l'argile. Si je la veux ronde, je me sers d'un compas ; rectangulaire, je me sers d'une équerre. ”

“ Le charpentier dit : “ Je fais du bois ce que je veux. Si je le veux courbé, je me sers d'un arc ; droit, je me sers d'un cordeau. ”

“ Mais de quel droit croyons-nous que par leur nature l'argile et le bois ont envie de cette application du compas et de l'équerre, de l'arc et du cordeau ? Néanmoins chaque génération loue Pô Lo pour son habileté à dresser les chevaux, et les potiers et les charpentiers pour leur dextérité avec l'argile et le bois. Ceux qui gouvernent l'empire commettent la même erreur.

“ Or, je considère le gouvernement de l'empire d'un point de vue tout à fait différent.

“ Les hommes possèdent certains instincts : tisser et se vêtir, labourer et se nourrir. Ceux-ci sont communs à l'humanité tout entière, et tout le monde est d'accord là-dessus. On appelle de tels instincts “ dons du ciel ”.

“ Donc, à l'époque où régnaient les instincts, la démarche des hommes était tranquille, leur regard assuré. Il n'y avait en ce temps-là point de chemin par-dessus les montagnes, ni de bateaux ni de ponts enjambant l'eau. Toutes choses étaient produites, chacune à sa propre fin. Les oiseaux et les bêtes se multipliaient ; on pouvait les conduire avec la main ; les arbres et les buissons croissaient ; on y grimpait pour épier le nid du corbeau. Car l'homme vivait alors avec les oiseaux et les bêtes, et la création tout entière était une. On ne faisait pas de distinction entre les hommes, bons ou mauvais. Tous étant également sans savoir aucun, ils ne pouvaient s'éloigner de la vertu. Tous étant également sans désirs mauvais, ils vivaient dans un état d'innocence naturelle, l'existence humaine parfaite.

“ Mais lorsque apparurent les Sages, faisant des cro-che-pieds aux gens avec leur notion de charité et les entravant de devoirs envers leur prochain, le doute se glissa dans le monde. Avec leurs pâmoisons musicales et leurs simagrées cérémonielles, l'empire se divisa pour sa perte1. ”

L'anarchisme moderne, au sens où il nous intéresse ici, est lié à la notion de propriété collective de la terre et du capital, et se trouve ainsi, par un aspect important, apparenté au socialisme. Cette doctrine s'appelle en réalité le communisme anarchiste, mais puisqu'elle inclut presque tout l'anarchisme moderne, nous pouvons laisser complètement de côté l'anarchisme individualiste et concentrer notre attention sur sa forme communiste. Le socialisme et le communisme anarchiste naquirent tous deux de la prise de conscience de ce que le capital privé était à l'origine du pouvoir oppressif exercé par certains individus sur d'autres. Le socialisme orthodoxe affirme que l'individu sera libéré si l'Etat devient l'unique capitaliste. En revanche, l'anarchisme exprime la crainte que dans ce cas l'Etat ne fasse qu'hériter les tendances tyranniques du capitaliste privé. En conséquence, il recherche le moyen de concilier la propriété collective avec la plus forte réduction possible des pouvoirs de l'Etat, voire de parvenir finalement à son abolition complète. L'anarchisme est apparu principalement à l'intérieur du socialisme, dont il forme l'extrême gauche. Au même titre que l'on peut considérer Marx comme fondateur du socialisme moderne, on peut voir en Bakounine le fondateur du communisme anarchiste. Mais à l'encontre de Marx, Bakounine n'a pas créé un corps de doctrine complet et systématique. Ce qui s'en approche le plus, ce sont les écrits de son disciple Kropotkine. Afin d'expliquer l'anarchisme contemporain, nous commencerons par raconter la vie de Bakounine2 et l'histoire de ses démêlés avec Marx. Nous ferons ensuite un bref compte rendu de la doctrine anarchiste telle qu'elle est exposée en partie dans ses écrits, mais surtout dans ceux de Kropotkine3 .

Michel Bakounine est né en 1814, d'une famille russe aristocratique. Son père, qui était diplomate, s'était, i l'époque de la naissance de Bakounine, retiré dans sa propriété de campagne dans le gouvernement de Tver. Bakounine entra à l'école d'artillerie de Saint-Pétersbourg à l'âge de quinze ans, et à dix-huit ans il fut en-voyé comme enseigne dans un régiment en garnison dans le gouvernement de Minsk. La révolte polonaise de 1830 venait d'être écrasée. “ Le spectacle de la Pologne terrorisée ”, commente Guillaume, “ agit puissamment sur le cœur du jeune officier et contribua à lui inspirer l'horreur du despotisme4. ” Cela l'amena à abandonner, au bout de deux ans, la carrière militaire. En 1834, il démissionna du corps des officiers et alla à Moscou où il étudia la philosophie pendant six ans. Comme tous les étudiants en philosophie de l'époque, il devint hégélien, et, en 1840, il alla à Berlin pour continuer ses études, dans l'espoir de devenir ultérieurement professeur d'université. Mais à partir de cette date ses opinions se transformèrent rapidement. Il lui était impossible de souscrire à la maxime hégélienne selon laquelle tout ce qui existe est rationnel, et il alla s'établir à Dresde où il s'associa à Arnold Ruge, l'éditeur des “ Deutsche Jahrbûcher ”. Il était à cette époque-là déjà un révolutionnaire qui, l'année suivante, s'attira l'hostilité du gouvernement saxon. Ce qui l'amena à aller en Suisse, où il rencontra un groupe de communistes allemands, mais la police suisse l'importunant et le gouvernement russe requérant son extradition, il alla habiter à Paris où il demeura de 1843 à 1847. Ces années passées à Paris furent importantes pour la formation de son attitude et de ses opinions. Il fit la connaissance de Proudhon, qu'il exerça sur lui une grande influence ; et aussi celle de George Sand et de nombreuses autres personnalités. C'est à Paris qu'il rencontra pour la première fois Marx et Engels, avec qui il devait se quereller tout au long de sa vie. Beaucoup plus tard, en 1871, il fit le compte-rendu suivant de ses relations d'alors avec Marx :

“ Marx était beaucoup plus avancé que je ne l'étais, comme il reste encore aujourd'hui non pas plus avancé, mais incomparablement plus savant que moi. Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n'était que d'instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Ce fut précisément à cette épo-que qu'il élabora les premiers fondements de son système actuel. Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de va-nité personnelle, à la cause du prolétariat et je recherchais avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait hélas ! trop souvent. Jamais pourtant il n'y eut d'intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne la comportaient pas. Il m'appelait un idéaliste sentimental, et il avait raison ; je l'appelais un vaniteux perfide et sournois et j'avais raison aussi5. ”

Bakounine ne réussit jamais à demeurer longtemps au même endroit sans s'attirer l'inimitié des autorités. En novembre 1847, à la suite d'un discours glorifiant la révolte polonaise de 1830, il fut expulsé de France à la demande de l'ambassade de Russie, qui, afin de lui ôter la sympathie du public, fit courir le bruit mensonger qu'il avait été à la solde du gouvernement russe, mais que celui-ci ne voulait plus de ses services parce qu'il avait outrepassé ses instructions. Le gouvernement français, par sa réticence calculée, favorisa la diffusion de cette calomnie, boulet qu'il traîna quasiment toute sa vie.

Obligé de quitter la France, il alla à Bruxelles, où il renoua avec Marx. Une lettre de lui, écrite à cette époque, montre qu'il nourrissait déjà cette haine implacable qui, plus tard, allait être si justifiée. “ Les Allemands, ouvriers Bornstedt, Marx et Engels — Marx surtout — font ici leur mal ordinaire. Vanité, méchanceté, cancans, fanfaronnades en théorie et pusillanimité en pratique — dissertations sur la vie, l'action et la simplicité, et absence complète de vie, d'action et de simplicité — coquetterie répugnante avec des ouvriers littéraires et discoureurs, — “ Feuerbach est un bourgeois” et l'épithète de bourgeois, répétée à satiété par des gens qui tous ne sont de la tête aux pieds que des bourgeois de petites villes ; en un mot, mensonge et bêtise, bêtise et mensonge. Dans une semblable société, il n'y a pas moyen de respirer librement. Je me tiens éloigné d'eux et j'ai nettement déclaré que je n'irais pas dans leur Kommunistischer Handwerkverein que je ne voulais rie avoir à faire avec cette société6 . ”

La révolution de 1848 le conduisit à revenir à Paris et de là en Allemagne. Il eut une dispute avec Marx une question où lui-même avoua plus tard que Marx avait raison. Il devint membre du Congrès slave à Prague, où il s'efforça en vain d'encourager une insurrection slave. Il rédigea, vers la fin de 1848, un “ Appel aux Slaves ”, leur demandant de s'unir aux autres révolutionnaires pour détruire les trois monarchies tyran niques de Russie, d'Autriche et de Prusse. Marx publia une vive critique où, en résumé, il écrivait que le mouvement pour l'indépendance de la Bohême n'aboutirait] à rien, puisqu'il n'y avait aucun avenir pour les Slaves tout au moins dans les régions où ils se trouvaient être soumis à l'Allemagne ou à l'Autriche. Bakounine accusa Marx de faire preuve en cette matière de nationa-lisme allemand, et Marx l'accusa de panslavisme, chacun ayant sans doute raison. Mais avant cette querelle, il y en avait eu une autre, beaucoup plus grave. Le journal de Marx, la Neue Rheinische Zeitung, avait affirmé que George Sand avait en sa possession des documents prouvant que Bakounine était à la solde du gouvernement russe, et qu'il était l'un des responsables des arrestations récentes de Polonais. Bakounine, bien enten-du, rejeta l'accusation, et George Sand écrivit à la Neue Rheinische Zeitung pour désavouer l'article dans sa totalité. Marx publia les démentis et il y eut une réconciliation de pure forme, mais à partir de ce moment-là l'hostilité mutuelle des deux chefs rivaux ne se relâcha plus guère, et ils ne se rencontrèrent plus jusqu'en 1864.

