DIFFERENCIATION ET HIERARCHISATION SOCIALES

P-J S.

I

Différenciation et hiérarchisation sociales : de quoi s’agit-il ? En bref, de l’ordre social dans ses diverses dimensions ; mais aussi, dans le même temps, de la contestation de cet ordre — c’est-à-dire du désordre, et par conséquent du changement, de l’histoire. Des classements sociaux établis, imposés, mais aussi contestés, remis en cause. Et qui sont vécus par les individus, par les acteurs sociaux, dont ces classements déterminent les statuts et commandent les rôles ; et aussi structurent les identités.

On part de ce fait premier que toute société est, plus ou moins, mais toujours à quelque degré, inégalitaire. Il s’agit ici, bien sûr, des sociétés réelles : ce n’est que dans les sociétés des rêveries utopiques (prospectives : la cité idéale, ou rétrospectives : l’âge d’or) que l’on pourra trouver un ordre social parfaitement égalitaire. En toute société — et l’on entend par-là, dans leur très grande diversité, les petites sociétés traditionnelles comme les vastes sociétés "historiques" jusqu’aux modernes, même si ce sont celles-ci que l’on privilégie, en fait, ici, comme généralement en sociologie, pour l’analyse — est imposé un ordre, qui est d’abord un ordre des classements entre ses membres, impliquant un accès plus ou moins inégal au prestige, au pouvoir, aux richesses, ordre résultant de processus de différenciation et de hiérarchisation complexes et imbriqués les uns dans les autres. Ces classements inégalitaires forment en chaque société, à un moment donné de son histoire, un système plus ou moins reconnu et plus ou moins accepté ou plus ou moins contesté par les individus, qui doivent, en tout cas, "faire avec" ce système.

Plutôt que de différenciation et de hiérarchisation sociales, on pourrait plus simplement parler de différence et de hiérarchie — et c’est d’ailleurs ce qu’il nous arrivera de faire par la suite, mais une fois précisé ce qu’il convient d’entendre par-là.

Par ces expressions, plus lourdes, de différenciation et de hiérarchisation, il s’agit en effet de mettre l’accent sur le fait que l’on n’a pas là à faire à des phénomènes statiques, mais dynamiques. Qu’il ne s’agit pas d’états, mais de processus.

Les différences et les hiérarchies sociales, les inégalités, les classements sociaux ne sont pas donnés une fois pour toutes. Comme s’il s’agissait d’invariants de la condition humaine. Comme si les différences et les hiérarchies étaient conformes à un ordre stable et immuable. C’est-à-dire comme si l’ordre social, qui est avant tout l’ordre des classements, était — et sinon devrait nécessairement être — conforme à un autre ordre, qui lui serait extérieur, supérieur ou plus profond, un ordre extra-, supra-, infra- ou métasocial, un ordre voulu par Dieu, la Providence ou la Nature. Comme si, par conséquent, l’ordre social n’était pas un ordre produit et établi par les êtres humains eux-mêmes, et eux seuls, dans leur(s) histoire(s) ; et qu’il n’était pas, en ce sens, un ordre artificiel et très largement arbitraire, qui produit par les hommes peut être changé par eux. Et comme si, de cet ordre social, il convenait de chercher le principe de légitimité et sa garantie en dehors du social et de l’histoire, c’est-à-dire en dehors de la vie des collectivités humaines elles-mêmes : dans des dieux ou des esprits régissant l’ordre tout entier du cosmos, ou dans un Dieu personnel veillant en permanence au maintien de cet ordre voulu par Lui, ou bien encore dans une entité impersonnelle que l’on appelle soit la Providence soit la Nature, au plan caché de laquelle se conformerait l’ordre social.

C’est ici un point tout à fait essentiel — même si, à première vue, ces considérations peuvent sembler passablement abstraites et sans rapport avec les réalités que nous vivons (mais il n’en est rien) — un point qui touche à la perspective sociologique elle-même, à la pensée sociologique dans ce qu’elle a de plus spécifique, à la conception proprement sociologique du monde social et historique.

Pensée sociologique qui s’oppose aux pensées providentialistes du social, dans lesquelles l’ordre social — et donc les hiérarchies, les inégalités établies entre les hommes et les femmes, entre les peuples et entre les "races", entre les classes sociales : dominants et dominés, dirigeants et dirigés, exploiteurs et exploités, ceux qui sont "en haut" et ceux qui sont "en bas" — est conçu comme conforme à la volonté divine, aux desseins de la Providence.

Et qui s’oppose aussi bien à toute pensée naturaliste du social, de l’ordre social conçu comme conforme à un ordre naturel — et cela en dépit du fait que bon nombre de sociologues ont eu une conception naturaliste du social, des phénomènes sociaux comme étant, par delà toutes les ruptures à considérer, dans le prolongement des phénomènes de la nature, des sociétés humaines comme étant dans la nature et non pas hors de la nature, à commencer par le "père-fondateur" Auguste Comte, dont ne se démarqueront que partiellement à cet égard les sociologues de l’école durkheimienne et moins encore, influencés par Herbert Spencer, les premiers sociologues américains : il s’agit là de l’un des paradoxes ou, si l’on veut, des contradictions que l’on retrouve, nombreuses, dans l’histoire de la sociologie et aussi bien, du reste, dans la sociologie contemporaine.

Les pensées providentialistes et les pensées naturalistes de l’ordre social — des pensées qui d’ailleurs se confondent désormais la plupart du temps, Dieu et la Nature étant plus ou moins identifiés l’un à l’autre, soit que l’on conçoive la Nature comme création et donc expression de la volonté divine, soit que l’on fasse l’économie d’un Être transcendant et tout-puissant, en se contentant de la Nature, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait de la Nature érigée en grande entité dotée d’un dessein, d’une volonté, d’un plan — ces pensées, donc, sont particulièrement aptes à fonctionner, et c’est ce qui historiquement s’est très souvent produit, comme des philosophies sociales de la conservation, des idéologies du maintien des hiérarchies établies. L’appel à la nature est particulièrement commode pour conforter l’ordre social, légitimer les hiérarchies instituées, justifier les inégalités et (selon une formule de Ralf Dahrendorf) rassurer les sociétés en proie au doute sur elles-mêmes de la justice de leurs injustices. Les hiérarchies sociales ne font, dans cette perspective, que refléter les hiérarchies naturelles. Des hiérarchies, par conséquent, soit expressément voulues par la Divinité, soit conformes au plan caché de la Nature. Dans l’un et l’autre cas, nécessaires et inéluctables. Ce sont les différences naturelles entre les êtres humains qui fondent les différences sociales de leurs positions. Les femmes par rapport aux hommes, les esclaves par rapport aux maîtres, les pauvres et les misérables par rapport aux riches et aux puissants, les "races" et les peuples dominés par rapport aux "races" et aux peuples dominants, sont socialement subordonnés parce que naturellement inférieurs.

L’ordre social fondé dans la nature des choses s’octroie par-là la pérennité, la permanence et — pourquoi pas ? — l’éternité. Il échappe au changement et à la contestation des mal classés contre l’ordre social, une contestation d’avance disqualifiée comme révolte dérisoire contre la nécessité : à quoi bon se révolter contre ce qui est un classement conforme à l’ordre naturel ? Est-ce que l’on se révolte (sauf peut-être en des moments d’impuissant désespoir et d’égarement passager de la raison) contre l’ordre du monde, contre les lois implacables de la Nature ? Peut-on faire que les pierres ne tombent et que les flammes ne montent ? Ainsi procèdent toutes les idéologies naturalistes depuis, au moins, Aristote — ces idéologies naturalistes qui, selon une formule de Marx, éternisent dans une nature le produit d’une histoire.

Ce qu’il faut bien voir, au-delà de la fonction idéologique que joue la pensée naturaliste de conservation sociale, de préservation des classements sociaux, de défense de l’ordre social existant, c’est qu’elle est, cette pensée naturaliste — au même titre que toute pensée providentialiste — incompatible avec une pensée proprement sociologique, qu’elle est, en fait, une pensée par excellence anti-sociologique. Affirmer l’harmonie préétablie entre un ordre naturel (ou providentiel) et l’ordre social et, avant tout — car c’est cela qui est principalement en question — la conformité des inégalités sociales aux inégalités naturelles, leur adéquation, c’est se situer en dehors de toute expérience sociale et historique. C’est soumettre l’ordre social, pour le légitimer, à un ordre suprasocial (la Divinité, la Providence), ou infrasocial (la biologie, les gènes, l’hérédité), ou métasocial (les lois immanentes du monde, le plan caché de la nature). Ce qui est rendre impossible la position sociologique du problème de l’ordre social, c’est-à-dire fermer la voie à l’interprétation des inégalités et des hiérarchies en termes de facteurs sociaux — et plus précisément en termes de rapports sociaux.

Or c’est bien en ces termes-là, et seulement en ces termes-là, qu’il convient de poser la question des différenciations et des hiérarchisations sociales. En refusant toute pensée providentialiste et naturaliste — avec tous les enjeux que cela comporte, et particulièrement les enjeux politiques, car s’il s’agit d’un problème épistémologique majeur pour la sociologie, d’une question tout à fait essentielle concernant la perspective et la démarche spécifiquement sociologiques, il ne s’agit pas, bien entendu, que de cela. Il convient de ne considérer que les déterminants sociaux — et jamais extrasociaux — des classements sociaux inégalitaires établis entre les êtres humains. Nulle part sans doute davantage qu’ici ne se justifie aussi pleinement et ne doit être appliquée plus rigoureusement la règle d’or de toute sociologie soucieuse de sa propre cohérence, règle posée, comme on sait, par Durkheim : les faits sociaux ne doivent être expliqués que par d’autres faits sociaux et jamais, même en toute dernière instance, par des faits d’un autre ordre. Il s’agit de faire de la sociologie sociologiquement — avec rigueur et en allant jusqu’au bout, jusqu’aux ultimes conséquences de la logique sociologique.

