INTRODUCTION

La mouvance autonome est en France une composante généralement méconnue de l’extrême-gauche. Si elle a fait une apparition assez médiatisée entre 1977 et 1979, la forme groupusculaire sous laquelle elle a survécu jusqu'à aujourd’hui l’a fait relativement tomber dans l’oubli. Il est vrai que parler de mouvance autonome en France après 1979 est controversé. Pour beaucoup d’autonomes de cette époque, le mouvement est définitivement mort peu après la manifestation du 23 mars. Pourtant, les formes de survivance sont multiples, en particulier dans les squats parisiens ou dans des apparitions de type émeutières. Le Centre Autonome Occupé (1983-1984), le Réseau Autonome Parisien de 1990, l’Assemblée de Jussieu de 1998 (1), ou plus récemment les Black Block dans le mouvement altermondialiste témoignent de cette survivance (3). Mais cette analyse historique est critiquée par ceux qui préfèrent insister sur les différences entre les mouvements et les époques.

Si un consensus général se dégage pour situer l’apogée du mouvement entre 1977 et 1979, suivant la génération et le parcours personnel des personnes interrogées, la naissance et la disparition du mouvement sont situées à des dates différentes. Pour les plus âgés, c’est-à-dire pour ceux qui ont participé au mouvement de 1968, le mouvement autonome est parfois perçu comme le simple prolongement de celui de 1968. Ces militants plus âgés percevant le mouvement avec plus de recul, ils ont tendance à le relier avec ceux qui l’ont précédé et ceux qui l’ont suivi. Ainsi, pour une militante de la génération des années 50, même s’il n’y a plus de mouvement autonome aujourd’hui du fait de l’absence de coordination autonome, il existe par contre toujours des groupes autonomes. Pour Thierry (2), ancien soixante-huitard et ancien autonome, le mouvement dure jusqu’en 1985. Pour Yann Moulier-Boutang, qui avait 18 ans en mai 1968, le mouvement commence en 1973 (4). Mais pour ceux qui n’ont pas connu 1968, il y a bel et bien une rupture en 1976-1977 avec le mouvement précédent. Cette génération de 1977 se démarque aussi généralement de la mouvance des années 80 (5). Les plus jeunes perçoivent mal la rupture de 1979. Ainsi, pour Stéphane (6), qui n’avait que 16 ans en 1977, c’est plutôt l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 qui marque la fin du mouvement. Pour Bertrand (7), qui avait 18 ans en 1977, le mouvement dure jusqu’en 1982. Pour beaucoup de ceux qui n’ont pas connu le mouvement de 1977, le mouvement autonome se prolonge après 1982.

Avant d’étudier la mouvance autonome, il convient tout d’abord de s’attaquer aux confusions qu’entraîne inévitablement l’emploi du terme d’ « autonomie ». Le concept d’ autonomie prolétarienne peut être défini comme l’autonomie du prolétariat dans sa lutte contre l’Etat bourgeois et le capitalisme. Cette autonomie du prolétariat sous-entend aussi une autonomie vis-à-vis des organisations politiques et des syndicats. A partir de là, on peut dégager différentes interprétations de l’autonomie prolétarienne. En Italie, certains groupes opéraïstes (10) mettent en avant dans les années 70 la volonté de construire un « parti autonome », et privilégient l’autonomie à l’égard des syndicats, considérés comme des rouages de l’Etat et du capitalisme. A l’opposé, des syndicalistes-révolutionnaires se réclament aux aussi de l’autonomie prolétarienne en mettant en avant l’autonomie à l’égard des organisations politiques.

Ce concept d’autonomie ouvrière est lié à un autre plus ancien : celui de « conseils ouvriers », plus connu dans sa traduction russe de « soviets ». Les « soviets », ou conseils ouvriers, font leur apparition en Russie en 1905. Il s’agit d’assemblées ouvrières fonctionnant selon les principes de la démocratie directe. Je ne m’attarderai pas ici sur la forme bureaucratique et stalinienne qu’ont ensuite prise les soviets en URSS. Des conseils ouvriers ont aussi fait leur apparition en Allemagne en 1918, ainsi qu’en Italie en 1919 et 1920. Les conseils ouvriers sont un véritable pouvoir ouvrier insurrectionnel.

D’après Spartacus, le concept d’autonomie ouvrière serait apparu en Italie dans les années 50 (11). Il se développe ensuite dans les années 60 à travers le courant opéraïste. En France, ce concept se répand surtout après 1968. Le groupe maoïste « Vive La Révolution » conclut ainsi l’une de ses brochures parue en 1970 par le slogan « Vive l’autonomie prolétarienne ! » (8). Ce concept d’autonomie prend ensuite une nouvelle dimension en Italie à partir de 1973 avec l’apparition d’une coordination autonome de travailleurs puis la multiplication des groupes politiques se réclamant de l’autonomie ouvrière (9). Dès cette époque, on peut remarquer une confusion entre conseils ouvriers et groupes politiques. A partir de là, il est fondamental de distinguer d’une part l’ « autonomie ouvrière » ou « autonomie prolétarienne », en tant que forme de lutte de la classe ouvrière ou du prolétariat, et d’autre part, « les Autonomes », en tant que tendance politique de l’extrême-gauche. En l’occurrence, mon étude ne porte pas sur l’autonomie prolétarienne mais bien sur les Autonomes. Le A majuscule est ainsi parfois utilisé pour marquer cette différence (12). Contrairement à l’Allemagne des années 80 ou à l’Italie des années 70 où les autonomes sont la composante majoritaire de l’extrême-gauche et rassemblent jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de personnes, en France la mouvance autonome n’y est qu’une petite minorité marginale qui n’a jamais rassemblé plus de 2 000 militants (13) à son apogée et seulement quelques centaines de personnes par la suite.

La mouvance autonome n’est pas la seule composante de l’extrême-gauche à se réclamer de l’autonomie prolétarienne. L’ultra-gauche (15), les syndicalistes-révolutionnaires, ou certains groupes maoïstes, peuvent aussi y faire référence. L’autonomie est cependant l’une des caractéristiques des autonomes : autonomie par rapport aux syndicats, autonomie par rapport à l’Etat (refus de l’électoralisme ou de pratiques encadrées par la loi), et autonomie par rapport au capitalisme (refus des rapports marchands). Rassemblant des idéologies diverses allant de l’anarchisme au maoïsme en passant par l’opéraïsme, la mouvance autonome se distingue essentiellement des autres composantes de l’extrême-gauche par un certain nombre de pratiques de type spontanéiste : squats, « autoréductions » (14), émeutes, sabotage et pratique clandestine de la lutte armée. Les autonomes se distinguent aussi par leur forme d’organisation, reposant sur la démocratie directe et l’autonomie de chaque groupe. Cette forme d’organisation peut se décliner de différentes manières : coordinations composées de délégués de chaque groupe, assemblées générales, mais aussi et le plus souvent réseau informel, voir inorganisation ou désorganisation. Mais ce qui fonde le mouvement autonome en France, c’est avant tout le rejet de l’extrême-gauche institutionnelle, que ce soit sous sa forme trotskyste, maoïste, ou anarchiste.

Les autonomes sont parfois confondus avec le mouvement alternatif, en raison de certaines pratiques similaires comme les squats, mais aussi d’origines communes au sein du mouvement antinucléaire. Contrairement aux autonomes, le mouvement alternatif cherche à construire, comme son nom l’indique, une « alternative » politique et économique au sein même du système capitaliste. A la différence des autonomes, le mouvement alternatif ne rejette pas les pratiques citoyennes et électoralistes mais refuse par contre généralement la violence et les pratiques s’éloignant trop de la légalité. Le mouvement des Verts est ainsi bien représentatif de cette ligne politique alternative.

Les autonomes sont aussi parfois confondus avec l’ultra-gauche (et notamment avec les situationnistes). Ainsi, par exemple, le groupe « Combat Pour l’Autonomie Ouvrière » (CPAO, implanté à Rouen en 1977-1978) n’est pas, comme son nom pourrait le laisser penser, un groupe autonome mais un groupe conseilliste. Il y a pourtant de nombreuses différences entre ces deux courants : contrairement aux autonomes, l’ultra-gauche refuse l’antifascisme et les luttes de libération nationale, ainsi que les pratiques minoritaires ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un mouvement de masse : en particulier, les pratiques clandestines de lutte armée. A la différence de l’ultra-gauche, les autonomes ne sont pas non plus exempts de léninisme ou de référence au concept de parti, que ce soit dans le maoïsme ou l’opéraïsme. Cependant, il est aussi évident qu’il existe des passerelles entre l’ultra-gauche et les autonomes. Yann Moulier-Boutang, principal leader du mouvement autonome en France, venait d’ailleurs lui-même de l’ultra-gauche (en l’occurrence du groupe « Informations et Correspondances Ouvrières » (ICO)). Par la suite, on retrouve beaucoup d’individus d’ultra-gauche dans la mouvance autonome. Notamment, un des autonomes que j’ai interviewé, Stéphane (16), peut tout à fait être considéré comme d’ultra-gauche. Les personnes d’ultra-gauche impliquées dans la mouvance autonome refusent généralement le militantisme et ont souvent un discours proche de celui des situationnistes (17). Pour cette raison, ceux-ci sont qualifiés de « pro-situs ». Le groupe des « Fossoyeurs du vieux monde » est ainsi représentatif de cette tendance.

Enfin, l’Autonomie étant avant tout une pratique avant d’être une idéologie, contrairement aux autres composantes de l’extrême-gauche, il n’est pas nécessaire de se dire « Autonome » pour en être un, beaucoup d’Autonomes refusant toutes les idéologies et toutes les étiquettes, y compris celle d’ « Autonome ». Ce sont donc avant tout les pratiques d’un individu qui permettent de l’identifier comme étant « un Autonome ». Il en est ainsi par exemple des jeunes de Caen que Bertrand décrit comme des « babas-cool antiflics ». Pour Bertrand, ces jeunes n’étaient pas des Autonomes car pour lui cette étiquette désignait les militants parisiens. Mais si l’on s’en tient aux pratiques des ces jeunes, on peut tout à fait les considérer comme des Autonomes. Il ne suffit pas cependant d’avoir une pratique autonome pour être « un Autonome ». Encore faut-il aussi en avoir la culture, un élément important de cette identité politique (18). Les fréquentations d’un individu peuvent aussi permettre de l’identifier comme étant « un Autonome » : fréquentations qui feront que tel individu sera perçu comme tel de l’extérieur de la mouvance en étant assimilé « aux Autonomes », ou inversement comme le disait Bertrand en 1996, que « la mouvance reconnaîtra les siens ».

Mon étude porte donc sur la mouvance autonome en France, de son apparition en 1976, jusqu’à 1984. Le choix de l’année 1984 comme délimitation du sujet correspond avant tout à une volonté de conserver une certaine distance historique, en l’occurrence deux décennies. Dans une première partie, j’étudierai la mouvance française dans son ensemble (en particulier sa presse) en la comparant avec ses homologues italiens et allemands. Dans un second temps, j’essaierai de distinguer les principales tendances du mouvement (Camarades, l’Organisation Communiste Libertaire, l’Autonomie désirante, autres collectifs et groupes informels…). Enfin, dans une dernière partie, j’étudierai la mouvance sous l’angle des principales luttes qui la traversent (squats, collectifs étudiants et groupes de lycéens, collectifs de femmes, lutte armée et pratiques clandestines).

(1) Voir « Le Lundi au soleil. Recueil de textes et de récits du « mouvement des chômeurs ». Novembre 1997 – avril 1998 », La bande à 35 heures par jour, L’INSOMNIAQUE 1998

(2) Pseudonyme d’un anarchiste individualiste proche de l’Autonomie désirante (entretien du 06/04/2004)

(3) Sur la mouvance des années 90, voir notamment le récit romancé mais autobiographique de Lola Lafon : « Une Fièvre impossible à négocier », FLAMMARION 2003

(4) Entretien avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004)

(5) Entretiens avec Cécile (pseudonyme d’une militante du Comité de Soutien à la RAF, 26/02/2004) et Jean-Paul (pseudonyme d’un militant maoïste de La Cause du Peuple, 17/04/2002).

(6) Pseudonyme d’un squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 29/01/2004)

(7) Pseudonyme d’un autre squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 12/04/2004)

(8) « Changer la vie ! », Roland Castro, Document politique n° 1 de Vive La Révolution. Cité dans « Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français », page 180, Christophe Bourseiller, PLON 1996

(9) « La Violence politique et son deuil », pages 48-51, 237, Isabelle Sommier, PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES 1998

(10) Littéralement « ouvriéristes ». Courant marxiste italien à l’origine du mouvement autonome. L’opéraïsme se distingue principalement de l’ouvriérisme traditionnel par la référence au prolétaire précaire comme principale figure révolutionnaire, le concept de « communisme immédiat » en opposition à celui de phase de transition socialiste, ainsi que par la mise en avant du refus du travail comme moteur de la lutte de classe.

(11) « Information sur la « sphère de l’Autonomie » en Italie », page 5, « L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France », SPARTACUS 1978

(12) « L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France », SPARTACUS 1978

(13) Effectifs du meeting autonome organisé à la Mutualité le 23 avril 1979

(14) Pratique consistant pour des consommateurs à imposer par un rapport de forces une réduction du prix d’un produit ou d’un service. L’autoréduction peut être pratiquée individuellement ou collectivement et aller jusqu’à la gratuité : refus de payer les factures d’électricité ou de téléphone, fraude dans les transports en commun, vol ou pillage dans les supermarchés, fait de rentrer dans un cinéma ou dans un concert ou de quitter un bar ou un restaurant sans payer…

(15) Terme utilisé pour désigner les groupes marxistes se réclamant du communisme de conseils (faisant référence aux conseils ouvriers) et qualifiés pour cette raison de « conseillistes » ou de « luxembourgistes » en référence à Rosa Luxemburg. L’ultra-gauche se distingue de l’extrême-gauche par le rejet de l’électoralisme, des partis politiques, du syndicalisme, du léninisme, de l’antifascisme, des luttes de libération nationale, et des pratiques minoritaires ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un mouvement de masse (pratiques clandestines de lutte armée notamment). Voir « Histoire générale de l’ ultra-gauche », Christophe Bourseiller, DENOËL 2003

(16) Pseudonyme d’un squatter du 20e arrondissement de Paris (entretien du 29/01/2004)

(17) « les premiers bombages qu’ on a fait, c’ était le bombage situ « Ne dites plus « Bonjour monsieur le professeur », dites « Crève salope ! » » (…) On bombait aussi vachement des trucs sur la vie : je me rappelle d’ un gros « Orgasme » qu’on avait bombé en bas dans le hall du CES (…) On lisait aussi les situs, mais les situs c’était encore autre chose, c’était pas pour la théorie des situs, les situs ce qui nous amusait c’était le côté joueur, on aimait bien ça (…) Le gros slogan de l’époque, de toute façon, c’était : « Ne travaillez jamais », « Rejoignez l’armée du crime » » (entretien avec Stéphane). « En mai 1983, il y avait deux groupes : ceux qui étaient plus du côté des situs et ceux qui se disaient fondamentalement antifascistes » (entretien avec Bruno (pseudonyme d’un autonome des années 80), 16/04/2002). Pour Bertrand, il faut distinguer trois composantes dans les squats autonomes parisiens du début des années 80 : les délinquants, les anarchistes, et les « pro-situs ».

(18) « le mouvement autonome n’ était pas politique ! C’était pas un mouvement politique du tout ! Mais ce n’est pas un mouvement social non plus ! C’est un mouvement presque culturel… je sais même pas comment définir ça : c’était un mode de vie presque. » (entretien avec Bruno)

I LA MOUVANCE FRANCAISE

ET SES VOISINS EUROPEENS

1/ L’AUTONOMIE ITALIENNE

Le mouvement autonome italien au sens strict s’est formé entre 1973 et 1974. Les références au concept d’autonomie ouvrière sont cependant plus anciennes. En Italie, elles se développent plus particulièrement dans les années 60 en même temps que l’ « opéraïsme ». Le terme d’« opéraïsme » est généralement traduit en français de manière littérale par « ouvriérisme ». Mais cette traduction prête à controverse. En effet, les opéraïstes italiens tiennent généralement à se démarquer de l’ « ouvriérisme », qu’ils qualifient par opposition de « travaillisme » ou d’ « usinisme » (1). Au contraire de l’ouvriérisme qui se réfère principalement à l’ouvrier du modèle keynésien bénéficiant d’un certain nombre de garanties sociales, l’opéraïsme se réfère en priorité au travailleur précaire. Alors que l’ouvriérisme fait habituellement référence au concept de phase de transition socialiste, l’opéraïsme met au contraire en avant le refus du travail et le « communisme immédiat » comme moteur de la lutte des classes.

Les thèses opéraïstes s’affirment à partir de 1961 autour d’une revue de sociologie militante : les « Quaderni Rossi » (« Cahiers Rouges »), fondée alors par Raniero Panzieri. La plupart des intellectuels de cette revue sont issus de la gauche syndicale, du Parti Communiste, ou du Parti Socialiste. Une première scission a lieu en 1963 autour de Mario Tronti, Antonio Negri, Sergio Bologna, et Alberto Asor Rosa, qui aboutit à la création d’un nouveau journal : « Classe Operaia » (« Classe Ouvrière »), « favorable à une intervention plus directement politique auprès de la classe ouvrière » (2). Les « Quaderni Rossi » disparaissent en 1966 avec la naissance du groupe « Potere Operaio – Classe Operaia » (3). Suite au mouvement de 1967-1969, alors que Mario Tronti retourne au Parti Communiste, les groupes opéraïstes vont être à l’origine de la création, avec des ouvriers de la Fiat et d’autres militants, des deux principales organisations de l’extrême-gauche italienne : Lotta Continua et Potere Operaio.

Mais en 1973, ces organisations s’essoufflent, la crise économique entraînant paradoxalement la fin des grandes luttes ouvrières. Comme en France, c’est aussi la crise de l’extrême-gauche : Potere Operaio s’autodissout au mois de mai 1973. Ce sera aussi le cas de Lotta Continua trois ans plus tard, après une brève tentative d’institutionnalisation. Mais comme l’écrit Isabelle Sommier, « à la différence de ce qui se passe en France, on observe l’émergence de ce que l’on pourrait qualifier une relève qui, innovant sur le plan organisationnel, idéologique, et stratégique, relance et radicalise le mouvement de protestation pour atteindre son apogée en 1977 : l’Autonomie » : « Le Mouvement Autonome naît parallèlement à la crise des groupes d’extrême gauche issus du « biennio rosso » et se nourrit de la décomposition de Potere Operaio (été 1973), de la confluence d’ ex-militants déçus (venant surtout de Lotta Continua et des organisations marxistes léninistes) et du ralliement de groupes entiers comme le groupe Gramsci ou, en 1975, la Fédération Communiste Libertaire de Rome. Sur la vague des grèves ouvrières et notamment l’ occupation de la Fiat en mars 1973, des groupes autonomes ouvriers se rassemblent sous l’égide d’une coordination et du « Bulletin des organismes autonomes ouvriers » (Congrès de Bologne, 23 mars 1973) » (5). Malgré leurs pratiques spontanéistes, il est cependant important de préciser que la plupart des groupes italiens se réclamant de l’autonomie ouvrière restent dominés par l’idéologie léniniste de construction du parti révolutionnaire.

En 1973, on peut distinguer deux grandes tendances au sein de la coordination nationale de l’Autonomie Ouvrière (Autonomia Operaia) :

- les « opéraïstes » orthodoxes : le collectif de la Via dei Volsci à Rome, qui regroupe les Comités Ouvriers Autonomes, avec notamment Paolo Virno. Issu d’une scission au sein de « Il Manifesto » (1971-1972), autour des salariés de l’ENEL (6) et du Policlinico (7). Il dispose d’un journal, « I Volsci », ainsi que d’une radio : Radio Onda Rossa.

- les « négristes » : influencés par les théories d’Antonio (dit « Toni ») Negri. Organisés en Collectifs Politiques Ouvriers, ils ont une conception de l’opéraïsme qui met l’accent sur le concept d’ « ouvrier social ». Principalement implantés à Milan et Padoue, ils publient le journal « Rosso ».

En atteignant son apogée en 1977, l’Autonomie italienne va voir se développer en son sein un second mouvement : l’Autonomie dite « désirante » ou « créative » (9), qui privilégie les luttes se situant en dehors de la sphère strictement économique : cercles féministes et « indiens métropolitains », qualifiés aussi parfois de « transversalistes ». L’Autonomie désirante s’organise en petits groupes sur des bases pratiques et lutte surtout sur le terrain de la culture et de la révolution de la vie quotidienne. Elle est très peu implantée en milieu ouvrier et est surtout constituée d’étudiants et de chômeurs. Les transversalistes éditent de nombreux journaux : « A/traverso », lié à la radio Alice, est le plus important d’entre eux (8).

A la même époque, un certain nombre de groupes léninistes se réclament eux aussi de l’autonomie ouvrière, sans pour autant faire partie de la coordination nationale « Autonomia Operaia », notamment :

- le Parti Communiste Italien Marxiste-Léniniste

- le Comité Communiste Marxiste-Léniniste

- le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier, qui est  un groupe clandestin issu de Potere Operaio. Dirigé par Oreste Scalzone, il édite la revue « Senza Tregua » (« Sans Trêve »).

En 1976, le Comité Communiste pour le Pouvoir Ouvrier explose en une myriade de groupes dont :

- la revue « Senza Tregua »

- les Unités Communistes Combattantes (implantées à Florence)

- les Comités Communistes pour la Dictature Prolétaire, qui éditent le journal « Pour le Pouvoir Ouvrier »

- les Comités Communistes Révolutionnaires : apparaissant en mars 1977 et dirigés par Oreste Scalzone, ils éditent le journal « Nous appelons communisme le mouvement réel »

Au total, le mouvement autonome italien va rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes.

En ce qui concerne Autonomia Operaia (AutOp), sa nature politique est relativement ambiguë. AutOp se présente en effet à la fois comme une coordination de groupes ouvriers luttant sur le terrain social, et en même temps comme une organisation politique. Cette contradiction s’explique par la conception du parti révolutionnaire développée par les militants de AutOp. En effet, cette conception du parti se distingue de manière notable de la conception léniniste habituelle. Pour Lénine, le parti avait non seulement vocation à diriger le processus révolutionnaire, mais aussi à s’emparer du pouvoir étatique pour mettre en œuvre et superviser le socialisme. Pour AutOp, le parti n’est qu’un outil provisoire qui doit progressivement disparaître dans le processus révolutionnaire avec le développement des conseils ouvriers (soviets). Selon cette conception, ce sont les soviets, et non pas le parti, qui doivent diriger la révolution et s’emparer du pouvoir étatique, pour réaliser en l’occurrence non pas le socialisme, mais directement le communisme : les conseils ouvriers se transforment alors en Etat communiste. En ce sens, AutOp se rapproche des positions conseillistes.

L’autre tendance de l’autonomie italienne, la sphère « désirante » ou « transversaliste », est décrite de manière très succincte dans la brochure publiée par Spartacus en mars 1978 : « On peut parler après le mouvement de printemps [1977] du nouveau mouvement autonome défini quelques fois comme les « autonomes désorganisés », influencés par les transversalismes. On définit dans le transversalisme la tendance qui se retrouve dans un certain nombre de journaux dont le plus important est A/Traverso, lié à la radio Alice » (8). Franco Berardi, dit « Bifo », est alors le principal animateur de cette radio qui émet depuis Bologne.

Pour Spartacus, le transversalisme se caractérise sur le plan organisationnel par « le refus de la forme parti » et « la formation d’ une myriade de petits groupes qui s’organisent sur des pratiques sociales comme la radio libre et qui les satisfont immédiatement ». « Sur le plan de la communication, c’est la tentative de traverser les séparations que la société crée, à travers un instrument nouveau, que ce soit sur le plan du langage ou sur le plan technique (radio, cassettes, etc.). Sur le plan des contenus politiques qu’ ils mettent en avant, le refus du travail n’est pas entendu comme une attaque contre l’ usine capitaliste, mais comme une acceptation de travaux marginaux créatifs (par exemple, produire des cassettes, des journaux ; créer des circuits alternatifs ou s’exprime la créativité). Sur le plan programmatique, ils prônent ce qu’ ils appellent l’« intelligence technico-scientifique », comme capacité de réduire le temps de travail nécessaire, en développant des recherches techniques sur la structure productive ». Spartacus ajoute enfin à propos des tranversalistes : « Ne prenant pas en compte la lutte au sein de la production capitaliste et étant strictement axés sur l’organisation du temps libre, ils sont très peu implantés en milieu ouvrier et presqu’ uniquement chez les étudiants et les chômeurs ou les travailleurs occasionnels (ce qu’on appelle couramment en Italie les « sans garantie ») ». « Transversalistes », « créatifs », « désirants », « inorganisés », ou « Indiens Métropolitains » : différentes appellations pour désigner la tendance sans aucun doute la plus libertaire de l’Autonomie italienne.

Le mouvement autonome italien se développe essentiellement dans les années 70 à travers les grèves sauvages antisyndicales, les luttes des autoréductions (10) et l’extension de la violence politique. Le mouvement des autoréductions s’attaque alors à toute l’économie : squats, pillages, refus de payer les transports publics, le téléphone, l’électricité, le cinéma… Ce mouvement est aussi lié à la petite délinquance et au grand banditisme, revendiqués comme des formes de lutte prolétarienne, et donc aussi par conséquence aux luttes de prisonniers et aux évasions organisées. Le concept de « communisme immédiat » est sans doute celui qui résume le mieux la diversité des pratiques de l’Autonomie italienne.

La violence du mouvement autonome italien apparaît notamment sous différentes formes insurrectionnelles : en particulier des manifestations de rue qui prennent des formes émeutières et au cours desquelles les policiers et les autonomes échangent des coups de feu. Mais cette violence prend aussi une forme clandestine avec de multiples actions armées de différentes natures : attentats au cocktail Molotov ou à l’explosif, hold-up, « jambisations » (attentats consistant à tirer dans les jambes), ou assassinats. Toutes ces actions sont organisées par des centaines de groupes différents. Certains groupes ne les revendiquent pas, d’autres utilisent plusieurs sigles. De plus, ces actions armées interviennent dans un contexte où de nombreux attentats sont aussi organisés par d’autres groupes d’extrême-gauche qui ne font pas partie du mouvement autonome, en particulier les Brigades Rouges.

Mais cette violence de l’extrême-gauche italienne ne peut être comprise sans prendre en compte le contexte plus général de violence politique qui traverse alors l’Italie. Plusieurs éléments sont à prendre à compte. Premièrement, l’aspect historique : l’héritage du fascisme et la tradition répressive de la police italienne (avec notamment un certain nombre de cas de répression du mouvement ouvrier particulièrement meurtriers), mais aussi l’héritage de la Résistance. Deuxièmement, l’aspect économique : en l’occurrence le pouvoir de la mafia et ses complicités au sein même de l’Etat, de l’Eglise, et à la tête des grandes entreprises. Troisièmement, l’aspect étatique, avec le rôle des services secrets dans la « stratégie de la tension ». En 1990, le premier ministre Giulio Andreotti a ainsi révélé officiellement l’existence du réseau « Gladio » au sein des services secrets italiens. Ce réseau militaire constitué de plusieurs centaines d’hommes avait été créé en 1951 dans le but de parer à une éventuelle prise de pouvoir des communistes en Italie (11). A partir de 1969, ce réseau s’engage dans une politique terroriste visant à renforcer l’Etat italien et à criminaliser l’extrême-gauche : plusieurs bombes sont déposées dans des lieux publics (12). Ces « massacres d’Etat » sont alors invoquées par l’extrême-gauche italienne pour justifier la lutte armée. Enfin, dernier élément à prendre en compte : l’aspect plus strictement politique, avec le rôle de l’extrême-droite italienne dans l’organisation d’un certain nombre d’attentats (13).

Le mouvement autonome italien atteint son apogée au printemps 1977. Une émeute d’ampleur insurrectionnelle éclate à Bologne le 11 mars suite à la mort d’un jeune tué par la police. Le lendemain, 60 000 personnes manifestent à Rome : des armureries sont pillées et des coups de feu échangés avec la police. Mais l’année suivante, l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges va marquer un tournant politique. Le président du parti de la Démocratie Chrétienne est alors kidnappé le 16 mars, jour où il devait former un gouvernement de « compromis historique » avec le soutien du Parti Communiste. La lutte contre ce compromis historique est au cœur du combat des Brigades Rouges contre l’évolution réformiste du Parti Communiste Italien (PCI). L’Etat italien refusant de libérer les militants des Brigades Rouges (BR) incarcérés, Aldo Moro est finalement exécuté le 9 mai.

