La lutte contre le projet de reforme des retraites : une défaite prévisible1

S.I.A.2

Nous sortons d'un conflit social d'ampleur, massif, qui aura duré des semaines. Des semaines de grève, de manifs et plus rarement d'action. En vain !!! Cela n'aura pas suffit pour faire reculer le gouvernement et en soi, cela ne constitue pas pour nous une surprise. Nous sortons de ce conflit plutôt avec un certain nombre de confirmations. L'heure du bilan a sonné. Il faut maintenant tirer des leçons des événements. Il y a urgence car les mauvais coups vont continuer à pleuvoir. Il nous faut extraire de la défaite ce qui pourra nous aider à être victorieux demain.

ANALYSONS LE CONTEXTE : UN GOUVERNEMENT DE COMBAT

Pour celle et ceux qui en doutaient encore, il va falloir se rendre à l'évidence. Le gouvernement actuel bénéficie d'une assise politique très importante et stable : il a été massivement élu. Et le fait qu'il ait été élu grâce à l'apport de très nombreuses voix de gôche ne tétanise en rien son action. Une fois élu, les gouvernements n'ont plus de comptes à rendre.

Main dans la main avec le MEDEF, le gouvernement, qui a les coudées bien franches, se lance dans un ensemble de réformes, une véritable "refondation sociale" pour parler en Seillières dans le texte. Plus ou moins importantes, ces réformes se succèdent à un rythme soutenu : disparition du statut des pions, emplois-jeunes virés comme des malpropres, réforme du régime de chômage, durcissement programmé du statut des intermittents du spectacle, suppression de l'impôt sur les grandes fortunes, décentralisation, compressions budgétaires, réforme des retraites. Et à la rentrée, la Sécu, les universités et le droit de grève dans les transports publics vont être visés par un main qui ne tremble pas.

Contrairement à l'insidieuse politique socialiste de grignotage lent et progressif des acquis sociaux, la droite a décidé de mettre le turbo. Elle s'attaque plus particulièrement à tout ce qu'on appelait le "salaire indirect", à savoir la couverture chômage, vieillesse et santé. Les salariéEs voient leurs cotisations augmenter (en durée et en pourcentage du salaire direct) et leurs droits se réduire. Comme d'habitude, ils/elles supportent l'essentiel des "efforts" que la logique capitaliste leur impose pour la préservation du sacro-saint taux de profit.

DES MEDIAS AUX ORDRES :

Qu'ils soient nationaux ou régionaux, télévisés, écrits ou radiophoniques, la très grande majorité des médias a fait preuve d'une servilité tout à fait remarquable. La dénonciation continuelle de "l'irresponsabilité", du "manque de civisme" des grévistes, "privilégiés", à l'occasion "violents", infiltrés par l'extrême gauche, qui ruinent l'économie, font le jeu du fascisme, prennent en otages les usagers des transports, stressent les lycéen(ne)s ou des étudiantEs qui doivent passer leurs examens. aura atteint des sommets.

La réforme gouvernementale fut quant à elle décrite bien souvent comme "inévitable", "nécessaire", "urgente", "courageuse", "équitable". Médias partout, info nulle part !!!

DESORMAIS LA POLICE VEILLE. ET PAS QUE DANS LES CITES CRASSEUSES :

Les sondages le disaient : "les français veulent de la sécurité". Le gouvernement a donc donné plus de flics, bénéficiant de droits plus étendus à une population qui, elle, en a de moins en moins et est soumise à des lois de plus en plus nombreuses, répressives, à des peines alourdies qu'on va purger dans des prisons surpeuplées. Les dernières semaines auront peut-être eu l'avantage de rappeler à un certain nombre de grévistes gazés, frappés, molestés, insultés, interpellés voire inculpés que l'ordre sécuritaire qui s'installe dans ce pays ne vise pas que les putes, les manouches, les roumains ou les banlieusards basanés, bref "les autres", qu'il est également mis en place pour s'en prendre aux grévistes, aux activistes, aux contestataires trop remuantEs au goût du gouvernement et du patronat.

"LES SYNDICATS SONT NOS AMIS, ILS NE NOUS ONT JAMAIS TRAHI !!!" :

Le mouvement social a démarré progressivement. Prudents comme toujours, les syndicats ont enchaîné les journée d'(in)action et autres "temps forts" en attendant de voir ce qui allait se produire. Et quand le 13 mai, des manifs de masse se sont produites partout en France, quand le 25 mai un énorme cortège a envahi les rues de Paris. ils se sont bien gardés d'étendre la lutte en appelant à la grève générale reconductible et interprofessionnelle.