Ce qui veut dire, concernant les inégalités, que l’on ne saurait en aucune manière chercher à expliquer, à interpréter, que l’on doit s’interdire de penser la condition généralement inférieure assignée aux femmes, la hiérarchie établie entre les sexes, par une quelconque infériorité naturelle des femmes, que celle-ci s’exprime en termes biologiques (le sexe faible) ou en termes psychologiques (l’éternel féminin) ; ni la position dominée d’aucun peuple par son infériorité naturelle (de race, ou, ce qui revient au même, d’essence, que celle-ci s’exprime en termes, comme autrefois, de mentalité, d’âme collective, de caractère national, ou bien comme aujourd’hui de culture) ; ni la position subordonnée d’une classe sociale par l’infériorité naturelle héréditairement transmise, des individus qui en font partie.

L’ordre social, l’ordre des classements sociaux, ne prend pas ses principes en dehors du social. Et comme tel ce n’est pas un ordre immuable. Les différences et les hiérarchies — entre les sexes, entre les peuples, entre les classes sociales — ne sont pas fixées de toute éternité. Les classements sociaux réalisent des équilibres, à un moment donné, dans une société donnée. Des équilibres toujours menacés d’instabilité et de rupture — et d’abord par la contestation venant des mal classés, de ceux que les classements sociaux établis défavorisent.

II

Comment se font ces classements sociaux ? Il semble que l’on puisse assez facilement distinguer quatre grands modes de classement, quatre modes principaux selon lesquels s’opèrent les processus de la différenciation et de la hiérarchisation sociales :

1° selon l’âge,

2° selon le sexe,

3° selon l’origine et l’appartenance ethnique, culturelle ou nationale,

4° selon la place ou la fonction dans le processus de production.

1 - Selon l’âge. Il s’agit de la différenciation et hiérarchisation, des classements sociaux opérés entre les ensembles d’individus à l’intérieur d’une société selon les grandes phases successives de la vie, "du berceau à la tombe", autrement dit de la petite enfance à la grande vieillesse. Ces classes d’âge (selon le terme couramment utilisé par les ethnologues) se retrouvent dans toutes les sociétés, qui distinguent, au moins, trois ensembles collectifs, correspondant aux trois grands stades de la vie : les enfants, les adultes, les vieillards. Il faut prendre garde, cependant, que ces catégories, si elles reposent certes sur des données chronologiques et biologiques, sont aussi largement sociales. Les découpages entre les "âges" ne sont pas partout et toujours identiques : on peut cesser d’être un enfant ou devenir un vieux à des âges variables selon les sociétés et selon les époques.

Les sociétés contemporaines se caractérisent à cet égard par une multiplication des classes d’âge, ou comme on dit plus communément des générations, puisque à l’enfance, à l’âge adulte et à la vieillesse, on a vu successivement s’ajouter l’adolescence ("inventée" vers la fin du 19e-début du 20e), puis la jeunesse (apparue entre les deux guerres et prenant de plus en plus de consistance et de place), puis une division toute récente dans la vieillesse entre le "troisième âge" (les vieux qui ne sont pas encore vraiment vieux, ou qui sont, comme on dit, encore jeunes, mais déjà en dehors de la production sans l’être de la consommation) et le "quatrième âge" (les vieux vraiment vieux qui ne sont plus bons à rien et qu’il faut prendre en charge). Et peut-être est-il en train de se constituer encore une autre classe d’âge sous la dénomination de "préretraités". La conséquence étant d’ailleurs un rétrécissement de l’âge adulte (si on peut être jeune jusqu’à la trentaine et susceptible d’être en préretraite à cinquante ans, cela ne laisse plus beaucoup de temps pour être "adulte"...).

2. Selon le sexe — ou le genre comme on préfère parfois dire en Amérique du Nord.

Ce sont, en toute société également, les statuts, les rôles, les identités différenciées et les relations inégalitaires des hommes et des femmes. Plus ou moins inégalitaires, mais partout, même quand il y a égalité en théorie, les hommes sont toujours — pour reprendre la célèbre formule de George Orwell — un peu plus égaux. En dépit des hypothèses sans aucun fondement sérieux sur un supposé "matriarcat primitif", toutes les sociétés connues à ce jour ont été et sont des sociétés andocrates. Seule varie, considérablement d’ailleurs, la manière dont s’exerce la domination masculine.

Cette différence et cette hiérarchie des sexes, des ensembles masculin et féminin, constituent ce que l’on a appelé dans nos sociétés d’Occident "la question féminine". Puisque, bien sûr, ce sont les mal classées qui soulèvent la question de leur classement : ce sont les femmes, plus précisément certaines d’entre elles, qui font problème et qui posent le problème des rapports hiérarchisés entre les sexes — les hommes étant, eux, généralement satisfaits, en tant qu’hommes, de leur condition et peu soucieux de changer un ordre de classement qui les favorise, qui pour eux a fait ses preuves et dont ils ne voient pas bien, somme toute, pour la plupart, ce qu’il y a à lui reprocher.

3. Selon l’origine (réelle ou supposée) et l’appartenance ethnique ou nationale. C’est-à-dire selon l’ethnicité, la religion, la nationalité, la "race" (telle que socialement perçue, telle que la construisent les représentations collectives). Et ce sont les problèmes posés dans de très nombreuses sociétés d’une certaine extension, par les relations inégalitaires entre les peuples, entre majorités et minorités ethniques, religieuses, régionales, nationales ou raciales, constitutives, dans les sociétés modernes, de ce que l’on a appelé les questions ethnique, nationale, raciale...

4. Suivant la place et la fonction dans le processus de production, celui-ci entendu au sens large : production et reproduction des biens symboliques autant que des biens matériels, de la vie sociale en général.

C’est dans les sociétés modernes la question des classes sociales, de leurs rapports inégalitaires et conflictuels, autrement dit ce que l’on a appelé au 19e siècle la question sociale. Laquelle a été aussi restrictivement entendue comme la question ouvrière, puisque c’était la place des ouvriers, du prolétariat, qui faisait problème et le mouvement ouvrier qui posait le problème des inégalités, de la hiérarchie sociale, contre les bourgeois, les possédants, et leur domesticité intellectuelle (comme disait Marx), plus généralement contre un système de classement établi au profit des détenteurs du capital.

Mais plus globalement on entendra ici la notion de classe sociale dans un sens extensif, sans entrer dans les infinies subtilités des définitions, ce qui nous intéresse pour le moment étant de caractériser un mode, parmi plusieurs autres, de la différenciation et de la hiérarchisation sociales. C’est-à-dire que l’on choisit, faute de disposer d’un meilleur mot (et bien conscient que celui-ci est, à beaucoup d’égards, inapproprié), d’englober sous le terme générique de classes sociales, ce que l’on désigne par "strates", "couches", voire "catégories socio-professionnelles", ou encore les "groupes de statut", ou ces ensembles collectifs hiérarchisés dans un autre système social que le moderne qu’étaient les "états" ou les "ordres" d’Ancien Régime, lesquels ne sont évidemment pas des classes sociales au sens moderne, mais qui ont tous néanmoins quelque chose à voir avec la division du travail et l’attribution dans le processus de production de "fonctions" (notamment au sens que leur donne Dumézil) différentes.

Se référant à ces quatre modes de classements sociaux on peut, si l’on veut, parler de quatre sortes de "classes" : classes d’âges, classes sexuelles, classes ethniques ou raciales, classes sociales — étant entendu que ces dernières ne sont évidemment pas seules "sociales" ; les autres le sont tout autant : il s’agit bien toujours, dans tous les cas, de classements sociaux.

On voit que l’on a à faire là, avec ces quatre grands modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales (modes qui se combinent entre eux et sont, chacun, en eux-mêmes complexes), directement à l’ordre social qui fixe la place de chaque individu en fonction des ensembles collectifs auxquels il appartient : du fait de son âge, du fait de son sexe, du fait de son origine et de son appartenance culturelle ou nationale, du fait de sa place dans le processus de production. Chacun est en France, par exemple, aujourd’hui : 1. Selon les moments de sa vie, un enfant, un adolescent, un jeune, un adulte, un "3ème âge", un vieux... 2. Un homme ou une femme. 3. Un Blanc, un Noir, un Jaune, un "basané"... ; ou un Français central de "pure souche" ou un Français plus ou moins périphérique (Corse, Basque, Alsacien, Breton...), ou un Français d’origine et d’appartenance plus ou moins douteuses (Juif, Tsigane...) ou exotiques (Antillais, Réunionnais...) ; ou un Français d’origine étrangère, un naturalisé ou descendant de naturalisé ; ou bien un étranger. 4. Un bourgeois, néo-bourgeois, petit bourgeois, ouvrier, paysan...