A partir de ce moment, le mouvement autonome italien adopte une position défensive face à la répression, la militarisation de l’affrontement contre l’Etat provoquant la fragilisation du mouvement social. A partir de 1979, l’Etat italien lance une grande offensive répressive en accusant le mouvement autonome d’être une vitrine légale des Brigades Rouges. Les principaux leaders du mouvement, dont Toni Negri et Oreste Scalzone, sont arrêtés le 7 avril. Dans les mois qui suivent et tout au long de l’année 1980, le mouvement autonome italien se militarise alors de plus en plus au fur et à mesure de l’accentuation de la répression. L’Italie traverse alors une période de quasi-guerre civile aboutissant à la défaite politique et à la mort de l’Autonomie italienne : 12 000 militants d’extrême-gauche sont incarcérés, 600 s’exilent à l’étranger, dont 300 en France et 200 en Amérique du Sud. La mort du mouvement autonome italien provoquera alors la décomposition de la mouvance autonome française qui l’avait pris jusqu’à présent pour modèle.

(1) Entretien avec Oreste Scalzone (04/05/2004)

(2) « Chronologie », « La Violence politique et son deuil », page 239, Isabelle Sommier, PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES 1998

(3) « Pouvoir Ouvrier – Classe Ouvrière »

(5) « L’Autonomie italienne : la seconde vague contestataire », « La Violence politique et son deuil », page 48

(6) Compagnie nationale d’électricité

(7) Hôpital

(8) « Information sur la « sphère de l’Autonomie » en Italie », « L’Autonomie, le mouvement autonome en Italie et en France », page 4, SPARTACUS 1978

(9) Fabrizio Calvi oppose ainsi « l’aire créatrice » à « l’Autonomie ouvrière ». « La Révolte des exclus », page 29, « Italie 77. Le « Mouvement », les intellectuels », SEUIL 1977

(10) « Les Autoréductions. Grèves d’ usagers et luttes de classes en France et en Italie / 1972-1976 », Yann Collonges et Pierre Georges Randal, BOURGOIS 1976

(11) « Réseaux Stay-Behind », « Encyclopédie du renseignement et des services secrets », pages 546-547, Jacques Baud, LAVAUZELLE 1998

(12) Attentat de Piazza Fontana à Milan (seize morts, 12/12/1969) et déraillement d’un train à Gioia Tauro (six morts, 22/07/1970). Dans les années 90, l’Etat italien présentera le réseau Gladio comme infiltré par l’extrême-droite.

(13) Ainsi par exemple, l’attentat du 28 mai 1974 contre une manifestation antifasciste (huit morts, attribué au groupe « Ordre Noir »)

2/ LA MOUVANCE FRANCAISE

Plusieurs composantes sont à l’origine de l’apparition du mouvement autonome en France. D’une part, des groupes ou des courants politiques plus ou moins organisés en tant que tel. D’autre part, des groupes informels ou des individus qui ne font partie d’aucun groupe et qui développent progressivement des pratiques autonomes au milieu des années 70, sans nécessairement se revendiquer de l’autonomie. A travers ces différents groupes, les autonomes français sont principalement issus de six courants idéologiques plus ou moins différents : l’opéraïsme, le communisme libertaire, l’anarchisme individualiste, le maoïsme spontanéiste, et enfin le conseillisme, au sein duquel il faut distinguer le discours situationniste (19).

Quatre groupes politiques ont un rôle déterminant : Camarades, Marge, l’Organisation Communiste Libertaire (OCL), et La Cause du Peuple. Camarades est un petit groupe d’une dizaine de militants opéraïstes fondé en 1974 par Yann Moulier-Boutang. « Marge » est, comme son nom l’indique, un groupe essayant de d’organiser politiquement les marginaux (délinquants, prostituées, anciens prisonniers, homosexuels, travestis, militants de l’anti-psychiatrie, toxicomanes…). L’OCL est le résultat de l’exclusion de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires au congrès de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste en juin 1976. L’OCL rassemble à cette époque environ 70 militants sur la région parisienne et entre 300 et 500 au niveau national.

Enfin, « La Cause du Peuple » était le nom du journal de la Gauche Prolétarienne fondé en 1968. Représentant la tendance la plus spontanéiste du maoïsme, la Gauche Prolétarienne est au début des années 70 l’une des plus importantes organisations de l’extrême-gauche. Interdite le 27 mai 1970 pour avoir organisé une émeute dans le quartier latin à l’occasion du procès d’un de ses dirigeants, plusieurs centaines de militants de la Gauche Prolétarienne sont incarcérés cette année-là. Le 25 février 1972, un militant de la Gauche Prolétarienne, Pierre Overney, est tué par un vigile de l’usine de Renault-Billancourt. Après une brève tentative de passage à la lutte armée (la Nouvelle Résistance Populaire), les dirigeants décident d’auto-dissoudre l’organisation le 1er novembre 1973. Mais de nombreux militants de base refusent cette dissolution (1). Dès novembre 1974, ces militants vont faire reparaître « La Cause du Peuple » (2). Jean-Paul (3) faisait partie de cette mouvance tournant autour de la nouvelle Cause du Peuple. Pour lui, entre 1973 et 1977, il y avait une mouvance d’ « éléments incontrôlés » regroupant ceux qui deviendront ensuite les autonomes. En novembre 1977, les derniers militants de la Cause du Peuple finiront par abandonner le maoïsme pour créer un nouveau collectif : « Offensive et Autonomie ».

Parallèlement à la nouvelle Cause du Peuple, deux autres groupes sont eux aussi issus de la Gauche Prolétarienne : « Vaincre et Vivre » et les Brigades Internationales. D’après Christophe Bourseiller, « Vaincre et Vivre » était la branche légale des Brigades Internationales et était composé d’une dizaine de militants ouvriers (20). Alors que les Brigades Internationales se sont spécialisés dans l’assassinat de diplomates étrangers, « Vaincre et Vivre » organise des actions plus locales comme par exemple l’agression à son domicile du directeur des Charbonnages de France, le 12 janvier 1976. D’après Christophe Bourseiller, la création des Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire (NAPAP) seraient le résultat de la fusion des Brigades Internationales et de « Vaincre et Vivre ». L’assassinat de Jean-Antoine Tramoni (le vigile de Renault qui avait tué Pierre Overney) le 23 mars 1977 est alors la première action des NAPAP.

Alors que le mouvement autonome italien est à la veille de son apogée, en France, à la rentrée 1976, Camarades appelle différents collectifs parisiens à une réunion afin de s’inscrire dans la dynamique italienne. Ces différents groupes sont de fait déjà autonomes sans avoir théoriser l’autonomie en tant que telle. Lors de cette réunion (qui se tient à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, à Paris), Camarades propose à tous ces groupes de créer un « collectif d’agitation » dans le but de se coordonner et de développer en France les pratiques de lutte mises en œuvre en Italie, comme par exemple les autoréductions. Le Collectif d’Agitation regroupe alors une quarantaine de jeunes âgés entre 20 et 25 ans : le comité de chômeurs du 15e arrondissement, les Collectifs Etudiants Autonomes (CEA), le collectif autonome de la BNP, ainsi que des militants de La Cause du Peuple dont certains comme Guy Dardel sont plus connus comme faisant partie de « la bande de Rueil » (16). Les différents groupes du Collectif d’Agitation se coordonnent en envoyant des délégués aux réunions. L’une des premières actions du Collectif d’Agitation sera une intervention contre les cinémas projetant le film « Mourir à Entebbe » (17). D’autres groupes vont progressivement rejoindre le collectif d’agitation, comme par exemple « L’Encrier » (un autre groupe maoïste). D’après Jean-Paul, le Collectif ne se réunira que deux ou trois fois rue d’Ulm et dès le début de l’année 1977, des Assemblées Générales Autonomes rassemblant 200 à 300 personnes se tiennent à l’université de Jussieu. Par la suite, le collectif d’agitation sera désigné sous l’appellation d’ « Inter-Collectifs » et ses membres seront progressivement identifiés à ceux de Camarades.

Mais l’un des principaux évènements de l’année 1977 est le rassemblement antinucléaire qui se déroule à Creys-Malville (18) les 30 et 31 juillet contre la construction du surgénérateur Superphénix. Cette manifestation internationale rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes tourne à l’émeute. Au cours des affrontements, un militant de la Fédération Anarchiste, Vital Michalon, est tué par les forces de l’ordre en étant frappé par un tir de grenades. Ce rassemblement est surtout l’occasion pour les autonomes de prendre conscience qu’ils sont nombreux à ne pas être embrigadés dans les différentes organisations de l’extrême-gauche institutionnelle. Beaucoup de manifestants s’aperçoivent aussi au cours du rassemblement de la flagrance du décalage qui existe désormais entre les gauchistes qui essayent de rester dans la légalité et les inorganisés qui veulent poursuivre un combat radical. Contrairement au témoignage de Jean-Paul, les auteurs de l’ouvrage sur le mouvement autonome publié par les éditions Spartacus (de tendance conseilliste) (4) présentent cet événement comme fondateur dans l’histoire du mouvement autonome en France.

Les auteurs de Spartacus évoquent ainsi l’apparition de « groupes autonomes anti-nucléaire » (5) sur la région parisienne suite au rassemblement de Creys-Malville. C’est selon eux l’écœurement pour les pratiques des organisations gauchistes qui provoque le regroupement des mécontents dans les AGGAP (Assemblées Générales des Groupes Autonomes Parisiens) : « la rupture avec le gauchisme a porté essentiellement sur les manifestations de rue : à la manifestation des organisations gauchistes canalisée par un service d’ordre militaire dans une simple balade où tout le monde défoule sa révolte momentanée en gueulant les mêmes slogans dictés par un mégaphone, les autonomes opposent des manifestations où chaque groupe de huit à dix personnes assure sa propre auto-défense (et c’est avant tout dans ce sens qu’ ils parlent d’ autonomie des groupes), avec des objectifs concrets (bombages, attaques de magasins, de garages, de banques, etc.). » (6). Mais les auteurs de Spartacus signalent aussi que le mouvement va au-delà des seuls groupes autonomes parisiens et précisent qu’il existe déjà depuis quelques années « une multitude de groupes autonomes de quartier ou de ville, répartis un peu sur tout le territoire, et regroupés autour d’ une librairie parallèle, d’ une association d’entraide, d’ une revue ou même d’ un simple bouquin. Ou encore, certains groupes plus ou moins informels sur des quartiers qui se sont retrouvés autour d’une « pratique de rupture » commune en dehors de tout appareil partidaire ou syndical, telles les occupations de maisons actuellement assez répandues ou les timides apparitions d’autoréductions, comme à Toulouse. » (5).

Mais c’est un autre évènement qui va provoquer l’apparition au grand jour du mouvement autonome. Le 5 septembre, le président du patronat allemand, Hans Martin Schleyer, est enlevé par la Fraction Armée Rouge (RAF). La RAF exige en échange la libération de ses militants incarcérés. Le 13 octobre, un commando palestinien détourne un avion de la Lufthansa et prend en otages ses passagers pour appuyer les revendications de la RAF. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, les autorités allemandes mettent fin au détournement d’avion, puis annoncent au levée du jour le « suicide » de trois militants de la RAF (Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe) à la prison de Stammhein. Pour tous les militants d’extrême-gauche, ces trois prisonniers ont été assassinés. L’édition du mardi 18 octobre du journal Libération a alors été bouclée trop tôt pour prendre en compte les évènements survenus pendant la nuit. Dans ce numéro, le journal officialise sa rupture avec le mouvement révolutionnaire en condamnant l’action de la RAF et en titrant sa Une : « RAF-RFA : la guerre des monstres ». Le lendemain, la RAF annonce la mort de Hans Martin Schleyer.

Le mercredi 19 octobre, une réunion des autonomes est organisée à Paris. Elle rassemble 70 personnes. Le jeudi 20, une nouvelle réunion regroupe une centaine d’autonomes. La mort des militants de la RAF est un choc pour beaucoup. Il s’agit donc d’organiser une mobilisation immédiate dès le vendredi soir. La police empêche le rassemblement : 300 personnes sont arrêtées. Le samedi, 200 autonomes se réunissent à l’université de Vincennes. Les autonomes considèrent alors la condamnation de la RAF par Libération comme une trahison.

Ce journal issu du mouvement maoïste était en effet perçu jusqu’à présent par beaucoup de militants d’extrême-gauche comme le journal officiel du mouvement révolutionnaire : beaucoup de militants, y compris les futurs autonomes, avaient participé à sa fondation en 1973 en se cotisant. La plupart des groupes d’extrême-gauche avaient alors l’habitude de publier leurs communiqués dans le journal, qui se voulait autogéré et écrit en partie par ses lecteurs. Mais depuis 1973, les journalistes de Libération avaient aussi évolué, abandonnant progressivement leurs références révolutionnaires pour former un quotidien classique. En 1977, beaucoup de militants d’extrême-gauche refusent cette évolution du journal, qu’ils considèrent encore comme le leur. Pour toutes ces raisons, les autonomes occupent les locaux de Libération le dimanche 23 octobre et exigent de pouvoir y publier une page, manière aussi de protester contre le refus du journal de publier certains appels à la mobilisation au cours de la semaine. Les journalistes refusant les revendications des autonomes, l’occupation se poursuit toute la journée, empêchant ainsi la parution du journal le lendemain.

La mobilisation se poursuit alors contre l’extradition de Klaus Croissant, avocat de la RAF réfugié en France. Les autonomes se font alors surtout remarquer par leurs actions émeutières dans les manifestations : cassages de vitrines et affrontements avec la police en particulier. Par la suite, ces actions violentes des autonomes seront systématiques lors de toutes les manifestations. Cette mobilisation fait prendre de l’ampleur au mouvement autonome : ainsi, le samedi 29 octobre, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA) réunit 500 personnes à l’université de Jussieu. A partir de ce moment là et jusqu’au mois d’avril, des assemblées générales autonomes rassemblant entre 200 et 300 personnes se tiendront chaque semaine à Jussieu.

Klaus Croissant est finalement extradé le 16 novembre. Une dernière manifestation est organisée le vendredi 18 rassemblant entre 10 000 et 30 000 personnes. Les autonomes y interviennent avec des cocktails Molotov : quinze policiers sont blessés et plusieurs banques incendiées. A la même époque, beaucoup d’autonomes avaient ouvert des squats dans le 14e arrondissement. La plupart de ces squats sont expulsés le 24 novembre, ce qui est à nouveau l’occasion d’affrontements émeutiers contre la police.

Tirant les leçons de leur dépendance envers Libération, les autonomes décident de créer leur propre journal : « L’Officiel de l’autonomie », qui paraît le 1er décembre. Mais ce journal ne semble pas être représentatif de l’ensemble du mouvement, qui est divisé entre Camarades, l’OCL, et les « désirants ». Si « L’Officiel de l’autonomie » est une bonne synthèse entre Camarades et l’OCL, il semble aussi que les désirants ne s’y reconnaissent pas vraiment. L’autonomie désirante rassemble alors le groupe Marge et des militants autour de Bob Nadoulek qui viennent de quitter Camarades. Mais les désirants ce sont aussi tous les autonomes inorganisés qui se reconnaissent plus ou moins dans les « Indiens métropolitains » italiens. Plus ou moins anarchistes ou individualistes, les désirants refusent les structures organisationnelles trop formalisées et préfèrent mettre en avant les luttes dépassant le cadre strictement économique, en particulier tout ce qui est lié à la vie quotidienne. En ce sens, les désirants se rapprochent des situationnistes. Mais dans la pratique, l’activité désirante semble généralement se limiter à la défense des squats, à l’organisation d’autoréductions, ou à des activités de type émeutières.

Les Assemblées Générales (AG) autonomes qui se tiennent chaque semaine à l’université de Jussieu se déroulent dans la confusion et le désordre le plus complet. Ainsi par exemple celle du jeudi 19 janvier 1978 : 300 autonomes environ y participent. Cette AG a lieu alors que se déroulent les élections universitaires. Les autonomes en profitent pour saccager les bureaux de vote et dérober les urnes. Patrick (21) décrit ainsi l’AG de ce jour-là : « Il n’ y avait pas d’ électricité, il y avait une fille qui dansait à poils… Pendant ce temps-là il y avait les urnes des élections qui étaient en train de brûler… ». La plupart du temps, ces AG ont lieu le samedi après-midi. Pour Patrick, « il y avait vraiment de tout : surtout des jeunes, mais aussi des enquêteurs de police. C’était entre 20 et 30 ans, avec 90 % de mecs. Il y avait aussi des jeunes casseurs des banlieues. Personne ne pouvait parler à part les grandes gueules, c’était pas du tout constructif ». Dès les premières AG, des militantes de l’OCL dénoncent le comportement machiste de certains garçons (7).

Le week-end des 21 et 22 janvier 1978, le groupe Marge organise un grand rassemblement autonome à Strasbourg contre l’espace judiciaire européen. La quasi-totalité des autonomes, y compris l’OCL, se joignent à ce rassemblement. Camarades refuse d’y participer en en dénonçant le manque d’organisation et le manque d’ancrage local (22). C’est sans doute la préparation de ce rassemblement qui provoque le départ de certains militants de Camarades, comme Bob Nadoulek, qui rejoignent alors les thèmes de l’autonomie désirante et participent à la création au mois de janvier de la revue « Matin d’ un Blues ». Le rassemblement du 21 et 22 janvier est un fiasco. Le déploiement de plusieurs milliers de policiers empêche les autonomes de se regrouper. D’après Jacques Lesage de la Haye, alors principal animateur de Marge, plusieurs milliers de personnes venus de différents pays auraient essayé de rejoindre ce rassemblement (23). La police empêche ainsi les autonomes parisiens de descendre de leur car, puis les escorte sur le chemin du retour pour les raccompagner jusqu’à Paris. Sur l’autoroute, les autonomes parisiens profitent cependant d’une halte pour se faire servir gratuitement une soixantaine de repas dans un restaurant. Cette action est alors présentée comme la principale victoire du week-end (24).

Les autonomes parisiens parviennent aussi à s’imposer dans les universités. Le 24 janvier, certains d’entre eux sont agressés par des militants lambertistes (25) à l’université de Nanterre. Deux jours plus tard, les autonomes organisent une action de riposte dans cette même université : le local de l’UNEF tenu par les lambertistes est incendié, le restaurant-universitaire est pillé, et l’une des salles où se déroulent les élections est saccagée. Au mois de février, des concerts punks sont organisés à l’université de Tolbiac.

Cependant, certains militants ne supportent plus le désordre qui règne dans les AG autonomes. Au mois d’avril, les militants de l’OCL décident donc de quitter l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes (APGA) : « Les Assemblées Générales impréparées, bordéliques, tendues, sont de moins en moins ressenties comme un lieu possible de débats de fond en dehors d’ une action immédiate » (8). A partir de ce moment-là, l’APGA éclate en trois coordinations, réunissant chacune environ 70 personnes (26) : Camarades, l’OCL, et les désirants. L’ « Inter-Collectifs » de Camarades se réunit au 3 rue du Buisson Saint-Louis, dans le 10e arrondissement (Camarades s’auto-dissout officiellement au mois de juin). L’OCL se réunit au 33 rue des Vignoles, dans le 20e arrondissement (9). Les désirants se réunissent au squat du groupe Marge, au 39 rue des Rigoles (20e arrondissement).

Parmi les cibles attaquées à cette époque de manière violente par des groupes de plusieurs dizaines d’autonomes, on peut citer le Bataclan (suite à la mort d’un jeune tué par un vigile), l’université d’Assas (27), et de nombreuses agences d’intérim. Au mois de juin, les autonomes lancent une campagne contre la hausse des tarifs dans les transports publics, avec notamment le 5 juin la destruction à coups de marteaux et de cocktails Molotov de 170 composteurs dans le métro. Cette campagne se prolonge ensuite par une campagne plus générale contre la politique économique de Raymond Barre et contre la hausse générale des prix, surtout relayée par l’OCL et Camarades (28). Le 21 décembre, un groupe autonome revendique le sabotage de 1500 parcmètres dans la capitale. Le 13 janvier 1979, une cinquantaine d’autonomes attaquent les commerces situés dans le quartier de la gare Saint-Lazare pour protester contre la hausse des prix. Mais derrière cette action s’en cache une seconde, plus redoutable pour les policiers qui pensent arrêter les autonomes dans la gare Saint-Lazare sans se douter que ceux-ci leur ont en fait tendu un guet-apens (29). De nombreux policiers pris au piège sont blessés. L’impact de cette action est tel que Valéry Giscard d’Estaing intervient lui-même publiquement pour demander « des sanctions exemplaires » (30).

Mais le mouvement atteint incontestablement son apogée à l’occasion de la manifestation des sidérurgistes qui se déroule dans la capitale le 23 mars 1979. Pour les autonomes, cette manifestation doit être l’occasion de franchir une nouvelle étape dans la montée de la violence populaire, en lui donnant un caractère de masse de type insurrectionnel, sur le modèle des manifestations italiennes. D’après Bruno (10), « ce qui était prévu par l’Autonomie organisée, c’est que, parallèlement au cortège, il devait y avoir quarante mecs armés avec des flingues qui devaient suivre le cortège sur les rues parallèles et braquer tous les commerces, absolument tous ». La police anticipe le danger et procède le matin même à une grande rafle dans le milieu autonome (83 arrestations) (40). D’après Libération, environ 100 000 personnes participent cette manifestation. Si la manifestation du 23 mars prend effectivement une forme de type émeutière sans précédent dans la capitale depuis 1968, elle ne prend cependant pas un caractère insurrectionnel comme beaucoup d’autonomes s’y attendaient. Pour beaucoup d’autonomes, c’est la rafle de la police qui a empêché que la manifestation prenne une forme plus violente. Stéphane pense aujourd’hui au contraire que cela n’aurait rien changé, la violence de cette manifestation étant selon lui surtout le fait des sidérurgistes (31). Une affirmation cependant contredite par la presse qui accuse au contraire les autonomes. Soixante manifestants dont deux autonomes sont inculpés à cette occasion.

Le 23 avril, les autonomes parviennent à organiser à la Mutualité un meeting contre la répression rassemblant 2 000 personnes. D’après Jean-Paul, de nombreuses personnes sont venues voir ce jour-là ce que les autonomes avaient à leur proposer : pour lui, le mouvement est mort faute de la capacité des autonomes à proposer une initiative aux personnes venues assister à ce meeting. Pour Alain Pojolat, alors à Camarades, ce sont les désirants qui ont saboté le meeting : « Il y avait un abus de la démocratie. Ce meeting a été complètement saboté par des comportements individuels de mecs qui faisaient un happening ! Il y a eu une irresponsabilité politique grave. C’est bien beau de remettre en cause les organisations qui ont un fonctionnement centralisé ! Si c’est pour que les gens n’ aient pas un minimum de discipline pour s’accepter dans leurs diversités, s’ écouter, et prendre les décisions politiques, c’est pas la peine ! » (32).

La décomposition du mouvement autonome commence à partir de cette date. La principale explication réside sans doute en Italie, où les principaux leaders de l’Autonomie sont arrêtés le 7 avril. C’est le début de la grande vague de répression qui entraîne en 1980 l’incarcération de 12 000 militants. 600 Italiens s’exilent à l’étranger dont 300 en France. Au-delà de la situation strictement italienne, c’est le modèle politique des autonomes qui s’effondre. Trois types d’attitudes peuvent alors être observés : la radicalisation dans la lutte armée et le grand banditisme, le replis stratégique, et la dérive toxicomane. Action Directe fait ainsi son apparition le 1er mai en mitraillant le siège du patronat. Le 28 août, un important hold-up a lieu à la perception de Condé-sur-l’Escaut, dans le Nord : le butin est évalué à 16 millions de francs (35). Mais entre cette radicalisation militaire et la perspective d’une répression à l’italienne, un certain nombre d’autonomes ont visiblement préféré la solution du repli stratégique. Une partie s’occupent alors de l’accueil et de la défense des réfugiés politiques italiens. Certains comme Yann Moulier-Boutang s’engagent dans une voie politique alternative autour du Centre d’Initiatives pour de Nouveaux Espaces de Liberté (CINEL) créé par Félix Guattari en 1977. C’est donc la fin de Camarades. Le local de la rue du Buisson Saint-Louis est d’ailleurs ravagé le 24 juin par un incendie criminel. Le gérant de l’immeuble refuse alors de renouveler le contrat de location (33). Cette situation politique général provoque aussi une scission dans l’OCL entre Paris et la province, le groupe parisien quittant définitivement l’organisation au début de l’année 1980 (11). Marge disparaît à la même époque. En 1980, beaucoup d’autonomes qui étaient jusqu’alors étudiants ont fini leurs études. Une partie importante d’entre eux deviennent des professeurs de lycée (surtout des professeurs d’histoire) et mettent du même coup fin à leur engagement dans la mouvance autonome (34).

A partir de 1980, on ne peut donc plus parler d’un « mouvement » autonome mais seulement d’une « mouvance ». Cette mouvance est totalement désorganisée par le départ de ses aînés. On voit alors émerger une seconde génération d’autonomes. Certains sont encore lycéens et les plus jeunes n’ont que treize ans. En mai 1980, un mouvement étudiant se développe contre les lois Bonnet-Stoléru (et plus particulièrement contre le décret Imbert) visant à restreindre l’immigration (12). Les autonomes inorganisés et des jeunes des banlieues parisiennes organisent pendant plusieurs jours des actions émeutières autour de l’université de Jussieu. L’un de ces autonomes, Alain Bégrand, un SDF âgé de 30 ans, se tue le 13 mai en tentant d’échapper à la police (en passant à travers une verrière). Le 13 septembre, le travail d’infiltration d’un indicateur de police permet l’arrestation d’une dizaine de militants d’Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque incontestablement un coup d’arrêt brutal pour toutes les luttes sociales en France. Cet état de fait provoque l’isolement des autonomes qui se regroupent alors autour des squats parisiens. Les effectifs de cette mouvance ne dépassent pas 300 personnes. Le 7 août, la plupart des militants d’Action Directe emprisonnés sont amnistiés et libérés. Nathalie Ménigon, les militants des NAPAP, et les accusés du hold-up de Condé-sur-l’Escaut restent incarcérés pour délits de droit commun. La plupart entament une grève de la faim le 22 août. Les autonomes organisent alors des actions de manière quotidienne pour obtenir leur libération, et les prisonniers sont finalement libérés au mois d’octobre pour raison médicale. Cependant, un an plus tard, le 24 août 1982, Action Directe est interdite en tant qu’organisation par un décret gouvernemental qui la dissout officiellement.

Tout au long de l’année 1982, les autonomes participent à la jonction qui s’opère entre la lutte antinucléaire et celle des sidérurgistes autour de Chooz et Vireux dans les Ardennes (13). Des émeutes sont organisées le dernier week-end de chaque mois dans le but d’empêcher la construction de la centrale nucléaire de Chooz. Ce mouvement de type insurrectionnel est alors rejoint par les sidérurgistes de Vireux qui luttent contre le démantèlement de leur usine.

En dehors de leurs week-ends dans les Ardennes, le quotidien des autonomes se déroule essentiellement à cette époque dans les squats parisiens. La mouvance s’apparente déjà plus à un milieu ayant un mode de vie particulier qu’à un mouvement politique. Elle a toujours comme à ses débuts la forme d’un réseau, mais ce réseau n’est plus réellement organisé. Ses membres ont surtout en commun une culture. En ce sens, on peut dire que la mouvance forme une communauté. La culture de la mouvance peut être considérée comme une composante politique de la culture « underground », centrée essentiellement autour des concerts de punk et de rock alternatif. Ce contexte culturel s’illustre essentiellement dans le quotidien des autonomes, que l’un d’eux résume ainsi d’une formule succincte : « L’alternative c’était à peu près ça pour tout dire : « Qu’est-ce qu’ on fait aujourd’ hui ? On fait manif ou concert ? » » (38).

Mais cette petite communauté est profondément divisée entre bandes rivales. On retrouve dans cette mouvance du début des années 80 les deux principaux types d’autonomes déjà présents en 1977 : des étudiants et des squatters. La culture de la violence systématique qu’entretiennent les autonomes les conduit jusqu’à se faire la guerre entre eux. Ces rivalités s’apparentent alors plus à des règlements de compte entre bandes de jeunes sur des bases identitaires qu’à de véritables antagonismes politiques, même si on peut aussi y lire une certaine logique politique en attribuant des étiquettes partisanes aux différents squats. Une rivalité entre squats peut se transformer en affrontement armé à la suite d’un incident mineur entraînant une escalade des représailles. Un squatter du 20e arrondissement, Patrick Rebtholz, est ainsi abattu d’une balle de revolver le 12 décembre 1982 en attaquant le squat de la rue des Cascades.