En 1936, le stalinien Thorez disait qu'il fallait "savoir terminer une grève", aujourd'hui les grands chefs syndicalistes, toujours à la pointe du progrès, nous démontrent qu'ils savent désormais aussi ne pas la commencer.

Bien des grévistes, syndiqués ou non, engagés sans arrières pensées dans la lutte, s'en sont émus et au fur et à mesure que le temps passait, on a pu voir se manifester chez eux une déception, une amertume, une incompréhension, une colère de plus en plus affichée vis à vis des syndicats.

Nous disons à ces camarades de lutte qu'il n'y a pas lieu d'être déçus ou amers car l'attitude des syndicats est tout à fait compréhensible. Elle ne devient incompréhensible que si l'on a encore des illusions sur les syndicats, comme croire par exemple, que leur but premier est de lutter aux cotés des travailleurs contre les injustices dont ils sont la cible.

Si tel fut bien souvent le cas à leurs origines, les syndicats ont depuis longtemps abandonné les idées de lutte de classe, de transformation radicale de la société, les principes d'indépendance vis à vis des partis politiques et du financement d'État, d'autonomie vis à vis des valeurs bourgeoises, le devoir de solidarité et d'appui mutuel. Ils ne sont plus les lieux où s'auto-organisaient au début du siècle les travailleurs les plus combatifs et où circulaient des idées critiques et alternatives.

Non aujourd'hui, ce sont des appareils bureaucratiques, hautement hiérarchisés, financés par l'État, traversés par de multiples influences politiciennes et dont la fonction première est de négocier la mise en ouvre, avec les autres "partenaires sociaux" (Etat-patron et MEDEF), d'un certain nombre de réformes ou adaptations nécessaires du point de vue du capital et/ou de l'appareil d'État. En échange de quoi, ils obtiennent de temps en temps quelques miettes ou menus avantages provisoires pour les travailleurs, ce qui leur permet de sauver les apparences. Ils justifient aussi leur existence aux yeux des salariEs par de multiples prestations de service (prud'hommes, mutations, problèmes de notations administratives.).

A l'occasion quand la base grogne ou lorsque leurs intérêts bureaucratiques sont menacés, ils se lancent dans des mobilisations mais toujours un peu à reculons car il n'est pas toujours aisé de les canaliser, de les diriger, de les maintenir dans le cadre des manifestations ritualisées, respectueuses de la légalité, où tout le monde s'emmerde pendant que le pouvoir s'en fout.

A la différence des grands syndicats traditionnels, les petits syndicats récents sont souvent plus combatifs et démocratiques et en général ils le restent tant qu'ils ne grossissent pas trop, après ils ont beaucoup d'élus, s'intègrent dans les instances paritaires, deviennent "raisonnables et réalistes" comme les autres. Comme on dit par chez nous, "Les syndicats, c'est fait pour être débordés !!!".

Oui, vraiment, déception et amertume ne servent à rien. Quant à la colère, camarades de lutte, gardez là et cultivez la avec soin. Elle aide à ouvrir les yeux et elle aura bientôt l'occasion de resservir.

LE MOUVEMENT A cumulé DE GRAVES faiblesses : Faiblesse de l'auto-organisation :

Les AG ont refleuri et elles ont été marquées en général par une réelle démocratie. à la base, dans les bahuts, les dépôts, les centres de tri et autres établissements. Le problème, c'est qu'une lutte d'une telle ampleur ne peut se mener uniquement au niveau des établissements de services publics. Or, si les AG d'établissements ont bien été démocratiques, tel ne fut pas le cas des AG départementales ou régionales (de branche ou interprofessionnelle) qui, elles, furent bien souvent contrôlées et verrouillées par les syndicats (réunis en inter-syndicales, ces "unions sacrées" bureaucratiques qui ont pour but la canalisation des foules) qui y donnaient le "La", faisaient souvent voter uniquement ce qui les arrangeaient, monopolisaient la parole, définissaient ce qui était possible, correct et ce qui ne l'était pas.