III

Ces modes de classements sociaux sont, naturellement, fort bien connus. Connus des sociologues, cela va de soi. Mais on ne les avait pas attendus pour savoir qu’il y a, dans toute société, des hommes et des femmes, et certaines inégalités entre les uns et les autres. De même qu’il y a des enfants, des adultes et des vieillards avec des statuts hiérarchisés. On connaît aussi, depuis toujours peut-on dire, les différences entre les peuples, les collectivités ethniques, linguistiques, nationales..., ces différences étant toujours, même quand l’inégalité n’est pas brutalement affirmée comme dans les diverses variétés de racisme et de xénophobie, "teintées de hiérarchie" (Louis Dumont) — la collectivité culturelle, la nation, le peuple auquel on appartient étant toujours tenu, c’est le phénomène général, commun à toutes les sociétés, pratiquement universel, de l’ethnocentrisme, comme préférable et supérieur en quelque manière à tous les autres, ces autres étant classés en plus ou moins inférieurs selon leur plus ou moins grande distance culturelle, par rapport à son propre groupe, qui est la référence. On a, enfin, pris conscience depuis bien longtemps des groupes de statut, de condition, de position, des classements par la fonction occupée dans les processus de production.

De manière explicite on trouve exprimés chez de bons auteurs fort anciens ces modes de classement. Ainsi chez Aristote quand il analyse dans La Politique les formes fondamentales de la domination et de la subordination. Lesquelles établissent : 1. L’autorité du père sur ses enfants et des vieillards sur les jeunes gens ; 2. La subordination des femmes aux hommes ; 3. La subordination des esclaves à leurs maîtres. La classification ethnique apparaît, elle, dans la supériorité affirmée des Grecs sur les Barbares, une supériorité allant de soi pour Aristote comme, à son époque, pour tous les Grecs. Ou bien encore chez l’Apôtre Paul — mais cette fois en négatif en quelque sorte, puisque c’est en prétendant nier ces classements qu’il les affirme, dans l’Épître aux Galates (III, 28) : "Il n’y a plus ni Juifs, ni Grecs ; il n’y a plus ni esclaves ni hommes libres ; il n’y a plus ni hommes ni femmes. Vous êtes en effet tous un dans le Christ."

Sans aller dans les littératures anciennes et modernes chercher et trouver sans peine d’autres citations — on pourrait du reste tout aussi bien se référer en la matière à la sagesse des nations — il faut remarquer que dans cette activité particulièrement florissante des sciences sociales que sont aujourd’hui les sondages d’opinion, les quatre modes principaux de la différenciation et de la hiérarchisation sont à la base de la constitution des échantillons représentatifs de la population, les critères ou variables "classiques" étant, comme on sait : 1. le sexe (distinction H / F) ; 2. l’âge (établissement sinon de classes d’âge du moins de tranches) ; 3. la catégorie socio-professionnelle (place dans le processus de production) ; 4. l’appartenance ethnique ou nationale, qui, même si elle n’apparaît pas de manière explicite, se retrouve soit par la distinction régionale dans les sondages à l’échelle nationale, soit dans les sondages d’opinion politique par la distinction préalable des nationaux en tant qu’électeurs et des non-nationaux non-électeurs. D’autres critères peuvent bien sûr être introduits selon l’objet de tel ou tel sondage, mais ils n’ont ni la généralité, ni la même importance de ces quatre-là ; et ils peuvent, d’ailleurs, généralement s’y ramener, n’en étant que des aspects ou des fonctions : ainsi le niveau des revenus, le niveau d’éducation scolaire ou la religion.

On parle donc ici de choses parfaitement connues, tout à fait banales. Et l’on ne saurait certes avoir la prétention de faire découvrir à quiconque qu’il y a dans le monde et dans les sociétés où nous vivons des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des Blancs et des non-Blancs, des nationaux et des étrangers, des riches et des pauvres ; ni qu’entre ces diverses catégories il existe certaines inégalités.

Mieux encore que des choses bien connues, ce sont là des évidences. Et des évidences tellement évidentes, des choses qui vont tellement de soi, qu’il semble bien souvent qu’il n’est guère utile de se poser sérieusement là-dessus des questions. Ce sont de ces faits que tout le monde connaît si bien, et depuis toujours, qu’il peut sembler qu’en disserter c’est occuper futilement son temps — à peu près comme de discourir sur ces grandes évidences naturelles que sont le sempiternel retour des saisons, les phases régulières de la lune, le lever et le coucher du soleil, et le fait que les pommes tombent quand elles sont mûres sur le nez de celui qui fait sa sieste à l’ombre des pommiers.

Ces classements sociaux selon les quatre grands modes que l’on a distingués font, de fait, partie de nos évidences quotidiennes. Nous les effectuons sans cesse, des dizaines, parfois des centaines de fois par jour, sans vraiment y penser, sans y prendre garde, spontanément — dans la rue, dans le bus, au café ou au restaurant, dans l’entreprise ou à l’Université, etc. — de manière que l’on pourrait dire machinale (s’il n’y avait, en réalité, là-dedans rien de mécanique) ou tout naturellement (s’il n’y avait, en fait, là-dedans, bien peu de nature).

Tout individu, en effet, qui d’une façon ou d’une autre croise notre chemin ou que nous côtoyons ou avec qui nous avons un échange quelconque (même fugitif, ne serait-ce que d’un regard) est immédiatement — on est là véritablement sur le plan des formes les plus élémentaires des rapports sociaux — classé par nous. Selon son âge ou tout au moins sa tranche d’âge : c’est un enfant, un adolescent, un jeune, un adulte, une personne âgée. Selon son sexe : c’est un garçon ou une fille, un homme ou une femme — il est rare que l’on n’effectue pas ce classement du premier coup d’œil (sauf pour les tout-petits, encore que le vêtement et ses couleurs, dans nos sociétés, plutôt rose ou à coloration tendre pour les filles, plutôt bleu et à coloration plus dure pour les garçons, et parfois la coiffure ou la parure soient là pour y remédier), et dans les rares cas où il nous arrive d’avoir un doute, de ne pouvoir faire ce classement immédiat, on peut en être un peu agacé, décontenancé ou troublé (ainsi à l’égard de certaines filles ou femmes, dont on dit familièrement qu’elles sont des "garçons manqués" ou péjorativement qu’elles ont le "genre hommasse", ou à l’égard de garçons perçus comme "efféminés", le comble étant, bien sûr, les "travestis" des deux sexes). Selon son origine raciale (prétendue telle) ou ethnique ou nationale — ce n’est pas toujours une identification, un repérage au premier coup d’œil, mais l’ouïe peut ici, le cas échéant, suppléer à la vue, la langue parlée étant différente ou bien l’accent (ce que l’on désigne ainsi) perceptible dans la langue du pays (c’est-à-dire pour nous ici, en France, le français). Selon, plus ou moins, la classe sociale ou du moins le milieu social, comme on dit : on voit, on entend, on sait assez vite si l’on a à faire à un agriculteur, un ouvrier, un bourgeois, un cadre, un intellectuel... — ce n’est pas toujours très précis ni très sûr (beaucoup moins qu’au 19e siècle où, dans nos sociétés européennes, les classes sociales étaient identifiables immédiatement par l’habillement, l’allure, les manières), mais cela fonctionne tout de même, en gros, assez bien.

Et, bien entendu, ces classements qui concernent les autres nous concernent aussi ; chacun d’entre nous, qui classons les autres, sommes classés par eux et donc amenés par ce regard d’autrui — c’est le looking-glass self — à nous classer nous-mêmes dans les grands ensembles collectifs définis par l’âge, le sexe, l’origine ethnique, la place (ou l’absence de place) dans le processus de production. C’est une des composantes majeures de l’image, de la conception que chacun se fait de lui-même, de son identité en fonction de ses ensembles collectifs d’appartenance . Mais c’est en même temps de notre statut dans la société qu’il s’agit, de la position, du rang que nous y occupons. Car il ne s’agit pas de simples catégories, il s’agit bien de classements, de catégories hiérarchisées. Ce n’est pas la même chose, tout le monde le sait — encore que les bien placés, les bien classés, peuvent plus facilement feindre de l’ignorer que les autres, qui en ont forcément une conscience plus aiguë —, d’être de l’âge adulte, du sexe fort, d’une race supérieure ou d’un peuple majoritaire, d’une classe dominante, que d’être un enfant mineur, du sexe faible, d’une race inférieure ou d’un peuple minoritaire, d’une classe dominée.

Ce dont il est ici question, ce sont ainsi de ces choses qui font partie des expériences de tous et de chacun dans la vie de tous les jours, qui sont de massives évidences sociales. Mais faire de la sociologie c’est, très souvent, s’occuper de massives évidences sociales. C’est, en bien des cas, non pas tellement chercher à voir ce que personne ne pourrait voir, parce que ce serait caché, enfoui, secret, dissimulé au regard et à l’entendement. Mais c’est voir autrement, avec un autre regard, ce qui est en pleine lumière, étalé aux yeux de tous. La démarche sociologique — cela vaut d’une manière générale, pour les classements sociaux comme pour le reste — c’est d’abord cela : la conversion du regard.