Le premier clivage qui traverse la mouvance de cette époque est d’abord un clivage social entre squatters et étudiants. Si certains autonomes sont à la fois squatters et étudiants, il s’agit cependant de deux réseaux bien distincts. Le réseau étudiant semble être réduit à une quarantaine de personnes regroupées dans le Collectif Autonome de Tolbiac (CAT) (36). C’est donc le réseau des squatters qui forme l’essentiel de la mouvance. Les squats autonomes du début des années 80 sont concentrés dans le 20e arrondissement, essentiellement dans le quartier de Belleville, mais aussi dans celui de Ménilmontant. Les squatters du 20e arrondissement sont divisés en deux tendances. La première tendance est plutôt sur des positions anarchistes (14) et se rapproche des positions politiques d’Action Directe. La seconde est plutôt sur des positions situationnistes (pro-situs) (37). Ces squatters peuvent être distingués d’une autre tendance qui ne fait pas partie de la mouvance autonome mais qui lui est proche : les alternatifs, qui sont principalement implantés dans le 19e arrondissement autour du collectif des occupants-rénovateurs. Contrairement aux autonomes, les squatters alternatifs cherchent à construire une alternative économique au sein du capitalisme, et acceptent donc de faire des compromis avec les autorités (en particulier en payant un loyer symbolique) dans le but d’être légalisés. Les squatters alternatifs sont considérés par la plupart des autonomes comme des traîtres devant être combattus en tant que tels (37). Mais en cherchant à être plus radicaux que les anarchistes, les pro-situs prennent l’habitude d’accuser ces derniers d’être eux aussi des alternatifs (14). Ces divergences politiques autorisent alors tous les affrontements entre autonomes. La mort de Patrick Rebtholz peut ainsi être considérée comme le résultat d’un affrontement entre anarchistes et pro-situs.

Le mois de mai 1983 est qualifié par la presse de l’époque de « mai 68 à l’envers » : des émeutes étudiantes éclatent à Paris mais cette fois-ci c’est l’extrême-droite qui tient la rue (15). Alors que les pro-situs participent à ces émeutes en considérant que toutes les révoltes se valent, les anarchistes de la mouvance adoptent au contraire une position antifasciste en combattant ce mouvement, y compris en attaquant violemment les cortèges des manifestations (37). Au mois de juin, des journées de rencontre anti-autoritaires sont organisées à Paris durant trois jours (39).

La même année, un nouveau collectif autonome fait son apparition : le Centre Autonome Occupé (CAO). Ce collectif est essentiellement composé d’étudiants. Comme son nom l’indique, le CAO a pour but d’ouvrir un squat sur le modèle des centres autonomes allemands. Mais toutes les tentatives échouent, les différents centres autonomes étant systématiquement expulsés par la police dans les 48 heures. Au bout de quelques mois, une partie des membres du CAO quittent le collectif pour créer une nouvelle structure : la Coordination Autonome pour des Espaces Libérés (CAEL) (14). Il semble que la CAEL se soit alors rapidement rapprochée du collectif des Occupants-Rénovateurs (36).

(1) « Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français », page 228, Christophe Bourseiller, PLON 1996

(2) « Les Maoïstes », page 243, Christophe Bourseiller, PLON 1996

(3) Pseudonyme (entretien du 17/04/2002)

(4) « L’Autonomie. Le mouvement autonome en Italie et en France », mars-avril 1978

(5) « Quelques questions sur l’apparition des « groupes Autonomes » sur la région parisienne », Page 20

(6) Page 21

(7) « Les différents thèmes abordés lors de la première AG du samedi 29 octobre à Jussieu », «L’Officiel de l’autonomie», page 2 (décembre 1977)

(8) « Petit historique pour Autognome », « Désobéissance civile et luttes autonomes », page 111, Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, Alternatives n° 5 (avril 1978), ALTERNATIVE ET PARALLELES

(9) Ce local est aussi celui de la CNT (anarcho-syndicalistes)

(10) Pseudonyme d’un autonome des années 80 (entretien du 16/04/2002)

(11) « L’OCL, trente ans d’anarchisme révolutionnaire », http://oclibertaire.free.fr

(12) « Jussieu », « Courant Alternatif » n° 5, pages 24-26 (juin 1980)

(13) « Nuits Câlines » n° 1 (mars 1987)

(14) Entretien avec Bertrand (pseudonyme d’un squatter du 20e, 12/04/2004)

(15) « Sans Contrôle. « Nous sommes une force de travail en formation » (contribution au débat) », par « un camarade de Sans Contrôle », « Tout ! » n° 5, pages 5 et 6 (juin 1983)

(16) Entretien avec Patrick (pseudonyme d’un étudiant de Tolbiac, 01/02/2004). Sur la bande de Rueil, voir l’autoportrait de Guy Dardel paru dans « Les nouveaux Sans-culottes. Enquête sur l’extrême gauche », pages 191-196, Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, GRASSET 2000

(17) Ce film relatant la prise d’otages de l’avion détourné en Ouganda par les Revolutionäre Zellen (Cellules Révolutionnaires) est alors dénoncé par le Collectif d’Agitation comme un instrument de propagande sioniste. 70 passagers israéliens avaient été pris en otages le 27 juin 1976 par un commando composé de militants palestiniens et d’Allemands des Revolutionäre Zellen. Les passagers seront libérés le 4 juillet après l’intervention des forces spéciales israéliennes.

(18) Surgénérateur « Superphénix » situé sur le Rhône, à 50 km à l’est de Lyon

(19) Pour les situationnistes, le « situationnisme » n’existe pas, les situationnistes étant contre toutes les idéologies. Voir la revue de l’Internationale Situationniste (1958-1969) rééditée chez FAYARD en 1997. Les situationnistes se distinguent du reste de l’ultra-gauche par le refus du travail et la mise en avant du concept de « révolution de la vie quotidienne » (projet hédoniste reposant sur le rejet des séparations entre les différentes activités humaines, et en particulier le rejet des rapports sociaux plaçant l’individu en position de spectateur). Voir notamment : « Histoire de l’Internationale Situationniste », Jean-François Martos, IVREA 1995, et les ouvrages des situationnistes : « La Société du Spectacle », Guy Debord, 1967, GALLIMARD 1992, et « Traité de savoir-vivre à l’ usage des jeunes générations », Raoul Vaneigem, 1967, FOLIO 1994. L’Internationale Situationniste s’est auto-dissoute en 1972. Par la suite, ceux qui tiennent un discours situationniste sont qualifiés de « pro-situs ». Si la plupart des pro-situs se tiendront à distance des autonomes, un certain nombre seront plus ou moins présents dans la mouvance tout en conservant une attitude critique à son égard.

(20) « Violence et décomposition du spontanéisme », « Les Maoïstes », page 250-251

(21) Pseudonyme d’un étudiant de Tolbiac (entretien du 01/02/2004)

(22) « Pourquoi nous n’irons pas à Strasbourg », par « des militants du groupe Camarades », Libération (18/01/1978)

(23) Entretien avec Jacques Lesage de la Haye (20/04/2004)

(24) « Strasbourg… Comment un échec organisationnel peut devenir une victoire politique », par « Des militants OCL de retour forcés de Strasbourg », Front Libertaire n°83, page 2 (25/01/1978)

(25) Organisation Communiste Internationaliste (trotskystes)

(26) Entretiens avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004), Alain Pojolat (11/05/2004), et Jacques Lesage de la Haye

(27) Cette université est dénoncée depuis 1968 comme étant un repère de l’extrême-droite

(28) Voir le journal des « stagiaires Barre » : « « Barre » (si ce n’est toi c’est donc ton frère), journal d’informations / Stagiaires Barre », et le numéro spécial « Plan Barre III : feu sur les luttes » édité par l’OCL et Camarades en juillet 1978. Il s’agit alors de la conjugaison de deux luttes : d’une part une lutte contre la hausse des prix, et d’autre part une lutte contre les « stages Barre » (stages rémunérés en dessous du SMIC).

(29) « Un piège tendu aux flics comme jamais ils ont vu. Ils nous ont poursuivi en pensant nous bloquer dans la gare sans jamais imaginer que toutes les consignes de la gare étaient truffées de cocktails Molotov, de barres, de tout… Ils sont arrivés et là, d’un seul coup, non seulement il y a eu une vague derrière eux mais aussi devant eux il y avait ce qu’il fallait pour les niquer ! Et ça a super bien marché ! » (entretien avec Stéphane, pseudonyme d’un squatter parisien, 29/01/2004)

(30) Condamnées à quatre ans de prison, les quatre personnes arrêtées à cette occasion (dont deux étudiants de Tolbiac) seront libérées un an plus tard (entretien avec Patrick)

(31) « Quand ils venaient à Paris, on apprenait : on était verts ! Les mecs, tu sentais qu’ il y avait rien pour les freiner ! Carrément ils chopaient des mecs à la main ! »

(32) Entretien du 11/05/2004

(33) « Le Mouvement d’extrême-gauche : Action Directe », Direction Centrale de la Police Judiciaire 1984, cité dans « Action Directe. Du terrorisme français à l’ euroterrorisme », page 204, Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, SEUIL 1986

(34) Entretien avec Patrick

(35) « A la suite du hold-up commis contre la perception de Condé-sur-Escaut (Nord) le 28 août 1979, la Direction Centrale des Renseignements Généraux a été conduite à s’intéresser, de façon particulière, aux activités des milieux anarchistes parisiens soupçonnés d’avoir participé à cette agression » « La Lutte contre le terrorisme et la criminalité. Participation des Renseignements Généraux », Direction Centrale des Renseignements Généraux 1982, cité dans  « Action Directe », page 221, Alain Hamon et Jean-Charles Marchand.

(36) Correspondance avec Mathieu (pseudonyme d’un participant au CAEL, 22/04/2004)

(37) Entretien avec Bruno

(38) Entretien avec Stéphane (pseudonyme d’un squatter du 20e, 29/01/2004)

(39) « Rencontres anti-autoritaires. 24-25-26 juin à Paris », « Tout ! » n° 5, page 10 (juin 1983)

(40) « Rafle anti-autonomes à Paris », C. Hennion, Libération (24/03/1979), page 4

3/ LA PRESSE AUTONOME

Il serait difficile de prétendre énumérer de manière exhaustive la totalité des titres que comporte la presse autonome puisqu’il s’agit de dizaines de petites revues éphémères. Dans la partie consacrée aux différents groupes autonomes, j’évoquerai les revues éditées par Camarades, l’OCL et l’autonomie désirante. Je ne m’attarderai ici que sur quatre publications d’envergure plus modeste : « L’Officiel de l’autonomie » (1977), « Autonomie Prolétaire » (1977-1979), « L’Encrier » (1977), et « Tout ! » (1982-1985). Mais on pourrait aussi citer d’autres revues autonomes de la même époque, comme par exemple « Annie aime les sucettes », un journal spécialisé dans le rock alternatif et publié par Jean-Pierre Petit, ou « Molotov et Confetti », qui paraît en 1984. Ces différentes publications sont surtout révélatrices de deux générations distinctes : celle des années 70 et celle des années 80. On perçoit facilement la rupture entre les deux, aux alentours de 1980-1981 : la plupart de ceux de la génération des années 70 ont déjà quitté le mouvement au début des années 80, et la plupart de ceux des années 80 sont trop jeunes pour avoir réellement participé au mouvement de 1977-1979.

L’un des titres les plus connus de l’Autonomie est « L’Officiel de l’autonomie ». « L’Officiel de l’autonomie » n’a eu qu’un seul numéro mais a visiblement bénéficié d’un très gros tirage dépassant de beaucoup les autres journaux du mouvement. Il paraît en novembre 1977 sous la forme d’un huit-pages au format A3 et se présente ainsi : « Ce journal est composé de textes de collectifs ou d’individus participant de près ou de loin à L’ASSEMBLEE PARISIENNE DES GROUPES AUTONOMES ; il est donc clair que ces textes n’engagent que leurs auteurs. Ce journal ne prétend en aucune façon représenter tout le mouvement autonome en France ou à Paris. Ce n’est donc pas le journal officiel de l’autonomie !!! ».

« L’Officiel de l’autonomie » tente de réaliser une synthèse des différentes tendances qui composent l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes qui s’est réunit à l’université de Jussieu le 29 octobre 1977. Cependant, on voit bien que l’autonomie désirante et les composantes les plus marginales de l’autonomie sont absentes de cette tentative de synthèse : probablement que beaucoup d’autonomes ne se sont pas reconnus dans ce journal. « L’Officiel de l’autonomie » se compose de seize articles et ses rédacteurs ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur un éditorial. En ce sens, le journal est relativement représentatif du mouvement par son incapacité à se mettre d’accord sur une ligne politique commune. Faute d’éditorial, un « point de vue » sur le journal est publié, mais il y est précisé que, comme pour les autres articles, ce point de vue ne donne l’opinion que d’une partie des rédacteurs. Les auteurs de ce point de vue concluent ainsi : « Les débats et comptes-rendus ont été rédigés par des commissions constituées de membres des divers collectifs autonomes, ce qui pourra expliquer les contradictions entre les textes, voire les divergences politiques, qui ne seront que le reflet de notre réalité en tant que groupes autonomes luttant sur plusieurs terrains et étant à des stades d’expériences politiques différentes. C’est pour ne pas masquer la réalité et la richesse du mouvement que nous avons décidé d’ouvrir cette feuille à tous les débats, y compris les plus contradictoires. » Les auteurs précisent quelques paragraphes plus haut : « Ce premier essai d’ une revue d’ une partie du mouvement n’est pas l’organe centralisateur et autoritaire que certains voudraient y voir, les diverses composantes en étant partie prenante ayant manifesté leur désir de le laisser ouvert à toutes les initiatives, à toutes les formes d’espaces, à tous les débats qui concernent le « mouvement » ».

« L’Officiel de l’autonomie » est aussi une réaction face au constat de rupture avec Libération. Deux articles sont d’ailleurs consacrés à l’action du 23 octobre (occupation du siège de Libération) dont une lettre ouverte à Serge July intitulée « Cher July, mon amour ». Les autres articles de « L’Officiel de l’autonomie » concernent la réunion du 29 octobre, la manifestation de soutien à la RAF organisée à Saint-Lazare le 21, la question des femmes dans le mouvement, la répression en Grèce, la lutte antimilitariste, les concerts de rock, les luttes des prisonniers, la question de la violence, la lutte antinucléaire, le mouvement étudiant, et enfin la question du contrôle social et des travailleurs sociaux. Une diversité là aussi révélatrice.

En novembre 1977 paraît aussi le numéro zéro de « Autonomie Prolétaire », avec en Une la photo d’Andreas Baader, et cette citation de la RAF : « Qui crie au « terrorisme », qui montre les partisans du doigt, qui les dénonce comme anarchistes, blanquistes, « desperados », romantiques, révèle seulement son angoisse devant les tâches révolutionnaires ». Autonomie Prolétaire est le journal du collectif « Offensive et Autonomie », qui succède alors à La Cause du Peuple. Ce groupe est ainsi emblématique du passage du maoïsme à l’Autonomie. La continuité avec La Cause du Peuple est d’ailleurs expliqué dans l’introduction du numéro 1 des « Cahiers Théoriques » de « Autonomie Prolétaire » : « le cadre de fond sur lequel repose ce texte de propositions théoriques réside dans l’analyse du système capitaliste français et de sa représentation giscardienne que nous avions faites dans un précédent texte théorique de notre époque « Cause du Peuple » : « De la Résistance prolétarienne à la révolution prolétarienne ». Ce cahier date de mai 1976 et est encore disponible. ».

Autonomie Prolétaire dresse un bilan critique de l’expérience maoïste en parlant de la lutte contre l’ennemi capitaliste : « pour nous combattre cet ennemi avec les armes de nos camarades de la Russie de 1917 ou de la Chine de 1949 serait une aberration, nos échecs successifs depuis des années sont là pour le prouver » (1), et écrit plus loin: « Un principe communiste fondamental est que rien n’est acquis. Les péripéties récentes de la lutte des classes en Chine après la mort de MAO le montrent une fois de plus. Sans cesse l’ennemi tentera de récupérer son ou ses pouvoirs. Sans cesse nous devrons rester vigilants pour l’écraser (…) D’autre part, être communiste signifie aussi être capable de produire une critique communiste du marxisme comme du léninisme. Reconnaître que les déviations ne tombent pas du ciel, mais sont les produits du marxisme. Combattre les causes. » (4) avant de citer cette phrase tirée du Manifeste du Parti Communiste : « Les communistes n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier ». Autonomie Prolétaire critique aussi les organisations maoïstes de l’après-68 en écrivant : « A chaque phase de développement de notre offensive apparaissent des forces de la bourgeoisie pour nous récupérer, châtrer notre révolte, empêcher l’éclatement des contradictions, jouer un rôle de médiation entre les prolétaires et la bourgeoisie. Ce rôle a été joué par les gauchistes à partir de la tempête révolutionnaire de Mai-Juin 1968. A chaque fois, trotskystes, anarchistes et Marxistes-Léninistes ont tenté de bloquer le développement de l’offensive révolutionnaire. » (5).

Autonomie Prolétaire se distingue des autres journaux autonomes par de violents appels à la lutte armée. Au dos du numéro zéro, une photo des « ruines du club des officiers américains de Francfort détruit par le RAF le 11 mai 1972 » et une citation d’Ulrike Meinhof : « De qui dépend que l’ oppression demeure ? De nous ! De qui dépend qu’ elle soit brisée ? De nous également ! ». Pour Autonomie Prolétaire, « le fascisme s’avance masqué sous les traits de la social-démocratie prise dans un sens large, de Mitterrand à Giscard. La social-démocratie prépare le terrain comme on le voit en RFA (…) Depuis l’exécution de Tramoni, le 23 mars 1977, l’heure n’est plus à l’action symbolique. L’étape de la guerre de partisans sans arme, pour créer les conditions idéologiques de la lutte armée prolongée, est terminée dans son ensemble. S’ouvre l’étape menant à la guerre totale d’extermination des capitalistes et de destruction de leur système » (2). Autonomie Prolétaire défend une conception avant-gardiste du processus insurrectionnel proche de celle des NAPAP.

Une revue maoïste permet d’attirer l’attention sur la tendance de loin la plus léniniste du mouvement autonome : « L’Encrier ». En 1977, le collectif qui anime cette revue décide de participer à Camarades et de se fondre dans le mouvement autonome. Un an plus tard, le collectif tire un bilan de sa participation au mouvement. Il publie alors en mai 1978 un nouveau numéro de la revue (le n° 28). Le premier article de ce numéro s’intitule : « L’Autonomie en France : contre l’hégémonie des désirants, notre mot d’ordre : prolétariser le mouvement ! Situation politique, idéologique, et organisationnelle du mouvement ». Cet article est d’ailleurs reproduit dans le n° 7 de Camarades. Pour L’Encrier, « l’Inter-collectifs de Camarades reste le seul débris du « mouvement » où la question de l’aire politique reste posée, depuis que l’OCL s’est retirée sur la pointe des pieds pour retourner à ses élucubrations anarcho-syndicalistes (…) D’où notre participation à l’ inter-collectifs. Mais cela ne peut en aucune façon occulter le fait que nous avons affaire non plus à une proposition de mouvement au sens le plus large, mais à celle d’une organisation –Camarades – dont la dissolution actuellement proposée dans le « mouvement » ne serait à notre avis qu’ un voile sur les yeux pour ne plus voir. Les problèmes sur lesquels butte le « mouvement autonome » sont des problèmes d’organisation » (3). Plutôt que la dissolution de Camarades, il semble en effet que L’Encrier aurait préféré la création d’un « parti autonome » sur le modèle marxiste-léniniste… Pour L’Encrier, les divergences idéologiques internes au mouvement autonome avaient été jusqu’ici largement sous-estimées, et le rassemblement à Strasbourg du 21 janvier est perçu comme un véritable putsch des désirants.

Avec l’effondrement du mouvement autonome en 1979, tous les journaux autonomes de cette époque vont disparaître. Il faut attendre quelques années avant de voir émerger une seconde génération de revues autonomes. Ces revues du début des années 80 sont nettement moins nombreuses et d’envergure beaucoup plus modeste.

Le journal « Tout ! » est l’un des plus importants de cette époque. Le numéro 1 paraît en décembre 1982. Ce journal reprend alors le titre de celui publié par le groupe maoïste « Vive La Révolution » (VLR) de 1970 à 1971. Tout comme le journal de VLR, le « Tout ! » des années 80 est lui aussi sous-titré « Ce que nous voulons ? Tout ! ». Mais la filiation est très lointaine pour cette génération qui était encore à l’école primaire en 1970 : il s’agit plus d’un clin d’œil historique. En effet, si VLR représentait en 1971 la tendance de loin la plus libertaire du maoïsme, le « Tout ! » des années 80 n’a plus grand-chose à voir avec le maoïsme (si ce n’est une lointaine filiation). Le « Tout ! » de 1982 est en effet un journal autonome qui arbore aussi bien le A cerclé que la faucille et le marteau, n’hésitant pas à manier la dérision avec des références à Groucho Marx. Cependant, d’après Bertrand (6) (à l’époque squatter dans le 20e arrondissement de Paris), « Tout ! » était un journal « antilibertaire » composé essentiellement d’étudiants et était lié à la Coordination Autonome pour des Espaces Libérés (CAEL) et au collectif des Occupants-Rénovateurs.

L’éditorial du numéro 1 de « Tout ! » se présente ainsi : « Tout ! se veut une tentative pour relancer un processus de production/circulation d’informations & analyses dans le mouvement. Ni expression d’ une ligne, ni projet politique préconstitué (loin de toute réalité), ni tentative de centralisation… seulement une contribution de quelques individus autonomes, qui ressentent le besoin objectif/subjectif de mettre en place un réseau d’ échange-confrontation & rencontre prolétaire. Tout ! n’ entend pas être l’expression d’ un courant (les « autonomes ») ou le lieu d’ élaboration d’ une quelconque théorie fut-elle « autonome », mais bien plutôt de contribuer au développement de l’ AUTONOMIE PROLETAIRE, comme moment d’ auto-organisation de la radicalité et des luttes, comme rencontre de nos subjectivités rebelles. Tout ! un lieu ouvert parce que nous faisons le pari que la rencontre de nos différences et leur confrontation (à ne pas confondre avec juxtaposition) mutuelle sont dix mille fois plus créatif et efficace que tout projet unificateur et centralisateur. TOUT ! pour en finir avec le désert et L’HIVER précoce ! Ce Que Nous Voulons ? TOUT ! ». « Tout ! » semble avoir définitivement disparu en 1985.

(1) « Autonomie Prolétaire ! », Cahiers Théoriques n° 1, page 10

(2) Autonomie Prolétaire n° 0, page 4

(3) « Contre l’hégémonie des désirants, notre mot d’ordre : prolétariser le mouvement », n° 28, page 2

(4) « Autonomie Prolétaire ! », Cahiers Théoriques n° 1, page 11

(5) « Offensive et autonomie », Cahiers Théoriques n° 1, pages 4 et 5

(6) Pseudonyme (entretien du 12/04/2004)

4/ LES AUTONOMES ALLEMANDS

En l’absence de texte francophone sur l’Autonomie allemande, je m’appuierai ici essentiellement sur l’analyse qu’en ont fait Thomas Schultze et Almut Gross dans leur ouvrage «Die Autonomen. Ursprünge, Entwicklung, und Profil der autonomen Bewegung » (1)  paru en 1997 aux éditions Konkret Literatur.

En Allemagne, le mouvement autonome n’émerge réellement qu’à partir de 1980. Il apparaît cependant dès 1973 en prenant exemple comme en France sur le mouvement italien. Le contexte politique dans lequel se trouve alors l’extrême-gauche allemande est particulier : depuis 1957, et jusqu’en 1981, le Parti Communiste Allemand est interdit et certains de ses militants sont même incarcérés. De plus, il n’existe en RFA qu’un seul syndicat : la DGB (Confédération Allemande des Syndicats). Comme dans la plupart des pays occidentaux, on assiste cependant à une émergence de l’extrême-gauche à partir de 1966 avec la radicalisation des mouvements étudiants : APO (opposition extra-parlementaire) et SDS (Fédération Socialiste Allemande des Etudiants). Les mouvements anarchistes et maoïstes atteignent alors leur apogée entre 1970 et 1972 parallèlement à l’apparition de groupes de lutte armée : Tupamaros-Berlin-Ouest (1968), Fraction Armée Rouge (RAF, 1970), Revolutionäre Zellen (Cellules Révolutionnaires, 1970), et Mouvement du 2 Juin (1971).

C’est dans ce contexte qu’apparaissent en 1973 les premiers groupes autonomes allemands. Comme en France et en Italie, ils sont issus de la décomposition des groupes anarchistes et maoïstes (K-Gruppen). Ces premiers groupes autonomes s’investissent principalement dans le mouvement antinucléaire, dans les premiers squats politiques, et dans les groupes de quartiers. Certains d’entre eux prennent aussi exemple sur l’opéraïsme italien en organisant des groupes de chômeurs et de précaires et en tentant de lancer des grèves sauvages. Mais dès 1976, le mouvement commence à s’effondrer sous les coups de la répression qui frappe alors les squats, dont les habitants sont suspectés d’appartenir à des groupes de lutte armée. Ce premier mouvement autonome disparaît avec la répression qui s’abat sur toute l’extrême-gauche allemande à l’automne 1977 suite à l’action de la RAF : enlèvement du président du patronat, Hans Martin Schleyer, et détournement d’un avion de la Lufthansa sur Mogadiscio par un groupe de Palestiniens. Le 18 octobre, un commando d’élite de la police allemande libère les passagers de l’avion en tuant trois des quatre preneurs d’otages. Le même jour, les autorités allemandes annoncent la mort de trois militants de la RAF à la prison de Stammhein : Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe. Le lendemain, la RAF annonce avoir exécuté Hans Martin Schleyer.

Face à cette crise politique, les autorités allemandes décrètent l’état d’urgence pendant plusieurs mois : la Constitution et les libertés démocratiques sont provisoirement suspendues. L’extrême-gauche allemande s’effondre sous le poids des mesures répressives. Les militants sont interdits de travail dans la fonction publique et la DGB refuse de syndiquer les communistes. C’est seulement en 1980 que l’extrême-gauche renaît de ses cendres avec l’émergence du mouvement autonome. Le mouvement autonome réapparaît alors dans un contexte tout à fait nouveau : le Parti Communiste est ainsi à nouveau autorisé en 1981. Dans le même temps, une nouvelle organisation politique voit le jour : le mouvement des Verts, à la fois pacifiste et écologiste, et qui recycle la plupart des gauchistes des années 70 dans une stratégie électoraliste. Le mouvement autonome allemand va alors regrouper la plupart de ceux qui se reconnaissent encore dans une stratégie révolutionnaire.

Les autonomes allemands développent le concept de « Massenmilitanz » (« violence de masse »), principalement à partir de trois luttes : le mouvement antinucléaire, les squats, et l’antimilitarisme. Des jeunes chômeurs, dont certains issus du mouvement punk, se joignent aux militants d’extrême-gauche implantés dans différentes luttes (luttes anticarcérales, mouvements étudiants, groupes tiers-mondistes, luttes de quartier…). Parmi ces militants, certains se disent « undogmatisch » (« loin des dogmes »). D’autres, de la mouvance libertaire, viennent des groupes de « Spontis » (spontanés), de « Stadtindianen » (Indiens Métropolitains), ou sont comme en France des militants communistes libertaires. Un autre aspect important du mouvement autonome allemand est aussi la lutte antipatriarcale.

Cependant, à la différence des mouvements français et italiens, le mouvement autonome allemand des années 80 n’a pas réellement de référence prolétarienne : il s’agit plus d’un mouvement de jeunes des classes moyennes qui cherche à combattre le capitalisme non pas sur des bases de classe mais à partir de prises de position politiques ou culturelles. Une autre différence fondamentale avec la France réside dans le fait qu’alors que la mouvance française n’est qu’une composante marginale et minoritaire de l’extrême-gauche, en Allemagne au contraire le mouvement autonome rassemble la majorité de l’extrême-gauche (jusqu’à 20 000 autonomes allemands à la fin des années 80 (3)) : il n’existe pas ainsi en Allemagne d’extrême-gauche institutionnelle comme c’est le cas en France. Alors qu’en France, le mouvement autonome est né en opposition au reste de l’extrême-gauche et contre le Parti Communiste, en RFA cette culture d’affrontement interne au sein de l’extrême-gauche ou d’affrontement contre le Parti Communiste n’existe pas du fait du caractère anti-institutionnelle du Parti Communiste Allemand (KPD). L’inexistence en Allemagne d’une extrême-gauche institutionnelle s’explique aussi par le faible nombre de militants trotskystes. On pourrait aussi évoquer la faiblesse de la culture anarcho-syndicaliste allemande pour expliquer cet état de fait, la culture syndicale des groupes révolutionnaires français ayant incontestablement facilité leur intégration dans le champ politique institutionnel (2).

Si l’on élude les premières tentatives autonomes du milieu des années 70, il convient de distinguer trois périodes dans l’histoire du mouvement autonome allemand : une période de développement (1980-1985), d’apogée (1985-1989), puis d’éclatement (depuis 1990). Je me limiterai ici à l’étude des années 80, jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 qui a entraîné une profonde recomposition du mouvement (3).

Le mouvement autonome allemand des années 80 est principalement concentré à Berlin-Ouest et dans les grandes villes du nord de la RFA (Hamburg, Brême, et Hannovre) mais il s’étend aussi dans des villes de taille moyenne. De par sa nature politique, on peut même dire qu’il s’étend aussi à la Suisse et aux Pays-Bas autour de Zürich et d’Amsterdam.