Pendant ce temps la réaction gagnait partout du terrain. A Dresde, en mai 1849, une insurrection rendit les révolutionnaires maîtres de la ville pour une brève période. Ils tinrent bon durant cinq jours et formèrent ; gouvernement révolutionnaire. Bakounine fut l'âme la résistance qu'ils opposèrent aux troupes prussiennes. Mais ils furent écrasés et finalement Bakounine fut ris au moment où il tentait de s'enfuir en compagnie de Heubner et de Richard Wagner. Ce dernier, pour : bonheur de la musique, ne fut pas capturé. Ce fut le début d'une longue période d'incarcération dans de nombreuses prisons dans divers pays. Bakounine fut condamné à mort le 14 janvier 1850, mais sa peine ut commuée cinq mois plus tard, et on le livra à l'Autriche qui réclamait le privilège de le punir. A leur tour s Autrichiens le condamnèrent à mort, en mai 1851, et .ne fois encore sa peine fut commuée en emprisonnement à perpétuité. Dans les prisons autrichiennes il portait des fers aux mains et aux pieds, et dans l'une d'elles I fut même enchaîné au mur par la ceinture. Apparem-ment il devait y avoir une singulière satisfaction à châtier Bakounine, car à son tour le gouvernement russe le réclama aux Autrichiens, qui le lui livrèrent. En Russie i fut d'abord enfermé dans la forteresse Pierre et Paul, puis dans le Schluesselburg. Il y tomba malade du scorbut et perdit toutes ses dents. Sa santé se détériora tout i fait, et il ne parvenait à absorber quasiment aucune nourriture. “ Mais, si le corps s'affaiblissait, l'esprit restait inflexible. Il craignait une chose par-dessus tout : c'était de se trouver un jour amené par l'action débilitante de la prison, à l'état d'abêtissement dont Silvio Pellico offre un type si connu. Il craignait de cesser de haïr, de sentir s'éteindre dans son cœur le sentiment de révolte qui le soutenait et d'en arriver à pardonner à ses bourreaux et à se résigner à son sort. Mais cette crainte était superflue ; son énergie ne l'abandonna pas un seul jour et il sortit de son cachot le même homme qu'il y était entré7. ”

De nombreux prisonniers politiques furent amnistiés à la mort du tsar Nicolas, mais de sa propre m Alexandre II raya de la liste des graciés le nom de Bakounine. Lorsque la mère de Bakounine réussit à obtenir une audience du nouveau tsar, celui-ci lui déclara : “ Sachez, Madame, qu'aussi longtemps que vivra votre fils, il ne sera pas libéré. ” Néanmoins en 1857, après huit ans de captivité, il fut exilé en Sibérie, ce qui présentait une certaine liberté. De là, en 1861, il réussit à s'enfuir au Japon, et ensuite, par l'Amérique, à gagne Londres. On l'avait emprisonné pour son hostilité aux gouvernements, mais, aussi étrange que cela puisse paraître, les souffrances qu'il avait subies ne lui avaient pas fait aimer ceux qui les avaient infligées. A partir cette époque il se consacra à la diffusion de l'esprit révolte anarchiste, sans cependant avoir à subir de nouvel emprisonnement. Durant quelques années il vécu en Italie, où il fonda en 1864 une Fraternité Internationale ou Alliance des Révolutionnaires Socialistes. Celle-ci regroupait des hommes de divers pays, mais apparemment aucun Allemand, et se consacrait surtout à lutter contre le nationalisme de Mazzini. En 1867, il s'installa en Suisse, où il participa l'année suivante à la création de l'Alliance Internationale de la Démocratie socialiste, dont il dressa le programme. Ce programme donne un bon résumé succinct de ses opinions :

“ L'Alliance se déclare athée ; elle veut l'abolition définitive et entière des classes, l'égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes ; elle veut que la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c'est-à-dire par des associations agricoles et industrielles. Elle reconnaît que tous les Etats politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administratives des services publics dans leurs pays réciproques, devront disparaître dans l'union universelle des libres associations tant agricoles qu'industrielles8. ”

L'Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste hercha à devenir une branche de l'Association Internationale des Travailleurs, mais son affiliation fut refusée, attendu que chaque branche ne pouvait être organisée qu'à l'échelon local et ne pouvait donc pas être elle-même internationale. Cependant le groupe de Genève de l'“Alliance ” fut admis plus tard, en juillet 1869.

L'Association Internationale des Travailleurs avait été fondée à Londres en 1864. Marx en avait dressé les statuts et le programme. Au début Bakounine refusa d'y adhérer, ne s'attendant pas que l'entreprise fût cou-ronnée de succès. Mais elle se répandit avec une rapi-dité remarquable dans de nombreux pays et elle devint une force considérable de diffusion des idées socialistes. A l'origine elle était loin d'être entièrement socialiste, mais, au cours de congrès successifs, Marx la gagna de plus en plus à ses idées. Lors de son IIIe Congrès à Bruxelles, en 1868, elle devint franchement socia-liste. Pendant ce temps-là Bakounine, qui regrettait son abstention initiale, avait décidé de la rejoindre, et il entraîna avec lui un nombre considérable de ses partisans de Suisse, de France, d'Espagne et d'Italie. Au IVe Congrès, qui se tint à Baie en septembre 1869, deux tendances se dégageaient nettement. Les Allemands et les Anglais partageaient la foi de Marx en l'Etat tel qu'il allait devenir après l'abolition de la propriété privée ; ils partageaient aussi son désir de créer des partis travaillistes dans les divers pays, et de se servir du mécanisme démocratique pour faire élire des représentants des travailleurs aux parlements. En face d'eux les nations latines suivaient, pour la plupart, Bakounine dans son opposition à l'Etat et dans sa défiance envers le mécanisme du gouvernement représentatif. Le conflit entre ces deux groupes devint de plus en plus âpre, chacun accusant l'autre de divers manquement On ressortit l'accusation d'espionnage contre Bakounine mais elle fut retirée après enquête. Dans une lettre confidentielle à ses amis allemands, Marx écrivit que Bakounine était à la solde du Parti panslaviste et qui recevait de celui-ci 25 000 francs par an. Entre-temps Bakounine s'était intéressé à une tentative d'incitation la jacquerie en Russie, ce qui l'amena à négliger à moment crucial la controverse à l'intérieur de l'Internationale. Au cours de la guerre franco-prussienne, Bakounine prit parti avec fougue pour la France, surtout après la chute de Napoléon III. Il s'efforça d'éveillé chez le peuple une volonté de résistance révolutionnaire semblable à celle de 1793, et à Lyon il fut mêlé à un tentative de révolte qui avorta. Le gouvernement français l'accusa d'être à la solde de la Prusse, et ce ne fut qu'avec difficulté qu'il put se réfugier en Suisse, la querelle nationaliste avait envenimé le différend qui l'opposait à Marx et à ses partisans. Tout comme Kropotkine après lui, Bakounine considérait la nouvelle puissance de l'Allemagne comme la plus grande menace de la liberté dans le monde. Il vouait aux Allemands une haine implacable, sans doute en partie à cause de Bismarck, mais sans doute davantage à cause de Marx. De nos jours encore l'anarchisme se limite presque exclusivement aux pays latins, et il s'y al1 une haine de l'Allemagne née des querelles entre Ma et Bakounine à l'intérieur de l'Internationale. L'élimination finale de la faction de Bakounine su vint au Congrès général de l'Internationale, à La Haye en 1872. Le Conseil général (au sein duquel Marx rencontrait aucune opposition) avait choisi ce lieu dit le but — c'est ce qu'affirmèrent les amis de Bakounine — d'en rendre l'accès impossible à Bakounine à cause de l'hostilité des gouvernements français et allemand à son égard et difficile à ses amis. Bakounine fut exclu de l'Internationale à la suite d'un rapport qui l'accusait, entre autres choses, de vol avec intimidation. L'orthodoxie de l'Internationale était sauve, mais au prix de sa vigueur. A partir de ce moment elle cessa d'être en soi une force, mais les deux sections continuèrent à travailler dans leurs divers groupes, et les groupes socialistes, en particulier, prirent rapidement de l'importance. En fin de compte, il se forma une nouvelle Internationale (1889) qui dura jusqu'au début de la guerre actuelle. Quant à l'avenir du socialisme interna-tional, il serait imprudent de prophétiser à son sujet, quoiqu'il semble que l'idée de l'internationalisme ait acquis une vigueur suffisante pour avoir à nouveau besoin, après la guerre, d'un moyen d'expression tel que celui qu'il avait trouvé autrefois dans les Congrès socia-listes.

A cette époque la santé de Bakounine était déjà minée, et en dehors des quelques brèves périodes, il vécut étiré jusqu'à sa mort en 1876. A l'encontre de celle de Marx, la vie de Bakounine ut bien tumultueuse. Toute forme de rébellion contre autorité éveillait sa sympathie, et il lui apportait son aide sans attacher la moindre importance aux risques qu'il pourrait encourir. Son influence, sans doute considérable, tenait surtout de l'emprise qu'exerçait sa personnalité sur es individus importants. Comme sa vie, ses écrits sont différents de ceux de Marx, et de la même manière. Ils ont désordonnés, provoqués en grande partie par l'événement, abstraits et métaphysiques, sauf lorsqu'ils ont trait à l'actualité politique. Bakounine ne s'embarrasse as de facteurs économiques mais plane habituellement ans le domaine théorique et métaphysique. Lorsqu'il descend, il se trouve bien plus que Marx à la merci de l'actualité politique internationale, beaucoup oins imprégné que lui des conséquences de cette conviction selon laquelle ce sont les causes économiques qui sont à la base de tout. Il louait Marx pour avoir énoncé cette doctrine9, mais il continuait néanmoins à concevoir les choses au niveau des nations. Son ouvrage le plus long, “ L'Empire Knouto-Germanique et I la Révolution Sociale ”, traite principalement de la j situation en France durant les dernières phases de lai guerre franco-prussienne, et des moyens pour résister à l'impérialisme allemand. Il écrivait presque toujours! à la hâte, entre deux insurrections. Son anarchisme sel retrouve quelque peu dans l'anarchie de son œuvre littéraire. Son ouvrage le plus connu est un fragment quel ses éditeurs ont intitulé “ Dieu et l'Etat10 ”. Dans cet| ouvrage il présente la croyance en Dieu et la croyance en l'Etat comme les deux plus grands obstacles à la liber-j té de l'homme. En voici un extrait caractéristique pour illustrer son style.