Et peut-être la sociologie — en ce qu’elle est, distincte en ceci de l’ethnologie au sens traditionnel, l’essai de connaissance par l’observateur de sa propre société — est-elle fondamentalement ce regard différent porté sur le monde social auquel on appartient, en cessant de le considérer comme évident, comme allant de soi. Se faire sociologue c’est se faire, comme s’était fait Montesquieu, le Persan étonné de ce qui n’étonne personne tant cela semble normal, parce que l’on y est accoutumé. C’est apercevoir la singularité, l’étrangeté souvent, de ce qui est pour les acteurs sociaux ordinaires, dans une société donnée, à une époque donnée, la normalité, parce que la familiarité. C’est adopter par rapport à sa propre société, à sa propre culture jusque dans ce qu’elle a de plus quotidien, une attitude exotique, se placer délibérément dans la perspective d’un exotisme généralisé, universel . Ce qui amène à se poser des questions sur ce qui est tellement banal, tellement ordinaire, tellement évident que l’on ne songe même pas qu’il y ait lieu là-dessus de s’interroger. À réfléchir sur ce qui va tellement de soi que, justement, on n’y réfléchit pas : tout ce milieu social qui nous entoure et dont nous faisons intimement partie, avec ses règles, ses normes, ses coutumes, ses croyances, ses habitudes, ses manières de vivre, de faire, de sentir, de penser, qui sont comme l’air que nous respirons ou, pour prendre une autre image, comme l’eau dans laquelle se meuvent les poissons, et, de fait, dans ce milieu social, nous évoluons la plupart du temps comme des poissons dans l’eau, sans y faire particulièrement attention. Pour s’apercevoir que ce milieu, le nôtre, n’est en réalité pas si normal que cela, si évident, si "naturel" qu’on le croit, il faut sortir du bocal, c’est-à-dire de sa société, être affronté à une autre culture.

La démarche sociologique consiste ainsi en bien des cas à s’appliquer à découvrir, dans sa propre société, ce qui n’est caché que parce que trop évident, invisible parce que trop visible, opaque parce qu’en pleine lumière, ce que l’on n’aperçoit tout simplement pas parce que, comme on dit, cela crève les yeux. Ce qui est dissimulé par son évidence même et sa banalité — ce qu’avec Bourdieu à la suite de Lacan, on peut appeler le "paradigme de la lettre volée", d’après la nouvelle d’Edgar Poe qui porte ce titre où, par le raisonnement, le détective Dupin découvre, ce que n’avaient pu faire les policiers de la Préfecture utilisant les techniques les plus raffinées de leur spécialité, une lettre compromettante pour des gens bien placés que son intelligent voleur avait parfaitement dissimulée en la mettant bien en évidence, sous les regards de tous.

La vérité n’est pas toujours dans un puits, fait dire dans une autre histoire Edgar Poe à Dupin. Elle est souvent à la surface des choses et pour l’apercevoir c’est beaucoup moins de savantes techniques d’investigation, d’une sophistication de la méthodologie, dont on a besoin, que d’une opération intellectuelle qui nous amène à modifier notre représentation des choses.

Les sociologues, cependant, ne sont pas toujours des Dupin, pas plus que des Sherlock Holmes, des Miss Marple ou des Rouletabille. Et pour qu’ils se mettent à percevoir les trop visibles évidences sociales qui auraient dû depuis longtemps leur sauter aux yeux (élémentaire, mon cher Watson !) il faut souvent que d’autres, les principaux intéressés, aient plus ou moins bruyamment attiré sur elles leur attention. Les inégalités entre les hommes et les femmes ont ainsi semblé longtemps en nos sociétés occidentales (comme en d’autres) si évidentes, allant tellement de soi, que les sociologues, jusqu’à tout récemment, ne se sont guère posés de question à leur sujet avant que n’éclatent les revendications féministes. De même, à peu de choses près, les sociologues européens, si occupés qu’ils étaient à s’interroger sur les inégalités des classes sociales, sur la question sociale qu’avait posée la Révolution française prolongée par la révolution industrielle et que ne cessait de poser le mouvement ouvrier, ne se sont, longtemps, guère interrogés sur les inégalités entre les peuples, tellement celles-ci, à l’époque de la colonisation, allaient de soi pour la vieille Europe ; tellement il paraissait évident que les peuples à la peau blanche, incomparablement plus évolués, plus civilisés que les autres, étaient supérieurs naturellement aux peuples à la peau foncée vivant dans l’arriération, la barbarie et la sauvagerie. Aussi évident, en fait, que l’immobilité de la Terre au centre de l’univers jusqu’à Kepler et Galilée .

Les grandes évidences de l’ordre social, ces faits si bien connus de tout le monde, et justement parce qu’ils sont si bien connus, ne sont de la sorte peut-être pas aussi faciles qu’on pourrait le penser , d’abord à découvrir tout simplement, à bien percevoir et moins encore à bien analyser.

IV

Ces "classes" que déterminent les quatre grands modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales sont très différentes les unes des autres. Il semble même qu’il n’y ait rien de commun entre elles. Et il n’y a effectivement rien de commun entre, par exemple, les grands ensembles collectifs que constituent respectivement dans la société française d’aujourd’hui les jeunes, les femmes, les étrangers, les prolétaires . Ce que ces ensembles collectifs ainsi délimités ont en commun c’est seulement une situation, une position dans l’ordre des classements ; c’est leur situation de mal classés dans l’un des modes des classements sociaux.

Et c’est seulement à l’égard de leur situation de mal classés que des comparaisons peuvent être établies. Ce ne sont pas les ensembles collectifs, en eux-mêmes incomparables, qu’il s’agit de comparer — par exemple les femmes et les prolétaires. Ce que l’on peut valablement comparer c’est seulement leur situation de mal classés, les unes (les femmes) dans le classement selon le sexe, les autres (les prolétaires) dans le classement suivant la division du travail, la place dans le mode de production.

Distinction importante, car il ne s’agit pas de tomber dans les amalgames auxquels on s’est à cet égard parfois livré dans un véritable dévergondage de la pensée. Ainsi sur le thème psycho-pathologisant qui a fait florès autrefois : "l’enfant, la femme, le primitif". Ou sur celui, directement politique, des "nations prolétaires", largement utilisé par les nationaux-socialistes allemands, avant d’être repris par des mouvements de libération nationale et de décolonisation, dans d’autres perspectives, certes, mais sans qu’il soit intellectuellement mieux fondé (et moins encore sur le plan de l’analyse sociologique). Ou bien encore sur le thème de la "lutte des sexes", certaines idéologues (pures et dures) du mouvement féministe ayant assimilé, sous prétexte que l’on s’autorise à utiliser le même mot classe dans l’un et l’autre cas — "classes sexuelles" et "classes sociales" — l’ensemble des femmes et l’ensemble des prolétaires et, par conséquent, l’ensemble des hommes et l’ensemble des bourgeois ; et la lutte des classes sexuelles, l’antagonisme des hommes et des femmes, à la lutte des classes sociales. Il s’agit dans tous ces cas d’un amalgame tout à fait illégitime d’ensembles collectifs extrêmement différents et de simplifications outrancières, à des fins idéologiques, des réalités sociales et des rapports sociaux.

Les comparaisons, donc, sont à établir, non du tout entre les ensembles collectifs eux-mêmes (les femmes, les ouvriers, les étrangers... ou bien les hommes, les bourgeois, les nationaux...), mais, ce qui n’est pas du tout la même chose, entre les situations similaires dans des ordres de classement différents.

Comparaison légitime dans ce cas, car les processus sont fondamentalement semblables par lesquels, dans les quatre grands modes, sont établies pour les ensembles collectifs à chaque fois concernés, entre les bien, les moyennement et les mal classés, la différence et la hiérarchie, par des procédés similaires, avec des résultats du même ordre, en faisant appel à des "théories" semblables, providentialistes ou naturalistes, qui toujours justifient l’ordre social et garantissent sa pérennité.

L’inégalité apparaît, bien sûr, de manière flagrante dans le classement des ensembles collectifs suivant la place et la fonction dans le processus de production. C’est ce qui est pour tous la hiérarchisation par excellence : hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, seigneurs et serfs, système des castes, ordres de l’Ancien Régime, élites et masses, classes sociales modernes..., on a là mille et mille fois présentée, commentée, analysée, combattue, défendue, la répartition en une gradation descendante entre ceux qui au sommet de la "pyramide sociale" dominent, dirigent, possèdent, bénéficient de privilèges et jouissent du travail des autres, ont la plénitude des droits et le maximum de prestige et ceux qui, à la base, sont démunis et exclus de tout (ne se possédant même pas eux-mêmes dans le cas des esclaves) ou du moins de beaucoup de choses (mêmes dans les situations les plus favorables, c’est-à-dire dans le système ouvert des classes sociales modernes) .

Inégalités qui se retrouvent également pour certains peuples qui sont placés en situation de domination, décrétés parfois appartenir à des "races" inférieures — dans les situations coloniales dont l’Afrique du Sud, jusqu’à tout récemment, a fourni le modèle le plus achevé, ou pour les Noirs aux États-Unis, etc., avec les pratiques politiques ouvertes d’exclusion, de discrimination, de ségrégation. Pratiques d’ailleurs qui, d’une certaine manière, s’exercent même dans les sociétés les moins inégalitaires à cet égard, les moins racistes et les moins xénophobes, ne serait-ce qu’au niveau des droits politiques, par l’exclusion des étrangers du droit de vote et d’éligibilité .