Le mouvement autonome allemand repose principalement sur celui des squats et sur le mouvement antinucléaire. Suite à la grande répression de l’automne 1977, l’ensemble de l’extrême-gauche allemande se réfugie dans le seul mouvement qui n’ait pas été totalement écrasé : le mouvement antinucléaire, qui va donc se radicaliser à partir de ce moment-là. Avec la fondation des Verts en 1980, le mouvement antinucléaire se sépare de manière définitive entre autonomes et pacifistes. On peut même considérer qu’il existe une étroite corrélation entre la fondation des Grünen (4) et l’apparition du mouvement autonome allemand. La fondation des Verts entraîne en effet une recomposition politique de l’extrême-gauche allemande, chacun devant choisir entre d’une part la voie de l’électoralisme, du pacifisme, et de la légalité, ou d’autre part celle de l’Autonomie et du recours à la violence et à des pratiques illégales. Les autonomes allemands sont le résultat de cette scission. A partir de là, le mouvement antinucléaire allemand ne cessera de basculer entre pacifisme et violence.

De 1981 à 1984, les autonomes allemands vont participer au mouvement contre le stationnement de missiles américains en RFA (missiles « Pershing II » et « Cruise »). Ce mouvement qui fait descendre dans la rue jusqu’à un million de personnes est essentiellement pacifiste, mais une minorité, dont les autonomes, lutte sur des bases anti-impérialistes. La venue en RFA du vice-président américain Georges Bush le 25 juin 1983 est notamment l’occasion d’une manifestation particulièrement réprimée à Krefeld, près de Düsseldorf (Rhénanie). Ce jour-là, la manifestation pacifiste rassemble 100 000 personnes.

Contrairement aux autonomes français qui ont l’habitude de parasiter les manifestations du mouvement social en s’opposant et en s’affrontant aux cortèges de la gauche et de l’extrême-gauche, les autonomes allemands ont une véritable tradition de coexistence et de tolérance mutuelle avec les pacifistes. Les autonomes allemands ont ainsi pris l’habitude d’organiser leurs manifestations de manière plus ou moins séparée des organisations pacifistes, dans une démarche de complémentarité entre les deux mouvements. Les manifestations, tant aussi bien des pacifistes que des autonomes sont ainsi chacune organisées avec la volonté affichée de ne pas gêner la stratégie adoptée par les autres manifestants (3). Dans le même état d’esprit, on peut observer non seulement qu’il n’y a pas de condamnations des actions violentes des autonomes de la part des organisations pacifistes allemandes, mais qu’en plus il existe bel et bien une solidarité entre les deux mouvements face à la répression. On est donc bien loin des pratiques de la gauche française et italienne visant à aider la police à arrêter les autonomes tout en les accusant d’être infiltrés et manipulés par la police et l’extrême-droite.

Cependant, cette tradition allemande de non-dissociation n’empêche pas une répression très dure contre la manifestation des autonomes à Krefeld le 25 juin 1983. Cette répression ne frappe pas la manifestation pacifiste organisée en parallèle mais seulement les 1500 autonomes venus ce jour-là. Beaucoup sont blessés au cours des affrontements avec la police. Parmi les autonomes arrêtés, plusieurs sont condamnés à des peines de un an à trois ans de prison ferme. Quant aux missiles Pershing II et Cruise, ils seront démantelés suite à l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl Gorbatchev en 1985. A partir de cette date, le « Mouvement pour la paix » perdra de son ampleur et les autonomes allemands cesseront d’y participer.

Avec les ouvertures de squats, le principal axe d’intervention des autonomes allemands au cours des années 80 est la lutte antinucléaire. La plus grande lutte du mouvement antinucléaire allemand est celle qui se déroule à partir de 1980 contre la construction de la centrale de retraitement de Wackersdorf, en Bavière. C’est cette lutte qui provoque les plus grosses émeutes que l’Allemagne ait connues depuis 1945, la population locale participant à des affrontements extrêmement violents. L’opposition à la construction de la centrale de Wackersdorf est de loin la plus virulente car contrairement à la plupart des centrales nucléaires qui ont avant tout pour but de produire de l’électricité, la centrale de Wackersdorf est elle au contraire destinée au retraitement des déchets, et donc notamment à la production de plutonium, élément nécessaire à la fabrication de l’arme atomique. Un point crucial qui réveille de manière extrêmement violente la peur du militarisme allemand. Après sept ans de luttes, la RFA finira par abandonner la construction de la centrale de Wackersdorf en 1987. C’est d’ailleurs à ce jour la seule centrale dont le mouvement antinucléaire allemand soit parvenu à empêcher la construction.

En ce qui concerne le mouvement des squats allemands, on peut dire qu’il est animé avant tout par une démarche de type alternative, c’est-à-dire considérant l’appropriation de l’espace urbain comme un véritable but en soi et non comme chez les autonomes français comme un moyen de lutter contre les rapports marchands (5). Les squats autonomes allemands se situent donc avant tout dans une démarche constructive proche de celle des Occupants-Rénovateurs parisiens. Les squatters parisiens du Collectif des Occupants-Rénovateurs tirent d’ailleurs le nom de leur collectif de la traduction du concept d’ « Instandbesetzung » (6) avancé par les squatters allemands (7).

Les premiers squats allemands apparaissent en 1973. A cette époque, le mouvement des squats est encore en Allemagne un phénomène minoritaire de groupes révolutionnaires cherchant à développer des noyaux communistes dans les quartiers (3). Ce premier mouvement dure jusqu’en 1976 et disparaît avec la grande répression de 1977. Parmi les squatters arrêtés à cette époque, certains formeront plus tard la RAF des années 80.

Le mouvement des squats des années 80 est beaucoup plus culturel : c’est un mouvement de jeunes des classes moyennes qui cherchent à « vivre autrement ». C’est aussi un mouvement de masse rassemblant une partie non négligeable de la jeunesse (plusieurs dizaines de milliers de jeunes Allemands). Les squats autonomes allemands de cette époque ne sont donc qu’une composante politique radicale de ce mouvement plus vaste. Ce mouvement aboutit au milieu des années 80 à la création par l’Etat allemand de « Jugend Zentrum » (Centres de la Jeunesse). Ces Centres de la Jeunesse permettent d’enrayer rapidement le mouvement des squats en Allemagne.

Parallèlement à cette stratégie de canalisation du mouvement, la RFA entame à partir de 1986 une politique de répression systématique des squats politiques. Il s’agit en l’occurrence de l’application de la « directive de Trevi », qui recommande pour lutter contre le terrorisme d’expulser tous les squats politiques dans un délai de 48 heures. Cette directive internationale est appliquée simultanément en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, dans un contexte où la RAF multiplie à nouveau les attentats. Ne résistent alors essentiellement que les squats autonomes ouverts avant 1986. Cependant, ces squats ne sauront tolérées qu’au prix d’une légalisation, les occupants acceptant de payer un loyer symbolique. Dans ces conditions, on peut se demander en quoi ces immeubles occupées peuvent-ils être encore considérées comme des squats. Plus que de squats, il est en effet plus approprié à partir de ce moment-là de parler de « Centres Autonomes ».

Le mouvement autonome allemand est aussi marqué par la lutte armée. Les militants des Revolutionäre Zellen (RZ, Cellules Révolutionnaires) et du groupe « Rote Zora » (Zora Rouge) sont présents en son sein. Alors que Rote Zora est un groupe féministe, les militants des RZ sont à l’origine un groupe anti-impérialiste. Mais dans les années 80, les RZ se rapprochent des autonomes et d’une démarche de type « social-révolutionnaire ». Il semble aussi que les militants de la RAF (bien que d’orientation politique différente) ont commencé à développer des liens avec les autonomes allemands à la fin des années 80.

Le mouvement autonome allemand se dote aussi au milieu des années 80 d’une organisation structurée, avec en particulier l’organisation régulière de congrès autonomes, mais aussi avec la création d’un certain nombre de coordinations organisées de manière thématique : coordinations de squatters, coordinations antinucléaires, réseaux de soutien aux prisonniers… Enfin, à partir de 1987, les autonomes allemands font surtout parler d’eux en organisant des émeutes tous les 1er mai à Berlin-Ouest dans le quartier de Kreuzberg.

Avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989, le mouvement autonome allemand va traverser une profonde crise politique. Face à la réunification de l’Allemagne et à la montée de l’extrême-droite, le mouvement va alors s’orienter essentiellement dans la lutte antifasciste en abandonnant progressivement ses références sociales-révolutionnaires. Cette nouvelle orientation politique provoque l’éclatement du mouvement en de multiples luttes parcellaires et concurrentes, mettant ainsi fin à son unité.

(1) « Les Autonomes. Origines, développement, et profil du mouvement autonome »

(2) Voir notamment le rôle de la Fédération Anarchiste ou des lambertistes au sein de Force Ouvrière, ou plus récemment celui de la LCR dans la fondation des syndicats SUD. Sur la Fédération Anarchiste, voir « Le mouvement anarchiste en France », tome II, pages 89-110 (Jean Maitron, GALLIMARD 1992). Sur les lambertistes, voir « Les Lambertistes : un courant trotskiste français » (Philippe Campinchi, BALLAND 2001). Sur Force Ouvrière, voir « Cet étrange monsieur Blondel » (Christophe Bourseiller, BARTILLAT 1997). Sur les syndicats SUD, voir « Les nouveaux sans-culottes. Enquête sur l’extrême-gauche » (Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, GRASSET 2000)

(3) Entretiens avec Edgar (pseudonyme d’un militant allemand de la période 1985-1989, 20 avril et 11 mai 2004)

(4) Verts allemands

(5) Entretien avec Hans (pseudonyme d’un squatter de Hannovre, 01/08/2004)

(6) Littéralement, « Occupation-Réhabilitation »

(7) Entretien avec un ancien membre du Collectif des Occupants-Rénovateurs (28/04/2004)

II LES GROUPES AUTONOMES

1/ CAMARADES

Le groupe Camarades représente la tendance opéraïste de l’Autonomie française. Il plonge ses racines, à travers le parcours de Yann Moulier-Boutang, dans l’opéraïsme italien. En 1968, Yann Moulier est étudiant en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Il participe alors au Mouvement du 22 Mars avant de rejoindre la mouvance conseilliste et l’ultra-gauche au sein du groupe « Informations et Correspondances Ouvrières » (ICO), animé par Henri Simon (1). Yann Moulier participe également à la même époque aux Cahiers de Mai. Il découvre ensuite l’opéraïsme en rencontrant des militants italiens de Potere Operaio en 1970. Il décide alors d’entamer la traduction en français de l’ouvrage-phare de l’opéraïsme : « Ouvriers et Capital », de Mario Tronti. Yann Moulier abandonne ICO pour participer à la création d’un nouveau groupe avec une dizaine d’étudiants et de jeunes ouvriers : Matériaux pour l’Intervention, qui éditera huit brochures en 1972 et 1973, sous le titre « La Stratégie du Refus ».

Les thèmes développés par Matériaux pour l’Intervention sont directement inspirés des thèses de l’opéraïsme italien. Le premier numéro de « La Stratégie du refus » porte sur « L’ usage capitaliste de l’Ecole ». Il publie un texte d’un collectif d’étudiants de l’université de Censier qui propose aux étudiants de ne plus se considérer comme des privilégiés luttant pour le droit aux études. Pour ce collectif, les étudiants doivent au contraire se définir eux-mêmes comme des « travailleurs en formation » luttant pour leur autonomie par rapport au capital. Le texte est ainsi titré « Contre le droit aux études et au travail, pour le droit au salaire ». Cette analyse s’intègre dans ce que les opéraïstes appellent « la nouvelle composition de classe du prolétariat » : le prolétaire n’est plus seulement défini au sens strict comme un travailleur manuel, il peut désormais aussi bien être défini comme un travailleur intellectuel, comme un travailleur en formation, comme un chômeur ou un étudiant-précaire : c’est ce que les opéraïstes appellent « l’ouvrier-social », la nouvelle figure de classe, par opposition à « l’ouvrier-masse », ou « l’ouvrier-garanti », c’est-à-dire l’ouvrier intégré dans le schéma fordiste : bénéficiant de la citoyenneté nationale, d’un contrat à durée indéterminée, de la mensualisation, de congés payés, et d’une protection sociale. L’« ouvrier-garanti » s’oppose à l’ « ouvrier-précaire ». L’ « ouvrier-précaire » fait son apparition dès les années soixante sous la forme du travailleur immigré : Italien du sud venant travailler en Italie du Nord ou Maghrébin venant travailler en France. Cette précarité du prolétariat va se développer dans les années 70 avec la crise économique : apparition d’un chômage massif, développement du travail intérimaire et des contrats à durée déterminée. Cette précarité touche surtout les jeunes. Ces jeunes précaires seront la nouvelle figure de classe que mettront en avant les autonomes sous la forme du « jeune rebelle urbain ».

La seconde brochure publiée par Matériaux pour l’Intervention est une traduction d’un texte de Potere Operaio : « Le Communisme de la classe ouvrière ». Le numéro six de La Stratégie du Refus date de mai 1972 et porte sur « la lutte de classe en Italie ». La même année paraît en Italie l’ouvrage de Toni Negri, « La Classe ouvrière contre l’Etat ». A l’automne 1972, Matériaux pour l’Intervention participe à la création d’une coordination internationale. En 1973, le groupe publie « Les Ouvriers contre l’Etat », un texte différent de celui publié par Toni Negri l’année précédente mais globalement inspiré par les mêmes thématiques. Le texte de Matériaux pour l’Intervention insiste plus particulièrement sur la critique du concept de phase de transition socialiste en avançant l’idée que pour lutter pour le communisme, les ouvriers doivent d’abord commencer par lutter contre le travail, le programme socialiste étant perçu au contraire comme un capitalisme d’Etat permettant la modernisation de l’exploitation. Une autre brochure publiée par Matériaux pour l’Intervention au même moment s’intitule « Les Thèses de Potere Operaio ». Le dernier numéro de Matériaux pour l’Intervention paraît en février 1973 (numéro 8). Il a pour thème « les luttes ouvrières en France » et conclut sur l’idée selon laquelle le parti n’est qu’une tactique au service de la stratégie révolutionnaire des masses.

La même année, Yann Moulier fait la rencontre de Toni Negri : il naît alors une coopération étroite entre les deux intellectuels qui n’a jamais cessé depuis. On peut non seulement dire que Yann Moulier est le principal vecteur intellectuel de l’opéraïsme en France, mais qu’il a de plus joué plus particulièrement le même rôle pour la pensée de Toni Negri.

L’expérience de Matériaux pour l’Intervention aboutit en avril 1974 à la création de la revue « Camarades ». L’éditorial du numéro 1 insiste sur la nécessité de l’analyse des luttes actuelles. Camarades dénonce le fossé existant entre les luttes prolétariennes et les organisations censées les organiser : « Après la grève du 14 septembre 73, le premier ordre de grève lancé au niveau national et substantiellement suivi, sans et contre les syndicats, qui peut encore parler de reflux ? La vérité est que le mouvement ouvrier officiel socialiste et communiste est dans une débâcle incroyable. Les façades des vielles organisations historiques sont replâtrées ; les gauchistes reconvertis, qui n’ont fait que retrouver le vieux socialisme radical, s’y emploient. Les ouvriers pour tromper l’ennemi autorisent la chose du bout des lèvres. Mais le fossé est plus large que jamais. Tous les jours dans les usines, ceux qui parlent au nom des ouvriers et qui les représentent auprès des bourgeois apprennent à subir le cynisme calculateur et égoïste des ouvriers, quand ce n’est pas leur railleries ou leur colère » (2).

Le second numéro de Camarades est un numéro double (numéro 2-3) : il paraît en avril 1975 et insiste plus particulièrement sur la question de la crise économique et du chômage. Pour Camarades, la crise économique est une offensive délibérée du capital contre le prolétariat : c’est une restructuration ayant pour but de casser le mouvement ouvrier en le dispersant de manière à permettre une exploitation accrue et à restaurer le taux de profit. C’est ce que Camarades appelle l’ « organisation capitaliste de la mobilité de l’emploi » (3), c’est-à-dire le développement du travail précaire (contrats à durée déterminée, travail intérimaire, travail au noir, travail sans titre de séjour pour les immigrés…). Pour Camarades, il serait inutile et vain dans ce contexte de chercher à lutter contre les licenciements ou pour l’autogestion comme à Lip. Plutôt que d’essayer de conserver leur emploi, les prolétaires doivent s’organiser en comités de chômeurs et lutter à partir de leurs besoins pour pouvoir vivre sans travailler : lutte pour le revenu garanti et la gratuité, pratique des autoréductions.

Le numéro 4 de Camarades (décembre 1975) marque un tournant dans l’histoire de la revue. Sous la forme d’un quatre-pages militant au format A3, ce numéro spécial est titré : « Proposition au mouvement », « une revue pour la recomposition du mouvement révolutionnaire » : « Camarades propose le 10 janvier une AG à l’ensemble des militants qui se reconnaissent dans le projet de ce que nous appelons l’autonomie ouvrière organisée. Cette AG n’est que la première de celles qui auront désormais lieu régulièrement et qui constitueront la base matérielle du nouveau fonctionnement de la revue Camarades, tel qu’il a été proposé à l’issue d’un week-end de discussion » (4). Ce que Camarades appelle l’autonomie ouvrière organisée, c’est en fait l’ensemble du mouvement social extra-syndical. Alors que Camarades n’était jusqu’à maintenant qu’un petit groupe d’une dizaine de militants, pour la plupart étudiants, la revue décide à partir de 1976 de s’ouvrir sur l’extérieur. L’ordre du jour de l’Assemblée Générale du samedi 10 janvier est ainsi annoncé : « Discussion de la proposition politique de la revue : règles de fonctionnement, collaboration, participation, secrétariat, comité de rédaction, financement, initiatives autour de la revue. Le collectif qui avait réalisé les deux premiers numéros et ce 4 pages (N°4) soumettra à l’AG des propositions ainsi qu’un projet de N°5 » (5). Le projet de Camarades est ainsi défini comme un « lieu de confrontation, de discussion et de circulation de l’information, dont l’émanation est une revue et d’autres initiatives de ce type » (6).

Le numéro 1 de la nouvelle série paraît au mois d’avril. Il est titré : « De la grève des loyers dans les foyers Sonacotra à la lutte des femmes immigrées pour le salaire ménager ». La question du salaire ménager pour les femmes sera d’ailleurs un profond point de désaccord entre Camarades et l’OCL, l’OCL accusant Camarades de vouloir maintenir les femmes dans leur rôle de mère au foyer (14). Le numéro 1 de la nouvelle série de Camarades se fixe pour objectif de devenir « une revue militante de l’ autonomie » et affiche sa volonté de « faire circuler l’ information » et de « proposer un lieu de confrontation d’ expériences militantes nouvelles, sans figer tout cela dans la résurgence d’ une organisation, d’ un parti, ou d’ un groupe pour la construction du « parti » ». 

Le numéro 2 de la revue (été 1976) est notamment l’occasion d’un débat sur la question de la violence dans les manifestations et de l’attitude à avoir à l’égard des services d’ordre trotskystes (LCR ou lambertistes). Deux points de vue sont publiés : l’un de Bob Nadoulek et un second d’un anonyme signé « un camarade du mouvement » (7). Pour l’auteur du second point de vue, les pratiques des lambertistes peuvent être qualifiées de « fascisantes », « dans un sens nouveau : à savoir la domination d’ un groupe militaire bien organisé sur des adhérents passifs sinon inexistants et la suppression, quand ils le peuvent, de tous ceux qui n’ adhèrent pas à ce qui a été décidé par l’AJS (OCI) (8) » (9). Pour Bob Nadoulek, l’assimilation des organisations trotskystes à une force réactionnaire est au contraire inapproprié. L’auteur du second point de vue précise cependant qu’il n’est pas opposé au principe du Service d’Ordre mais uniquement aux pratiques autoritaires des Services d’Ordre des organisations gauchistes.

En novembre 1976, Camarades impulse la création du Collectif d’Agitation, qui va alors réunir les Collectifs Etudiants Autonomes, le collectif autonome de la BNP, le comité de chômeurs du 15e arrondissement, mais aussi des militants maoïstes de La Cause du Peuple, et une bande de jeunes connue sous le nom de « la bande de Rueil » (autour de Guy Dardel) (10). C’est ce collectif d’agitation qui va véritablement faire démarrer le mouvement autonome parisien en multipliant les actions et en organisant les premières assemblées générales autonomes à l’université de Jussieu au début de l’année 1977 (11). Avec l’émergence du mouvement à l’automne, il semble que les militants du Collectif d’Agitation aient été très rapidement identifiés comme des militants de Camarades. Ainsi, Alain Pojolat, qui était alors au collectif de la BNP, parle de lui et d’un autre militant, Jean-Paul, comme de membres de Camarades, alors que Jean-Paul, lui, se définit comme un militant de La Cause du Peuple et parle des militants de Camarades à la troisième personne (12).

A la même époque, certains militants de Camarades réunis autour de Bob Nadoulek vont rompre avec le groupe ainsi qu’avec son analyse marxiste pour se rapprocher de Marge et des thématiques désirantes. Cette scission se fait notamment à l’occasion de l’organisation du rassemblement autonome organisé à Strasbourg à l’initiative des militants de Marge. Les militants de Camarades critiquent alors sévèrement ce rassemblement pour son manque d’organisation et d’ancrage local (13).

Au mois de juin 1978, les militants de Camarades considèrent qu’ils ont atteint leur but : le mouvement autonome n’est plus un projet, il est devenu une réalité politique. La revue cesse donc de paraître. Dans le même temps, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes a éclaté et les militants de Camarades se concentrent sur leur propre coordination autonome, l’ « Inter-collectifs », qui se réunit alors de manière hebdomadaire au local de Camarades, 3 rue du Buisson Saint-Louis, à Belleville, dans le 10e arrondissement de Paris. Même si officiellement Camarades n’existe plus, dans la réalité non seulement le groupe existe toujours, mais les militants n’ont jamais été aussi nombreux. D’après Yann Moulier-Boutang, Camarades rassemble alors une soixantaine de militants (1). Le groupe essaye de lancer un hebdomadaire de l’Autonomie. Ce projet se prépare d’abord avec la parution de « Zero », « projet d’ hebdo du côté des autonomes », qui paraît dès le mois de juin. Au mois de novembre, les militants de Camarades participent aux manifestations étudiantes qui se déroulent dans la capitale.

Le 23 mars 1979, un certain nombre de militants accompagnent les sidérurgistes dans leur venue à Paris (1). Suite à la répression de la manifestation, un meeting rassemblant 2000 personnes est organisé à la Mutualité mais Camarades n’est visiblement pas parvenu à capitaliser ce potentiel politique. Au mois d’ avril, le projet d’hebdomadaire autonome finit par aboutir sous la forme d’un quinzomadaire avec le lancement de « Autonomie », sous-titrée « pour le communisme ». Le 24 juin, Camarades est victime d’un attentat : un incendie criminel ravage le local de la rue du Buisson Saint-Louis. Le propriétaire des lieux refusant de renouveler le contrat de location, Camarades est privé de local. Camarades semble avoir réellement disparu à cette époque, les militants s’éloignant progressivement de la mouvance autonome pour s’orienter dans une voie politique plus proche de l’Alternative. Un certain nombre s’investissent dans le CINEL (Centre d’Initiatives pour de Nouveaux Espaces de Liberté) de Félix Guattari et dans l’accueil et la défense des réfugiés politiques italiens, mais aussi dans les luttes antinucléaires et le journal « La Gueule ». Quant à Yann Moulier-Boutang, il appellera en 1981 à voter pour François Mitterrand et continuera dans les années ultérieures à suivre l’évolution politique de Toni Negri (1).

(1) Entretien avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004)

(2) « Camarades… Luttes, conjoncture et organisation », page 2

(3) Editorial, page 5

(4) Page 1

(5) Page 4

(6) « Une Revue pour la recomposition du mouvement révolutionnaire », page 4

(7) Pages 45 à 48

(8) Alliance des Jeunes pour le Socialisme (Organisation Communiste Internationaliste)

(9) « Autres réflexions sur la violence », page 48

(10) Entretiens avec Jean-Paul (pseudonyme d’un militant de La Cause du Peuple, 17/04/2002) et Patrick (pseudonyme d’un étudiant de Tolbiac, 01/02/2004). Sur Guy Dardel et la bande de Rueil, voir l’autoportrait de Guy Dardel paru dans « Les nouveaux Sans-culottes. Enquête sur l’extrême gauche », pages 191-196, Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, GRASSET 2000.

(11) Entretien avec Jean-Paul

(12) Entretien avec Alain Pojolat (11/05/2004)

(13) « Pourquoi nous n’irons pas à Strasbourg », par « des militants du groupe Camarades », Libération du 18/01/1978

(14) « Salaire ménager : des « autonomes » au secours de la bourgeoisie », OCL Paris-Nord-Ouest, Front Libertaire n° 111 (04/06/1979)

2/ L’ORGANISATION COMMUNISTE LIBERTAIRE (OCL)

L’Organisation Communiste Libertaire (OCL) est le résultat de la scission qui intervient en juin 1976 dans l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA) après l’exclusion de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires (UTCL). Alors que l’UTCL privilégie le syndicalisme et une forme d’organisation de type partidaire, l’OCL s’oriente alors vers des positions plus spontanéistes, plus favorables à l’autonomie et à des luttes qui ne se cantonnent pas qu’à la seule sphère économique (1). Un des principaux théoriciens de la pensée communiste libertaire du XXe siècle, Daniel Guérin (1904-1988), est alors membre de l’OCL. Mais étant âgé de 72 ans en 1976, le décalage est probablement important avec les jeunes militants de l’époque. Daniel Guérin prendra ses distances avec l’OCL à partir de 1978 au moment où celle-ci s’engage dans le mouvement autonome, et finira par adhérer à l’UTCL en 1980 (4).

Roland Biard écrit en 1978 dans son « Dictionnaire de l’extrême-gauche » (3) à propos de l’OCL qu’ « il ne semble pas qu’ elle regroupe plus de 500 militants ». Sachant que le groupe parisien regroupait environ 70 personnes (2), on peut supposer que la structure nationale devait rassembler au moins 300 militants. A cette époque, l’OCL continue à publier le journal édité depuis 1970 par l’ORA : « Front Libertaire », qui paraît alors tous les quinze jours. L’engagement de l’OCL dans la mouvance autonome parisienne semble avoir commencé à l’occasion de la manifestation antinucléaire de Creys-Malville, les 30 et 31 juillet 1977. En effet, l’OCL ne participe pas au collectif d’agitation initié par Camarades en novembre 1976. Dans le numéro 78 (daté du 10 au 25 novembre 1977), Front Libertaire revient longuement sur l’histoire de l’apparition du mouvement autonome en France, dans un article intitulé « Petite chronique de l’Autonomie » et signé « Les militants et les militantes de l’OCL impliqués dans l’APGA » (Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes) (17). Pour ces militants de l’OCL, les origines de l’apparition du mouvement remontent à 1972. Ils écrivent ainsi à propos de l’héritage de mai 68 : « 72-73 caractérise à la fois l’émergence de nouvelles pratiques reprenant en compte les acquis du joli printemps, ainsi que le début de la crise du léninisme » (18). Dans leur article, les militants de l’OCL font référence à l’autonomie du mouvement social : « L’APGA n’ est qu’ un moment et un lieu de recomposition du Mouvement Autonome, elle ne saurait et n’ a jamais prétendu être autre chose. Il est certain que l’autonomie à Paris (sans parler de toute la France) représente bien plus que les cinq cents camarades présents à la dernière AG. L’autonomie parisienne, c’est certainement aujourd’ hui plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de personnes » (19). Une estimation de l’autonomie en tant que pratique de lutte qui va bien au-delà des quelques centaines d’« autonomes » parisiens. Les militants de l’OCL qualifient d’ « autonome » une très large part du mouvement social de cette époque : « les groupes de femmes, les journaux locaux, les comités de locataires, les maisons de quartier, les occupations de locaux, les luttes contre l’ urbanisme concentrationnaire, les liaisons directes ouvriers-paysans, les groupes écologistes, les groupes d’entreprises inter ou extra-syndicaux » (18).

A propos de la pratique de la violence politique, les militants de l’OCL écrivent : « 77 marque une année charnière. A travers l’expérimentation italienne, Tramoni, Maitre, Malville, Bologne ; la violence devient un thème central du débat au sein du mouvement, et en conséquence constitue un catalyseur » (20). Les militants de l’OCL expliquent ainsi cette mobilisation : « L’assassinat de Stammhein va constituer la goutte qui fait déborder le vase. Même si de nombreuses critiques peuvent être faites (ou ne pas être faites) quant aux méthodes et aux objectifs de la RAF, l’Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes se retrouve sur les faits que les militants de la RAF sont des camarades révolutionnaires à part entière, envers lesquels il est nécessaire de développer une solidarité effective » (21).