“L'Etat n'est point la société, il n'est qu'une for historique aussi brutale qu'abstraite. Il est né historiquement dans tous les pays du mariage de la violence de la rapine, du pillage, en un mot de la guerre et la conquête, avec les Dieux créés successivement par la fantaisie théologique des Nations. Il a été dès son origine, il reste encore à présent, la sanction divine la force brutale et de l'iniquité triomphante ”.

“L'Etat, c'est l'autorité, c'est la force, c'est l'ostentation et l'infatuation de la force. Il ne s'insinue pas, il ne cherche pas à convertir... Alors même qu'il commande le bien, il le dessert et le gâte, précisément parce qu'il le commande et que tout commandement provoque et suscite les révoltes légitimes de la liberté, et parce que le bien, du moment qu'il est commandé, du point de vue de la vraie morale, de la morale hu-maine, non divine sans doute, du point de vue du respect humain et de la liberté, devient le mal. La liberté, la moralité et la dignité humaine de l'homme consistent précisément en ceci qu'il fait le bien, non parce qu'il lui est commandé, mais parce qu'il le conçoit, qu'il le veut et qu'il l'aime ”.

Nous ne trouvons pas dans l'œuvre de Bakounine une image nette de la société à laquelle il aspirait, ni d'argument pour démontrer qu'une telle société était capable de durer. Si nous désirons comprendre l'anarchisme, il nous faut nous tourner vers ses disciples, et tout spécialement vers Kropotkine — qui était comme Bakounine, un aristocrate russe, habitué des prisons européennes, anarchiste, et malgré son internationalisme, imprégné d'une haine farouche des Allemands.

Kropotkine a consacré une grande partie de son œuvre à des questions techniques de production. Dans ses ouvrages “ Fields, Factories and Workshops ” et “ La conquête du pain ”, il s'est donné pour but de prouver que, si la production était mieux organisée et de façon plus scientifique, il suffirait d'une quantité relativement modeste d'un travail plutôt agréable pour assurer le bien-être de la population tout entière. Même en admettant, et il nous le faut sans doute, que Kropotkine exagère quelque peu les possibilités de nos connaissances scientifiques actuelles, nous devons quand même convenir qu'il y a une grande part de vérité dans ce qu'il affirme. En s'attaquant au problème de la production, il s'est montré conscient de ce qui est fondamental. Si civilisation et le progrès doivent être conciliés avec l'égalité, il est impératif que celle-ci n'implique pas de longues heures de pénible labeur fournissant à peine plus que le nécessaire pour vivre, car là où il n'y a point de loisirs les arts et la science périront, et tout progrès deviendra impossible. C'est le reproche que certains font au socialisme et à l'anarchisme, mais qui ne peut pas être retenu si l'on considère la productivité poten-tielle du travail.

Qu'il soit ou non possible de réaliser l'objectif que se donne Kropotkine, il est hors de doute que son système exige une amélioration considérable des méthodes de production actuellement en usage. Il voudrait abolir inté-gralement le système des salaires, non seulement, à l'instar de la plupart des socialistes, au sens où chacun serait payé pour sa bonne volonté au travail plutôt que pour le travail effectif que l'on pourrait exiger de lui, mais dans un sens plus fondamental : il n'y aurait aucune obligation de travailler et toute chose serait partagée en proportions égales parmi la population tout entière. Kropotkine compte sur la possibilité de rendre le travail agréable : il soutient que dans une collectivité telle qu'il l'entrevoit, quasiment tout le monde préférera le travail à l'oisiveté, parce que travailler n'impliquera excès de travail, ni esclavage, ni cette spécialisation excessive apportée par l'industrialisation, mais au contraire ce sera une occupation agréable pour remplir certaine heures de la journée et pour donner à l'homme un exutoire pour ses impulsions constructives. Il n'y aura aucune obligation, aucune loi, aucun gouvernement coercitif. La collectivité accomplira encore des actes mais ceux-ci seront le résultat d'un consentement universel et non de la soumission forcée d'une minorité, fût-elle minime. Nous examinerons dans un prochain chapitre jusqu'à quel point un tel idéal peut être réalisé, mai il faut avouer que Kropotkine le présente avec une persuasion et un charme extraordinaires.

Ce serait trop favoriser l'anarchisme que de passer sous silence son aspect sinistre, celui qui le fit entrer en conflit avec la police et qui fit de son nom un vocable frayant pour l'homme de la rue. Il n'y a rien dans ses théories générales qui appelle nécessairement à la violence. Mais le ton général de la presse anarchiste et de son public est d'une âpreté qui ne paraît guère sensée, et il cherche à exacerber, surtout dans les pays latins, la jalousie envers les plus fortunés plutôt qu'à encourager la compassion envers les plus malheureux. On peut lire dans “ Le péril anarchiste ” de Félix Dubois11 une inscription vivante et intéressante quoique pas toujours digne de foi, faite à partir d'un point de vue hostile, et qui par ailleurs reproduit un certain nombre de dessins parus dans la presse anarchiste. La révolte contre la légalité porte naturellement, sauf chez ceux qu'animent un amour véritable de l'humanité, vers un abandon de toutes les règles morales habituellement observées, et vers un implacable esprit de cruelle vengeance, d'où le bien ne peut guère sortir.

Un des aspects les plus curieux de l'anarchisme populaire est son martyrologe, qui singe celui des chrétiens, avec (en France) la guillotine à la place de la croix. Parmi ceux qui ont subi la peine de mort pour leurs actes violence se trouvent sans doute d'authentiques martyrs de leur cause, mais il y en a d'autres, non moins glorifiés, qui sont plus discutables. L'un des exemples les plus curieux de cet exutoire des instincts religieux réprimés est le culte voué à Ravachol, qui fut guillotiné en 1892, à la suite de divers attentats à la dynamite. Son passé était douteux, mais il est mort avec bravade : ses dernières paroles furent trois vers d'une chanson anarchiste bien connue, le Chant du Père Duchesne :

Si tu veux être heureux,

Nom de Dieu !

Pends ton propriétaire12".

Comme il fallait s'y attendre, les meneurs anarchistes ne s'associèrent pas à cette canonisation ; elle contint néanmoins accompagnée des outrances les plus ahurissantes.

Il serait tout à fait injuste de juger la doctrine anar-chiste, ou les idées de ses principaux exégètes, à partir de tels phénomènes ; mais le fait est que l'anarchisme exerce une attraction sur tout ce qui se trouve aux limites de la folie et du droit commun13. Il faut s'en souvenir à la décharge des autorités et d'un public inconscient qui, souvent, enrobent dans une même aversion les parasites qui affligent le mouvement et les homme véritables héros aux principes élevés, qui élaborèrent ses théories et sacrifièrent bien-être et réussite à leur diffusion.

La campagne de terrorisme à laquelle prirent part des hommes comme Ravachol fut à peu près terminée vers 1894. A partir de cette époque, les anarchistes plus sérieux trouvèrent un moyen d'expression moins funeste en soutenant le syndicalisme révolutionnaire dans les Trade Unions et dans les Bourses du Travail14.

L'organisation économique de la société, telle que la conçoivent les anarchistes, n'est pas très différente de celle que recherchent les socialistes. Ils diffèrent des socialistes dans leur conception du gouvernement : ils exigent un gouvernement qui ne puisse fonctionner qu'avec le consentement de tous les gouvernés, et non pas seulement d'une majorité. On ne peut nier que la domination de la majorité peut être presque aussi hostie à la liberté que celle qu'exercé une minorité : le .droit divin de la majorité est un dogme aussi peu pourvu de vérité absolue que n'importe quel autre. Un Etat démocratique fort peut facilement être amené à opprimer ses meilleurs citoyens, ceux dont l'indépendance d'esprit serait un facteur de progrès. L'expérience passée du gouvernement démocratique parlementaire a montré qu'il est loin de réaliser l'espoir qu'y avaient mis les premiers socialistes, et il n'est pas étonnant de voir les anarchistes se révolter contre lui. Mais, sous sa forme anarchiste pure, cette révolte n'est demeurée que faible et sporadique. C'est l'anarcho-syndicalisme et les mouvements qui en sont nés qui ont rendu populaire la lutte contre le gouvernement parlementaire, et contre les moyens purement politiques d'émanciper les salariés. Mais il nous faut traiter de cette question dans un chapitre à part.

CHAPITRE III

La révolte anarcho-syndicaliste

L'anarcho-syndicalisme naquit en France comme l'expression d'un refus du socialisme politique. Pour le comprendre il nous faut brièvement décrire la situa-tion à laquelle sont parvenus les partis socialistes dans les divers pays. Après une sérieuse régression causée par la guerre franco-prussienne, le socialisme retrouva peu à peu ses forces, et depuis quarante ans les partis socialistes de eus les pays d'Europe occidentale augmentent leur importance numérique d'une façon quasi continue. Mais, comme cela se produit toujours dans une secte qui se développe, la force des convictions a diminué à mesure que croissait le nombre des fidèles.