Situation inégalitaire aussi — tout autant connue que les autres, mais moins fréquemment et moins sérieusement commentée et analysée, tant son évidence a longtemps aveuglé — entre les hommes et les femmes. Une différence inégalitaire qui peut prendre la forme de l’exclusion. Dans les sociétés où règne ouvertement la domination de ceux qui ont de la barbe au menton , les femmes sont, comme on sait, exclues d’un très grand nombre d’activités sociales, confinées dans le monde intérieur de la famille, de la maison. Il y a à leur encontre une rigoureuse ségrégation dans l’espace et dans les activités sociales : comme il y a eu et qu’il y a encore des espaces d’habitation et de résidence réservés à certains ensembles collectifs considérés comme des races (ghettos, bantoustans), et des lieux publics (bars, cafés, restaurants, cinémas, théâtres, moyens de transport, jardins publics, plages, etc.) qui leur sont interdits, soit formellement, c’est-à-dire légalement, comme naguère dans le régime sud-africain de l’apartheid ou dans certains États du Sud des États-Unis, soit informellement, ce qui est plus fréquent, dans un système régi par la coutume sans être expressément prescrit par la loi ; comme il y a aussi, toujours informellement dans nos sociétés mais tout à fait réellement, des quartiers et des lieux publics réservés de fait (par les "lois du marché") aux classes populaires et d’autres aux classes dominantes (les quartiers "résidentiels", les quartiers d’"affaires", les quartiers "populaires"), de même, dans certains pays, les femmes sont-elles interdites dans certains espaces, dans certains lieux et ne peuvent-elles se présenter dans les autres, dans l’espace extérieur qui leur est concédé, que voilées, dissimulées, tenues à transporter au-dehors un substitut vestimentaire des murs de leur ghetto domestique. Cette ségrégation s’accompagne naturellement d’une discrimination concernant de très nombreuses activités, professionnelles et autres .

Même dans nos sociétés occidentales modernes, où a été proclamée voici deux siècles l’idéologie égalitaire, les femmes n’ont pas eu accès encore pendant longtemps à tous les lieux de la vie publique. Plus précisément c’est la vie publique elle-même qui était déclarée le domaine exclusif ou tout au moins privilégié des hommes. Le domaine normal des femmes demeurait la vie privée, la famille, les enfants, la maison, le foyer, l’intérieur. Au-dehors, elles n’étaient pas vraiment à leur place, elles n’étaient, somme toute, que tolérées.

Elles ont, en particulier, été légalement exclues de la participation à la vie politique, tenues à l’évidence comme incapables d’être citoyennes — c’est à peine si au moment de la Révolution française la question avait été posée (par Condorcet, en particulier, mais il était bien seul). Les premières luttes féministes modernes au 19e siècle et dans la première moitié du 20e ont été dirigées précisément contre cette exclusion du droit de vote et d’éligibilité aux fonctions publiques, avec ce que l’on a appelé, d’abord par dérision, le mouvement des suffragettes. L’égalité électorale obtenue dès 1893 en Nouvelle-Zélande, le fut avant la première guerre mondiale en Finlande et Norvège ; pendant ou après la première guerre mondiale dans des pays comme le Canada, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suède, la Pologne, les États-Unis... ; dans les années 20 et 30 en Grande-Bretagne, Espagne, Brésil, Turquie ; et seulement en 1944 en France. C’est depuis lors seulement qu’au pays des Droits de l’Homme le suffrage que l’on disait pourtant déjà universel, n’est plus réduit à la moitié masculine du corps électoral et que celui-ci est ainsi enfin devenu, si l’on peut dire, hermaphrodite.

Il faut rappeler d’ailleurs que le suffrage, précisément, ne fut pas d’abord universel, même en ce sens restreint, puisqu’en avaient aussi été exclues en un premier temps les classes populaires, le suffrage censitaire établissant jusqu’en 1848 en France, jusqu’en 1867 en Grande-Bretagne, la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, seuls les citoyens payant un certain impôt, les propriétaires, étant électeurs. Et que de ce droit de vote (et d’éligibilité) restent bien sûr exclus les enfants mineurs (l’âge de la majorité ayant été successivement abaissé en France de 25 à 21 ans puis à 18) et les étrangers.

Par ailleurs il fallut attendre, en France, 1965 pour que la femme mariée puisse administrer elle-même ses biens sans la tutelle de son mari et 1970 pour que soit remplacée la tutelle paternelle par la tutelle parentale.

Ce n’est ainsi que depuis une date toute récente que, dans les pays les plus avancés à cet égard, les femmes sont considérées juridiquement comme des êtres majeurs, jouissant de la plénitude des droits. Jusqu’alors elles étaient légalement, juridiquement, des êtres diminués, des mineures à qui il fallait une tutelle.

S’il y a désormais égalité des droits, il s’en faut cependant qu’il y ait parfaite égalité de fait. L’accès est encore très inégalitaire aux postes importants des partis politiques, à la députation, aux postes ministériels (et là même les femmes sont souvent confinées, sauf les rares exceptions qui ne doivent pas masquer ce qui reste la norme, dans des attributions traditionnellement "féminines" : condition de la femme, santé, famille), mais aussi au pouvoir dans les entreprises, les administrations, etc. L’accès pendant longtemps, les choses n’ayant changé, de manière spectaculaire d’ailleurs, qu’assez récemment, a aussi été très inégalitaire à l’éducation (à mettre en parallèle avec l’inégalité d’accès des enfants des classes populaires). Et l’inégalité a été flagrante durant de longs siècles quant au prestige, les femmes, dans leur très grande majorité, ayant été confinées dans des fonctions subalternes (même si certaines étaient parfois hypocritement glorifiées) : mère de famille, ménagère, bonne à tout faire, cuisinière, infirmière, secrétaire, ouvrière...

Ces rapports que l’on peut de la sorte établir entre la situation des différents ensembles collectifs classés suivant les quatre grands modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales amènent à saisir ceux-ci dans une même problématique, en tendant à élaborer une théorie (qui les englobe tous) des classements sociaux, une théorie générale de la différenciation et de la hiérarchisation sociales.

Ce n’est pas ce que longtemps ont fait les sciences sociales — sauf à établir, parfois, mais dans un autre registre, celui des divagations idéologiques, les comparaisons fallacieuses dont on parlait tout à l’heure. On a plutôt conçu séparés, comme autant de phénomènes bien distincts, et étudié tout à fait à part les uns des autres les différents modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales : analyse des classes d’âge et des rapports (des conflits parfois) entre générations ; question des rapports entre les sexes, entre les hommes et les femmes ; problème des classes sociales et de leurs luttes, dans les études d’inspiration marxiste ou les enquêtes sur la stratification sociale ; problèmes de minorités et de relations inter-ethniques.

Il convient, au contraire, de procéder à l’analyse de ces divers modes qui se combinent entre eux des classements sociaux. De faire non pas la sociologie de tel ou tel classement social — la sociologie des classes sociales, la sociologie des rapports de sexes, la sociologie des jeunes et des vieux, la sociologie des relations ethniques — mais la sociologie plus conséquente, non parcellaire, transversale, des classements sociaux combinés.

Ce qu’il faut bien voir également c’est que ces deux termes de différenciation et de hiérarchisation sont à prendre ensemble, comme un couple conceptuel indissociable. Il n’y a pas d’une part la différence, d’autre part la hiérarchie. Il n’y a pas d’abord les différences — entre les sexes, entre les groupes ethniques, entre les classes sociales — sur lesquelles se fonderaient les hiérarchies. Les hiérarchies sociales (sauf celles concernant les âges, mais seulement en ce qui concerne les rapports entre adultes et jeunes enfants, on y reviendra) ne se fondent pas sur des différences préexistantes. Elles les utilisent et les manipulent. Et, plus encore, elles les créent, ces différences socialement produites servant, par effet de feed-back, de rétroaction, à légitimer les hiérarchies. Ainsi la hiérarchie crée au moins autant et, en fait, bien davantage de la différence que la différence ne crée de la hiérarchie.

On peut même sans doute aller jusqu’à dire que — sauf, encore une fois, dans le cas des classes d’âge pour ce qui concerne les relations des adultes et des jeunes enfants — ce n’est pas la différence qui est première, mais la hiérarchie. Autrement exprimé, ce qui est premier c’est ce qui apparaît comme la nécessité sociale de la différence et de l’inégalité. Et de fait toutes les sociétés connues, on l’a dit, sont, à quelque degré, différenciées et hiérarchisées : les seules sociétés parfaitement égalitaires et homogènes sont les sociétés rêvées des utopistes ; et quand on s’est avisé de réaliser l’utopie de la Cité idéale où il n’y aurait plus ni différences ni inégalités, c’est à des sociétés monstrueusement inégalitaires et tyranniques à quoi on a abouti.

V

En même temps qu’à l’ordre établi, on a à faire, dans les processus de la différenciation et de la hiérarchisation sociales, à la contestation de cet ordre.

Non pas que l’ordre social soit partout et en permanence contesté par les mal placés dans les classements sociaux. En réalité, la plupart des mal classés, la plupart du temps, ne remettent pas en cause l’ordre établi et ne songent même pas à le faire, cet ordre n’étant pas, d’une manière générale, imposé par la seule violence, la violence nue des dominants, mais par tout un système de représentations collectives, de croyances, de mythologies ou d’idéologies, qui le légitiment aux yeux de tous, bien classés et mal classés, dominants et dominés. De telle sorte que par les processus de la servitude volontaire (tels qu’ils avaient été exemplairement mis en lumière par La Boétie), les mal classés (ou du moins la plupart d’entre eux) se font les complices de leur propre domination et oppression. L’acceptation de l’ordre social, de l’ordre des classements sociaux par les mal classés et tous les processus sociaux qui la déterminent est la condition essentielle du maintien de cet ordre. C’est notamment la fonction des idéologies qui ont, pour une bonne part, dans le monde moderne, relayé à cet égard les religions, que de faire accepter cet ordre par ceux-là mêmes qu’il défavorise.

De manière très générale, ce qui est en question ici c’est bien qu’il puisse exister un ordre social. Comment la société est-elle possible ? telle est la question fondamentale que posait Georg Simmel comme étant celle de toute sociologie. Et l’on peut dire plus particulièrement, comment l’ordre inégalitaire, l’ordre des classements sociaux, est-il possible ?