Dès ses débuts, l’OCL ne s’en montre pas moins critique à l’égard du fonctionnement de l’APGA (Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes) : « il n’ y a pas de débats aujourd’ hui dans l’APGA, car c’est impossible dans des AG de cinq cents personnes dont la moitié sont là en tant que spectateurs et le quart pour y foutre la merde. Pour que les problèmes qui ont été soulevés (sexisme, violence, type d’ interventions, etc.) puissent être discutés, il faudrait que l’AG soit l’émanation de débats en groupes, locaux ou spécifiques où tout le monde puisse s’exprimer et qui pourrait rendre compte à l’AG des résultats de ces discussions. » (5). L’OCL critique aussi la composition sociale de l’APGA, celle-ci rassemblant essentiellement des étudiants, des chômeurs, et des travailleurs précaires ou occasionnels, mais très peu de travailleurs permanents employés en Contrat à Durée Indéterminée. Cette critique s’adresse notamment à Camarades qui semble voir dans le prolétaire précaire la seule figure possible de l’autonomie prolétarienne (6). Enfin, l’OCL critique de plus les insuffisances organisationnelles de l’APGA : « Il ne faut pas non plus, pour nous, idéaliser ce mouvement qui n’ a que deux mois d’ existence et qui n’ a pas encore trouvé ni une expression politique, ni un fonctionnement autonome. Car contrairement à ce que certains peuvent penser, un fonctionnement autonome n’est pas un fonctionnement localiste ou de petits groupes se manifestant en interventions politico-socio-militaro-localistes, mais un fonctionnement autonome doit permettre à un mouvement de trouver des structurations assez souples pour lui permettre de se battre efficacement contre le centralisme bourgeois ou léniniste, cela signifie entre autres aujourd’hui le fonctionnement de réseaux de solidarité (pour les taulards, les expulsés et tous ceux qui sont soumis à une quelconque répression) et d’ information » (5). Les auteurs de cette remarque pointent sans doute ici l’une des principales différences entre des « groupes autonomes » et un « mouvement autonome ».

Dans le numéro 83 de Front Libertaire (25 janvier 1978), l’OCL revient sur la tentative de rassemblement autonome à Strasbourg du week-end des 21 et 22 janvier. Organisé à l’initiative de Marge, ce rassemblement a été boycotté par Camarades qui en dénonçait le caractère parachuté et inorganisé (7). L’OCL titre alors son éditorial : « Comment un échec organisationnel peut devenir une victoire politique ». Le déploiement de plusieurs milliers de policiers à Strasbourg a en effet empêché ce rassemblement contre l’espace judiciaire européen, mais pour les militants de l’OCL qui sont allés à Strasbourg ce week-end là, ce déploiement policier « s’est retourné contre le pouvoir en provoquant localement des phénomènes de solidarité, tant de la part d’ une partie de la population, outrée par l’occupation militaire sans précédent depuis la guerre, de la ville de Strasbourg, que de la presse locale et d’ une partie des militants opposés à l’ image des « autonomes » casqués et armés ». Le pillage d’un restaurant sur l’autoroute par les autonomes parisiens escortés par la police sur le chemin du retour est ainsi présentée par ces militants comme l’une des principales victoires de ce week-end.

Au mois d’avril, les militants de l’OCL décident de quitter l’AG de Jussieu : « nous avons quitté les AG parce que incapables de trouver les moyens de faire cesser le bordel et le leaderisme. A regret ! La structuration par groupes, l’unité des actions, semblent une bonne réponse, encore faudrait-il qu’ ils existent, que ce soit des groupes de lutte ou des groupes affinitaires. Dans l’action, nous étions relativement uni(e)s ; mais les contradictions étaient trop fortes. (…) Le mouvement unitaire s’est décomposé dans sa multitude de sensibilités originelles » (8). L’OCL se retranche alors sur sa propre coordination autonome, qui se réunissait déjà de manière hebdomadaire au local de l’OCL, au 33 de la rue des Vignoles, dans le 20e arrondissement de Paris (9).

Les militants de l’OCL restent aussi toujours très critiques à l’égard des pratiques du mouvement autonome : « des actions mal préparées, se terminant par de petites catastrophes ou ne servant pas nos objectifs, engendrent un esprit défaitiste, difficile à éliminer par la suite. (…) La tactique des attentats demande aussi à être maniée avec précaution. Si l’attaque du S.O. du KCP (10) s’imposait comme une évidence, si l’attentat contre Fauchon (11) a été bien ressenti dans les entreprises, si les cocktails contre la SEMIREP de Paris 14ème s’inscrivaient dans une lutte (12), le risque est permanent que le spectacle prenne le pas sur une dynamique autonome ressentie par tous et par toutes ; l’utilisation de la violence pour la violence casse l’unité d’ un mouvement dont les nuances sont souvent subtiles et contradictoires. Nous ne sommes pas contre l’action minoritaire, mais à condition de s’ inscrire dans une dynamique. Des actions du style parasitages de manifestations, cassages de vitrines et autres, n’apportent rien de constructif, au contraire » (8). Ce point de vue paru dans le numéro 90 de Front Libertaire et daté du 6 mai 1978 a en réalité été écrit quelques jours avant la manifestation du 1er mai. Ce jour là, le traditionnel défilé syndical de la CGT à Paris est fortement perturbé par la présence de 600 autonomes (14) qui transforment la manifestation en émeute : affrontements avec la police, cassage et pillage des vitrines du boulevard Beaumarchais. Pour un militant de l’OCL-Paris, ces débordements ont pris un caractère populaire et obligent donc, dans le numéro 91 de Front Libertaire (daté du 20 mai), à réviser quelques peu la position énoncée dans le numéro précédent : « la manif du 1er mai a été autrement perçue » (13), « que le pillage – qui n’ a pratiquement pas été le fait des autonomes – se fasse d’ une manière aussi naturelle montrent qu’ au-delà des appareils et de la conscience aliénée, il est possible, sur des bases radicales, d’enclencher une dynamique unitaire », « il faut bien que quelques-uns commencent à réagir ! Il faut que ces bris, dérisoires en soi, expriment la volonté indiscutable de ne pas s’ en laisser compter et de ne pas attendre plus longtemps pour agir (…) C’est peut-être à partir du dérisoire que se construira un mouvement et que se regrouperont les travailleurs et travailleuses qui veulent prendre en main leur vie quotidienne. L’effet produit peut être celui d’ une dynamique » (15). Contrairement à certains autonomes qui prônent un usage systématique de la violence, l’OCL veut promouvoir un usage au cas par cas qui puisse être en phase avec le mouvement social : un usage raisonné et pondéré de la violence considérée comme un moyen et non pas, comme on le verra par la suite dans la décomposition de la mouvance autonome au début des années 80, comme une fin en soi (16).

Le numéro 111 de Front Libertaire (4 juin 1979) est titré « Terrorisme d’Etat et « Parti combattant » contre l’action directe de masse ». Dans ce numéro, Front Libertaire publie un certain nombre d’extraits d’articles émanant de la presse autonome italienne et faisant la critique des Brigades Rouges. Ces articles permettent de démonter les accusations de la justice italienne à l’encontre du mouvement Autonome en insistant sur les différences tant politiques que pratiques qui séparent les Brigades Rouges du mouvement autonome. Mais on peut aussi se demander si le titre de la Une du journal ne s’adresse pas aussi à certains autonomes français au moment où Action Directe vient de faire son apparition, manière pour l’OCL de critiquer les velléités de créations de groupes de spécialistes de la lutte armée.

Mais en 1979, l’OCL traverse une grave crise interne. Cette crise oppose alors les militants parisiens à ceux de la province, lesquels ne se reconnaissent pas dans le mouvement autonome. Cette rupture entre les Parisiens et les provinciaux aboutit au mois de juillet à la fin de la parution de Front Libertaire (créé en 1970 à l’époque de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA)), le journal étant essentiellement réalisé par les militants parisiens. Le groupe de la région parisienne lance ensuite un nouveau journal au mois de novembre : « Les Insurgés ». Le titre de ce journal rappelle d’ailleurs le nom de l’ancien bulletin que l’ORA publiait entre 1967 et 1970 (« L’Insurgé »). Puis, au début de l’année 1980, les militants parisiens quittent l’organisation pour se dissoudre dans la mouvance autonome. A partir de cette date, l’OCL ne fait donc plus partie de la mouvance (1).

(1) « L’OCL, trente ans d’anarchisme révolutionnaire », http://oclibertaire.free.fr/trenteans.html

(2) Entretien avec Jacques Lesage de la Haye, membre du groupe Marge (20/04/2004)

(3) BELFOND

(4) http://increvablesanarchistes.org/articles/biographies/guerin_daniel.htm. Sur Daniel Guérin, voir aussi le film de Patrice Spadoni et Laurent Mulheisen : "Daniel Guérin, combats dans le siècle (1904-1988)", ainsi que celui de Pierre-André Boutang : « Daniel Guérin : Mémoires » (SODAPERAGA – LA SEPT - ARTE 1989). Un colloque sur Daniel Guérin aura lieu du 17 au 19 septembre 2004 à l’université de Loughborough (Grande-Bretagne).

(5) « Petite chronique de l’autonomie », par « un militant et une militante OCL participant à l’APGA », Front Libertaire n° 80 (10/12/1977), pages 8 et 9

(6) « Commentaire d’un militant de l’OCL sur le numéro 6 de Camarades », Front Libertaire n° 80, page 9

(7) « Pourquoi nous n’irons pas à Strasbourg », par « des militants du groupe Camarades », Libération (18/01/1978)

(8) « Autonomie quand tu nous tiens », Front Libertaire n° 90 (06/05/1978), page 15

(9) Ce local est aussi celui de la CNT (Confédération Nationale du Travail, anarcho-syndicalistes)

(10) Société spécialisée dans l’organisation de concerts de rock et responsable de la mort d’un jeune de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), Lucien Meylon, tué en 1978 à l’occasion d’un concert organisé à la Porte de Pantin. En riposte à la mort de Lucien Meylon, une quarantaine d’autonomes attaqueront un concert organisé par KCP au Bataclan (50 Boulevard Voltaire, 11e arrondissement de Paris). Cette action sera revendiquée par « La Marée noire » (entretien avec Jean-Paul, pseudonyme d’un militant maoïste, 17/04/2002).

(11) 19 décembre 1977

(12) Emeute du 26 novembre 1977 consécutive à l’expulsion des squats du 14e arrondissement de Paris. La SEMIREP était alors la société responsable de la rénovation du quartier.

(13) Page 8

(14) Entretien avec Philippe Tersand, à l’époque jeune émeutier de la Fédération Anarchiste (10/04/2002)

(15) Page 9

(16) Voir les témoignages de deux autonomes des années 80 : Bruno (pseudonyme), qui explique : « Il y avait une culture de la violence systématique. Et ce n’est pas une critique : je pense que la violence systématique est plutôt une bonne chose. Les actions non-violentes étaient des choix tactiques assez rares. » (entretien du 16/04/2002), et Stéphane (pseudonyme), qui déclare : « il y avait une espèce d’apologie (à mon avis, pas assez réfléchie) de la violence (mais pas de la violence en soi) sans plus se demander contre qui, contre quoi, et comment on doit l’exercer. C’était la violence : fallait être violent, tout le monde faisait des sports de combat partout, tout le monde apprenait à tirer, fallait être violent, fallait être prêt, tout le temps » (entretien du 29/01/2004).

(17) Pages 7-14

(18) « La Naissance de l’autonomie », page 7

(19) « Bilan général », page 13

(20) « Recomposition de l’autonomie ; de la parcellisation vers la coordination », pages 8-9

(21) Page 9

3/ L’AUTONOMIE DESIRANTE

A partir de 1977, certains autonomes se distinguent du reste de la mouvance par leurs références au concept d’ « autonomie désirante ». Ils ne font en cela que reprendre le même concept développé au même moment en Italie autour des « Indiens métropolitains ». Bob Nadoulek, qui quitte alors Camarades, et le groupe « Marge », vont alors s’emparer et se réclamer très rapidement de cette étiquette de « désirants ». Les désirants vont se distinguer de Camarades et de l’OCL en axant leurs luttes sur des terrains qui sortent de la sphère strictement économique pour s’intéresser plus particulièrement aux désirs de l’individu. En ce sens, l’autonomie désirante se rapproche des situationnistes et des courants anarchistes individualistes.

Le groupe Marge est né en 1974. Il est le résultat de la fusion de plusieurs groupes de marginaux luttant sur des terrains différents. Une première tentative de regroupement se fait d’abord dans le cadre de la FLAM (Fédération des Luttes et Actions Marginales). La FLAM rassemble alors de nombreux groupes, dont les principaux sont :

- le Comité de Lutte des Handicapés (CLH)

- le Comité d’Action des Prisonniers (CAP)

- le Front Homosexuel d’action Révolutionnaire (FHAR)

- le Mouvement de Libération des Femmes (MLF)

- le Comité Unitaire Français-Immigrés (CUFI)

- les Cahiers pour la Folie

- l’Association pour l’Etude et la Rédaction des Livres Psychiatriques

- le Groupe Information-Asile (GIA)

D’après Roland Biard, la FLAM rassemblait aussi des groupes antimilitaristes (1). La FLAM ne va durer que quelques mois. D’après Jacques Lesage de la Haye, qui a participé à la création de la FLAM, ce sont les conflits entre les différents leaders qui sont à l’origine de l’éclatement rapide de la nouvelle structure (2).

C’est dans ce contexte que Jacques Lesage de la Haye participe à la formation du groupe Marge, qui comme son nom l’indique, a vocation à rassembler l’ensemble des marginaux. Le premier numéro de la revue « Marge » paraît en juin 1974. Marge se définit comme étant « basé sur la fédération entre groupes autonomes ayant les mêmes affinités, refusant tout leader, donc tout conflit de nature autoritaire » (3). Une définition que nuance Jacques Lesage de la Haye en défendant, dans un entretien datant de 1978, le concept de chef de bande : « dans une bande il faut quelqu’ un pour assurer la sécurité du groupe et ce quelqu’ un sera forcément le plus capable » (3). Une conception qui peut surprendre de la part d’un anarchiste. Marge décrit ainsi le fonctionnement des groupes qu’elle fédère : « les groupes naissent, se dissolvent, pour se former à nouveau en fonction des désirs et objectifs spécifiques ». Marge se décrit aussi avant tout comme une bande affinitaire. Pour être plus précis, il s’agit en l’occurrence d’une véritable bande de voyous, mais pas n’importe quels voyous : des délinquants politisés luttant pour leur autonomie politique. Le groupe rassemblera jusqu’à 70 militants (2), avec un noyau dur de 30 personnes (4). Une vingtaine de ceux qui font partie du noyau dur vivent ensemble dans le squat du 341 rue des Pyrénées, à Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris. Ouvert en 1974, ce squat est expulsé deux ans plus tard. Les habitants en ouvrent alors un nouveau à une centaine de mètres de là, au 39 de la rue des Rigoles. D’après Nicole, une ancienne membre de Marge qui habitait ce squat, le groupe de la rue des Rigoles était composé d’une dizaine de couples hétérosexuels, ayant pour la plupart des pratiques bisexuelles non-assumées, chacun préférant se définir officiellement comme hétérosexuel (4).

Marge regroupe aussi en son sein des personnes ayant été enfermées contre leur gré en hôpitaux psychiatriques. Ces militants de l’anti-psychiatrie considèrent la folie et les comportements déviants non pas comme une maladie mentale mais comme une forme de révolte contre les normes de la société qui doit être assumée en tant que telle. Une partie importante des membres de Marge sont aussi des homosexuels, des travestis, ou des prostituées qui luttent contre les discriminations qu’ils subissent. Si la majorité des filles de Marge ne sont pas des prostituées professionnelles, d’après Nicole, la plupart avaient cependant l’habitude de se prostituer de manière occasionnelle et de mettre l’argent en commun avec les autres habitants du squat où elles vivaient (les prostituées professionnelles étant cependant politiquement moins engagée et n’habitant pas dans le squat de la rue des Rigoles) (4). La question de la prostitution est d’ailleurs développée dans le numéro 13 de Marge, consacré à la condition féminine (novembre-décembre 1977). Certains hommes du squat de la rue des Rigoles vivant en couple avec des prostituées occasionnelles, des militants de la mouvance libertaire les accusent alors de proxénétisme et viennent les trouver à leur domicile pour leur demander des explications. Grisoune Jones, l’une des filles concernées, répond donc à ces accusations dans un article intitulé « En réponse aux concierges de l’extrême-gauche » : Grisoune Jones (7) y revendique une prostitution libre et pleinement assumée. La prostitution y est décrite à la fois comme une forme d’autonomie et comme un travail moins aliénant que les autres ou que le statut de femme mariée (6). Mais un autre article d’une prostituée professionnelle va beaucoup plus loin puisqu’il est titré : « Se prostituer est un acte révolutionnaire » (6). Cet article de Grisélidis Réal fait l’apologie de la prostitution. Grisélidis Réal y présente non seulement la prostitution comme un moyen pour la femme de s’émanciper du pouvoir patriarcal, mais qui plus est comme un moyen de prendre du pouvoir. L’article suivant, intitulé « Sacre sexuel.  Prostituées Prêtresses Princesses » et lui aussi signé par Grisélidis Réal, poursuit cette apologie sous la forme d’un poème où la prostitution y est présentée comme « un titre de noblesse ».

La lutte pour la dépénalisation des drogues est aussi un autre axe d’intervention du groupe : les membres de Marge sont en effet de très gros consommateurs de cannabis. La toxicomanie est d’ailleurs le thème du numéro 10 de la revue (« Défonce et révolte », mai 1976). Outre le cannabis, beaucoup des membres de Marge consomment aussi de la cocaïne. Par contre, contrairement aux autres squatters de la mouvance autonome, il semble que ceux de Marge n’aient jamais été tentés par l’héroïne à cette époque. Comment expliquer ce désintérêt ? On peut y voir principalement deux raisons : d’une part, les gens de Marge semblent être plus âgés que la moyenne des autonomes : ils ont déjà dépassé la trentaine alors que la plupart des autonomes sont des jeunes d’une vingtaine d’années. On peut donc supposer qu’ils ont plus de maturité que les autres squatters. D’autre part, étant organisés de manière plus formelle, on peut aussi émettre l’hypothèse qu’ils sont plus politisés et ont donc plus le sens des responsabilités et du danger potentiel que représente l’usage de l’héroïne qui, à la différence de la cocaïne, d’une part entraîne une dépendance physique beaucoup plus forte et beaucoup plus rapide, et qui d’autre part peut entraîner beaucoup plus facilement la mort à cette époque en raison de sa mauvaise qualité et de son mode de consommation (l’injection intraveineuse faisant place à l’inspiration nasale).

Malheureusement, il semble que le fait de ne pas consommer d’héroïne n’ait pas empêché les membres de Marge de connaître un taux de mortalité extrêmement élevé. Sur les vingt habitants du squat, trois sont morts au début des années 80 : l’un du cancer, l’une est assassinée en 1980, et un troisième se suicide quelques années plus tard (4). Ce taux de mortalité élevé est sans doute le prix de la marginalité : mauvaises conditions de vie, pratiques à risque, fragilité économique, et violence inhérente au milieu. En plus de ceux qui sont morts, il faut aussi remarquer que d’après Nicole, beaucoup des membres de Marge ont « disparus » dans les années 80. Nicole pense aujourd’hui en effet que beaucoup ont dû se clochardiser. Un autre membre du groupe a été interné à la même époque en hôpital psychiatrique. Un bilan ultérieur concernant ce que sont devenus par la suite les anciens autonomes que l’on retrouve dans les autres squats tant au niveau du taux de mortalité que des cas de clochardisation ou relevant de la psychiatrie (5).

A l’automne 1977, certains militants de Camarades autour de Bob Nadoulek quittent le groupe pour s’orienter eux aussi vers des thématiques désirantes. Ces militants abandonnent alors leurs positions marxistes. La rencontre avec les militants de Marge aboutit en janvier 1978 à la parution de la revue « Matin d’un blues », qui se présente ainsi : « « Matin d’ un blues », c’est une rencontre ou plutôt une série de rencontres entre des isolés, des gens qui ont étouffé à Camarades, des copines qui naviguent entre le féminisme et l’autonomie et les gens de Marge. Rencontre qui s’est faite à partir d’ un certain discours sur l’autonomie, mais qui va bien plus loin que ça… (…) Ce n’est pas une fusion, c’est une rencontre. On garde nos autonomies et pour la suite, on verra… » (8).

Tout comme Marge, « Matin d’un blues » développe des positions que l’on peut qualifier de « lumpeniste », c’est-à-dire considérant le « lumpen-prolétariat » (9) comme le principal sujet révolutionnaire. Ainsi, pour Jacques Lesage de la Haye, « le lumpen-prolétariat se révèle ce qu’ il était depuis longtemps : le détonateur susceptible de déclencher la révolution. La marge n’est jamais totale. (…) Mais en entraînant l’ ouvrier social, l’ ouvrier-masse, elle peut mettre fin à l’ hégémonie des Etats capitalistes et totalitaires » (10).

Matin d’un blues laisse aussi une place importante à la poésie, à l’expression artistique, à l’imaginaire, et à l’érotisme, notamment sous la forme de dessins et de photos. Ainsi ce poème de Bob Nadoulek, intitulé « Matin d’ un blues », et donc à l’origine du nom de la revue. Ce poème est en fait une métaphore musical de la révolution : « De vieux rocks sensuels ont déclenché la révolte dans l’ immense fumée qui drogue les guitares (…) Tous les musiciens se sont réunis à la nuit tombée et les caves du jazz résonnent d’ un immense complot destiné à faire fondre les trottoirs rutilants du kapitalisme (…) Des musiciens autonomes armés de clés de sol offensives attendent le signal de l’insurrection. Ca y est John Coltrane sonne la charge… » (11).

Matin d’un blues offre surtout de l’originalité et de la diversité dans l’Autonomie. Ainsi cette définition géographique de Jean-Pierre Cerquant : « L’ autonomie c’est : tous les points vous appartiennent. (…) L’avenir de l’autonomie, c’est le déplacement, selon son propre gré. (…) L’ autonome, c’est le contraire du Juif errant. C’est un homme ou une femme qui refuse d’être chassé, expulsé, exproprié, déplacé, détourné. C’est le Barbare, le Tartare, le Viking, celui qui ose dire : « là où je suis est chez moi ». L’autonome doit réviser sa notion des distances. Il doit être présent. Partout. Il déjeunera à Strasbourg, dînera à Francfort, et soupera à Berlin. Il aura une chambre d’ hôtel à Brest, une amie en Toscane et un amant à Zanzibar. » (12).

En 1979, Bob Nadoulek publie la seconde partie de « Violence au fil d’Ariane » (13) (publié en 1977), dans un ouvrage intitulé « L’Iceberg des autonomes » (14). Bob Nadoulek y dresse un bilan théorique et philosophique de son parcours politique dans le mouvement autonome. Pour Bob Nadoulek, la révolution est impossible : le capitalisme ne peut évoluer que vers le libéralisme ou la guerre impérialiste : « il ne peut y avoir d’ alternative formelle qualitativement différente à ce système, seulement des enclaves de luttes et de vie où le qualitatif est plein de l’ ambivalence force/fragilité de l’ aléatoire » (16), « Alors, quel espoir de lutte ? Aucun… (…) La seule question intéressante est : comment se battre ? » (17). Bob Nadoulek conclut ainsi son livre : « ce pointage de certains lieux de radicalité (Squats, Mouvement des Radios, Autoréductions, etc.) qui justifiait un certain nombre d’espoirs sur les issues ponctuelles des luttes face à la crise s’est évaporé. Un certain nombre de certitudes ont basculé avec l’ issue de ces mêmes luttes qui ont sombré dans la même débâcle pratique que l’ union de la gauche. Ce qui aboutit à représenter les espaces de luttes plus comme issue collective ou individuelle de vie quotidienne que comme alternative autre que ponctuelle (…) Mais il reste deux choses solides. Une volonté subjective de lutte qui continue de viser ces espaces de luttes ponctuellement « libérables », sans autre illusions qu’ une volonté de vie et une exigence de finesse, de subtilité (…) De toute façon, on se battra quand même, pas parce qu’on croit pouvoir gagner, parce qu’ on aime le mouvement, la vitesse, parce qu’on a une fièvre impossible à négocier…» (15).

(1) « Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours », Roland Biard, BELFOND 1978

(2) Entretien avec Jaques Lesage de la Haye (20/04/2004)

(3) « Le mouvement Marge existe », « Désobéissance civile et luttes autonomes », pages 112-114, Jacques Desmaison & Bob Nadoulek, Alternatives n°5, ALTERNATIVES & PARALLELES 1978

(4) Entretien avec Nicole, ancienne membre du groupe Marge (20/04/2004)

(5) Ainsi, pour Stéphane (pseudonyme d’un squatter du 20e), « le problème des totos, c’est qu’ ils ont disparu ! Ils ont réellement disparu : beaucoup sont morts ! Ils sont morts ou ont disparu ! » (entretien du 29/01/2004), et d’après Bertrand (pseudonyme d’un autre squatter du 20e), beaucoup des squatters de la rue Piat sont morts d’overdose, se sont suicidés, ou sont devenus fous (entretien du 12/04/2004).

(6) Page 4

(7) Devenue héroïnomane dans les années ultérieures, Grisoune Jones est morte du SIDA en 1999

(8) Matin d’un blues n° 0, page 21

(9) Littéralement, « prolétariat en haillons ». Ce terme est utilisé par Marx pour désigner les chômeurs et les marginaux, qualifiés aussi de « sous-prolétariat ».

(10) « Lumpen/Prolétariat, Marginalité, Autonomie », n° 0, page 22

(11) Matin d’un blues n° 0, page 18

(12) « Géographie de l’autonomie », Matin d’un blues n° 0, page 21

(13) « Violence au fil d’Ariane. Du karaté à l’autonomie politique », BOURGOIS

(14) KESSELRING

(15) « Point d’orgue », page 237

(16) « Parcours d’un Autonome et mutation stratégique », page 185

(17) Page 187

4/ L’ARCHIPEL DES COLLECTIFS AUTONOMES

ET DES GROUPES INFORMELS

Il serait difficile d’énumérer de manière exhaustive la totalité des groupes dont est composée la mouvance autonome puisqu’il s’agit de plusieurs dizaines de groupes et de collectifs dont une grande partie sont totalement informels et s’apparentent plus à des bandes de jeunes qu’à des groupes politiques.

Outre les collectifs d’étudiants, trois groupes sont principalement à l’origine de la formation du Collectif d’Agitation en novembre 1976 : la bande de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), le collectif de la BNP, et le comité de chômeurs du 15e arrondissement de Paris. La bande de Rueil est un groupe d’une trentaine de jeunes maoïstes issus de la Cause du Peuple. La plupart n’habitent pas Rueil-Malmaison mais étaient au lycée de Rueil entre 1971 et 1975 (1).

Le comité de chômeurs du 15e arrondissement apparaît au début de l’année 1976. Il est issu du Collectif Chômage-Paris créé à l’automne 1974. Le Collectif Chômage refuse la stratégie syndicale de défense de l’emploi et a pour but de créer des comités de chômeurs implantés au niveau de chaque quartier avec comme perspective le refus du travail et la lutte pour les autoréductions (2). Le comité de chômeurs du 15e regroupe une cinquantaine de personnes. Il lutte pour obtenir un revenu garanti égal à 90 % du salaire antérieur avec un seuil plancher au niveau du SMIC. Il lance aussi dans le même temps une campagne pour la gratuité des transports pour les chômeurs.

Le collectif autonome des travailleurs de la BNP de Paris se forme à la fin de l’année 1976 à l’occasion d’une grève des informaticiens (3). Trois syndicalistes sont alors exclus de la CFDT (4). Parmi eux, Alain Pojolat et Nathalie Ménigon, qui décident de créer un collectif autonome (5). Ce collectif regroupe une trentaine de militants actifs : tous ceux qui sont à la pointe de la grève. Certains militants de l’Union Ouvrière (un groupe conseilliste) participent aussi au collectif de la BNP. La grève à la BNP dure deux mois (décembre 1976-janvier 1977) : les employés du centre informatique de la BNP se révoltent contre les conditions de travail qui leur sont imposés, en particulier les horaires alternés en 3 x 8. Les grévistes bloquent le centre informatique où ils travaillent, dans le quartier de Barbès, dans le 18e arrondissement. C’est une grève très dure : la police réprime sévèrement les manifestations organisées dans le quartier, des actions de sabotage ont lieu, et tous les jours de violents affrontements opposent les grévistes aux employés envoyés pour les remplacer. Les grévistes paralysant l’entreprise, la BNP finit par céder : les employés licenciés sont réintégrés et les informaticiens obtiennent une semaine de congés payés mensuelle.

Au mois de juin 1977, le collectif autonome de la BNP participe aux piquets de grève des nettoyeurs du métro : des militants se laissent enfermer la nuit dans les stations de métro et en profitent pour bloquer toutes les entrées. Les membres de ce collectif ont tous une vingtaine d’années, ils se reconnaissent tous dans la même culture, et notamment dans le mouvement antinucléaire. Ils participent à l’émeute de Creys-Malville les 30 et 31 juillet  durant laquelle un militant de la Fédération Anarchiste, Vital Michalon, est abattu par un tir de grenade. Au mois de décembre, le collectif publie « L’Auto-Journal », où il se présente comme la « SIA-BNP », « section BNP de l’Internationale Autonome ». Mais le collectif disparaît dans les mois qui suivent, beaucoup de militants préférant se mettre au chômage et aller vivre en squat.