En Allemagne, le parti socialiste devint le groupe poli-tique le plus fort du Reichstag, et malgré des divergences d'opinion parmi ses membres, il conserva son unité formelle, obéissant à cet instinct de la discipline militaire caractéristique de la nation allemande. Il obtint, aux sections du Reichstag de 1912, un tiers du total des suffrages exprimés, ce qui lui donna 110 représentants sur 397. Après la mort de Bébel, les révisionnistes, à qui Bernstein avait donné leur premier élan, dominèrent les marxistes, plus stricts, et le parti devint purement et simplement un parti radical avancé. Il est trop tôt pour prévoir quel sera l'effet de la scission qui s'est produite, pendant la guerre, entre les socialistes majoritaires et minoritaires. Il n'y a guère d'anarcho-syndicalisme en Allemagne : sa doctrine spécifique, une prédilection pour l'action industrielle plutôt que pour l'action politique, n'a rencontré presque aucun soutien.

En Angleterre, Marx n'a jamais eu beaucoup de partisans. Ici le socialisme s'est surtout inspiré des Fabiens (fondés en 1883), qui refusèrent de prêcher la révolu-tion, rejetèrent la doctrine marxiste de la plus-value, et la lutte des classes. Il ne restait plus que le socialisme étatique et la doctrine d'imprégnation. On devait impré-gner les fonctionnaires de l'idée que le socialisme augmenterait considérablement leur pouvoir. Les Trade Unions devaient être imprégnés de la conviction que l'époque de l'action purement industrielle était révolue, et qu'il leur fallait se tourner vers le gouvernement (secrè-tement guidé par des fonctionnaires gagnés à leur cause) pour réaliser, peu à peu, ces portions du programme so-cialiste qui ne risquaient pas de provoquer une trop grande hostilité chez les nantis. Le Parti Travailliste indépendant (formé en 1893) fut au début inspiré en grande partie par les idées des Fabiens, tout en conser-vant jusqu'à nos jours, et surtout depuis l'ouverture des hostilités, une part considérable de l'originelle ardeur socialiste. Il recherchait toujours la coopération avec les organisations de salariés de l'industrie, et c'est surtout grâce à ses efforts qu'en 1900 fut formé le Parti Travailliste15, issu d'une association des Trade Unions et des socialistes politiques. Depuis 1909, tous les Trade Unions importants ont adhéré à ce parti, mais, bien que sa puissance vînt de ceux-ci, il a toujours soutenu l'action politique plutôt que l'action industrielle. Son socia-lisme s'est montré d'ordre théorique et académique, et en pratique, jusqu'au début de la guerre, les membres travaillistes du Parlement (dont trente furent élus en 1906 et quarante-deux en décembre 1910) auraient pu être considérés comme appartenant au Parti libéral.

A l'encontre de l'Angleterre et de l'Allemagne, la France ne s'était pas contentée de répéter simplement les mots d'ordre désuets avec une conviction qui allait s'affaiblissant. En France16 un nouveau mouvement, connu au début sous le nom de syndicalisme révolutionnaire — puis plus tard simplement sous celui d'anarcho-syndicalisme — conserva l'élan original dans toute sa vigueur et demeura fidèle à l'esprit des anciens socia-listes, sans pour cela l'observer à la lettre. L'anarcho-syndicalisme prit naissance à partir d'une organisation déjà existante, et élabora les idées qui lui convenaient, tandis que le socialisme et l'anarchisme débutèrent par les idées, et ne développèrent qu'ensuite les organisations qui devaient les diffuser. Si nous voulons com-prendre l'anarcho-syndicalisme, il nous faut d'abord décrire l'organisation des syndicats en France et son contexte politique. Les idées de l'anarcho-syndicalisme apparaîtront alors comme la conséquence naturelle de la situation politique et économique. Peu de ces idées sont neuves : presque toutes sont tirées de la section bakouniniste de l'ancienne Internationale17. L'ancienne Internationale connut un succès considérable en France, avant la guerre franco-prussienne ; en effet on estime à 250000 le nombre de ses adhérents français en 1869. Cette même année, au congrès de l'Internationale qui se tenait à Baie, un délégué français plaida pour un programme qui ressemble de très près à celui des anarcho-syndicalistes18.

La guerre de 1870 mit un terme temporaire au mouvement socialiste en France. Ce fut Jules Guesde qui en 1877 en amorça la renaissance. A rencontre des so-cialistes allemands, les Français se sont divisés en de nombreuses factions différentes. Il y eut une scission au début des années 80 entre les socialistes parlementaires et les anarchistes communistes. Ces derniers estimaient que le premier acte de la révolution sociale devait être la destruction de l'Etat, et refusaient en conséquence toute tractation parlementaire. A partir de 1883, les anarchistes remportèrent des succès à Paris et dans le Sud. Les socialistes soutenaient que l'Etat allait disparaître, une fois la société socialiste fermement établie. En 1882, les socialistes se séparèrent en disci-ples de Guesde, qui prétendaient représenter le socialisme révolutionnaire et scientifique de Marx, et en par-tisans de Paul Brousse, qui étaient plus opportunistes, et que l'on nommait aussi possibilistes ; ceux-ci atta-chaient peu d'importance aux théories de Marx. En 1890 un groupe de broussistes scissionnistes, derrière Allemane, entraîna les éléments les plus révolutionnaires du parti et anima certains des syndicats les plus puis-sants. Les socialistes indépendants formèrent un autre groupe, où se trouvaient Jaurès, Millerand et Viviani19.

Les syndicats rencontrèrent des difficultés considérables provoquées par ces querelles entre les divers groupes socialistes ; en conséquence ils prirent la résolution de se dissocier de toute politique. De là à l'anarcho-syndicalisme le pas fut facilement franchi.

Depuis 1905, à la suite de l'union entre le Parti Socia-liste de France (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire Français, dirigé par Guesde) et le Parti Socialiste Français (de Jaurès) il n'y a plus que deux groupes de socialistes, le Parti Socialiste Unifié et les Indépendants, ces derniers étant des intellectuels peu disposés à s'affi-lier à un parti. Aux élections de 1914 les premiers obtinrent 102 représentants et les derniers 30, sur un total de 590.

La tendance au rapprochement entre les divers groupes fut contrariée par un événement qui eut une grande répercussion sur tout le développement des idées poli-tiques progressistes en France, je veux parler de l'acceptation en 1899 d'un poste ministériel dans le cabinet Waldeck-Rousseau par le socialiste Millerand. Com-me on pouvait s'y attendre, Millerand ne resta pas socialiste bien longtemps, et les adversaires de l'action poli-tique ne manquèrent pas d'utiliser une telle évolution pour démontrer la vanité des triomphes politiques. Grand nombre d'hommes politiques français qui sont parvenus au pouvoir ont commencé leur carrière sous la bannière socialiste et l'ont terminée, dans bien des cas, en utilisant la troupe pour écraser les grévistes. Parmi un certain nombre d'actes de ce genre, celui de Millerand fut le plus notoire et le plus spectaculaire. Leur effet cumulatif a été de produire, chez les salariés français les plus conscients de la lutte des classes, un certain cynisme envers la politique, et cet état d'esprit a beaucoup aidé la diffusion de l'anarcho-syndicalisme.

L'anarcho-syndicalisme défend essentiellement les intérêts du producteur, par opposition à ceux du consommateur ; il s'intéresse à la réforme du travail lui-même, et de l'organisation de l'industrie, et non pas unique-ment à l'obtention d'une meilleure rémunération du travail. Cette attitude lui donne sa force et sa nature propre. Il cherche à substituer l'action industrielle à l'action politique, et à utiliser les organisations syndi-cales pour atteindre des objectifs que le socialisme orthodoxe tendrait à considérer comme du domaine du par-lement. A l'origine, le mot "syndicalisme" ne désignait en français que les organisations syndicales, mais les syndiqués de France se scindèrent en deux sections, l'une réformiste et l'autre révolutionnaire, dont seule la dernière professait les idées que nous associons à l'heure actuelle avec le vocable "anarcho-syndicalisme". Il est tout à fait impossible de prévoir jusqu'à quel point l'organisation ou les idées des anarcho-syndicalistes se retrouveront intactes à la fin de la guerre, et tout ce que nous en dirons ne s'appliquera qu'aux an-nées qui ont précédé celle-ci. Il se peut que l’anarcho-syndicalisme français, en tant que mouvement distinct, n'existera plus, mais même dans ce cas-là il n'aura pas perdu son importance, car il aura donné un nouvel élan et une nouvelle direction à l'élément le plus vigou-reux du mouvement travailliste dans tous les pays civi-lisés, hormis peut-être l'Allemagne.