Il faut admettre, sans doute, que tout ordre social est, en dernière analyse, fondé sur la force. Que la violence est l’arme ultime des dominants. Mais cela ne suffit manifestement pas. Il n’existe aucune puissance capable de maintenir durablement l’ordre social par la seule contrainte, par la force brutale. "Le plus fort, disait Rousseau, n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir". C’est-à-dire si au-delà de la violence sans phrases, de la force pure, ne se construit un univers de règles, de lois normatives, de prescriptions et d’interdictions, de coutumes, de rites, de croyances, de représentations, etc., tout un univers de fictions nécessaires au maintien de l’ordre social et donc à l’existence même des sociétés. Cet univers des règles, des normes, cet empire des fictions, c’est le social même. Le monde social est un monde construit, fabriqué et, en ce sens, artificiel qui s’est, société par société et en chacune époque par époque, en des configurations extrêmement diverses, surimposé au monde naturel. Et qui, par l’accoutumance, paraît aux acteurs sociaux aussi naturel que le monde lui-même de la nature, alors qu’il n’est qu’œuvre purement humaine et qu’il ne tient, en vérité, que par magie. Cette magie sociale qui fait que sont observées les coutumes, les habitudes, les lois, les règles, les normes, les multiples conventions qui constituent la vie des êtres humains en société — et qu’en conséquence l’ordre social soit respecté.

La magie ne tient son efficacité que de la croyance même en son efficacité et le magicien ne doit son pouvoir qu’à la croyance (des autres sinon de lui-même) en son pouvoir. Ainsi l’ordre social, qui est d’abord l’ordre des classements sociaux, des différences manipulées ou inventées et des hiérarchies imposées, ne tient-il que par la croyance en lui des acteurs sociaux et leur soumission et obéissance à l’univers des règles, au monde artificiel des lois, des coutumes, des conventions, des habitudes que constitue toute société.

Mais il arrive aussi que, à certains moments, dans certaines situations, la magie sociale cesse d’opérer convenablement ; c’est-à-dire que ce monde de fictions, cet univers des règles, cet empire de la loi et l’ordre social établi, cesse d’apparaître à certains, suffisamment nombreux, comme évident, comme allant de soi, comme naturel et ne pouvant être remis en question. Ce sont les époques de contestation, d’effervescence, de crises, de révoltes, parfois de révolutions. C’est-à-dire qu’il arrive que les mal classés ou plutôt certains d’entre eux — et qui ne sont généralement pas, d’ailleurs, les plus mal classés, les mal placés dans tous les classements, car ceux-là sont trop complètement démunis, même pour se révolter, mais plutôt ceux que l’on peut considérer comme des mal classés intermédiaires, mal classés selon un ordre mais plutôt bien selon les autres — s’insurgent contre l’ordre établi. Et cela a été le cas : 1° de certains parmi les jeunes qui, encore mal intégrés à cet ordre social, ont constitué dans toutes les luttes et les révolutions, en particulier à l’époque moderne et contemporaine les étudiants, la jeunesse intellectuelle, les gros bataillons des contestataires et des dresseurs de barricades (aussi bien, du reste, que de l’autre côté, d’autres jeunes fournissaient les fusilleurs et la chair à canon) ; 2° de certaines femmes (mouvements féministes, sous leurs diverses formes historiques mais aussi participation de femmes à bien d’autres mouvements) ; 3° de certains minoritaires raciaux, ethniques, régionaux ou nationaux (c’est notamment le cas des mouvements nationaux d’indépendance et des luttes anti-coloniales) ; 4° de certains membres des classes sociales dominées.

C’est particulièrement, bien entendu, la contestation de celles-ci qui apparaît comme ayant le plus puissamment contribué au mouvement de l’histoire des pays européens de ces derniers siècles. Avec, d’abord, le premier des grands mouvements sociaux modernes que constitue le mouvement démocratique bourgeois qui, naissant dès les 16e-17e siècles, s’amplifie au 18e siècle et atteint son paroxysme au moment de la Révolution française — dans laquelle on a l’exemple historique le plus spectaculaire et le plus significatif de l’effondrement, par perte de crédibilité aux yeux des dominés, par disparition de sa magie, d’un système social, d’un ordre social pluriséculaire qui semblait doté de la pérennité des choses de la nature et de l’ordre providentiel . D’autres mouvements de contestation ont ensuite pris le relais, en premier lieu le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste, la lutte des classes au 19e siècle, qui culmine avec les journées de juin durant les révolutions de 1848 et la Commune de Paris de 1871. Et dans ces actions et ces révolutions, ce sont surtout des jeunes qui s’agitent et se battent.

On est ainsi amené à devoir intégrer dans une théorie des classements sociaux les facteurs qui tendent à les remettre en cause, qui tendent à produire contre l’ordre social — sous les multiples formes que peuvent prendre l’insoumission, la dissidence, la rébellion — le désordre social ; c’est-à-dire à intégrer dans cette théorie l’affrontement entre les pratiques, les politiques et les idéologies qui imposent et maintiennent l’ordre établi, et les pratiques, les politiques et les idéologies qui contestent cet ordre, le combattent et tendent à en imposer un autre. On doit par conséquent intégrer à la théorie des classements sociaux les luttes de classes, bien entendu, mais aussi les luttes féministes et les luttes ethniques, régionales, nationalitaires et nationales ; et également, combinés à ces luttes, ce que l’on appelle habituellement les conflits de générations.

De telle sorte que si la célèbre formule du Manifeste de Marx et Engels selon laquelle toute l’histoire jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes est assurément inacceptable telle quelle, parce que trop restrictive, réduite aux seuls classements sociaux selon la place dans le processus de production, à un seul (si important soit-il) des grands modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales, il est cependant d’une certaine manière possible de la conserver en l’élargissant à l’ensemble des classements sociaux. Le mouvement des sociétés, le changement social, est en effet produit sinon exclusivement du moins très largement par les différentes luttes pour les classements sociaux, la lutte des plus ou moins mal classés — ou du moins certains d’entre eux — contre les bien classés. Ce sont ces luttes — qui ne prennent pas forcément la forme de la guerre, de l’insurrection, de la violence, mais aussi de l’indignation, la contestation, de la revendication — qui font bouger les choses, qui amènent des modifications de l’ordre social. Toute l’histoire des sociétés peut-être pas, mais en grande partie, c’est, peut-on dire, l’histoire de la lutte pour les classements sociaux.

Et, de fait, le rêve périodiquement caressé de la "fin de l’histoire" (aujourd’hui par la généralisation du "marché" et "l’ordre libéral") est celui, toujours, du stade de l’évolution des sociétés où chacun étant à sa juste place et convaincu de l’être, personne, enfin, ne viendrait plus, en le mettant en cause, perturber l’ordre établi.

VI

Il faut mettre l’accent aussi sur le fait que ces processus de la différenciation et de la hiérarchisation sociales se posent à la fois au niveau macrosociologique et au niveau microsociologique. Et que leur analyse doit se faire dans l’articulation de ces deux niveaux, autrement dit de l’individuel et du collectif. Ces processus s’imposent au niveau "macro" des grands ensembles collectifs : les classes d’âge (ou générations) ; l’ensemble collectif des hommes et l’ensemble collectif des femmes ; les collectivités ethniques, régionales ou nationales ; les classes sociales. Ils s’imposent tout aussi bien au niveau "micro" des individus, puisque chacun est personnellement concerné, personnellement classé dans l’ordre des différenciations et des hiérarchisations sociales, un ordre qui est toujours — et le fait s’est accentué dans les sociétés modernes — un ordre combiné, un ordre à plusieurs dimensions. Chacun est ou un homme ou une femme, un majoritaire ou un minoritaire ethnique, un national ou un étranger, un bourgeois, un intellectuel, un ouvrier, un paysan... Et aussi, par étapes dans sa vie, un enfant, un jeune, un adulte, un vieux. Et c’est son insertion dans cet ordre combiné qui confère à chaque individu son statut, qui détermine ses rôles et qui lui donne son identité sociale.

Laquelle identité ne peut jamais être conçue comme unidimensionnelle mais comme pluridimensionnelle. Un individu n’est jamais défini et ne se définit jamais seulement par l’une de ses identités, son identité ethnique ou nationale, ou son identité de classe, ou son identité d’homme ou de femme, ou encore son identité de génération. Mais par la combinaison de ces identités ou, pour beaucoup mieux dire, de ces diverses dimensions de son identité. Combinaison qui est elle-même fonction de la combinaison des classements sociaux dans lesquels chacun est inséré. Chaque identité individuelle est ainsi, d’une certaine manière, une identité plurielle, les classements sociaux étant eux-mêmes pluriels ; identité plurielle où se combinent les dimensions identitaires tenant aux quatre modes majeurs de la différenciation et de la hiérarchisation sociales, des quatre grands modes de classements sociaux — et de plusieurs autres, d’ailleurs, dans les sociétés contemporaines où se sont multipliés les cercles d’appartenance, mais que l’on peut considérer comme relativement moins importants. Chacun est amené ainsi à se fabriquer plus ou moins heureusement une identité personnelle relativement cohérente à partir des diverses dimensions identitaires qui tiennent aux divers ensembles collectifs hiérarchisés auxquels il appartient — sinon, s’il y a dissociation trop accentuée des dimensions de l’identité, c’est la folie  ; une définition de la santé mentale pouvant être, de fait, la relative cohérence des identités, l’adaptation aux divers statuts et rôles, l’adéquation de l’image que nous nous faisons de nous-mêmes avec celle que nous renvoie la société.