A la même époque se crée à Caen un collectif libertaire autonome, à partir de 1976. Ce collectif regroupe des jeunes dont la plupart sont encore lycéens à sa création. D’après Bertrand, un ancien membre de ce collectif, il y avait à cette époque des dizaines d’anarchistes dans la ville qui ne se reconnaissaient dans aucune organisation (6). La Fédération Anarchiste ne compte alors à Caen qu’un seul militant et seule l’OCL parvient à rassembler une quinzaine d’adhérents. Bertrand explique ainsi : « on n’ a pas attendu le mouvement Autonome pour s’organiser en dehors des partis ». Bertrand perçoit en effet à ce moment là le mouvement Autonome parisien comme un phénomène spectaculaire qui cache la réalité des multiples pratiques autonomes répandues dans les autres villes : « régulièrement, on faisait des graffitis « Autonomie » avec le A cerclé avant que ça devienne la mode : autonomie ça voulait dire en dehors des partis ». Mais à partir de 1978, les militants de l’Organisation Communiste des Travailleurs (un groupe marxiste-léniniste) vont essayer de récupérer le mouvement autonome dans une logique partidaire : ainsi, d’après Bertrand, ces militants voulaient selon leurs propres dires « dissoudre l’OCT pour qu’elle devienne le squelette de l’Autonomie » (6). Pour Bertrand, l’autonomie c’était « plein de gens qui étaient babas-cool et antiflics mais pas forcément politisés : on avait tous les cheveux longs, on fumait tous des joints ». La principale pratique politique de ces jeunes consistait à rentrer en force dans les concerts, mais Bertrand précise : « une fois qu’on avait réussi à rentrer, on ressortait au bout d’un quart d’heure », le but n’étant pas d’assister aux concerts mais d’imposer la gratuité en s’affrontant physiquement avec les vigiles. Bertrand se disait « « autonome autonome » parce qu’ « autonome ça voulait plus rien dire » du fait de la récupération de l’autonomie par les groupes gauchistes comme l’OCT. A l’université de Caen en 1978-1979, Bertrand écrit sur un mur : « nous les non-syndiqués sommes tous des autonomes ». Le 17 novembre 1978, une manifestation tourne à l’émeute dans la ville, mais pour Bertrand « ce ne sont pas les Autonomes qui ont cassé, c’est surtout la masse des babas-cool anti-flics ». « Babas-cool anti-flics » que l’on pourra tout à fait considérer comme « autonomes » en raison de leurs pratiques.

En 1980, une importante grève survient à l’université de Caen. Bertrand explique qu’à cette occasion « les Autonomes officiels parisiens sont venus à Caen dans une logique de gauchiste pour essayer de labelliser des représentants officiels de l’Autonomie par le biais des anciens de l’OCT ». Cette visite des Autonomes parisiens provoque une effervescence dans la ville, chacun répétant à tout le monde : « les Autonomes sont là ! Ils se sont fait arrêtés avec un flingue ! ». Pour Bertrand, « les Autonomes officiels n’étaient qu’ une quinzaine à Caen mais l’autonomie réelle était au moins dix fois plus nombreuse ».

A la même époque en région parisienne, d’autres bandes de jeunes se regroupent aussi de manière informelle. Ces adolescents ont entre 13 et 18 ans. Ils vont former la seconde génération de l’Autonomie. La plupart habitent encore chez leurs parents (généralement en banlieue). Les plus jeunes ont l’âge d’aller au collège ou au lycée mais vont de moins en moins en cours. Les plus vieux sont déjà de jeunes chômeurs. Ces jeunes sont généralement catégorisés comme relevant de l’ « échec scolaire » et de la « délinquance juvénile ». Bruno (9) faisait partie de ce groupe de jeunes autonomes inorganisés. Il explique ainsi : «  En 79, nous, le groupe qu’on était, c’était le groupe des habitués de manifs : on était des mômes et on allait à toutes les manifs : on se connaissait pas, on venait de partout : trois-quatre copains, des fois cinq-six, des fois dix, et on retrouvait plein de gens comme nous : assez jeunes, des lycéens ou zonards, ou lycéens et zonards, des collectifs de mineurs en lutte des mineurs-fugueurs qui occupaient à l’époque des salles à la fac de Vincennes pour dormir... On se retrouvait sans se connaître. Et on était 100-200 personnes comme ça : les inorganisés, c’était nous. Il y avait des manifs tout le temps : affrontements avec les flics toutes les semaines. On était des gamins : notre spécialité, c’était le pillage de boulangeries. Mais, pour nous, on faisait la révolution : des cocktails Molotov, des petits explosifs qu’ on jetait sur les fins de manif… On était prêts à mourir : des vrais barjos, assez inconscients… Moi, tout le temps quand j’allais dans les manifs, je partais à la manif avec un sac de barres avec trente barres de fer, ou avec dix casques. Il y avait toujours cinq ou six personnes qui ramenaient du matos comme ça : ils distribuaient et puis ça y allait. Nous, on était pas sérieux. On s’en foutait de tout : baston, baston… Mais même nous on fonctionnait avec des coordinations éphémères, mais on cherchait pas d’accords politiques, on cherchait les accords pratiques. C’était une optique centrée sur l’efficacité des actes. Moi, je pensais que je faisais la révolution. Pas forcément que c’était immédiatement proche mais qu’en tout cas, à moyen terme, il y avait des possibilités de renverser le système. C’est à dire que tu rentres dans une logique où tu sais que l’emploi des armes va être inévitable et incontournable. »

En mai 1980, un mouvement étudiant se développe contre les lois Bonnet-Stoléru (et plus particulièrement contre le décret Imbert) visant à restreindre l’immigration (7). Les autonomes inorganisés organisent alors des émeutes autour de l’université de Jussieu. L’un de ces autonomes, Alain Begrand, SDF, se tue le 13 mai en tentant d’échapper à la police (en passant à travers une verrière). Bruno relate ainsi cet événement : « On est 50-70. La première action qu’on fait, nous (nous, c’est à dire le groupe des inorganisés), on a rendez-vous tous les soirs à 18H00, notre but est clair : c’est que les flics rentrent sur le parvis parce que s’ils rentrent sur le parvis de la fac, c’est la grève générale étudiante. Donc on se donne rendez-vous sur le parvis et on va cramer une banque en face. Et on se retranche dans la fac, et on attend les flics. Le lendemain, on y va, on pète les vitrines dans le quartier, on crame le truc et on se replie sur la fac où on a barricadé et où on a préparé du matériel pour accueillir les flics. Comme ça : et au bout d’ une semaine, les flics rentrent : et il y a un copain qui meurt. Et ça nous semble logique. Nous, ça nous a pas effrayé, on y était psychologiquement préparé. Ca nous a pas ému plus que ça puisqu’on pensait qu’on faisait la révolution et que certainement la moitié d’entre nous allaient y rester… Dans le groupe, on a eu trois arrestations : deux de 14 ans, un de 13 ans : les plus jeunes, la moyenne c’était 16 ans. Et on savait tous faire des explosifs (qui marchaient rarement). On bricolait tous ça parce que c’était la logique du truc : tu te disais pas révolutionnaire si tu savais pas faire un cocktail Molotov, si tu savais pas faire des explosifs, si t’ es pas capable avec trois copains d’ aller faire une action directe. »

Tout au long de l’année 1982, les autonomes vont participer à la jonction qui s’opère entre la lutte antinucléaire et celle des sidérurgistes autour de Chooz et Vireux dans les Ardennes (10). La lutte contre la construction d’un second réacteur nucléaire dans le petit village de Chooz (800 habitants) avait débuté dès la fin des années 70. Mais en 1982, les manifestations vont devenir massives et prendre une forme émeutière, attirant ainsi une cinquantaine d’autonomes parisiens en quête d’affrontements avec les forces de l’ordre. Parmi eux, des squatters du 20e arrondissement, Action Directe, et un groupe proche des positions situationnistes : « Les Fossoyeurs du Vieux Monde ».

Les rassemblements ont lieu tous les derniers samedis du mois. Mais c’est surtout l’apparition d’une deuxième lutte à quelques kilomètres de là, qui donne un tournant insurrectionnel aux évènements : celle des sidérurgistes de Vireux contre la fermeture de leur usine. La situation est d’autant plus difficile à gérer pour les forces de l’ordre que cette partie des Ardennes forme une pointe de dix kilomètres de large (la pointe de Givet) enclavée dans la Belgique. Pour rétablir l’ordre à Chooz , les gendarmes sont obligés de passer par Vireux et donc d’affronter les sidérurgistes qui bloquent la route. C’est ainsi que les deux luttes fusionnent dans l’affrontement contre les forces de l’ordre. Bruno, qui n’a jamais manqué une seule de ces émeutes, se souvient : « J’ y allais pour la baston. J’ai jamais discuté sérieusement avec les ouvriers de là-bas. J’ai jamais été à aucune réunion, alors qu’ il y avait des gens qui étaient en contact avec. On était accueillis à bras ouverts : les gens t’amènent à bouffer... Tous les derniers samedis du mois, il y avait un rendez-vous, l’appel des antinucléaires du coin pour aller marcher sur la centrale. Ils viraient aussi les usines dans le cadre d’ une restructuration. Pour les ouvriers, c’était lié : donc, ils étaient dans les trucs antinucléaires. Un jour, on était partis sur une manif antinucléaire : les ouvriers ont bloqué la route et ont occupé l’ usine. La lutte des sidérurgistes est alors devenue l’aspect principale avec l’ occupation permanente de l’ usine et l’ affrontement permanent.  Dans l’ usine, il y avait deux ou trois groupes clandestins de sabotage dont un qui s’appelait « Vireux vivra » : les mecs arrivaient avec des cagoules et le tee-shirt « Vireux vivra », l’ usine continuait à marcher au ralenti (on ne peut pas arrêter un haut-fourneau). C’était tout le village : une insurrection qui s’ instaure. ».

(1) Autoportrait de Guy Dardel, « Les nouveaux Sans-culottes. Enquête sur l’extrême-gauche », pages 191-193, Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, GRASSET 2000

(2) « Les Autoréductions. Grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie / 1972-1976 », annexes n° 5, 6, 9, Yann Collonges et Pierre Georges Randal, BOURGOIS 1976

(3) « Autonomie ouvrière et groupes autonomes », « Désobéissance civile et luttes autonomes », page 96, Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, Alternatives n° 5, ALTERNATIVES ET PARALLELES 1978

(4) Entretien avec Alain Pojolat (11/05/2004)

(5) « Action Directe : la révolution à tout prix », film de Jean-Charles Deniau, FRANCE 3 - THEOPHRASTE 2001

(6) Entretien avec Bertrand (pseudonyme, 12/04/2004)

(7) Courant Alternatif n° 5 (juin 1980), pages 24-26

(9) Pseudonyme (entretien du 16/04/2002)

(10) « Chooz Vireux », « Nuits Câlines » n° 1 (mars 1987)

III LES LUTTES AUTONOMES

1/ LES SQUATS

En France, le phénomène des squats est bien sûr antérieur à l’apparition du mouvement autonome. On peut en trouver des exemples tout au long du XXe siècle. Le terme de « squatter » semble avoir à l’origine fait son apparition aux Etats-Unis au début du XIXe siècle pour désigner les colons qui s’installaient sur les terres de l’Ouest sans titre de propriété (de l’anglais « to squat » : « s’accroupir ») (1). En France, le phénomène prend de l’ampleur dans l’immédiat après-guerre en raison de la pénurie de logements. Cette pratique répond alors à une nécessité matérielle. Le programme massif de construction de logements HLM des années 50 et 60 mettra en grande partie fin à cette pénurie de logements et du même coup à cette première grande vague de squats.

Dans les années 70 et 80, on assiste à une nouvelle vague massive de « squatterisation » dans la plupart des grandes villes d’Europe de l’ouest : en Italie, en Allemagne, à Londres, à Amsterdam, à Barcelone, ou en Suisse… Plus que par des raisons économiques, ce mouvement est avant tout poussé par des raisons idéologiques. Il prend ses racines dans le mouvement hippy, tout en s’appuyant sur les mouvements révolutionnaires des années 70, avant d’aboutir dans le mouvement alternatif des années 80, principalement implanté en Allemagne en liaison avec le mouvement autonome. Tous les squats qui s’ouvrent en Europe dans les années 70 et 80 ne se rattachent pas tous bien sûr aux mouvements alternatifs ou autonomes. La plupart de ces squats ne sont pas politisés et sont simplement des squats d’habitation où les habitants ne vivent pas en communauté et s’installent simplement dans un appartement avec leur famille.

En France, une grande partie des squats sont habités par des travailleurs immigrés dépourvus de titres de séjour : ces squats là répondent avant tout à une nécessité économique. Beaucoup de jeunes chômeurs vont aussi s’installer dans les squats parisiens à la fin des années 70 faute d’avoir les moyens de payer un loyer. Mais à côté de ces nécessités économiques, il y a bien une véritable culture du squat qui est en train d’émerger à cette époque. Comme je l’ai déjà dit, cette culture prend en partie racine dans le mouvement hippy. Elle s’appuie aussi sur le refus du travail, la volonté pour de nombreux jeunes de vivre en communauté, de trouver une « alternative » économique. Cette culture du squat est aussi véhiculée par des militants révolutionnaires qui y voient le moyen d’expérimenter des communautés libertaires ou de pratiquer le communisme de manière « immédiate ». Ce sont ces squats politiques qui se rattachent au mouvement autonome.

Parmi les squats que l’on peut qualifier de politiques (dans le sens où ils ont des activités ouvertes au public et où ils ne sont pas de simples squats d’habitation), il convient de distinguer les squats autonomes des squats que l’on peut identifier (même si cette classification peut parfois être quelque peu arbitraire) comme « alternatifs ». Un squat « alternatif » n’est pas nécessairement politisé et ses habitants considèrent généralement le squat comme une fin en soi. Le squat alternatif ne se situe pas dans une démarche révolutionnaire. Il ne cherche pas à rompre avec le capitalisme mais au contraire à construire une « alternative » économique au sein même du capitalisme. Le squat alternatif se situe avant tout dans une démarche positive : il cherche à rénover les immeubles pour les rendre utiles par la création de lieux d’habitation mais aussi d’activités culturelles. C’est la raison pour laquelle les squats alternatifs sont très souvent des squats d’artistes. Le squat alternatif accepte de faire des compromis avec les autorités : il recherche la légalisation, par exemple par la signature d’un bail avec le propriétaire ou d’une convention avec la municipalité. Le squat alternatif accepte aussi d’avoir des activités commerciales : ainsi, la plupart des squats allemands des années 80 sont aujourd’hui devenus des bars à la mode qui payent un loyer au propriétaire et se sont donc mis de cette manière en parfaite conformité avec la loi. Le squat alternatif peut aussi négocier un compromis avec le propriétaire : par exemple en s’engageant à rénover l’immeuble et à le quitter au bout d’une durée déterminée (2). A Paris, dans les années 80, les squats alternatifs se regrouperont dans un collectif : les Occupants-Rénovateurs.

En France, les premières expériences de squats politiques datent du début des années 70. Certaines semblent se situer dans le prolongement des premières communautés hippies des années 60. Il en est ainsi, par exemple, de l’ensemble situé autour de la rue des Caves, à Sèvres, en banlieue parisienne. Ce regroupement communautaire date de 1965. Certaines maisons sont achetées, d’autres louées, d’autres squattées, formant ainsi après 1968 une communauté de plusieurs centaines d’habitants (3). En 1971, une partie des habitants décide de pratiquer une sorte de « communisme intégral » : la propriété privée est totalement abolie et tous les biens sont mis en commun, y compris les vêtements qui sont regroupés dans un vestiaire collectif. Ces habitants décident aussi de jeter leurs clefs et de laisser leurs portes ouvertes en permanence. Cette épisode est ainsi raconté dans un passage du film « L’An 01 » de Jacques Doillon (4). Cette expérience va durer jusqu’en 1974 et prendre fin en raison de la détérioration des relations que la communauté entretient avec l’extérieur. Des bandes de voyous vont progressivement venir parasiter la communauté de la rue des Caves : vente de drogue, bagarres, viols, règlements de comptes particulièrement violents entre dealers (échanges de coups de feu) (3). Les habitants sont donc contraints de rétablir la propriété privée et de refermer à clefs les portes de leurs maisons. Les bandes de voyous continuent cependant de semer la terreur dans le quartier, la police refusant d’intervenir de manière à inciter les squatters à abandonner leurs logements. Pour se défendre, les habitants s’organisent alors en milice d’autodéfense et équipent même chaque maison d’un système d’alarme permettant de déclencher une sirène en cas d’alerte (7). Les affrontements sont extrêmement violents, les habitants allant jusqu’à fabriquer des petites bombes artisanales (5) pour se défendre. Une fois cet épisode violent passé, cette petite communauté a par la suite survécu jusqu’à aujourd’hui sous une forme légalisée (3). Cette courte expérience de « communisme intégral » peut déjà être considérée comme une forme d’autonomie. Mais dès 1974, les habitants de la rue des Caves s’engagent résolument dans la voie de l’ « Alternative » (avec notamment une participation à la campagne pour l’élection de René Dumont à la présidence de la république).

Parmi les premiers squats autonomes qui s’ouvrent à Paris au milieu des années 70, on peut notamment citer celui qu’ont ouvert les membres du groupe Marge en 1976 au 39 de la rue Rigoles, dans le 20e arrondissement. Les membres de Marge viennent alors de se faire expulsés d’un autre squat, situé à une centaine de mètres de là et ouvert deux ans plus tôt au 341 de la rue des Pyrénées.

Le squat de la rue des Rigoles est habité pendant trois ans par une vingtaine de personnes vivant en couples et répartis dans neuf studios (6). Contrairement à la plupart des autres squats autonomes qui vont suivre dans les années ultérieures, il est important de remarquer que les appartements du 39 rue des Rigoles viennent alors d’être remis à neuf, ce qui témoigne d’un soucis de confort de la part de ces premiers squatters. Les autres squats autonomes seront en général au contraire de vieux immeubles voués à la destruction. Autre point important à relever à propos du 39 rue des Rigoles : malgré le fait que les habitants aient chacun leur propre appartement, les repas sont pris en commun : il y a donc bel et bien un mode de vie de type communautaire dans ce squat.

Les squats autonomes des années 70 sont surtout concentrés sur le 14e arrondissement, dans le quartier situé à l’ouest de l’avenue du Maine, à proximité de la gare Montparnasse. Ce quartier étant alors voué à un projet de rénovation urbaine, beaucoup d’immeubles sont abandonnés. C’est dans ces immeubles que s’installent la plupart des squatters. Beaucoup de ces squats n’ont aucun lien avec le mouvement autonome et certains ont une démarche de type alternative, avec une volonté de rénovation des immeubles et un certain nombre d’activités de type associative (12). Un nombre important de squats du quartier sont expulsés et murés le 24 novembre 1977. Ces expulsions provoquent une émeute dans la soirée. Le samedi 26 novembre, une manifestation contre les expulsions rassemble un millier de personnes dont 300 autonomes. Les squatters profitent de cette manifestation pour démurer l’un des squats expulsés. La manifestation prend ensuite une forme émeutière : le siège de la SEMIREP (la société responsable de la rénovation du quartier) et un car de police sont incendiés.

Par la suite, les autorités préféreront adopter une stratégie de pourrissement. D’abord, laisser la drogue s’installer dans les différents squats pour inciter le maximum de squatters à quitter d’eux-mêmes les lieux, mais aussi pour jeter le discrédit sur ces occupations vis-à-vis des autres habitants du quartier. Ces squats deviennent alors des repères notoires de dealers et de toxicomanes. Les règlements de compte de plus en plus violents entre dealers se multiplient jusqu’à exaspérer le voisinage. A ce moment-là, la police n’a plus aucune difficulté pour procéder à l’expulsion de ces squats, les héroïnomanes n’ayant généralement que peu de capacités de résistance politique. Par la suite, ce scénario se reproduira de manière immuable tout au long des années 80 et 90.

Les squatters étant chassés du 14e arrondissement, la plupart s’installent au début des années 80 dans le quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement. L’Est de la capitale comprend en effet lui aussi de nombreux immeubles abandonnés. La plupart des squats autonomes sont regroupés à quelques centaines de mètres les uns des autres. Aux squats du 20e arrondissement, il faut ajouter ceux du 19e et du 18e. Une grande partie des squats du 19e sont ouverts par le Collectif des Occupants-Rénovateurs. Ce collectif est animé par une démarche de type alternative qui s’oppose à celle des autonomes.

Quant aux squats du 18e, ils sont essentiellement concentrés dans le quartier de Barbès. Ces squats sont occupés par des travailleurs immigrés qui n’ont généralement aucun lien avec les autonomes. Cependant, en 1981 et 1982, Action Directe va profiter de sa courte période d’existence légale pour ouvrir plusieurs squats dans ce quartier avec des militants maoïstes turcs. Ces différentes occupations permettent notamment le relogement d’une centaine de familles (13). Action Directe s’installe tout d’abord en 1981 au 42 de la rue de la Goutte d’Or mais ce squat est expulsé au bout de quelques mois. Le 3 décembre, les militants en ouvrent un nouveau dans le même pâté de maisons, au 3 de la Villa Poissonnière. La vingtaine de squatters est expulsée par la police au bout de quatre jours. Trois semaines plus tard, trois squats sont ouverts avec l’Association de Solidarité des Travailleurs Turcs aux 10, 12, et 14 de la Villa. Deux de ces immeubles sont occupés par une cinquantaine de Turcs, le troisième par Action Directe qui accroche même une banderole à son nom sur la façade. Ces immeubles sont alors expulsés puis réoccupés à deux reprises. Suite à cette seconde expulsion, les militants d’AD ouvrent un nouveau squat le 19 janvier une centaine de mètres plus loin, au 28 de la rue de la Charbonnière (14). Le squat de la rue de la Charbonnière est expulsé le 9 avril mais ceux de la Villa Poissonnière parviennent finalement à durer. Celui d’AD est d’ailleurs perquisitionné au mois de mai en prévision du sommet du G7.

En ce qui concerne les squats autonomes du 20e arrondissement, les habitants sont surtout des jeunes. Bruno précise : « il y avait quelques gens plus âgés qui étaient d’ailleurs des vendeurs de journaux à la criée (c’est les premiers collectifs de travailleurs précaires). C’était entre 17 et 35 ans. » (8). Des soirées organisées sur la base de la gratuité ont lieu régulièrement (bar, concerts, grillades…).

La violence reste aussi une constante du milieu : « Dans les pratiques politiques, c’était la baston. On se tapait tout le temps ! Les gens passaient vachement leur temps dans la guéguerre contre « les sales traîtres » des squats alternatifs du 19e : les squats d’artistes » (8). Les squats du 19e arrondissement représentent en effet la tendance antagoniste à ceux du 20e. Alors que les squatters du 20e arrondissement persistent à vouloir vivre sans travailler dans la gratuité et l’illégalité, il semble que ceux du 19e, les « occupants-rénovateurs », se dissocient de ces pratiques en recherchant une certaine forme de légalisation (8). D’où l’hostilité que leur valent les squatters du 20e. Cependant, la culture de la violence qu’entretiennent ces derniers les conduit jusqu’à se faire la guerre entre eux. Ces rivalités s’apparentent alors plus à des règlements de compte entre bandes de jeunes sur des bases identitaires qu’à de véritables antagonismes politiques même si on peut aussi y lire une certaine logique politique en attribuant des étiquettes partisanes aux différents squats. En l’occurrence, il semble que les squats du 20e arrondissement étaient divisés entre pro-situs et anarchistes, ces derniers étant sur des positions plus favorables à Action Directe. Une rivalité entre squats peut ainsi se transformer en affrontement armé à la suite d’un incident mineur (comme par exemple une simple altercation dans un concert) entraînant une escalade des représailles. Les différentes étiquettes politiques peuvent alors être utilisées pour justifier la guerre entre squatters. C’est probablement ce scénario qui a conduit à la mort de Patrick Rebtholz le 12 décembre 1982 (9). Ce jour-là, un groupe de squatters attaquent le squat de la rue des Cascades. L’un des habitants ouvre le feu et abat Patrick Rebtholz d’une balle de revolver.

Pour évoquer l’année 1983, Philippe Tersand, militant de l’Union des Anarchistes, parle de « la période PPC (Politiquement Pas Clair) », un curieux mélange de punks anarchistes et de militants d’extrême droite se croisant alors dans les concerts qui se tiennent dans les squats autonomes… Philippe Tersand se souvient en particulier d’une bagarre qui se serait déclenchée durant un concert donné dans un squat de Montreuil lorsqu’un groupe auraient fait le salut hitlérien (10). Bruno explique ce mélange des genres par le fait que les squats autonomes étaient alors les seuls endroits où pouvait s’exprimer la culture underground : « Jusqu’en 1984, il n’ y avait pas de salles de concert à Paris. Les groupes qui voulaient jouer venaient dans les squats. Les squats étaient les seuls endroits où il y avait des concerts. Donc, tous les skins traînaient dans les squats. Skinhead, ça voulait pas dire nazi, c’était vachement plus compliqué que ça ! Il y avait des redskins (11) mais c’était ultra minoritaire. Dans cette période là, les mouvements autonomes et punks sont complètement imbriqués. Ca voulait dire tout le monde avec une crête mais les gens qui étaient complètement punks n’étaient pas non plus dans ce milieu politique. Mais tous les gens qui étaient squatters, autonomes, étaient un petit peu punk. C’était deux trucs qui allaient de pair mais c’était pas une mode comme maintenant : c’était pas un uniforme, tu pouvais être punk et être habillé comme tout le monde, c’était une mentalité à l’époque. Et donc, dans ces trucs là, il y avait effectivement des fachos mais ce n’est pas vrai que ça ne se passait pas bien. C’est sûr que c’était politiquement pas clair. Mais le mouvement autonome était lié au mouvement des squats qui lui-même était lié aux mouvements musicaux (concerts alternatifs). Ca produisait une situation où tout le monde se connaissait : on connaissait tous les skins et les skins nous connaissaient tous : c’était le même milieu. On traînait tous dans les mêmes types de concert : c’était un truc de zonard. Mais les skins qui venaient ne tenaient pas de discours fachos… Il y a eu pas mal de bastons mais de toute façon, on se tapait tout le temps ! Tout le monde se tapait avec tout le monde ! Un concert sans bagarre, c’ était pas un concert. »

(1) Dictionnaire du Petit Robert

(2) Pour une charte des squats alternatifs dans les années 2000, voir celle du collectif « Interface » (http://www.inter-face.net). Cette charte a déjà sa critique autonome : la charte de l’ « Intersquat ».

(3) Entretien avec Michel (pseudonyme d’un habitant de la rue des Caves, 24/01/2004)

(4) « L’An 01 », Jacques Doillon, Gébé, Alain Resnais, et Jean Rouch, UZ PRODUCTION 1973. Ce film est une fiction mais le passage sur l’abandon des clefs est authentique.

(5) Les « ras-le-bol » : des petites bouteilles de gaz remplies avec de la poudre à explosifs

(6) Entretien avec Nicole, membre du groupe Marge (20/04/2004)

(7) « Le squatt de la rue des Caves (1971-1990) »: http://luc.blanchard.free.fr

(8) Entretien avec Bruno (pseudonyme, 16/04/2002)

(9) Journal « L’Ardennais » du 23/12/1982

(10) Entretien avec Philippe Tersand (militant de l’Union des Anarchistes, 10/04/2002). Sur les squats des années 90, voir l’ouvrage de Philippe Tersand : « Guy Georges, un ami insoupçonnable ? », STOCK 2000.

(11) Skinheads communistes

(12) Entretien avec Cécile (26/02/2004)

(13) « Eléments chronologiques », « Textes de prison. 1992-1997 », Action Directe, JARGON LIBRE 1997

(14) « Action Directe. Du terrorisme français à l’euroterrorisme », Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, SEUIL 1986

2/ COLLECTIFS ETUDIANTS ET GROUPES DE LYCEENS

Aux alentours de 1975, on commence à voir apparaître un certain nombre de groupes de lycéens et de collégiens qui ont déjà toutes les caractéristiques de l’Autonomie. Contrairement aux Collectifs Etudiants, ces groupes restent très informels et ressemblent plus à des bandes de jeunes.

Il en est ainsi par exemple d’un petit groupe de collégiens et de lycéens de Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne. Ces jeunes collégiens n’ont que 14 ans en 1975-1976 : ils ne se réclament d’aucune étiquette politique mais sont déjà des autonomes sans le savoir. Stéphane faisait partie d’entre eux : « il y avait un peu de tout : des filles, des garçons, nos activités à cette époque-là consistaient en grande partie à détruire tout ce qui concerne les campagnes électorales, à faire des bombages partout où on pouvait sur les murs du CES ou du lycée qui était juste à côté. Les premiers bombages qu’ on a fait, c’était le bombage situ « Ne dites plus « Bonjour monsieur le professeur », dites « Crève salope ! » ». On bombait aussi vachement des trucs sur la vie : je me rappelle d’un gros « Orgasme » qu’on avait bombé en bas dans le hall du CES, ou alors à l’occasion de visites : il y avait la visite d’un inspecteur d’académie pour une inauguration, on avait mis des bombages d’ insultes de toute l’Administration scolaire, contre le recteur, contre le directeur du CES… » (9). Ces collégiens vont alors faire grève à la rentrée 1975 après le vote de la loi Haby créant le collège unique. Cette loi est en effet perçue alors comme un moyen de revenir sur les acquis de 1968.