L'organisation située à la base de l'anarcho-syndicalisme était la Confédération Générale du Travail, plus connue sous le sigle de CGT, qui avait été fondée en 1885, mais qui ne trouva son aspect définitif qu'en 1902. Elle n'a jamais été numériquement très puissante, mais elle tirait son influence du fait qu'en temps de crise nombreux étaient ceux qui, n'y adhérant pas, étaient néanmoins prêts à suivre ses directives. M. Cole estime à plus de 500 000 le nombre de ses adhérents l pour l'année précédant la guerre. Waldeck-Rousseau î légalisa les syndicats en 1884 et, la CGT, à sa fondation en 1895, était formée par la fédération de 700 syndicats. Parallèlement à cette organisation il en existait une autre, la Fédération des Bourses du Travail, fondée en 1893. Une Bourse du Travail est une organisation locale, non pas d'un seul métier, mais de la main d'œuvre locale en général, qui fait office de bureau de place-ment et dont les fonctions pour les travailleurs sont comparables à celles des Chambres de Commerce pour les employeurs20. Un syndicat est en général une organi-sation locale dans une même industrie et par conséquent il est plus petit qu'une Bourse de Travail21. Sous la direction compétente de Pelloutier, la Fédération des Bourses du Travail fit davantage de progrès que la CGT, puis finalement en 1902, elle se joignit à elle. Il en résul-ta une organisation dans laquelle chaque syndicat local se trouvait fédéré deux fois, une fois avec les autres syndicats locaux pour former une Bourse du Travail, et une autre fois avec les syndicats de la même industrie existant en d'autres localités. « Le but de la nouvelle organisation était d'obtenir ainsi par deux fois l'adhésion des membres de chaque syndicat, de le faire adhérer à la fois à sa Bourse du Travail locale et à la fédération de son industrie. Le statut de la CGT (I. 3) était très clair sur ce point : "Nul syndicat ne peut se réclamer de la CGT s'il n'est pas fédéré nationalement et adhérent à une Bourse du Travail ou à son union départementale ou interdépartementale". Ainsi, explique M. Lagardelle, les deux sections corrigeront chacune le point de vue de l'autre : "la fédération nationale par industrie empêchera le développement de l'esprit de clocher (localisme) et l'organisation locale freinera l'esprit corporatif. Les travailleurs apprendront à la fois que tous les travailleurs d'une même localité sont solidaires, comme le sont ceux d'un même corps de métier. Et en apprenant cela ils apprendront en même temps que l'ensemble de la classe laborieuse est solidaire22."

Cette organisation fut en grande partie l'œuvre de Pelloutier, qui fut secrétaire de la Fédération des Bourses du Travail de 1894 jusqu'à sa mort en 1901. Communiste anarchiste, il empreignit de ses idées d'abord la Fédération, puis, de façon posthume, la CGT, lors de la fusion de celle-ci avec la Fédération des Bourses. Il appliquait ses principes même à la direction de la Fédération : le comité n'avait pas de président, et on n'y votait que très rarement. Il déclara que "la tâche de la révolution est de libérer l'humanité, non seulement de toute autorité, mais aussi de toute institution dont le but essentiel n'est pas le développement de la production".

La CGT laisse une large autonomie à chacun des éléments qui la composent. Chaque syndicat, grand ou petit, représente une unité. On n'y trouve aucune des activités d'assurances mutuelles qui constituent une part si importante du travail des syndicats anglais. Elle ne donne aucun ordre, son rôle est uniquement consultatif. Elle n'admet pas la politique dans les affaires des syndicats. Cette décision était fondée à l'origine sur le fait que la désunion parmi les socialistes provoquait la discorde à l'intérieur des syndicats. A l'heure actuelle, l'aversion générale des anarchistes envers la politique renforce cette conviction dans l'esprit d'un grand nombre d'anarcho-syndicalistes. La CGT est surtout un or-ganisme de combat : lors des grèves, elle est le noyau vers lequel convergent les autres travailleurs.

Il existe dans la CGT une fraction réformiste, mais qui est presque toujours en minorité, et la CGT peut être considérée comme l'incarnation du syndicalisme révolutionnaire : autrement dit, des convictions de ses dirigeants.

La doctrine essentielle de l'anarcho-syndicalisme, c'est la lutte des classes, qui doit être menée dans l'industrie plutôt que par des méthodes politiques. Les principales méthodes préconisées sont la grève, le boycott, le label syndical et le sabotage.

Le boycott, sous diverses formes, et le label qui signale que l'ouvrage a été fait dans les conditions exigées par le syndicat, ont joué un rôle important dans la lutte des travailleurs en Amérique.

Le sabotage, c'est le travail mal fait, les machines endommagées, le produit abîmé et c'est un moyen de l'action contre les patrons lorsque pour une raison quelconque la grève semble inopportune ou impossible. Il peut avoir de nombreux aspects, dont certains sont parfaitement légitimes, d'autres fort critiquables. Un type de sabotage, adopté par des vendeurs, a consisté à dire aux clients la vérité sur la marchandise : bien que cela puisse porter préjudice aux ventes du commerçant, il est difficile, du point de vue moral, d'y trouver à redire. Un autre type de sabotage qui a été utilisé par les che-minots, tout particulièrement dans les grèves italiennes, consiste à obéir méticuleusement et à la lettre à tous les règlements, de façon à rendre la circulation des trains quasi impossible. On peut aussi accomplir son travail avec un soin minutieux, donc en fin de compte le mieux faire, mais la production est faible. A partir de ces formes légitimes de sabotage il y a une progres-sion constante, jusqu'à des actions que la morale ordinaire qualifie de criminelles — par exemple, provoquer des accidents de chemin de fer. Ceux qui préconisent le sabotage le justifient comme étant inséparable de la lutte, mais dans ses formes plus violentes (que l'on cherche rarement à justifier) il est cruel et sans doute inefficace. Même dans des formes plus modérées il doit avoir tendance à encourager de mauvaises habitudes de travail qui pourraient bien persister sous le nouveau régime que voudraient établir les anarcho-syndicalistes. Toutefois, lorsque l'on voit des capitalistes exprimer leur désapprobation morale de cette manière d'agir, il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer qu'ils sont les premiers à l'utiliser lorsque cela leur convient. Nous en avons vu un exemple à une vaste échelle durant la révolution russe, si ce que l'on en dit est vrai.

La grève est de loin le plus important des moyens d'action anarcho-syndicalistes. La grève ordinaire, ayant un but déterminé, est considérée comme une répétition, un moyen de mettre au point l'organisation, de susciter le zèle. Cependant, même lorsqu'elle atteint son but particulier, les anarcho-syndicalistes ne considèrent pas que l'accord obtenu offre une base de paix industrielle durable. Les anarcho-syndicalistes cherchent à obtenir par la grève, non pas tant les améliorations accessoires que les patrons veulent bien leur accorder, mais plutôt la destruction totale du système patron-salarié, et la conquête de la liberté du travailleur. Pour atteindre ce but il faut recourir à la grève générale, cessation complète du travail par une proportion des salariés suffisante pour entraîner la paralysie du capitalisme. Sorel, qui représente par trop l'anarcho-syndicalisme dans l'esprit des lecteurs de journaux, suggère qu'il faut considérer la grève générale comme comparable à la parousie de la religion chrétienne, c'est-à-dire comme un mythe. Mais ce point de vue est loin d'être celui des anarcho-syndicalistes actifs. S'ils devaient croire que la grève générale n'était qu'un mythe, leur énergie se relâcherait et ils envisageraient tout d'un œil désabusé. Car ce qui les inspire, c'est la conviction qu'elle est réellement à leur portée. Cette conviction est remise en question par les socialistes politiques qui, eux, sont persuadés que la victoire sera acquise par l'obtention d'une majorité par-lementaire. Mais les anarcho-syndicalistes ont trop peu confiance en l'honnêteté des politiciens pour se fier à un tel procédé, ou pour croire qu'une révolution qui laisse intact le pouvoir de l'Etat puisse avoir une valeur quelconque.

Les objectifs des anarcho-syndicalistes sont un tantinet moins bien définis que ne le sont leurs méthodes d'action. Les intellectuels qui se veulent leurs interprètes — pas toujours très fidèles — les représentent comme formant un parti de mouvement et de changement, poussé par un élan vital bergsonien qui ne ressentirait pas le besoin d'une description très précise du but vers lequel cet élan les entraîne. Néanmoins le côté négatif de leurs objectifs est, lui, suffisamment clair.

Ils souhaitent détruire l'Etat, qui représente pour eux une institution capitaliste destinée essentiellement à mater les travailleurs. Ils se refusent à croire que le socialisme étatique apporterait une quelconque amélioration. Ils voudraient instaurer l'autogestion dans chaque industrie, mais ils ne sont pas très clairs quant aux moyens d'accorder les relations entre les diverses industries. Ils sont antimilitaristes parce qu'ils sont contre l'Etat, et parce que l'armée française a souvent été utilisée contre eux lors des grèves ; mais aussi parce que ce sont des internationalistes qui croient que l'intérêt unique du travailleur est, où qu'il se trouve, de se libérer du joug capitaliste. Leur attitude envers la vie est tout à l'op-posé de celle des pacifistes, mais ils sont néanmoins contre les guerres entre Etats parce que les motifs de celles-ci ne concernent pas les travailleurs. Leur anti-militarisme, plus qu'autre chose, les a conduits à se heurter aux autorités au cours des années qui ont précédé la guerre ; mais, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, il n'a pas survécu lorsque la France fut, en fait, envahie.

On peut illustrer la doctrine anarcho-syndicaliste par un article paru dans le premier numéro du Syndicalist Railwayman (Le cheminot syndicaliste) en septembre 1911, et qui la présentait ainsi à ses lecteurs anglais :

"L'anarcho-syndicalisme, le collectivisme, l'anarchisme, tous veulent abolir le système économique actuel et la propriété privée, telle qu'elle existe, de la plupart des choses ; mais tandis que le collectivisme mettrait à leur place la propriété collective, et que l'anarchisme abolirait la propriété, l'anarcho-syndicalisme voudrait que la propriété revienne aux organisations de travailleurs. C'est donc une façon purement syndicale d'interpréter la doctrine économique et la lutte des classes pré-conisées par le socialisme. C'est avec véhémence qu'il rejette l'action parlementaire sur laquelle s'appuie le collectivisme ; et par cet aspect, il se rapproche beaucoup plus de l'anarchisme, dont, en vérité, il ne diffère dans la pratique que par l'envergure plus limitée de ses actions. (Le Times, 24 août 1911.)"

La séparation entre l'anarcho-syndicalisme et l'anarchisme est si ténue que ce nouvel "isme", moins connu, a été défini avec justesse comme l'"anarchie organisée". Créé par les syndicats français, c'est de toute évidence une plante internationale dont les racines ont déjà trouvé le sol britannique propice à sa croissance et à sa fructification.