Les AG d'établissements ou de secteurs (autour de petites localités) ne gêne guère les syndicats. Ces AG prennent souvent en charge toute une partie du travail de mobilisation et de circulation de l'information que les syndicats n'ont plus vraiment les moyens militants d'assurer. Les syndicats les acceptent d'autant mieux qu'elles leurs offrent une façade démocratique. Par contre, il est fondamental pour eux de contrôler les AG centrales des grandes villes, des départements et des régions où se concentrent parfois des centaines et des centaines de grévistes et à partir desquelles se dessinent la forme et le contenu du mouvement.

Malheureusement, mis à part quelques embryons de coordinations auto-organisées dans certaines régions (en particulier entre collectifs indépendants de profs), rares ont été les structures autonomes de lutte directement mises en place par les grévistes et ensuite coordonnées de manière interprofessionnelle dans les grandes villes et à l'échelle des régions.

FAIBLESSE DE L'ACTION :

Même si le mouvement n'avait pas l'ampleur de celui de 95, cela aurait vraisemblablement pu être compensé par une action résolue. Ce ne fut pas le cas. Certes, dans certains endroits et/ou dans certains secteurs se sont manifestés ce que nous appelons "des poches de radicalité".

De ci de là, des piquets de grève, des barrages mobiles, des blocages fixes, des actions surprises dans des gares, des occupations de bâtiments administratifs, des dégradations de locaux patronaux ont eu lieu mais avec une fréquence et une extension bien trop faible.

L'impact de telles formes d'actions ne devient réellement dérangeant pour le pouvoir que lorsqu'elles se généralisent (à la fois géographiquement et sectoriellement), se coordonnent et se produisent à une échelle importante TOUS les jours. Une telle généralisation de l'action menace directement le contrôle du mouvement par les syndicats qui sont dans l'incapacité d'être partout. Ils le savent et c'est justement pour cela qu'ils freinent de telles actions, parce qu'elles portent en germe leur débordement pratique, parce qu'elles peuvent provoquer des incidents et donc radicaliser les grévistes.

FAIBLESSE DE LA CULTURE DE LUTTE :

La faiblesse de l'action et du degré d'auto-organisation mis en ouvre par le mouvement de lutte renvoie à la faiblesse actuelle de ce que nous appelons la "culture de lutte", c'est à dire un ensemble d'expériences pratiques et de réflexions théoriques, collectivement partagé et orienté vers la construction d'un mouvement autonome de résistance et d'émancipation sociale.

Depuis 95, un certain nombre (relativement restreint) de luttes défensives, en général très localisées (entreprises qui ferment, plans sociaux), qui prennent un tour radical, se sont produites mais il ne s'agissait en aucun cas de mouvements d'ampleur. Une fois ces entreprises liquidées, les collectivités de salariEs qui y bossaient se dispersaient et avec eux, le capital d'expériences de lutte qu'ils avaient pu accumuler.

Il y a bien eu aussi quelques conflits plus importants dans l'Éducation Nationale et à la SNCF mais ils restèrent essentiellement à caractère régional.

Cette absence, pendant prés de 8 ans, de grands mouvements, ou de nombreux mouvements plus limités (sectoriellement et géographiquement), ayant une certaine durée et radicalité, les fermetures de boites, la précarité et le chômage (sans parler du matraquage idéologique), tout cela a réduit les opportunités d'acquérir, d'approfondir et de transmettre des expériences de lutte. Et tout cela fait cruellement défaut maintenant. Cela se ressent à travers de multiples attitudes passives, spectatrices, attentistes, consommatrices, à travers un manque de combativité, d'expérience, de solidarité, de réseaux, à travers l'absence d'actions et de structures de coordination indépendantes des syndicats, à travers des discours et actions qui se veulent très légalistes, responsables, à travers la naïveté qui consiste à croire qu'il suffit de manifester nombreux pour obtenir gain de cause ou à demander au gouvernement de bien vouloir entendre la rue.

QUELLES PERSPECTIVES ???

Les limites rencontrées par le mouvement actuel doivent constituer le point de départ d'une réflexion et d'une action nécessaire mais qui ne pourront donner des résultats que sur le long terme.

AG, COMITES DE LUTTE, RESEAUX, COLLECTIFS, COORDINATIONS :

Partout où c'est possible, les AG de base, tenues sur les lieux de travail, doivent être démocratiques et souveraines. Dans les établissements de services publics les plus importants, il faut essayer de faire en sorte qu'elles débouchent sur la constitution de comités de lutte (ou de grève), indépendants des syndicats. Il faut ensuite rapidement tenter de coordonner localement les comités de lutte et les AG, au sein d'une même branche et entre toutes les branches en lutte. Cela passe entre autres par des visites directes dans les AG locales des différentes branches en lutte.