Devenus lycéens en 1976, Stéphane et ses amis poursuivent leurs actions de plus belle : « C’était une super période parce que la vie au lycée était une grève quasiment illimitée : il n’ y a pas eu une année au lycée où on n’a pas été en grève les deux tiers de l’année. Des fois on s’est retrouvé à dix à pas aller en cours mais on tenait toujours. On nous a jamais fait chier parce qu’on avait vraiment un rapport de forces différent. On avait un foyer à nous hyper fort : on avait un journal, on faisait des affiches, on allait de lycée en lycée… Dès qu’il y avait une exclusion dans un lycée dans la banlieue d’ à côté, on allait voir ce qui se passait et on revenait avec les autres élèves : « C’est une honte, il faut se mettre en grève tout de suite ! ». Enfin, de toute façon, toutes les occasions étaient bonnes pour pas aller en cours, pour discuter, pour foutre le bordel quoi ! On était forts dans ce lycée parce qu’ on était déjà un bon petit paquet et parce qu’ en dehors de nous il y avait aussi d’ autres groupes. On était forts des relations avec certains profs qui remplissaient jamais les carnets d’ absence parce que ce qu’ on faisait leur plaisait. On était forts aussi des relations avec tous les surveillants du bahut qui nous soutenaient et court-circuitaient toutes les punitions qu’ on pouvait nous coller à cause des absences. On était forts des relations avec tout le personnel : même les mecs qui bossaient à la cantine, on avait fait grève pour eux pendant trois semaines parce qu’ ils gueulaient contre leurs conditions de boulot. On avait dit qu’ ils étaient pas assez payés et on avait fait grève pour eux ! ».

A la même époque se constitue à Paris, au printemps 1976, le premier Collectif Etudiant Autonome (CEA), à l’occasion d’une grève nationale contre une réforme du second cycle. Cette grève étudiante est alors la plus longue depuis 1968 : commencée début mars, elle se poursuit durant trois mois, jusqu’à la fin mai. Le 18 janvier, la nouvelle secrétaire d’Etat aux universités, Alice Saunier-Seïté, publie un arrêté créant de nouvelles filières en second cycle. Cette réforme est immédiatement interprétée par les étudiants comme une tentative de professionnaliser l’université et d’accroître la sélection (1). C’est dans ce contexte que des étudiants de plusieurs universités parisiennes vont se rassembler au sein du Collectif Etudiant Autonome. Le CEA rassemble une cinquantaine d’étudiants des universités de Tolbiac, Jussieu, Nanterre, Vincennes, Dauphine, et Saint-Charles (2). La majorité d’entre eux, une trentaine, sont ceux de Tolbiac. D’après Patrick, qui faisait partie du CEA de Tolbiac, le Collectif Etudiant Autonome était surtout composé d’étudiants en histoire, en droit, et en philosophie (3). La moitié des étudiants du CEA de Tolbiac sont membres de Camarades : c’est ce noyau dur qui est à l’origine de la création du CEA et qui participe dans le même temps à un autre collectif : « L’Ecole en lutte ». Le leader, Yann Moulier-Boutang, est inscrit en sociologie à l’université de Jussieu.

A Tolbiac, dès le mois de janvier 1976, l’UNEF (alors dirigée par l’Union des Etudiants Communistes) appelle à des Assemblées Générales pour débattre de la réforme du second cycle (4). Lorsque la grève débute en mars sous l’impulsion des groupes d’extrême-gauche, l’UNEF tente durant la première semaine de s’y opposer. Pour beaucoup d’étudiants, la réforme du second cycle n’est qu’un prétexte : il s’agit surtout de faire grève pour ne pas travailler. Certains étudiants qui ne se reconnaissent pas dans les groupes d’extrême-gauche commencent alors progressivement à s’organiser de manière autonome. Cette expérience est relatée dans le numéro 2 de Camarades sous la forme d’une discussion entre les membres du CEA de Tolbiac. Ces étudiants racontent ainsi comment est née le CEA : « Il est arrivé un moment où on en a eu marre des querelles entre organisations et de leur blocage. Le fossé s’est surtout creusé à partir du moment où notre discours a commencé à s’élaborer, où on a rencontré des copains de Nanterre qui avaient sorti un tract où ils proposaient d’autres analyses et d’autres objectifs, depuis on a avancé, toujours est-il que ça a été le point de départ. Dès le début c’était anti-organisation parce que le discours des organisations nous paraissait déjà vide. A partir du moment où on a eu une analyse, le fossé s’est encore creusé davantage. On a commencé à se poser en alternative. On a pu imposer un débat, ne serait-ce que parce qu’on représentait une nouvelle voie. Même avant d’aller à Nanterre, il y avait un noyau ; ça se cristallisait à Tolbiac. En effet, on s’apercevait du décalage qui existait entre ceux qui étaient à la tribune et l’ensemble des étudiants. La première chose qu’on a demandé, ce sont des débats de fond, alors qu’en AG on nous imposait des attaques entre la Ligue (16), l’UNEF, et l’AJS (5) ».

Parmi les premières initiatives du CEA, le trucage des micros des amphithéâtres et la création de « Radio Tolbiac en lutte ». A la rentrée 1976, le CEA commence à organiser des autoréductions dans les restaurants-universitaires : à plusieurs reprises, les étudiants occupent les restaurants et servent les repas gratuitement. En 1977, le CEA impulse un « Comité de Défense des Consommateurs de Philosophie ». Le CEA de Tolbiac se réunit de manière irrégulière, en général deux fois par mois. Ses membres n’hésitent pas à jeter des pots de peinture sur les enseignants ou même un jour à séquestrer un professeur de droit. D’après Patrick, le CEA avait essentiellement une activité parasitaire consistant le plus souvent à perturber les Assemblées Générales ou à faire des graffitis dans le métro.

Une nouvelle grève commence à l’université de Vincennes au mois de novembre 1977 suite au refus du président d’inscrire plus d’un millier d’étudiants. La grève est votée le 17 novembre par 500 étudiants : 300 occupent le bureau de la présidence et 200 se rendent au commissariat de la ville pour libérer deux étudiants qui viennent alors d’être arrêtés. Après avoir occupé et fouillé le commissariat, les étudiants constatent que les cellules sont vides et que leurs deux camarades ont été libérés. Le 23 novembre, 300 étudiants encerclent le bâtiment de la scolarité et séquestrent le président Merlin, qui est molesté après avoir tenté de s’échapper (6).

Le 19 janvier 1978, à l’occasion des élections des élections universitaires, l’une des salles de vote de l’université de Jussieu est saccagée par les autonomes un jour où ceux-ci tenaient leur assemblée générale : les urnes sont emportées puis incendiées. Le 26 janvier, une opération est organisée sur l’université de Nanterre en riposte à une agression des lambertistes de l’AJS : la salle des urnes est là aussi saccagée, le local de l’UNEF-AJS est incendié et le restaurant-universitaire est pillé. Le 8 février, un meeting autonome rassemble 200 personnes à Nanterre (7). Deux jours plus tard, un concert punk est organisé à Tolbiac. Le 13 novembre 1978, 12 000 étudiants et lycéens manifestent à Paris. D’après le n° 6 d’Autonomie Prolétaire (février 1979), 1 500 de ces étudiants auraient défilé à cette occasion derrière la banderole des autonomes, pour « l’autonomie et l’unité des luttes » (8). 

Au mois de mai 1980, un certain nombre d’universités se mettent en grève contre le décret Imbert qui vise alors à restreindre l’immigration. Le 23e étage de la tour centrale de l’université de Jussieu est occupé par un petit groupe que la presse a surnommé « les irréductibles » (10). L’arrivée sur le campus de jeunes non-étudiants (chômeurs, lycéens, ou collégiens) venus des banlieues va très vite donner une autre tournure au mouvement, ces très jeunes autonomes organisant quotidiennement à partir du 9 mai de véritables opérations de guérillas urbaines. L’intervention de la police aboutit le 13 mai à la mort de l’un d’entre eux, Alain Begrand. Cette stratégie de guérilla est alors sévèrement critiquée par l’OCL, qui prend à ce moment-là ses distances avec la mouvance autonome. L’année 1980 est en fait révélatrice du tournant qui s’opère alors dans la mouvance. Beaucoup des autonomes des années 70 se sont à cette époque déjà éloigné de la mouvance en voyant s’effondrer le mouvement qu’ils avaient connu, ce qui explique que la seconde génération qui vient d’arriver est alors totalement désorganisée. C’est d’ailleurs aussi sans doute l’une des raisons de la mort d’Alain Begrand.

L’occupation de Jussieu se poursuit les jours suivants : « on parle de zone libérée, d’animation, de concert ; des commissions se mettent en place (lien avec les avocats, liaison avec l’extérieur, les travailleurs, discussions plus politiques, etc.…). Certains étudiants parlent d’aller… à Renault Billancourt ! Alors que le personnel et les profs craignent pour leur outil de travail (on n’ a jamais bien su ce qui avait été cassé ni par qui), on essaie d’empêcher le déroulement des cours et des examens qui se passent sous la protection des vigiles, de profs anti-grèves, de fachos et de CRS ; certains partiels sont « victorieusement » repoussés… à la semaine suivante ; en attendant, la nuit, tout le monde rentre chez soi, des maîtres-chiens circulent dans les couloirs…» (11). Cette description de l’occupation de l’université est publiée dans un article du numéro de juin du nouveau journal de l’OCL : « Courant Alternatif ». L’auteur de cet article poursuit son récit de manière très critique à l’égard des autonomes : « Peu à peu, on se sent revenir trois ans en arrière, au beau temps des assemblées générales de l’autonomie. Beaucoup de proclamations, de projets, d’engueulades, mais finalement, on se rabat sur le pillage du « surplus américain », ou le casse des vitrines de la banque voisine. Personne ne veut ou ne peut se donner les moyens d’ une alternative réelle ; mais qui croit encore à l’avenir de ce mouvement ? ». Pour l’OCL, les autonomes français ont été incapables de mobiliser les « étudiants prolétarisés » à partir de leurs propres besoins, tel que l’avaient fait les autonomes italiens dans les années 70 en imposant le diplôme garanti.

Dans les années qui suivent, l’université de Tolbiac reste le principal bastion des autonomes. D’après Mathieu (12), le Collectif Autonome Tolbiac (CAT) regroupe alors une quarantaine d’étudiants. Parmi les différentes initiatives du CAT, l’organisation de concerts. En 1982, le CAT publie un journal, « CAT Pages », qui présente ainsi le collectif : « Le CAT s’est constitué à partir de la rencontre d’ un certain nombre d’ individus – les uns issus de divers expériences de l’ex-autonomie parisienne, les autres tout simplement séduit par la perspective de l’activité autonome – autour d’ un projet d’intervention politique diversifié, précis et volontairement limité (dans un premier temps) : - le territoire social, en frappant ce qui est aujourd’hui un des points forts de la gestion social-démocrate, le contrôle social… - la fac de Tolbiac, lieu de rencontre de jeunes précarisés, espace social qu’ il ne s’agit pas d’ aménager, mais bien plutôt de détourner de sa fonction capitaliste, de se réapproprier. » (13). Dans un article intitulé « Etudiant, sous tes lunettes, tu restes un travailleur », le « Détachement Etudiant pour l’ UV Garantie » (DEUG) développe la thématique du diplôme garanti et du refus du contrôle du travail (14) : « le diplôme devient la première forme de rémunération que nous exigeons, pour prix des conditions qui nous sont faites ».

En mai 1983, un important mouvement étudiant se développe contre la réforme Savary qui supprime alors la sélection à l’entrée des universités. Contrairement aux mouvements étudiants habituels, celui-ci est essentiellement animé par des étudiants de droite et d’extrême-droite. La presse parle alors d’un « mai 68 à l’envers » à l’occasion des émeutes qui ont lieu durant ce mouvement. Alors que l’UNEF et l’UNEF-ID (17) s’emploient à défendre la réforme du gouvernement en essayant de canaliser le mouvement dans une lutte « pour l’amélioration » de la réforme, un groupe d’étudiants autonomes tente de se démarquer aussi bien des étudiants de droite que des syndicats de gauche : « Sous la signature de « Sans Contrôle » nous tentions de répondre à plusieurs impératifs : (…) Porter la critique non pas sur tel ou tel article de la réforme, mais sur le projet de qualification/professionnalisation, d’ insertion directe de l’ université dans le marché du travail et le procès de production ; cela passait par la réaffirmation du fait que les étudiants sont une force de travail en formation, dont le devenir social est réparti de façon inégale » (15).

(1) « Les réformes de l’enseignement », « Crises et alternances (1974-2000) », pages 54-57, Jean-Jacques Becker, SEUIL 1998

(2) « CRS-SS, étudiant diant-diant », « Désobéissance civile et luttes autonomes », page 115, Jacques Desmaison et Bob Nadoulek, Alternatives n°5, ALTERNATIVES ET PARALLELES 1978

(3) Entretien avec Patrick (pseudonyme, 01/02/2004)

(4) « Grève des facs », Camarades n°2 (Eté 1976), page 41

(5) Alliance des Jeunes pour le Socialisme, Organisation Communiste Internationaliste (OCI, trotskystes lambertistes)

(6) « Ca bouge encore à Vincennes ! », Autonomie Prolétaire n°1 (janvier 1978), page 3

(7) « Universités : casser la normalisation ! », Autonomie Prolétaire n°2 (mars 1978), page 5

(8) « Offensive et autonomie sur tous les fronts ! », Autonomie Prolétaire n°6, page 1

(9) Entretien avec Stéphane (pseudonyme, 29/01/2004)

(10) « Jussieu », Courant Alternatif n° 5 (juin 1980), page 24

(11) « Jussieu », Courant Alternatif n° 5 (juin 1980), page 25

(12) Pseudonyme (correspondance du 22/04/2004)

(13) « Autonomie », Jacomo Katanga et Lolita Papillon, page 4

(14) CAT Pages, page 2 (1982)

(15) « Sans Contrôle. « Nous sommes une force de travail en formation » (contribution au débat) », « Tout ! » n° 5, page 6 (juin 1983)

(16) Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR)

(17) L’UNEF-ID est à cette époque encore dirigée par les lambertistes

3/ LES COLLECTIFS DE FEMMES

Comme dans la plupart des mouvements politiques, les femmes sont aussi minoritaires dans la mouvance autonome. D’après les témoignages des différentes personnes que j’ai interrogées, il semble que leur proportion variait selon les groupes entre une personne sur dix et une personne sur deux (exception faite de quelques groupes exclusivement féminins), avec une moyenne située autour d’un tiers. Il semble que les femmes sont surtout présentes dans le noyau dur de l’Autonomie et moins nombreuses à sa périphérie, ce qui permettrait d’expliquer le fait que le mouvement autonome de la fin des années 70 est généralement perçu de l’extérieur comme un mouvement extrêmement machiste et composé à 90 % d’hommes. Il semble aussi que le mouvement se soit relativement féminisé au début des années 80 (8). La mouvance n’en conserve pas moins sa culture machiste. Ainsi, d’après une militante de la fin des années 70, les filles autonomes avaient tendance à gommer toute leur féminité (1). Bruno, lui, résume ainsi la vision qu’il a des filles autonomes du début des années 80 : « Même le côté militaro qui était un truc hyper machiste, c’était un truc qui était partagé par les filles aussi. J’ai jamais vu, moi, faire des différences entre les filles et les garçons : dans le sens où tout le monde tapait la virilité. Les nanas, elles assuraient : elles tapaient, elles sortaient la barre de fer, elles te mettaient un coup sur la tête, poing américain dans la poche » (2).

On peut globalement observer trois types d’attitudes adoptées par les femmes dans le mouvement autonome vis-à-vis de la lutte antipatriarcale :

- la première attitude consiste à nier l’utilité de se regrouper et d’agir en tant que femmes

- la seconde attitude consiste à s’organiser exclusivement entre femmes (position féministe)

- la troisième attitude consiste à affirmer un point de vue féminin tout en essayant de privilégier la mixité dans la lutte (position antisexiste)

A partir de ces trois attitudes-types, on peut observer un certain nombre de comportements plus nuancés.

La question du sexisme est posée dès la première Assemblée Parisienne des Groupes Autonomes qui réunit 500 personnes à l’université de Jussieu le samedi 29 octobre 1977. Cette discussion est lancée par un tract distribué par des filles de l’OCL qui dénoncent l’attitude des garçons lors de l’occupation de Libération le dimanche précédent, et réclament un débat sur le sexisme comme préalable à toute lutte. Une employée de Libération aurait notamment été traitée de « putain » (3) durant l’occupation du siège du journal. A partir de là, le problème du sexisme « va occuper la majeure partie du temps de la réunion » de l’assemblée autonome (4) mais d’après « L’Officiel de l’autonomie », ce débat serait resté assez superficiel ce jour-là. Un participant de l’assemblée commence par répondre : « je suis sexiste et j’en suis fier » (7). Un autre propose d’adopter une motion de condamnation des sexistes. Certaines filles exigent l’expulsion immédiate de tous ceux se déclarant sexistes. Une autre fille dénonce l’assimilation courante de la violence féminine à de l’hystérie, tout en revendiquant une pratique spécifiquement féminine de la violence.

La parution de « L’Officiel de l’autonomie » au mois de novembre est l’occasion de faire le point sur la situation des femmes dans le mouvement autonome. Quatre textes sont publiés dans la rubrique « Femmes et autonomie » : le premier est signé « des femmes de l’Autonomie », les deux suivants « La Rumeur », et le quatrième « Collectif Autonome travailleuses » (5). Les « Femmes de l’Autonomie » écrivent : « Il ne s’agit pas pour nous de former un groupe autonome de femmes. Un autre mouvement du style MLF ne nous intéresse pas. Nous ne voulons pas faire de « l’anti-mecs », mais plutôt affirmer notre existence en tant que femmes ayant une pratique politique, une nécessité de lutte, une capacité de violence. Nous ne voulons pas diviser le mouvement en deux camps : mecs/nanas (…), ce qui ne ferait qu’accentuer le processus capitaliste de division, mais affirmer notre présence en son sein et lui donner une force nouvelle. Nous voulons avoir une pratique commune, mixte ; pour cela il nous semble important (…) d’amener les mecs à participer à des luttes qui n’étaient renvoyées jusqu’à présent qu’aux femmes et que celles-ci s’appropriaient elles-mêmes dans leur propre ghetto ». Ces femmes concluent leur texte sur ce mot d’ordre : « Pas de révolution sans libération de la femme, pas de libération de la femme sans révolution ».

Alors que les « Femmes de l’Autonomie » défendent la mixité dans la lutte, « La Rumeur » défend la position opposée : « Nous ne sommes pas et ne serons jamais les femmes des autonomes mais des femmes autonomes ! (…) je suis une femme et en tant que telle je suis atteinte particulièrement. Je veux garder cette particularité, et c’est pourquoi je refuse la mixité militante (sans refuser les actions communes à partir du moment où je reste moi). (…) Le problème s’est posé pour moi de savoir si en tant que femme la révolte qui peut être violente doit être celle de ces hommes avec lesquels et à côté desquels je ne passerai pas une journée de ma vie tant leur image est identique à tout ce que je combats dans ma lutte pour mon identité. (…) ma révolte peut rejoindre la lutte avec les hommes dans la mesure où il n’est plus question de m’ADAPTER à quelque chose, mais plutôt de créer au bon moment un mode de lutte qui serait aussi bien le mien au niveau du fond et du mode d’ action ».

Dans son édition datée du 15 janvier 1978, Libération publie un « entretien avec des femmes autonomes » sous le titre « Des femmes dans l’autonomie » (6). Les journalistes de Libération présentent ainsi leur article : « Au sein de l’ autonomie, la plupart ne se revendique pas, d’abord, comme femmes. Il existe un groupe cependant, allant d’ une quinzaine à une quarantaine, d’ une réunion à l’ autre, qui tout en se situant sur le terrain de l’ autonomie pense devoir vivre ou lutter séparément des hommes. Selon l’action envisagée, sans que ce soit pour autant systématique. Même si elles ne représentent pas un mouvement majoritaire, elles expriment une pratique qui remet aussi en cause les groupes de femmes et l’ autonomie. Lors d’une AG autonome, à la suite de quelques interventions brutales ou contradictoires sur les femmes, lancées par deux copains autonomes, ces femmes ont décidé d’agir entre elles ».

Interrogées sur les raisons qui les ont poussées à se regrouper entre femmes, les filles interviewées par Libération répondent : « ce n’est pas à cause du sexisme, nous, on en a rien à foutre du sexisme, si nous nous sommes séparées ce n’est pas pour parler de ça, mais pour penser et agir sur la violence et tout ce qui nous traverse. On voulait aborder tout ce qui a été mis de côté par le mouvement des femmes : notre violence et une autre approche de « la » politique. Le mouvement des femmes a laissé aux mecs la parole politique, en se tenant enfermé dans les discours sur l’avortement etc.… (…) il faut revenir à une analyse politique entre femmes. Voir ce qui nous traverse, dans notre sensibilité de femme». La journaliste de Libération, M.O. Delacour, ne précise pas si elle retranscrit ici les propos d’une ou de plusieurs personnes. Plus loin dans l’entretien, ces filles autonomes expliquent que les femmes, les homosexuels, et les immigrés ont été les premières catégories à poser le problème de l’autonomie politique, en l’occurrence ici la question de l’autonomie de chaque lutte par rapport au reste du mouvement social. Ce point là est important car il souligne toutes les confusions qu’entraînent les différentes références au concept d’autonomie. Ici, il ne s’agit plus seulement de l’autonomie de la lutte du prolétariat par rapport à l’Etat, au capital, aux partis, et aux syndicats. Au-delà même de la question de l’autonomie de la lutte des femmes, ces filles revendiquent l’autonomie de chaque groupe par rapport à la lutte : « ne plus agir en fonction d’un mouvement de masse, car cela ne correspond plus à notre réalité ».

A partir de février 1979 paraît un journal de femmes autonomes : « Jamais Contentes !! ». Le dessin de la couverture du numéro 1 résume à lui seul la condition féminine : une femme en tenue ménagère portant un tablier, tenant un balai dans une main et un nouveau-né de l’autre, un seau d’eau et une serpillière à ses pieds, et disant : « J’vois pas pourquoi je serais contente et en plus j’ai pas le temps… ». « Jamais Contentes » se définit comme un « collectif de femmes dans l’Autonomie ». D’après l’adresse qui figure sur le journal (3 rue du Buisson Saint-Louis) on peut déduire que ce groupe de femmes participe à l’inter-collectif de Camarades. Les thèmes qui y sont développées (lutte contre le travail et pour le salaire féminin) semblent en tous cas le confirmer.

La thématique de la lutte contre le travail est notamment développée dans un article intitulé « Du Foyer à l’usine. Lutte contre le travail » (9). Pour les Jamais Contentes, les tâches ménagères sont déjà un travail et le travail salarié est un deuxième travail pour la femme : « Les gouvernement, les entreprises (…) nous proposent (…) : Travailler deux fois. (…) Cette solution, c’est leur solution et pas la nôtre !! C’est leur intérêt et pas le nôtre !! (10) Pour nous affirmer, nous avons besoin d’un SALAIRE, seul, il peut nous procurer une relative autonomie financière, le travail n’ étant qu’ un moyen et un déplorable moyen (11) ». Les Jamais Contentes proposent ainsi comme axes de lutte de « - s’organiser pour refuser collectivement les augmentations de loyer et fixer le prix de ce loyer avec les autres locataires – exiger les transports gratuits et pas seulement pour aller bosser – se rassembler sur son quartier pour imposer le prix de la nourriture – exiger des dispensaires et des centres d’ interruption volontaire de grossesse et de contraception – s’organiser pour auto-réduire le prix du gaz, de l’électricité, du chauffage avec ses voisins, de même auto-réduire les impôts locaux » (12).

Le collectif des Jamais Contentes semble avoir disparu en 1980. Stéphane (13), lui, se souvient des « Carrément méchantes ». Il est fort possible qu’il s’agisse du même groupe. D’après Stéphane, les Carrément Méchantes avaient ouvert en 1980 un squat (mixte) à l’angle des boulevards Strasbourg et Saint-Denis, c’est-à-dire à proximité d’un lieu de prostitution notoire. On peut donc émettre l’hypothèse que ces militantes étaient animées par la volonté d’établir des contacts avec des prostituées. Stéphane se souvient surtout de la radicalité du discours de ces militantes : « Je me rappelle d’un slogan, c’était : « Devenir l’égal des hommes, c’est vraiment faire preuve de peu d’ambition » ». Selon lui, le squat des Carrément Méchantes aurait été expulsé vers 1982. Dans les années qui suivent, on ne retrouve plus de traces de collectifs de femmes autonomes.

(1) Entretien avec Cécile (pseudonyme d’une militante du Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF, 26/02/2004)

(2) Entretien avec Bruno (pseudonyme d’un autonome des années 80, 16/04/2002)

(3) « Libération, la biographie », pages 105-107, Jean Guisnel, LA DECOUVERTE 1999

(4) « Les différents thèmes abordés lors de la première AG du samedi 29 octobre à Jussieu », « L’Officiel de l’autonomie », page 2 (novembre 1977)

(5) Page 6

(6) Propos recueillis par M.O. Delacour (page 7)

(7) « Quelques comportements problématiques », « L’Officiel de l’autonomie », page 4

(8) D’après Cécile (militante du Comité de Soutien aux Prisonniers de la RAF dans les années 70), 90 % des autonomes étaient des hommes. Une affirmation confirmée par Patrick, étudiant à la même époque. Mais pour une autre militante plus proche du noyau dur de l’Autonomie, les filles représentaient la moitié des effectifs. Tandis que pour Bruno, présent surtout au début des années 80, il y avait un tiers de filles. D’autres témoignages semblent confirmer l’hypothèse d’une moyenne des effectifs féminins située aux environs d’un tiers.

(9) N° 1, pages 14 à 20

(10) Pages 14-15

(11) Page 19

(12) Page 20

(13) Pseudonyme d’un squatter du 20e (entretien du 29/01/2004)

4/ LUTTE ARMEE ET PRATIQUES CLANDESTINES

La lutte armée est la pratique la plus violente du mouvement autonome. Contrairement à d’autres pratiques qui peuvent se dérouler dans un cadre public, la lutte armée reste cantonnée à la clandestinité de par son degré d’illégalité. La lutte armée ne se limite pas aux attentats : elle prend aussi souvent la forme de hold-up dans les banques, hold-up qui constituent un important moyen de financement pour la mouvance, avec d’autres pratiques clandestines ne nécessitant pas l’usage des armes comme les nombreuses escroqueries opérées avec des traveller's chèques ou des chéquiers volés.

La pratique du hold-up semble faire l’objet d’une véritable mythologie, comme en témoigne les propos de Bruno, qui n’avait que 15 ans en 1979 mais qui déclare à propos des autonomes qui étaient plus âgés que lui : « d’après ce que j’ai entendu, il n’ y a pas un groupe autonome ou des squats de la période 77-79 où les mecs ne braquaient pas des banques. Ils braquaient tous des banques : le mode de financement habituel de tout le monde, c’est pas un mythe.» (1). Une affirmation radicalement contredite par Stéphane, âgé de deux ans de plus que Bruno : « Tout le monde n’ allait pas armé dans une banque prendre de l’argent ! Bien sûr que c’est un mythe ! Tout le monde n’ a pas envie de braquer des banques ! » (2).

Beaucoup d’actions armées des autonomes n’ont jamais été revendiquées. Comme l’explique Bruno, « le point de vue justement du mouvement autonome, c’était la propagande par le fait et la guérilla diffuse. Tout le monde faisait des attentats. Sinon, t’étais pas un autonome. Etre autonome, c’était aller foutre un cocktail Molotov dans l’agence intérim du coin, ou l’agence immobilière… Il y a vraiment la culture du sabotage. C’était la grosse différence entre les autonomes et les autres ». Comme il est difficile de retrouver la trace des multiples attentats qui n’ont jamais été revendiqués, je m’attarderai ici surtout sur les groupes qui ont revendiqués leurs actions. Pour brouiller les pistes, certains groupes ont pris la peine de revendiquer leurs actions avec de nombreux sigles différents : l’histoire retiendra donc surtout ceux qui ont cherché à montrer une continuité dans leur pratique.