Le socialisme collectiviste, ou marxiste, se voudrait un mouvement représentatif des travailleurs ; mais il n'en est rien. L'anarchisme ne l'est pas non plus. Le premier est en grande partie bourgeois ; l'autre est aristocratique, et dans les deux cas on peut ajouter une quantité considérable de connaissances livresques. En revanche, l'anarcho-syndicalisme, lui, est d'origine et d'intention indubitablement prolétarienne, ne devant quasi-ment rien aux classes privilégiées, et en fait, bien décidé à les déraciner. Le Times (13 octobre 1910), seul, ou presque, de toute la presse britannique à tenir ses lecteurs au courant de l'évolution de l'anarcho-syndica-lisme continental, a ainsi clairement exposé la signification de la grève générale :

"Pour comprendre ce dont il s'agit, il ne faut pas perdre de vue qu'il existe en France une organisation ouvrière puissante, dont le but déclaré est une révolu-tion qui détruira non seulement l'ordre actuel de la société, mais l'Etat lui-même. Ce mouvement s'appelle l'anarcho-syndicalisme. Ce n'est pas le socialisme : au contraire, il y est radicalement opposé, puisque les anarcho-syndicalistes soutiennent que l'Etat est l'ennemi principal et que l'idéal socialiste de la propriété collective, ou de la propriété d'Etat, rendrait le sort des travailleurs pire encore qu'il n'est à présent sous le régime des employeurs privés. Le moyen par lequel ils espèrent atteindre leur but est la grève générale, une idée inventée il y a une vingtaine d'années par un ouvrier français23 et adoptée par le Congrès Français du Travail en 1894, après une violente querelle avec des socialistes, où ces derniers furent battus. Depuis lors, la grève générale est le programme déclaré des anarcho-syndi-calistes, dont l'organisation est la Confédération Géné-rale du Travail.

En d'autres termes, le travailleur français, intelligent, est convaincu d'avoir découvert que la société (societas) et l'Etat (civitas) sont deux sphères, séparables, de l'activité humaine, entre lesquelles n'existe aucun lien nécessaire ni souhaitable. Sans la première, l'homme, cet animal grégaire, ne peut survivre ; sans l'autre, en revanche, il serait comme un coq en pâte. L'"homme d'État" que sa position ne corrompt pas tout à fait n'est au mieux qu'une superfétation dispendieuse."

Les anarcho-syndicalistes se sont maintes fois heurtés violemment aux forces de l'ordre. En 1907 et 1908, pour protester contre la répression sanglante des grèves, le comité de la CGT publia des manifestes dans lesquels il parlait du gouvernement comme d'un "gouvernement d'assassins" et du président du Conseil comme de "Clemenceau le meurtrier." Des événements semblables, lors de la grève de Villeneuve-Saint-Georges en 1908, provoquèrent l'arrestation de tous les principaux membres du Comité. Lors de la grève des chemins de fer, en octobre 1910, monsieur Briand fit arrêter le comité de grève, réquisitionna les cheminots et envoya la troupe pour remplacer les grévistes. Ces mesures vigoureu-ses conduisirent à la défaite totale de la grève, et depuis lors le gros de l'énergie de la CGT s'est tourné vers la lutte contre le militarisme et le nationalisme.

L'anarchisme adopte une attitude favorable envers l’anarcho-syndicalisme, avec cette réserve que les pro-cédés comme la grève générale ne doivent pas être considérés comme pouvant se substituer à la révolution par la force, considérée comme indispensable par la plu-part des anarchistes. Leur position sur ce sujet fut défi-nie au Congrès International Anarchiste à Amsterdam au mois d'août 1907. Ce congrès recommanda "aux camarades de tous les pays de participer activement aux mouvements autonomes des classes laborieuses et de répandre à l'intérieur des organisations anarcho-syndicalistes les idées de révolte, d'initiative individuelle et de solidarité, qui sont l'essence même de l’anarchisme". Les camarades devaient "diffuser et soutenir l'action directe uniquement dans ces formes et manifestations possédant en elles-mêmes un caractère révolutionnaire et conduisant à la transformation de la société". On adopta la résolution selon laquelle "les anarchistes croient que seules l'insurrection armée et l'expropriation par la force pourront amener la destruction de la société capitaliste et autoritaire, mais que l'emploi de la grève plus ou moins générale et le mouvement anarcho-syndicaliste ne doivent pas nous faire oublier les moyens plus directs de lutte contre la puissance militaire des gouvernements."

A cela les anarcho-syndicalistes pourraient répliquer qu'une fois assez puissant pour vaincre par l'insurrection armée, le mouvement le serait amplement pour vaincre par la grève générale. On ne peut guère s'attendre qu'un mouvement de travailleurs atteigne son objectif par la violence, ailleurs que dans des situations permettant la réussite sans y avoir recours. Ce seul argument, même s'il n'y en avait point d'autres, offre une puissante raison pour s'opposer aux procédés préconisés par le congrès anarchiste.

L'anarcho-syndicalisme prend parti pour ce que l'on appelle le syndicalisme d'industrie, par opposition au syndicalisme de métiers. En cela, comme dans sa préférence pour les actions industrielles plutôt que politiques, il fait partie d'un mouvement qui s'est répandu bien au-delà du territoire français. M. Cole insiste beaucoup sur la distinction entre le syndicalisme d'industrie et le syndicalisme de métiers. Le syndicalisme de métiers "rassemble en une seule association les travailleurs qui sont employés à un procédé industriel unique, ou à des procédés suffisamment semblables pour que chaque travailleur puisse accomplir la tâche de chacun des autres". Mais "l'organisation peut se faire suivant un schéma qui correspond, non pas au travail qui se fait, mais à la structure même de l'industrie. Tous les travailleurs qui produisent une certaine catégorie de mar-chandises pourraient être organisés en un seul syndicat... Le fondement de l'organisation ne serait ni le métier du travailleur ni l'employeur sous l'autorité duquel il travaille, mais l'industrie qui l'emploie. C'est cela que l'on appelle à proprement parler le syndicalisme d'in-dustriel24."

Le syndicalisme d'industrie est un produit américain. D'Amérique il s'est, jusqu'à un certain point, étendu à la Grande-Bretagne. C'est la forme normale que doit prendre une organisation de combat là où l'on désire que le syndicat soit le moyen de mener la lutte des classes, afin non point d'obtenir quelque amélioration de détail, mais de réaliser une révolution radicale du système économique. Tel est le point de vue adopté par l’Industrial Workers of thé World, connu sous le sigle IWW. C'est en Amérique l'organisation équivalente à ce qu'était la CGT en France avant la guerre. Leurs différences proviennent des conditions économiques qui diffèrent dans les deux pays, mais l'esprit est tout à fait analogue. Il n'y a pas, au sein de l'IWW, d'unanimité sur ce que doit être la forme définitive de la société à laquelle ses adhérents aspirent. On trouve parmi eux des socialistes, des anarchistes et des anarcho-syndicalistes. Mais l'IWW perçoit sans ambiguïté les intérêts immédiats qui sont en jeu : que la réalité fondamentale dans les relations actuelles entre le tra-vail et le capital est la lutte des classes, et que c'est par l'action industrielle, tout spécialement par la grève, qu'il faut chercher à s'affranchir. Tout comme la CGT, l'IWW n'est pas numériquement aussi forte que ne le pensent ceux qui en ont peur. Son influence est fondée moins sur le nombre de ses adhérents que sur le pou-voir qu'elle possède d'obtenir le soutien des travailleurs dans les moments de crise.

Le mouvement des travailleurs en Amérique a été caractérisé de part et d'autre par une violence extrême. En effet M. Jouhaux, secrétaire général de la CGT, admet que celle-ci est pacifique si on la compare à l'IWW. "L'IWW, dit-il, préconise une politique d'action militante qui est sans doute nécessaire dans certaines régions des États-unis, mais qui ne serait pas du tout acceptable en France25." Un récit fort intéressant, du point de vue d'un auteur qui ne se place ni entièrement du côté des travailleurs ni entièrement du côté des capitalistes, mais qui est désintéressé et désireux de trouver une solution à la question sociale en dehors de la violence et de la révolution, se trouve dans l'ouvrage de M. John Graham Brooks, intitulé "American Syndicalism : thé IWW" (Macmillan, 1913). La condition des travailleurs en Amérique est fort différente de celle qui prévaut en Europe. Premièrement, la puissance des trusts est énorme : à cet égard, la concentration du capital s'est en Amérique davantage conformée aux prédictions de Marx que partout ailleurs. Ensuite, l'affluence considérable de travailleurs étrangers rend le problème très différent de tous ceux qui se pré-sentent en Europe. Les ouvriers qualifiés déjà établis, la plupart nés en Amérique, se sont depuis longtemps organisés dans l’American fédération of Labour sous la direction de M. Gompers. Ceux-ci représentent une aristocratie du travail. Ils ont tendance à être du côté des patrons contre la masse des immigrés sans qualifications, et on ne peut pas dire qu'ils fassent partie d'un véritable mouvement ouvrier. "II y a actuellement, dit M. Cole, deux classes laborieuses en Amérique, ayant des niveaux de vie différents, et toutes deux se trouvent à l'heure actuelle quasi impuissantes face aux patrons. Il ne leur est pas davantage possible de s'unir que de présenter des revendications communes... L'American Fédération of Labour et l'Industrial Workers of thé World représentent deux principes d'association différents ; mais ils représentent aussi deux classes différentes de travailleurs26." L'IWW soutient le syndicalisme d'industrie, tandis que l'American Fédération of Labour soutient le syndicalisme de métiers. L'IWW fut formé en 1905 par le rassemblement d'organisations dont la principale était la Western Fédération of Miners, qui datait de 1892. Il subit une scission lorsqu'il perdit les partisans de Deleon, qui était le dirigeant du Socialist Labour Party et qui prônait une politique d'absten-tionnisme électoral tout en désapprouvant les méthodes violentes. Le siège du parti qu'il fonda se trouve à Détroit, tandis que celui de son corps principal est à Chicago. Quoique ayant une philosophie moins bien définie que l'anarcho-syndicalisme français, l'IWW n'est pas moins résolu à détruire le système capitaliste. Comme l'a déclaré le secrétaire de cette organisation : "II n'y a qu'un seul accord possible entre l'IWW et la classe patronale — l'abandon complet de la direction de l'industrie aux mains des travailleurs organisés27." En ce qui concerne les doctrines de la plus-value et de la lutte des classes, M. Haywood, de la Western Fédération of Miners, est un partisan à tout crin de Marx. Mais, comme tous ceux qui font partie de ce mouvement, il attache davantage d'importance à l'action industrielle, plutôt que politique, que ne le font les partisans européens de Marx. Cela s'explique sans doute par la situation particulière qui prévaut en Amérique, où les immigrés de fraîche date ont rarement le droit de vote. La IVe Convention de l'IWW révisa un préambule exposant les principes généraux qui sous-tendent son action. "La classe laborieuse et la classe patronale, déclare cette organisation, n'ont rien de commun. Il ne peut y avoir de paix tant qu'existeront la faim et le besoin parmi des millions de travailleurs et tant qu'une minorité, la classe patronale, possédera toutes les bonnes choses de la vie. Le combat doit continuer entre ces deux classes jusqu'à ce que les travailleurs du monde entier s'organisent en tant que classe, qu'ils s'emparent de la terre et des moyens de production, et qu'ils abolissent le système salarial. A la place de la devise conservatrice : "A travail honnête, salaire honnête", nous devons inscrire sur notre bannière le mot d'ordre révolutionnaire : "A bas le système salarial28."