Cette analyse en termes de classements sociaux combinés et d’identités pluridimensionnelles a un certain nombre de conséquences. Dont la plus importante est peut-être de permettre ce qui est toujours si difficile à réaliser (en même temps que si nécessaire pour toute sociologie) à savoir l’articulation de l’individuel et du collectif.

On ne saurait, en effet, se situer ici, ni au niveau du sujet autonome, d’un individu en état d’apesanteur sociale, ni au niveau des totalités collectives considérées comme des super-organismes imposant rigoureusement leurs déterminismes aux individus.

La prise en considération des classements par sexe et par âge, en même temps que des classements par l’origine et par la fonction de production, tend à placer au centre des analyses sociologiques l’acteur social individuel. Ce qui ne veut pas dire du tout le sujet de la philosophie classique, ou l’individu de la psychologie, ou celui de l’idéologie individualiste, non plus que l’agent individuel, se livrant sans cesse à ses calculs utilitaires, de l’économie politique. C’est l’individu considéré en tant qu’il est un acteur social, dans le tissu des inter-relations, des interactions, des interdépendances. Cet acteur social — le terme acteur devant notamment être pris au sens théâtral, celui qui joue des rôles selon les personnages qu’il incarne — est le lieu de rencontre des divers classements sociaux. C’est à son niveau qu’ils se combinent. C’est là qu’il convient de les saisir.

Ce qui veut dire, en particulier, que la famille, longtemps considérée comme la cellule de base de toute société, la pierre angulaire de toute construction sociale, se trouve complètement mise en question en tant que telle — comme elle l’est d’ailleurs, de fait, dans les sociétés contemporaines. La famille n’est plus qu’un groupe comme les autres. Les femmes en quittant, dans les sociétés modernes, cette communauté domestique, cette cellule considérée comme naturelle, où elles avaient pendant des siècles été confinées, l’ont fait éclater et l’ont disqualifiée en tant qu’unité de base des analyses du social. Les femmes contemporaines, ayant normalement un métier, une activité extérieure professionnelle, n’apparaissent plus comme naguère dans la différenciation et la hiérarchisation des classes sociales à travers leur père, puis leur mari, mais en propre, en tant qu’individu à l’identité, comme celle des individus mâles, pluridimensionnelle. Elles ne sont plus identifiées et ne s’identifient plus seulement à travers leurs rôles traditionnels de femmes, c’est-à-dire de fille, d’épouse et de mère (ou, en marge, de religieuse ou de prostituée), mais aussi en tant qu’agricultrices, ouvrières, employées, cadres, intellectuelles, etc. ; comme en tant qu’adolescentes, jeunes, adultes, personnes âgées. C’est-à-dire qu’elles existent désormais socialement par elles-mêmes et pas seulement à travers les liens familiaux et en fonction des hommes.

La famille, donc, ne peut plus être au centre des analyses sociologiques et la société être conçue comme une famille élargie, selon une conception naturaliste et communautariste du social qui a beaucoup sévi : la famille comme groupe naturel assurant la continuité des espèces animales à l’espèce humaine et les groupements étendus étant conçus comme des extensions de la famille — ce qui se voit de manière exemplaire dans les conceptions de la nation comme communauté de parents, de gens ayant même origine, issus des mêmes ancêtres, liés par la généalogie, par les liens du sang .

Ce qui est mis au centre des analyses, dans les perspectives dans lesquelles on se place ici, c’est, encore une fois, l’acteur social individuel, considéré non en lui-même, mais inséré dans un réseau de rapports sociaux, d’interdépendances, d’interactions, un acteur social individuel classé dans les différents ordres de classements sociaux, jouant ses rôles conformément à ses différents statuts et se construisant une identité pluridimensionnelle. Un acteur social non pas passif et complètement déterminé par ses classements, mais lui-même actif, contribuant, plus ou moins, à un titre ou à un autre, dans le jeu incessant des actions réciproques entre les individus, à la construction et à la déconstruction incessante de la réalité sociale, à la production du social et de l’histoire.

L’objet de la sociologie, dans cette perspective, ce n’est ainsi ni la société, conçue comme une réalité en soi, extérieure et supérieure aux individus, qui n’en sont que des éléments sans intérêt ni importance, subissant passivement les déterminismes de la totalité sociale, des marionnettes du système, des structures ou des forces collectives — cette société ainsi conçue est une invention métaphysique —, ni les individus, conçus comme des entités autonomes dotés par la nature de certains attributs, caractères, propensions, etc., tout cela qui constitue la fameuse nature humaine, refuge de toutes nos ignorances — cet individu-là est, lui aussi, une invention métaphysique — mais les rapports sociaux, les relations entre les êtres humains réels, ce qui se passe entre eux, et aussi, bien entendu, les produits historiquement constitués de ces interactions, c’est-à-dire les institutions, les cultures, les formes cristallisées de l’action collective.

L’analyse en termes de classements combinés et d’identité pluridimensionnelle tend, en ce sens, à disqualifier les idéologies réductionnistes, ces systèmes qui prétendent substituer leurs catégories et leurs abstractions scolastiques à la réalité vécue par les acteurs sociaux.

A disqualifier par conséquent l’idéologie de l’humanisme classique ou de l’universalisme abstrait, selon laquelle l’être humain, l’Homme avec un grand H, est identique à lui-même en tout temps et en tout lieu . Mais à disqualifier aussi bien toutes les idéologies unidimensionnelles qui prétendent au prix d’une réduction (aux terribles conséquences parfois : extermination stalinienne des "koulaks", guerres nationales, génocides...) ne considérer qu’un seul et unique mode de la différenciation et de la hiérarchisation sociales, en en faisant le seul déterminant réel des classements sociaux.

Ce qu’ont fait les marxistes avec les classes sociales, considérées comme ultimes réalités sociales et les seules à devoir véritablement être prises en considération, la lutte entre ces classes sociales (et même plus particulièrement les deux classes fondamentales, dans les sociétés modernes : la bourgeoisie et le prolétariat) constituant le moteur même de l’histoire, les autres modes de classements sociaux et les autres inégalités, les autres appartenances collectives et les autres dimensions de l’identité, et aussi les autres luttes contre les classements établis — luttes féministes, luttes ethniques, régionales et nationales, conflits de générations — étant considérés comme secondaires, subordonnés, négligeables, superstructurels, voire illusoires ou fantasmatiques ; tous les problèmes, toutes les contradictions devant, de toute façon, être résolues, comme par enchantement, le jour où les classes seront abolies. Avec elles disparaîtraient aussi les antagonismes entre les sexes, entre les nations et les générations. Or s’il est une attente qui a été déçue, une prédiction qui ne s’est pas réalisée, c’est bien celle-là : dans les pays socialistes, où l’appropriation collective des moyens de production et d’échange, la collectivisation c’est-à-dire l’étatisation de l’économie, avait réalisé, selon la doctrine, les conditions de l’abolition des classes sociales et de leurs antagonismes, les luttes nationales, au moins, n’en ont nullement disparu et elles resurgissent même, ces temps-ci, avec une belle vigueur — ainsi que bien d’autres, d’ailleurs.

Ce qu’ont fait, aussi, et ce que font, de manière très similaire, tous les nationalistes qui érigent la nation — la leur et celles des autres, toutes plus ou moins hostiles — comme la seule réalité à prendre en compte, la seule véritable collectivité d’appartenance définissant la seule identité qui compte, l’identité nationale, à laquelle toutes les autres sont subordonnées et qui sont, là aussi, en définitive, négligeables. Comme si c’était fondamentalement la même chose d’être, par exemple, un Français ou une Française, et d’être un bourgeois, un patron, un ouvrier, un paysan ou un intellectuel français, et que tous devaient pratiquer autour de la nation, du drapeau, l’union sacrée dans la grande communauté nationale dressée contre tous les étrangers, les ennemis de l’extérieur dans la guerre impitoyable — elle est surtout aujourd’hui économique — que se livrent depuis toujours entre elles les nations.

Et c’est ce qu’ont même tendance à faire certaines féministes extrémistes quand elles veulent faire de la différence inégalitaire des sexes, des genres, le problème central de la condition humaine qui commande tous les autres. Ce qui les amène ainsi à considérer que toutes les femmes, quelles que soient la classe sociale et la collectivité ethnique ou nationale à laquelle elles appartiennent, et quel que soit leur âge, partagent fondamentalement la même condition.

VII

On a dit qu’il s’agissait de processus de différenciation et de hiérarchisation sociales. Et non pas de différences et de hiérarchies extra-sociales. Ce qui est aller à l’encontre de toutes les idéologies naturalistes qui ont joué un si grand rôle dans la pensée du social et qui continuent d’ailleurs à être si présentes, ces idéologies naturalistes ayant pris le relais, à cet égard, des religions et des philosophies providentialistes. C’est-à-dire aller à l’encontre de toutes les idéologies qui, sous prétexte de les expliquer, tendent à justifier, à légitimer et, ce faisant, à fixer, à maintenir pour toujours les hiérarchies sociales par des différences naturelles ; qui tendent, pour les pérenniser, à naturaliser les différences et les hiérarchies sociales.