Là où cela n'est pas directement possible, il faut essayer de se regrouper entre personnes favorables à l'auto-organisation et à la radicalisation, créer des réseaux où circulent infos, analyses et propositions concrètes et mettre en place dés que possible, sur des bases locales, des collectifs autonomes de salariéEs en lutte, en dehors de toute influence syndicale (même si des syndiquéEs peuvent faire la démarche de les rejoindre à titre individuel).

Il faut ensuite saisir toutes les opportunités de se rencontrer et de se coordonner entre AG, comités de lutte, réseaux, collectifs et coordinations de différentes localités, à une échelle départementale et régionale.

Ce type de travail demande pas mal d'énergie et nécessite du temps. Il est évident qu'il ne peut être mené à bien par quelques groupuscules radicaux (même si ceux-ci peuvent y participer). Ce travail ne pourra se concrétiser que si de nombreux individus sont déterminés à le prendre en charge et se montrent capables de créer, collectivement, une dynamique de lutte et d'auto-organisation.

Toute expérience d'auto-organisation et de lutte radicale, même limitées géographiquement et/ou sectoriellement, même fragile et provisoire, constitue de fait une avancée vers l'autonomie du mouvement social. Il est indispensable de construire des formes d'auto-organisation qui pourront servir de réceptacles pour les salariéEs radicaliséEs lorsque éclateront de nouveaux conflits et de creusets où pourront se forger les éléments d'une culture de lutte autonome.

RETOURNER AUX SOURCES DE L'ACTION DIRECTE :

Il s'agit d'agir par soi-même, pour soi-même, sans passer par des intermédiaires syndicaux ou politiciens et sans se laisser tétaniser par les interdictions de la loi capitaliste.

Les actions peuvent être individuelles ou collectives, diffuses ou concentrées. Blocages, piquets de grève, occupations, séquestrations, harcèlement des déplacements ministériels, grèves perlées, grève du zèle, sabotages, coulage de la production, multiplications des malfaçons, débordements divers, actions surprises visant un ou plusieurs objectifs simultanément (ce qui tend en plus à réduire les risques de répression policière).Les options ne manquent pas. L'impact de ces formes d'actions, le degré de nuisances qu'elles représentent pour le pouvoir dépend de leur généralisation (spatiale et sectorielle) et de leur fréquence quotidienne. Même si elles restent limitées en nombre localement, ces formes d'action peuvent avoir un fort effet cumulatif et dynamique au niveau national. Elles doivent chercher prioritairement à perturber le fonctionnement de l'économie et/ou de l'appareil d'État. Leur mise en oeuvre dépend de la situation locale concrète, du degré d'organisation et d'expérience tactique des gens, du nombre de personnes prêtes à y participer, de leur détermination et préparation, du rapport de force global...

POLITISER LES LUTTES :

Là encore, il s'agit d'un boulot de fond et de longue haleine. Il faut essayer de libérer la parole, de susciter des discussions dans les AG, d'organiser des débats, taper la discute dans les manifs, multiplier les prises de paroles publiques, faire circuler infos, analyses, propositions via tracts, mailist, petits sites internet, petits journaux ou feuilles d'infos sur la lutte, brochures, critiquer radicalement la société actuelle et ses modalités de médiation/intégration syndicale et politicienne, discuter collectivement de la mise en place d'alternatives concrètes au système, reposant sur d'autres valeurs, fonctionnant de manière non hiérarchique, autogérée.

Nous allons proposer localement à un certain nombre de personnes de discuter de tous ces objectifs et étudier, avec elles, les moyens qui s'offrent à nous pour s'en rapprocher

Même s'il faut bien reconnaître que le mouvement social actuel part de bas, il ne faut pas perdre de vue que les mois qui suivront la rentrée risquent d'être porteurs de conflictualité, et que c'est dans et par la lutte que peuvent émerger des processus d'autonomisation, de radicalisation et de politisation du mouvement social. Tout mouvement de lutte tend à faire apparaître ses faiblesse en même temps qu'il produit l'expérience capable de les dépasser.

LAISSONS LE PESSIMISME POUR DES TEMPS MEILLEURS.

S'ORGANISER POUR LUTTER,

LUTTER POUR S'ORGANISER !!!


1 Diffusé par A-Infos.

2 Syndicat Intercorporatif Anarchosyndicaliste de Caen, BP 257 14013 Caen Cedex.