Nombreuses sont les grèves qui ont été menées ou encouragées par 17WW et la Western Fédération of Miners. Dans ces grèves la lutte des classes revêt une forme plus âpre et plus extrême que partout ailleurs dans le monde. Les deux antagonistes sont prêts à recourir à la violence. Les patrons possèdent leurs propres armées et peuvent faire appel à la milice, et même, en cas de crise, à l'armée fédérale29. L'argument des anarcho-syndicalistes français, qui voient en l'Etat une institution capitaliste, est particulièrement applicable à l'Amérique. A la suite des scandales engendrés par cette situation, le gouvernement fédéral nomma une commission d'enquête sur les relations industrielles, dont le rapport, publié en 1915, révéla un état de choses dont il serait difficile d'imaginer l'équivalent en Grande-Bre-tagne. Le rapport déclare que "les désordres les plus grands et la plupart des explosions de violence lors des conflits industriels proviennent de la violation de ces droits que l'on considère comme fondamentaux, et de la perversion ou subversion, des institutions gouvernementales" (p. 146). Parmi les perversions que cite le rapport on trouve : l'asservissement de la Justice aux autorités militaires30, le fait que, lors d'un conflit du travail, la vie et la liberté de chaque individu dans l'Etat semblent être à la merci du gouverneur (p. 72), et l'utilisation des troupes de l'Etat pour maintenir l'ordre en temps de grève (p. 298). A Ludlow, dans le Colorado, eut lieu le 20 Avril 1914 un affrontement entre la milice et les mineurs, au cours duquel un certain nombre de femmes et d'enfants furent brûlés vifs à la suite de l'incendie provoqué par le tir de la milice31. On pourrait citer de nombreux autres exemples de bataille rangée, mais nous en avons assez dit pour montrer le caractère particulier des conflits du travail aux États-unis. Je crains qu'il ne faille s'attendre à la perpétuation de cet état de choses tant qu'une vaste fraction des travailleurs sera formée d'immigrés de fraîche date. Quand ces difficultés disparaîtront, comme elles doivent le faire à brève échéance, les travailleurs se feront peu à peu une place dans la collectivité, et ils parviendront à ne plus inspirer ni ressentir cette hostilité violente qui rend possible les formes les plus extrêmes de la lutte des classes. Lorsque arrivera cette époque, les mouvements de travailleurs américains en viendront probablement à ressembler à ceux d'Europe.

En attendant, si les formes sont différentes, les buts sont semblables, et le syndicalisme d'industrie, parti d'Amérique, s'est étendu à la Grande-Bretagne où il a eu une influence considérable — renforcée par celle de l'anarcho-syndicalisme français. Il est évident à mon avis, que l'adoption du syndicalisme d'industrie, de pré-férence au syndicalisme de métiers, est indispensable si l'on veut que le syndicalisme joue, dans le chan-gement de la structure économique de la société, le rôle que ses partisans affirment être le sien, et non pas celui des partis politiques. Le syndicalisme d'industrie, à l'encontre du syndicalisme de métiers, organise les hommes en fonction de l'ennemi qu'ils ont à combattre. Le syndicalisme anglais est encore très éloigné de cette forme industrielle ; cependant, certaines indus-tries, tout spécialement celle des chemins de fer, sont portées vers l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme d'industrie.

Toutefois, il est peu probable que l'anarcho-syndica-lisme à l'état pur connaisse une forte popularité en Grande-Bretagne. Son esprit est trop révolutionnaire et trop anarchique pour convenir à notre tempérament. C'est sous une forme modifiée, le Guild Socialism, que tendent à se développer les idées issues de la CGT et de l’IWW32. Ce mouvement en est encore à ses débuts et n'a pas encore pénétré la masse, mais il est soutenu avec talent par un groupe d'hommes jeunes, et il gagne rapidement du terrain parmi ceux qui vont former, dans les années à venir, la pensée du mouvement travailliste. Au cours de la guerre l'accroissement du pouvoir de l'Etat a été tel que ceux qui, par nature, n'ai-ment pas la situation actuelle, ont de plus en plus de mal à croire que la toute-puissance de l'Etat soit le chemin qui nous mènera à l'âge d'or. Les Guild Socialists ont pour but l'autonomie de l'industrie avec, comme conséquence, non pas l'abolition, mais la réduction du pouvoir de l'Etat. Ce système qu'ils préconisent est, à mon avis, le meilleur qui ait été proposé jusqu'ici et celui qui pourrait le plus probablement assurer la liberté sans ces appels incessants à la violence qui sont à craindre sous un régime purement anarchiste.

Dans sa première brochure, la National Guild's League expose les principaux points de sa doctrine. Dans l'industrie chaque usine doit être libre de décider de ses propres méthodes de production, par l'entremise de directeurs élus. Les différentes usines d'une même indus-trie devront être regroupées en une Guild nationale qui s'occupera de la commercialisation des produits et des intérêts généraux de l'ensemble de l'industrie. "L'Etat posséderait les moyens de production en tant que mandataire de la collectivité : les Guilds les administreraient, également en tant que mandataires de la collectivité, et devraient payer à l'Etat un impôt unique ou un loyer. Toute Guild qui déciderait de placer ses intérêts propres avant ceux de la collectivité manquerait à son devoir, et devrait s'incliner devant le jugement d'un tribunal paritaire représentant l'ensemble des produ-teurs et l'ensemble des consommateurs. Cette commission mixte serait l'instance souveraine suprême, l'ultime cour d'appel de l'industrie. Elle établirait non seulement l'imposition de la Guild, mais aussi les normes de prix, et ce serait elle qui les réajusterait périodiquement". Chaque Guild aura le droit absolu de répartir son revenu à sa guise parmi ses membres, c'est-à-dire tous ceux qui travaillent dans l'industrie qu'elle représente. "La répartition de ce revenu collectif de la Guild semble être une affaire que chaque Guild doit décider pour elle-même. La question de savoir si les Guilds décideraient un jour ou l'autre d'adopter le principe d'un salaire égal pour chacun de ses membres reste encore à débattre". Le Guild Socialism admet le principe anarcho-syndicaliste selon lequel la liberté ne peut être assurée si l'Etat est patron : "L'Etat et les municipalités ne se sont guère montrés différents des patrons privés." Le Guild Socialism considère que l'Etat serait le représentant de la collectivité dans son rôle de consommateur, tandis que les Guilds la représenteraient dans son rôle de producteur ; ainsi donc, le Parlement et le Congrès des Guilds auraient des pouvoirs égaux, l'un comme représentant des consommateurs et l'autre des producteurs. Coiffant le tout, la commission mixte du Parlement et du Congrès des Guilds trancherait les questions qui engageraient les intérêts à la fois des consommateurs et des producteurs. Le point de vue des Guild Socialists est que le socialisme d'Etat ne considère les hommes qu'en tant que consommateurs, tandis que l'anarcho-syndicalisme ne les perçoit qu'en tant que producteurs. "La difficulté consiste, disent les Guild Socialists, à concilier les deux points de vue. C'est là la tâche que se sont donnée les partisans des Natoinal Guilds. L'anarcho-syndicaliste exalte les organisations industrielles de producteurs, tandis que le collectiviste a vu la perfection dans les organisations territoriales ou politiques de consommateurs. Tous deux s'attirent le même reproche : il n'est pas possible de concilier deux points de vue en niant l'existence de l'un d'eux33." Mais si le Guild Socialism représente une tentative d'accord entre deux points de vue, tous deux parfaitement légitimes, son élan et sa force proviennent de ce qu'il a emprunté à l'anarcho-syndicalisme. Comme lui, il a pour but principal non pas tant d'obtenir une meilleure rémunération, mais de parvenir à ce résultat, ainsi qu'à d'autres, en rendant le travail plus intéressant en soi et son organisation plus démocratique.