Les hommes et les femmes étant, dans cette perspective, naturellement inégaux dans leur différence, d’une inégalité inscrite dans la nature (on aurait dit autrefois — on le dit encore, et pas seulement dans les pays d’Islam — que c’était Dieu ou la Providence qui les avaient créés et voulus inégaux), il est normal, c’est-à-dire conforme à l’ordre naturel, qu’ils soient socialement inégaux. Il est légitime que dans l’ordre social qui doit, pour être le meilleur possible, se conformer au plus près à l’ordre naturel, les femmes soient subordonnées aux hommes. Il est de même normal et légitime que les Blancs et les non-Blancs, étant faits par la nature différents et inégaux, soient socialement inégaux. Et les classes supérieures, les élites, sont non moins normalement dans la position de domination sur les classes inférieures, que leur confère leur supériorité naturelle, ou, comme on dit aujourd’hui, la supériorité de leurs gènes ; ou encore, leur détention d’un Q.I. supérieur. Dans tous les classements, l’ordre social ne fait que se conformer à l’ordre naturel. Et c’est cela qui lui donne sa légitimité.

On a ainsi, dans les idéologies naturalistes de justification de l’ordre social :

- la supériorité naturelle de l’âge, établissant la domination sociale des plus âgés sur les plus jeunes ;

- la supériorité naturelle du sexe, établissant la domination sociale des hommes sur les femmes ;

- la supériorité naturelle de la race, établissant la domination sociale de certains peuples sur d’autres peuples ;

- la supériorité naturelle — prouvée par la réussite — de l’intelligence, ou du talent, ou des "dons", établissant la domination de certaines classes sociales sur d’autres.

La perspective sociologique s’inscrit en faux contre ces idéologies naturalistes, contre ces soi-disant explications des hiérarchies sociales et des inégalités. Le principe premier de la sociologie, sa règle des règles, c’est de se refuser à avoir recours pour expliquer un phénomène social quelconque — et donc les classements sociaux, les hiérarchies établies, les inégalités sociales — à un facteur qui ne soit pas lui-même social, c’est-à-dire qui ne soit pas une production même de la vie des hommes en société dans leur histoire. Les faits sociaux ne doivent s’expliquer que par des faits sociaux et jamais par des faits d’un autre ordre.

Dans la perspective sociologique, les différences et les hiérarchies sont des phénomènes sociaux et qui doivent être interprétés comme tels. Ce qui veut particulièrement dire, comme on l’a vu, que ces différences et ces hiérarchies ne sont pas données une fois pour toutes. Et l’on perçoit les enjeux de cette perspective sociologique dynamique sur les inégalités : les différences hiérarchisées entre les sexes, ou entre les peuples, ou entre les classes sociales ne sont pas le résultat de déterminismes naturels qui ne pourraient être que subis, sur lesquels on n’aurait aucune prise. On n’a pas à faire ici à des lois naturelles, ces lois qui régissent le monde de la nature, lois immuables, hors du contrôle des êtres humains qui ne peuvent que les constater, parfois les utiliser, jamais les transgresser impunément. On a à faire à des lois conventionnelles, variables de société à société, et, au sein d’une même société considérée dans sa continuité, d’époque à époque. Des conventions, des coutumes, des mœurs, des normes, des règles, etc., tout un univers social artificiel et largement arbitraire, qui certes s’impose de manière contraignante au point d’apparaître comme une seconde nature et qui conditionne fortement les acteurs sociaux, mais qui néanmoins ayant été institué par les humains eux-mêmes peut être changé par eux.

En même temps qu’elle dénaturalise le social — et plus précisément l’ordre social — la sociologie le défatalise . Il n’y a pas par la nature et ses fatalités, de sexe fort, de race élue et de classe dominante. Il n’y a que des rapports sociaux historiquement établis et qui peuvent être changés : ce monde social qui a socialement été fait peut être socialement défait.

VIII

Le sens commun — et le bon sens — nous indique cependant qu’il existe bel et bien des différences naturelles entre les êtres humains. Les hommes et les femmes ne sont pas anatomiquement semblables et n’ont pas la même fonction dans la reproduction biologique. Et certaines populations se distinguent nettement suivant leur origine géographique par la pigmentation de la peau, la forme du cheveu ou des yeux et quelques autres caractères.

Il ne s’agit évidemment pas de nier ces différences. Mais le problème n’est pas là, dans ces différences naturelles qui ne portent en elles-mêmes ni supériorité ni infériorité. Les différences naturelles ne sont nullement au principe des classements sociaux. Ce n’est pas la différence, en elle-même, qui produit la hiérarchie. C’est la hiérarchie qui, bien plutôt, produit la différence. Les sociétés, à partir de différences naturelles, parfois aussi importantes que celles entre les hommes et les femmes, parfois aussi superficielles et accessoires que les nuances dans la couleur de la peau (ou d’autres caractères physiques beaucoup moins évidents comme la bride des paupières, la forme du nez, les mensurations du crâne, etc.), fabriquent socialement de la différence hiérarchisée. Elles se servent des différences naturelles — quand elles existent ou ont du moins un semblant d’existence — pour établir des classements sociaux. Les différences de nature sont "traitées", "manipulées" par les sociétés pour produire de la hiérarchie.

C’est le sens de la formule de Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient". Formule que l’on peut étendre a fortiori aux autres modes de la différenciation et de la hiérarchisation sociales. De même qu’on ne naît ni homme ni femme (mais seulement mâle ou femelle, au sens strictement biologique, ce qui n’est pas du tout la même chose) et qu’on ne le devient que par apprentissage des rôles dévolus socialement aux uns et aux autres, et auxquels on est tenu, sauf à être plus ou moins sévèrement sanctionné, de continuer toute sa vie à se conformer, par intériorisation des statuts inégalitaires prescrits aux uns et aux autres, et par définition de son identité de femme ou d’homme en fonction de ces statuts et de ces rôles et à travers l’image classificatoire que nous renvoie le regard des autres —, de même on ne naît pas Français, ou Anglais, ou Japonais, ou Juif, ou Tsigane ou Noir-Américain, etc., mais on le devient par l’éducation dans un certain milieu, éducation qui inclut l’apprentissage des classements sociaux en majoritaires et minoritaires, nationaux et étrangers, etc., et à travers laquelle sont forgées les identités. Et de même aussi ne naît-on ni bourgeois ni ouvrier, ni patron ni salarié, ni citadin ni paysan, etc.  : en dépit des discours des "anthroposociologues" de naguère et des "sociobiologistes" d’aujourd’hui (et de la déférente considération avec laquelle ils furent souvent et sont encore parfois reçus), ou des vieilles âneries des darwinistes sociaux du 19e siècle et du prêche "scientifique" par le célèbre (en son temps) Dr Alexis Carel du dogme de "l’immutabilité des classes" , ce n’est pas le destin génétique qui préside à la hiérarchie des classes sociales. En ce cas, d’ailleurs, faute de différences naturelles évidentes (les gènes ne sont pas visibles à l’œil nu), le processus de fabrication sociale des différences est tout à fait clair : c’est bien la hiérarchie qui produit les différences entre classes sociales et non l’inverse.

Seules les différences entre enfants et adultes fonde naturellement une hiérarchie — mais non pas les différences biologiques entre les classes d’âge en général dont les limites sont largement arbitraires, conventionnelles, variables de société à société et d’époque à époque : la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données purement biologiques mais, pour une large part, des constructions sociales ; ainsi que l’écrit Bourdieu, "l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable".

Mais entre adultes et jeunes enfants, plus précisément entre les parents, père et mère, et leurs petits, il existe, de fait, une inégalité naturelle. Là et là seulement, la différence crée l’inégalité, les enfants dans leur plus jeune âge étant placés naturellement par rapport aux adultes dans une situation de quasi-totale dépendance. Tel est, comme l’avait déjà bien perçu Rousseau , le seul et unique lien naturel de dépendance. Tous les autres sont conventionnels, c’est-à-dire de création, de construction sociale, artificiels.

Et l’on peut d’ailleurs formuler l’hypothèse, qui paraît s’imposer, que c’est cette hiérarchie obligée entre adultes et enfants, cette inégalité naturelle, qui a précisément fourni la matrice idéologique, le modèle, le moule, de tous les autres classements sociaux. Les enfants dans leurs premières années sont, au sens plein, des mineurs qui ont nécessairement besoin de la tutelle des adultes. Pour au départ survivre tout simplement en étant nourris et soignés. Et pour devenir des êtres humains par ce processus d’humanisation qu’est toute éducation. C’est cette situation de mineurs, cette situation minoritaire des jeunes enfants qui fournit le modèle de toutes les autres situations minoritaires. Ainsi ont été placées en situation de minorité sous tutelle et dépendance :

- les femmes (le sexe faible, le deuxième sexe, le sexe essentiellement relatif et dépendant) par rapport aux hommes ; et, on l’a vu, cette minorité a jusqu’à une date toute récente dans les sociétés les plus avancées dans la voie de l’égalité été inscrite dans la loi, les femmes ne parvenant jamais, ne serait-ce qu’au regard de la citoyenneté, à la majorité  ;

- certaines collectivités ethniques que l’on appelle, précisément, les minorités raciales, ethniques, régionales ou nationales par rapport aux majorités dominantes ;

- les classes sociales populaires par rapport aux élites dirigeantes — et il s’en faut de beaucoup que ces représentations aient disparu, le comportement des hommes politiques, notamment, y compris dans les sociétés démocratiques, en est un témoignage quotidien, traitant la masse des citoyens comme des grands enfants incapables de savoir ce qui est bon pour eux et qu’il faut donc mener à leur bonheur malgré eux, en les berçant pour leur plus grand bien de pieux mensonges et en leur racontant des histoires à dormir debout.

C’est, nous semble-t-il, en percevant les implications de cette situation minoritaire que peut se mieux saisir la production sociale de la différence et de la hiérarchie.