Action Directe est le groupe autonome qui en France est allé le plus loin dans la lutte armée. Si la plupart des autonomes ont préféré pratiquer la lutte armée avec amateurisme, les militants d’Action Directe ont eux choisi au contraire la voie du professionnalisme en organisant en France plusieurs dizaines d’attentats de 1979 à 1987, allant jusqu’à l’assassinat du général Audran en 1985, et du PDG de Renault, Georges Besse, en 1986. Certains militants d’Action Directe ne considéraient pas leur organisation comme un groupe autonome mais plutôt comme un groupe anti-impérialiste sur le modèle de la RAF. Pourtant, de par ses origines et ses liens étroits avec la mouvance, Action Directe peut aussi être considérée comme un groupe autonome. Ainsi, Action Directe se présente elle-même comme la transformation d’une « coordination politico-militaire interne au mouvement autonome » en une « organisation de guérilla » (4). Mais on peut aussi considérer qu’au cours de son histoire, Action Directe a progressivement évolué de l’autonomie vers l’anti-impérialisme, et ce surtout à partir du milieu des années 80, en même temps que la disparition de la mouvance.

Deux groupes sont à l’origine de la création d’Action Directe : les GARI (Groupes d’Action Révolutionnaire Internationalistes) et les NAPAP (Noyaux Armés pour l’Autonomie Populaire). Jean-Marc Rouillan a joué un rôle important dans la création des GARI puis d’Action Directe. Il commence son engagement dans la lutte armée à l’âge de 18 ans après avoir rencontré en 1970 des militants antifascistes espagnols à l’université de Toulouse (7). Il participe à la création du Mouvement Ibérique de Libération (MIL) qui organise de nombreux attentats en Espagne contre le régime de Franco en se servant de la France comme base arrière. Le MIL décide de s’autodissoudre en 1973 suite à l’arrestation de plusieurs de ses membres, dont Salvador Puig Antich qui est condamné à mort puis exécuté selon le supplice du garrot le 9 janvier 1974. Les militants du MIL décident en septembre 1973 de créer une nouvelle structure : les GARI. Les GARI élargissent la lutte contre le régime franquiste en attaquant l’Etat espagnol aussi bien sur son propre territoire qu’à l’étranger. Jean-Marc Rouillan est arrêté à Paris le 5 décembre 1974 : il ne sera libéré avec les autres militants des GARI qu’en mai 1977.

Les NAPAP font leur apparition le 23 mars 1977 en assassinant Jean-Antoine Tramoni, l’ancien vigile de Renault-Billancourt qui avait tué le militant maoïste Pierre Overney le 25 février 1972. D’après Christophe Bourseiller, les NAPAP seraient issus du groupe maoïste « Vaincre et Vivre », que Christophe Bourseiller présente comme la « branche légale » des Brigades Internationales (BI) (3). Pour Christophe Bourseiller, c’est le suicide de Jean-Denis Lhomme (le chef des BI) en juillet 1976, qui aurait provoqué le passage à la lutte armée du groupe « Vaincre et Vivre ». Vaincre et Vivre était lui-même issu de La Cause du Peuple. Les BI étaient apparues en décembre 1974 en assassinant à Paris un diplomate uruguayen, le colonel Trabal. Après avoir tenté d’abattre un diplomate espagnol en octobre 1975, elles avaient assassiné l’ambassadeur de Bolivie à Paris en mai 1976. D’après Christophe Bourseiller, à la fin de l’année 1976, un partage des tâches s’établit entre les NAPAP et les BI, celles-ci continuant à cibler les diplomates étrangers, les NAPAP se concentrant sur des cibles françaises (3). Le 2 novembre, les BI tentent d’assassiner un diplomate iranien, Homayoun Keykavoussi, responsable de la police secrète : le diplomate et un policier sont blessés.

D’après Jean-Paul, un militant maoïste autonome qui venait de La Cause du Peuple, l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni par les NAPAP « a fait venir plein de jeunes qui n’avaient pas milité avant à la politique et à l’Autonomie : pour une fois, c’était pas que du bla-bla les paroles révolutionnaires » (5). Suite à l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, l’ancien militant de la Gauche Prolétarienne Christian Harbulot sera accusé et activement recherché par la police, avant d’être arrêté au mois de décembre. Entre temps, plusieurs membres des NAPAP, dont Frédéric Oriach, seront arrêtés au cours de l’année.

Dans un texte publié en 1997, Action Directe parle de la création au cours de l’année 1977 d’ une « coordination politico-militaire interne au mouvement autonome » regroupant entre autres des membres des NAPAP et d’anciens membres des GARI : « Durant près de deux ans, cette coordination mènera de nombreuses actions de sabotages et de préparation à la lutte armée. Des nuits bleus comme celle contre la construction de la centrale de Malville, 23 attentats sur tout le territoire revendiqués CARLOS (Coordination Autonome Radicalement en Lutte Ouverte contre la Société). Une nuit bleu en riposte à l’extradition de Klaus Croissant vers l’ Allemagne et de nombreuses actions après l’assassinat dans leurs cellules des camarades de la RAF (…) Mais aussi des actions contre les nouveaux négriers et la flexibilisation du travail, telles les opérations de la CACT (Coordination Autonome Contre le Travail) à Toulouse contre les ANPE et les agences d’intérim… » (4). C’est cette fusion entre les GARI et les NAPAP qui entraîne la création d’Action Directe en 1979.

Action Directe explique ainsi en parlant de la coordination politiquo-militaire qu’ « au cours de l’hiver 78-79, la coordination décide de faire le saut à l’organisation de guérilla ». Au mois de mars, un premier attentat est revendiqué « Organisation Action Directe » (6). Il semble qu’il y ait eu des désaccords lors de la fondation d’Action Directe au sujet du nom du groupe car, par la suite, ce sigle « OAD » ne sera réutilisé qu’une seule fois, le 28 mars 1980, pour revendiquer un attentat contre le commissariat de Toulouse. La première opération officielle d’Action Directe est donc le mitraillage du siège du patronat, le 1er mai 1979. Il semble qu’à sa création Action Directe ressemble à un collectif assez large et relativement souple, d’une cinquantaine de personnes. A la même époque, un important hold-up est réalisé dans le Nord à la perception de Condé-sur-l’Escaut. Le montant du butin est estimé à 16 millions de francs (13).

Dès ses débuts, Action Directe cherche à donner un prolongement militaire aux luttes sociales en inscrivant ses pratiques dans la continuité de ces luttes. L’attentat du 16 septembre contre la direction de la SONACOTRA est ainsi une réponse à l’expulsion par la police des foyers de travailleurs immigrés qui avaient alors entamé une grève des loyers qui durait depuis plusieurs mois (8). Action Directe explique ainsi sa pratique : « AD s’attaque aux locaux où sont élaborées, décidées et répercutées les décisions les plus importantes des politiques de l’Etat. Elle s’attaque au Ministère du Travail et à celui de la Coopération, car ce sont les plus engagés sur les axes que l’organisation a caractérisés comme décisifs dans la phase (politique de restructuration dans l’usine et dans les quartiers, politique d’interventionnisme militaire en Tunisie -écrasement de la révolte de Gafsa-, au Tchad et au Zaïre) et plus globalement, elle pose ainsi le fil rouge stratégique qu’elle compte défendre jusqu’au bout : l’unité des luttes anticapitaliste et anti-impérialiste. » (9)

Les 27 et 28 mars 1980, trente-deux autonomes sont arrêtés dans le cadre de l’enquête sur Action Directe (8). Au mois de mai, l’OCL parisienne analyse ainsi la pratique de la lutte armée : « les médias ne tiennent pas compte de la différence entre l’Italie et la France. Depuis longtemps ce type d’action existe sans pour autant qu’apparaisse la volonté de constituer une ou des organisations de type « parti combattant », drainant avec elles l’idéologie léniniste et avant-gardiste. (…) En France il ne s’agit pas par des actions de peser sur les décisions des institutions, des partis, et de l’Etat, mais de dénoncer symboliquement des lieux d’exploitation (boîtes d’intérim), de répression (prisons, commissariats, casernes…) et de contrôle social (boîtes d’informatique). Enfin, il existe une tradition d’humour et de dérision, tant dans la revendication des actions menées que dans les sigles utilisés pour les signer : (…) « Carlos », « Smicards en pétard », « Noël noir pour les riches », « Police », « Printafix », « Clodo ». Les seuls groupes qui en France ont assuré une certaine continuité dans leurs actions (GARI, NAPAP) n’ont pas cherché à construire une organisation permanente spécialisée dans la lutte armée et ont fini par s’autodissoudre. » (10)

Mais l’OCL de Paris prend cependant position de manière critique vis à vis d’Action Directe : « S’il est clair que l’OCL (région parisienne) apporte et apportera son soutien aux camarades emprisonnés, il est tout aussi clair que ce soutien est et sera critique. L’isolement du groupe Action Directe ne résulte pas uniquement des pratiques répressives de l’Etat mais également de son existence même. Constitué en dehors des luttes vis à vis de ces luttes (attentats contre la SEMIREP, la SONACOTRA). Or il est certain que ce n’est qu’au sein de ces luttes et uniquement d’elles que peuvent émerger des mouvements porteurs de ruptures sociales et politiques. Pour ces camarades, l’absence de perspectives du mouvement social entraîne cette stratégie politique d’attentats symboliques isolés qui pour être connus d’un grand nombre de personnes doit obligatoirement passer par les Médias : ce sera une de nos critiques. ». Le 13 septembre, le travail d’infiltration d’un indicateur de police (Gabriel Chahine) permet l’arrestation d’une dizaine de militants d’Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon.

Au début de l’année 1981, Action Directe choisit de suspendre ses attentats durant la campagne présidentielle (8). Après l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la république, la plupart des prisonniers d’AD sont amnistiés. Mais neuf Autonomes sont exclus de l’amnistie car accusés de délits de droit commun : Nathalie Ménigon, trois militants des NAPAP (Frédéric Oriach, Michel Lapeyre, et Jean-Paul Gérard), ainsi que cinq personnes accusées du hold-up de Condé-sur-l’Escaut et qui ont été arrêtées le 10 juin. Nathalie Ménigon et les accusés du hold-up de Condé-sur-l’Escaut entament alors une grève de la faim. Des actions quotidiennes sont alors organisées pour obtenir leur libération. Le journaliste Philippe Madelin les résume ainsi : « le 9 septembre, bruyante protestation devant le palais de l’Elysée, le 22 saccage du restaurant La Tour d’Argent (…), le 23 mutilation de la statue de Saint-Louis à Vincennes, dans la nuit du 29 au 30 septembre l’occupation des rédactions du « Quotidien de Paris » et de l’AFP, et enfin le 1er octobre, l’enlèvement tout à fait symbolique de l’effigie du président Mitterrand au musée Grévin. L’ imagination fertile des autonomes ne s’arrête pas là : renouant avec la tradition situationniste dont ils sont les héritiers, ils créent en province des groupes aux noms plus que fantaisistes, tels les GERMAIN (Gastronomes Ecœurés Révoltés par le Manque d’Alimentation des Incarcérés Non amnistiés) qui à Toulouse saccagent l’épicerie fine… Germain ; ou à Perpignan le « GAGA » (Groupe Affamé des Gastronomes Amnistiables) qui s’en prend à une autre épicerie fine, Luculus. Du même goût douteux : jet d’ un cocktail Molotov contre un restaurant gastronomique à Toulouse, déversement de seaux de purin dans le hall du Palais de justice à Perpignan et effraction à Lille des enclos animaliers du zoo. » (11). Les neuf prisonniers sont progressivement tous libérés entre la fin du mois de septembre et le début du mois d’octobre.

Cependant, l’arrivée de la gauche au pouvoir provoque une grave crise à l’intérieur d’Action Directe. Certains militants décident d’abandonner la lutte armée (8). Le groupe éclate alors en trois tendances :

- une tendance « internationale » (autour de Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron, et Georges Cipriani), privilégiant des cibles liées à la domination impérialiste internationale

- une tendance « nationale » (autour de militants toulousains), privilégiant des cibles liées à l’Etat ou au capitalisme français

- une tendance « lyonnaise » (autour d’André Olivier), qui revendiquera ses actions au nom de « L’Affiche rouge » et sera accusée plus tard de judéophobie

Action Directe se retrouve à cette époque en partie dans la légalité. En ce qui concerne le groupe parisien, il participe en 1981 à l’occupation de plusieurs ateliers clandestins du quartier du Sentier ainsi qu’à l’ouverture de squats à Barbès permettant le relogement d’une centaine de familles, turques pour la plupart (8). Le 13 février 1982, Gabriel Chahine est assassiné mais l’action n’est pas revendiquée. Au mois d’avril, Action Directe publie une sorte de manifeste intitulé « Pour un projet communiste » et qui est vendu de manière légale en librairie. Mais dès le 9 avril, le siège de l’organisation (alors installée dans un squat de Barbès) est perquisitionné et détruit par la police.

Au mois d’août, les dissensions se multiplient. Le 1er août, des militants d’Action Directe publient un communiqué dénonçant « des pratiques autoritaires et une ligne politique élitiste » et annoncent leur départ de l’organisation. Dans le même temps, des militants juifs organisent plusieurs attentats contre des sociétés israéliennes et américaines pour protester contre l’intervention israélienne au Liban. Ces attentats sont alors revendiqués par l’ « Unité Combattante Marcel Rayman d’Action Directe ». Le 16 août, deux militants se réclamant d’Action Directe et des « Autonomes Illuminés » donnent une interview à Radio Gilda. Ces deux militants critiquent les dernières opérations revendiquées « Action Directe » et annoncent l’autodissolution de l’organisation. Le lendemain, Jean-Marc Rouillan donne une interview à Libération. Jean-Marc Rouillan dément formellement l’autodissolution d’Action Directe et revendique au nom d’AD les derniers attentats organisés. Le gouvernement décide alors d’interdire officiellement de l’organisation. Un décret prononçant sa dissolution est publié le 24 août. A partir de cette époque, on peut dire qu’Action Directe s’éloigne de l’Autonomie pour évoluer vers une ligne politique de plus en plus anti-impérialiste.

En 1982, un petit groupe anarchiste fait aussi parler de lui en revendiquant des attentats au nom du groupe « Bakounine-Gdansk-Salvador ». La référence à la ville de Gdansk permet ainsi d’affirmer une solidarité avec les Polonais en lutte contre le régime du général Jaruzelski et de renvoyer ainsi dos à dos le modèle soviétique et le modèle occidental.

A partir de 1983, Action Directe s’allie avec d’autres groupes de lutte armée européens (belges, italiens, et allemands). On peut se demander si cette recherche d’alliances à l’étranger n’est pas la conséquence des différentes scissions intervenues dans le groupe les années précédentes et réduisant d’autant les effectifs de l’organisation. A l’automne 1983 paraît un nouveau journal : « L’Internationale », mensuel sur la lutte armée en Europe de l’Ouest. En février et mars 1984, plusieurs militants sont arrêtés dont Hellyette Bess et Régis Schleicher. Au mois de juin, un attentat au Palais des congrès de Toulouse entraîne l’annulation du meeting prévu par Jean-Marie Le Pen. Cette action qui marque alors la réémergence de l’antifascisme n’a aucun rapport avec Action Directe. A partir du mois de juillet, Action Directe débute une campagne « Unité des révolutionnaires en Europe de l’Ouest ». A partir de cette date-là, Action Directe attaque en priorité des cibles liées à l’OTAN et au complexe militaro-industriel. Au mois de décembre, les membres de l’équipe éditoriale de « L’Internationale » sont arrêtés pour association de malfaiteurs.

Le 15 janvier 1985, Action Directe publie un communiqué avec la RAF officialisant l’alliance entre les deux organisations dans le cadre d’un front commun anti-impérialiste. La première conséquence de cette alliance est l’assassinat du général Audran le 25 janvier. En février 1986, Action Directe donne une interview au journal allemand « Zusammen kämpfen ». Le 17 novembre, le PDG de Renault, Georges Besse est assassiné par Action Directe, qui revendique l’opération au nom du « commando Pierre Overney ». Le 21 février 1987, les principaux membres de l’organisation encore en liberté, Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron, et Georges Cipriani, sont arrêtés à Vitry-aux-Loges, dans une ferme du Loiret.

Au fur et à mesure des années, des scissions et des arrestations, Action Directe s’est éloigné de la mouvance autonome pour devenir un groupuscule anti-impérialiste. Alors que le mouvement révolutionnaire disparaissait, que le mouvement social devenait de plus en plus faible, et que les militants étaient de moins en moins nombreux, les membres d’Action Directe ont fait le choix de la radicalisation. Dans ce contexte historique, on peut donc penser que leur défaite militaire était inéluctable.

(1) Entretien avec Bruno (pseudonyme d’un autonome des années 80, 16/04/2002)

(2) Entretien avec Stéphane (pseudonyme, 29/01/2004)

(3) « Les Maoïstes, la folle histoire des gardes rouges français », pages 250-252, Christophe Bourseiller, PLON 1996

(4) « Eléments chronologiques », « Textes de prison 1992-1997 », page 3, Action Directe, JARGON LIBRE 1997

(5) Entretien avec Jean-Paul (pseudonyme, 17/04/2002)

(6) « La Galaxie terroriste », page 97, Philippe Madelin, PLON 1986

(7) « Action Directe : la révolution à tout prix », film de Jean-Charles Deniau, France 3 – THEOPHRASTE 2001

(8) « Eléments chronologiques », « Textes de prison 1992-1997 », Action Directe

(9) « Textes de prison 1992-1997 », page 4

(10) « Sur Action Directe », Courant Alternatif n° 4 (mai 1980)

(11) « La Galaxie terroriste », pages 106-107, PLON 1986

(12) « La Galaxie terroriste », pages 111-115

(13) « La Lutte contre le terrorisme et la criminalité. Participation des Renseignements Généraux », Direction Centrale des Renseignements Généraux, 1982, cité dans « Action Directe. Du terrorisme français à l’euroterrorisme », page 221, Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, SEUIL 1986

CONCLUSION

La mouvance autonome française se distingue essentiellement de ses homologues italiens et allemands par son caractère minoritaire et marginal, en opposition au reste de l’extrême-gauche que les Autonomes considèrent comme intégrée au champ politique institutionnel. Etant fondée sur une pratique, la mouvance autonome est traversée par des idéologies antagonistes et contradictoires : anarchisme individualiste, communisme libertaire, opéraïsme, maoïsme, « lumpenisme », conseillisme, situationnisme, féminisme, ou anti-impérialisme. Il en résulte donc des conceptions différentes de l’autonomie.

La première conception de l’autonomie est celle de l’autonomie d’une classe sociale. Celle-ci peut se décliner sous différentes appellations : autonomie ouvrière, autonomie prolétarienne, ou autonomie populaire. Le sens que peut prendre ces différents concepts varie suivant la définition que l’on donne à la classe ouvrière, au prolétariat ou au peuple. A ces concepts généraux peut s’ajouter des concepts particuliers, comme par exemple la conception « lumpeniste » de l’autonomie à laquelle se réfère le groupe Marge.

L’autonomie peut aussi se décliner en fonction des différentes luttes, chaque lutte affirmant sa propre autonomie par rapport aux autres à partir de ses propres besoins : autonomie des immigrés, autonomie des femmes, autonomie des étudiants, autonomie des chômeurs, autonomie du mouvement des squats… Au sein de chaque lutte, on va aussi voir s’affirmer l’autonomie de chaque groupe, en tant que base fondamentale du groupe autonome. Mais l’autonomie peut aller plus loin encore lorsque chaque individu revendique sa propre autonomie par rapport aux groupes : en l’occurrence, beaucoup d’Autonomes n’étaient dans aucun groupe. L’autonomie rejoint alors l’anarchisme individualiste.

Mais plutôt que d’opposer ces différentes autonomies, les Autonomes conçoivent plutôt l’autonomie prolétarienne comme une fédération de ces différentes autonomies. L’autonomie prolétarienne sous-entend l’autonomie politique par rapport à l’Etat et au capitalisme, ce qui signifie le refus des cadres légaux et le refus des rapports marchands. C’est à partir de ces concepts que se dégagent les notions de « communisme immédiat » et de gratuité et leur mise en pratique à travers les squats et les autoréductions.

Un autre aspect du mouvement est son caractère générationnel qui permet d’expliquer en partie la rupture de 1980-1981. En partie seulement car les causes de cet effondrement sont bien plus profondes. Il semble en effet que l’effondrement du mouvement italien sous les coups de la répression ait constitué un véritable ordre de replis pour la première génération des autonomes français, ceux-ci devant notamment faire face dès 1979 à l’arrivée massive des réfugiés italiens (1). Il est possible aussi que la création d’Action Directe au même moment ait effrayé un certain nombre d’autonomes devant la perspective d’un engrenage de lutte armée et de répression suivant la même voie que le mouvement italien. Cette hypothèse permettrait notamment d’expliquer le brutal abandon du mouvement par les principaux groupes qui le constituaient jusqu’alors. Inversement, on peut supposer que le passage à des activités de plus en plus clandestines se soit fait au détriment des apparitions publiques. Pour certains, il semble aussi que la toxicomanie ait joué son rôle dans la dissolution du mouvement. L’arrivée de la gauche au pouvoir entérine ensuite cette décomposition.

Il ne reste alors à partir de cette époque qu’un petit réseau désorganisé d’étudiants et de squatters parisiens dont la plupart des protagonistes sont trop jeunes pour avoir véritablement connu le mouvement de 1977. Alors que le mouvement de 1977-1979 a pu rassembler jusqu’à 2 000 autonomes, la mouvance du début des années 80 n’a jamais regroupé plus de quelques centaines de personnes. Cette petite mouvance est profondément divisée entre anarchistes et « pro-situs ». Dépourvue de véritable dynamique politique et surtout caractérisée par une apologie de la violence, elle est de plus fortement gangrenée par la toxicomanie, en particulier par l’héroïne, cause de nombreux décès. Mis à part quelques apparitions émeutières, les autonomes de cette seconde époque passent une grande partie de leur temps à se battre entre eux. Il peut s’agir alors aussi bien d’affrontements entre différents squats que de conflits à l’intérieur d’un même squat.

Par bien des aspects, la mouvance du début des années 80 ressemble plus à une manière de vivre qu’à un mouvement politique. Un certain nombre d’activités régulières permettent de circonscrire cette manière de vivre : le squat, le vol, les concerts de rock alternatif, les bagarres, et les émeutes. De par son fonctionnement, la mouvance s’apparente aussi à une tribu, les autonomes étant liés entre eux par une sorte de culture politique « underground » faisant partie d’une culture « underground » plus large, essentiellement musicale, liée au rock alternatif et au mouvement punk. Les autonomes s’intègrent aussi en partie dans le phénomène des bandes de jeunes. Ce phénomène déjà analysé par les historiens est observé à toutes les époques depuis l’Antiquité et semble être lié au mode de vie urbain.

On doit de plus s’interroger sur la composition sociale de la mouvance autonome. La mouvance est principalement constituée de deux groupes sociaux qui se recoupent : les jeunes et les marginaux. D’un point de vue sociologique et historique, on pourrait alors expliquer le mouvement autonome en faisant appel d’une part aux théories de l’assignation des jeunes à la révolte (2), et d’autre part en le replaçant dans l’histoire plus générale des marginaux (3). Concernant les anciens autonomes que j’ai interrogés, dix d’entre eux (neuf hommes et une femme) ont répondu à des questions concernant leurs origines sociales en remplissant un questionnaire. Le but de ce questionnaire était de rechercher des corrélations pouvant contribuer à expliquer l’engagement des individus dans la mouvance autonome. Ce trop faible nombre de personnes interrogées ne peut pas permettre de tirer de conclusion générale mais seulement servir à élaborer quelques hypothèses à partir des constatations que l’on peut faire sur ce groupe d’individus. C’est donc à partir de ces constations que j’ai émis trois hypothèses sur les raisons de l’engagement dans la mouvance autonome. Première hypothèse : le fait d’avoir eu des parents communistes ou anarchistes. C’est le cas de trois des personnes interrogées : deux d’entre eux avaient un père communiste, le troisième un père anarchiste. Deuxième hypothèse : le fait d’avoir des origines juives dans sa famille. Cette thématique a notamment été étudiée par Yaïr Auron dans un ouvrage sur les juifs d’extrême-gauche (4). C’est le cas de trois des autonomes qui ont répondu au questionnaire : pour l’un d’entre eux, les deux parents étaient juifs. Celui-ci a d’ailleurs spontanément abordé cette question au cours de l’entretien pour expliquer son engagement politique (5). Pour le second, c’est le père qui était juif et communiste. Quant au troisième, élevé dans la religion catholique, il a simplement déclaré que sa mère était « d’origine juive » (sans plus de précision). Dernière hypothèse : le fait d’avoir été élevé dans un milieu traditionaliste. C’est le cas des deux membres du groupe Marge que j’ai interrogés et qui ont évoqué ce fait pour expliquer leur parcours personnel comme une réaction contre le milieu de droite catholique dont ils venaient.

On peut aussi s’interroger sur la comparaison avec le mouvement allemand. Contrairement à la mouvance française, celui-ci a été porté au cours des années 80 par une véritable dynamique politique qui lui a permis de rassembler à son apogée jusqu’à 20 000 autonomes. L’écart des différences avec le mouvement français permet d’éclairer nombre de spécificités nationales. Le mouvement autonome allemand est en effet notamment un des résultats du traumatisme lié à l’héritage du nazisme, avec la volonté pour certains jeunes de remettre en question toutes les structures de la société allemande comme l’avaient déjà fait sous une forme quelque peu différente ceux de la génération des années 70. Ce mouvement s’inscrit de plus dans le contexte de guerre froide, avec un phénomène de polarisation contre le militarisme occidental. Le contexte français, avec son vieil héritage républicain et sa gauche au pouvoir, est donc fondamentalement d’une autre nature. Le mouvement allemand a aussi bénéficié d’une culture plus unitaire et d’une démarche plus constructive. Mais cette démarche plus constructive a aussi permis par la suite au capitalisme allemand de mieux le récupérer par la suite (7). Enfin, les différences entre les mouvements français, allemand, et italien mettent en valeur le rôle institutionnel des partis communistes français et italien, ainsi que celui tout aussi institutionnel de l’extrême-gauche française. Ce caractère institutionnel de l’extrême-gauche française peut s’expliquer principalement par deux éléments : d’une part le poids du trotskysme, et d’autre part, l’héritage d’une certaine tradition anarcho-syndicaliste liée en partie à la franc-maçonnerie (6).

Malgré les faiblesses et les limites du mouvement autonome en France, celui-ci apparaît cependant comme le dernier sursaut révolutionnaire avant l’enterrement de l’idée même de révolution. Si les autonomes des années 80 n’avaient plus la possibilité de mener une action révolutionnaire, leur pratique était néanmoins porteuse d’une radicalité subversive. Certains de ceux qui ont fait le choix de la lutte armée paient encore aujourd’hui le prix de leur engagement politique : Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Georges Cipriani, et Régis Schleicher, sont aujourd’hui toujours incarcérés.

(1) Entretien avec Yann Moulier-Boutang (05/05/2004)

(2) « L’assignation des jeunes à la révolte », « La Violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie », pages 136-141, Isabelle Sommier, PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES 1998. Voir notamment : « Le Problème des générations », Karl Mannheim, 1928, NATHAN 1990, « La Crise de générations », Gérard Mendel, PAYOT 1969, et « Le Fossé des générations », Margaret Mead, DENOËL-GONTHIER 1971

(3) Voir « Les Marginaux et les exclus dans l’ histoire », Bernard Vincent, 10/18 1979

(4) « Les Juifs d’extrême-gauche en mai 68 », ALBIN MICHEL 1998. D’après Yaïr Auron, la les directions des principales organisations trotskystes de 1968 étaient majoritairement composés de personnes d’origines juives. Yaïr Auron souligne en particulier le fait que sur les douze membres du bureau politique de la Ligue Communiste, un seul n’était pas juif.

(5) « Toutes les conversations autour de nous nous donnaient comme idée quand j’étais gamin que le flic ou l’Etat c’est un truc qui peut demain venir arrêter tes parents, te chasser de l’école, arrêter tes grands-oncles ou tes cousins. Donc, très tôt, j’ai associé « Etat » à quelque chose d’extrêmement dangereux qui mettait en danger la vie des gens : c’est une norme presque inverse, et donc je crois que déjà ça te met en décalage… » (entretien avec Michel (pseudonyme d’un squatter de Sèvres), 24/01/2004)

(6) « il existe des propriétaires légaux de la Fédération Anarchiste ; « l’association pour la diffusion de la pensée rationaliste », composée de vieux anarcho-syndicalistes comme on n’en fait plus (même en Espagne) et d’ individus pacifistes presque tous francs-maçons. (…) Pour nous, par exemple, il y a une contradiction fondamentale, et pas seulement idéologique, entre d’une part ceux qui cherchent réellement à développer l’autonomie ouvrière (…) et populaire (…), et d’autre part les bonzes syndicaux qui sévissent à FO ou ailleurs (qu’on se souvienne de Maurice Joyeux [principal dirigeant de la Fédération Anarchiste] embrassant Bergeron [secrétaire général de Force Ouvrière] au dernier congrès de FO) », « La FA c’est quoi ? », Front Libertaire n°83, page 10 (25/01/1978). Voir aussi l’engagement dans la franc-maçonnerie des lambertistes implantés à Force Ouvrière : « Cet étrange Monsieur Blondel », Christophe Bourseiller, BARTILLAT 1997.

(7) Voir la légalisation des squats allemands dans les années 90 et la reconversion de certains d’entre eux dans des activités commerciales (bars, restaurants, ou boîtes de nuit).