"Le capitalisme a fait du travail une activité purement commerciale, une chose sans âme et sans joie. Mais imaginons que l'on remplace le profit réservé à quelques-uns par les Guilds au service de la nation ; que le travail, au lieu d'être une marchandise à vendre, devienne une occupation digne d'un être responsable ; que l'on remplace la bureaucratie et le gigantisme démoralisant de l'Etat moderne et des grandes sociétés modernes par actions, par l'autogestion et la décentralisation ; alors les mots "joie du travail" auront à nouveau un sens et on sera en droit d'espérer que l'homme redeviendra fier de la qualité, et non seulement de la quantité, de son travail. Il existe un mythe du Moyen Age, une tartuferie de la "joie du travail", mais il vaut mieux courir le risque d'y succomber que de nous soumettre pour toujours à la philosophie du capitalisme et du collectivisme, qui affirment que le travail est un mal nécessaire qui jamais ne sera agréable, et que le seul espoir des travailleurs se trouve dans les loisirs, qui seront plus longs, plus riches et bien embellis de douceurs municipales34".

Quoi que l'on puisse penser de l'application pratique de l'anarcho-syndicalisme, on ne peut nier que les idées, qu'il a introduites dans le monde ont fait beaucoup pour donner un regain de vie au mouvement des travailleurs, et pour lui rappeler un certain nombre de choses d'importance fondamentale qu'il risquait d'oublier. Les anarcho-syndicalistes voient l'homme davantage en producteur qu'en consommateur. Ils se soucient davantage d'obtenir la liberté dans le travail que d'augmenter le bien-être matériel. Ils ont ranimé la quête de la liberté, qui s'estompait quelque peu sous lé régime du socialisme parlementaire, et ils ont rappelé aux hommes que notre société moderne a besoin, not pas d'un petit rafistolage ici et là, non pas des réajustements mineurs que sont prêts à concéder les déten-teurs actuels du pouvoir, mais d'une reconstruction fondamentale, de la suppression de toutes les sources d'oppression, d'une libération des énergies créatrices de l'homme, et d'une manière totalement nouvelle de concevoir et d'ordonner la production et les relations économiques. En cela le mérite de ce mouvement est si grand qu'il rachète ses petits défauts, qui deviennent insignifiants, et ce mérite restera acquis à l'anarcho-syndicalisme, même si, à la fin de la guerre, il se trouve qu'il ait disparu en tant que mouvement à structure définie.


1 “ Musings of a Chinese Mystic. ” Sélections from thé Philosophy of Chuang Tzu. With an Introduction by Lionel Giles, MA (Oxon). “Wisdom of thé East” Séries, John Murray, 1911, pp. 66 - 68. “ Réflexions d'un Mystique Chinois. ” Morceaux choisis de la philosophie de Tchouang-tseu. Avec une introducduction par Lionel Giles, MA (Oxon). De la série “ Sagesse de l'Orient”, John Murray, 1911, pp. 66 - 68.

2 Un compte rendu de la vie de Bakounine vue du côté anar-chiste se trouve dans le deuxième volume de l'édition complète de ses œuvres : Michel Bakounine, Œuvres, Tome II. Avec une Notice Biographique, des Avant-propos et des Notes, par lames Guillaume. Paris, 1907, P.-V. Stock, Editeur, pp.v. LXIII.

3 Nous réservons pour la deuxième partie une critique de ces théories.

4 Œuvres, II, op. cit., p. VI.

5 Texte français de Bakounine, Ibid. p. XI.

6 Ibid., p. XV

7 Ibid., p. XXVI

8 Ibid., p. XXXI.

9 “ Marx, comme penseur, est dans la bonne voie ; il a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l'histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C'est une grande et féconde pensée, qu'il n'a pas entièrement inventée : elle a été entrevue, exprimée en partie par bien d'autres que lui - mais enfin, il lui appartient l'honneur de l'avoir solidement établi! et de l'avoir posée comme base de tout son système économique. ” Ibid., p. XIII.

10 Ce titre n'est pas de Bakounine, mais fut inventé par Cafiero et Elisée Reclus, ses éditeurs, qui ne savaient pas qui s'agissait d'un fragment destiné à être une deuxième version de “ l'Empire Knouto-Germanique ”, (voir Ibid., p. 283).

11 Paris, 1894.

12 En français dans le texte (N.D.T.).

13 L'attitude de l'élite anarchiste est celle qu'exprimé Bevington en ces mots : “ Nous savons, bien sûr, que parmi ceux qui se disent anarchistes se trouve une minorité de fanatiques déséquilibrés qui considèrent toute action illégale, sensationnelle et violente comme une occasion de réjouissance hystérique. D'une grande utilité pour la police et la presse au raisonnement incertain, à la moralité chancelante, ils se ont maintes fois montrés accessibles à la corruption. Ils sont à vendre, eux, leur violence et leur prétendu anarchisme, en dernier ressort ils se montrent d'efficaces partisans de bourgeoisie qui les accueille volontiers dans sa guerre impitoyable contre les libérateurs du peuple. ” Sa conclusion pleine de sagesse : “ La tuerie, les mutilations sans distinction — laissons tout cela au gouvernement, à ses politiciens, à ses financiers, à ses officiers et à son Droit. ” (“ Anarchism and Violence ”, pp. 9 -10. Liberty Press, Chiswick, 1896.)

14 Voir chapitre suivant.

15 Dont le parti Travailliste Indépendant ne constitue qu'une section.

16 Et aussi en Italie. Une courte et bonne description du mou-vement italien est faite par A. Lanzillo, « Le mouvement ou-vrier en Italie, » Bibliothèque du Mouvement Prolétarien. Voir aussi « Le syndicalisme européen » de Paul Louis, chap. VI. En revanche, Cole (« World of Labour, » chap. VI) considère le syndicalisme authentique en Italie comme peu important.

17 Ce fait est souvent reconnu par les anarcho-syndicalistes eux-mêmes. Voir par exemple un article sur « L'ancienne Inter-nationale » dans le Syndicalist de février 1913, où, après une description de la lutte entre Marx et Bakounine, dans l'opti-que d'un partisan de ce dernier, il est dit : « Les idées de "îa-kounine sont maintenant plus vivantes que jamais. »

18 Voir pp. 42 - 43 et 160 de « Syndicalism in France » de Louis Levine, Ph.D. (Columbia University Studies in Political Science, vol. XLVI. N° 3). Cela est un récit objectif et digne de confiance sur l'origine et la progression de l'anarcho-syndicalisme français. Une excellente et brève discussion de ses idées et de sa position actuelle se trouve dans « World of Labour » de Cole (G. Bell & Sons) surtout dans les chapitres III, IV et XI.

19 Voir Levine, loc. cit., chap. II.

20 Cole, Ibid., p. 65.

21 En France, syndicat signifie encore une association locale. Il n'y a actuellement que quatre syndicats nationaux.

22 Cole, Ibid., p. 65.

23 En fait, la grève générale fut inventée par un Londonien, William Benbow, un disciple d'Owen, en 1831.

24 « World of Labour », pp. 212 - 213.

25 Cité dans Cole, Ibid., p. 128.

26 Ibid., p. 135.

27 Brooks, loc. cit., p. 79.

28 Ibid., pp. 86 - 87.

29 Au XIXe siècle, divers Etats des Etats-Unis possédaient une milice qui prit après la guerre de 14-18 le nom de National Guard (NDT).

30 « Quoiqu'il soit universellement admis que le writ d'habeas corpus ne puisse être suspendu que par le corps législatif, le pouvoir exécutif, dans ces conflits du travail, a, en fait, sus-pendu l'application de ce writ, ou n'en a tenu aucun compte... A la suite de l'agitation sociale, les tribunaux ont toujours don-né raison au pouvoir militaire, et il n'y eut aucun cas où ce pouvoir fut contesté, ni aucun effort accompli pour le restrein-dre, sauf dans l'Etat de Montana, où la condamnation d'un civil par une commission militaire fut annulée. » Rapport définitif de la Commission sur les Relations Industrielles (1915) nommée par le Congrès des Etats-Unis, p. 58.

31 Literary Digest, 2 mai et 16 mai 1914.

32 Les idées du Guild Socialism furent exposées pour la première fois dans « National Guilds », publié par A. R. Orage (Bell and Sons, 1914), et dans «World of Labour», de Cole (Bell and Sons), initialement publié en 1913. On devrait lire aussi « Self Government in Industry » de Cole (Bell and Sons, 1917) et « The Meaning of National Guilds » de Reckitt et Bechofer (Palmer and Hayward, 1918), ainsi que diverses brochu-res publiées par la National Guilds League. L'anarcho-syndica-lisme est loin de se montrer favorable au Guild Socialism. Un article du Syndicalist de février 1914 en parle dans les termes suivants : « Bourgeois parmi les bourgeois, exemple éclatant des défauts (bêtise est le mot qui a failli nous échapper) de la bourgeoisie, le Guild Socialism se révèle comme la plus récente des élucubrations de l'esprit bourgeois. C'est un vol sans ver-gogne et une perversion délibérée des idées de l'anarcho-syndi-calisme... Nous contestons formellement l'idée de «l'Etat».. dans le Guild Socialism. Le bourgeois, même lorsqu'il devient socialiste, n'arrive pas à se débarrasser de l'idée que le travail-leur est son inférieur ; que les travailleurs ont besoin d'être éduqués, encadrés, formés, entourés en somme, pendant très longtemps avant de pouvoir marcher tout seuls. En fait c'est exactement l'inverse qui est vrai... La vérité pure et simple, c'est que le salarié ordinaire, d'intelligence moyenne, est bien plus capable de se débrouiller que ne l'est le bourgeois à moi-tié cultivé qui insiste pour lui donner des conseils. Il sait bien ce qu'il faut pour faire tourner les rouages du monde. »

33 Les citations ci-dessus proviennent toutes de la première brochure publiée par la National Guilds League, « National Guilds : an Appeal to Trade Unionists. »

34 « The Guild Idea », brochure n° 2 de la National Guilds League, p. 17.