Le mouvement autonome espagnol

(...) Les points de base qui nous unissent sont l’auto-organisation, l’assemblée comme organe décisionnel, l’anti-autoritarisme, le rejet de toute hiérarchie ou avant-garde, et la question des alternatives de lutte et d’organisation qui nous unissent dans une ligne anti-capitaliste et anti-patriarcale. (...)

Document 1 des Journées de Refondation de Lucha Autonoma, 1999

“Ce qui est fondamental dans le mouvement autonome, et ce qui rompt avec la tradition de la gauche, c’est qu’il ne prétend posséder aucune vérité, et que non seulement il tolère, mais il favorise la divergence. Ainsi, nous n’avons aucune hésitation à signer nos affiches avec le A cerclé, la faucille et le marteau, et l’étoile. (...) Nous n’aspirons pas à une organisation où tout le monde pense pareil, mais à l’extension de l’auto-organisation et de l’autogestion.

Nous pensons que les problèmes quotidiens des gens sont le fruit de rapports sociaux que nous impose le système. Nous voulons développer une critique du système à partir de nos batailles quotidiennes. La révolution commence par soi-même. Nous devons commencer par transformer nos rapports personnels et notre environnement le plus proche. La révolution se fait jour après jour.”

Una vision de la Coordinadora de Colectivos de Lucha Autonoma, 1990-1997, Gonzalo Wilhelmi, ed. Traficantes de Suenos, p.121

Agustin Moràn, du CAES

(centro de asesoriamento y de estudios sindicales)

Le processus de refondation des collectifs de Lucha Autonoma de Madrid

(extraits)

C’est dans le contexte du déclin de la résistance sociale de masse et de la gauche extra-parlementaire, à la fin des années 80, que naissent les nouveaux collectifs qui se réclament de l’autonomie. Ses jeunes membres proviennent principalement du militantisme de quartier, étudiant, anti-militariste, anti-fasciste, ou de squats.

“A la fin des années 80 et au début des années 90, à chaque fois qu’un collectif de jeunes s’organisait, les partis d’extrême-gauche se précipitaient à leur tête, et plusieurs collectifs furent infiltrés par le parti maoïste Movimiento Comunista. Quand la direction du Movimiento Comunista fusionna avec celle du parti trotskyste LCR, une partie de leurs bases, et particulièrement les jeunes, commencèrent à s’intéresser au discours anti-parti. Quand les autonomes et les partis entraient en contact, c’était eux, plutôt que de nous absorber, qui assimilaient notre discours anti-parti, et de cette manière nous faisions un important travail de dissolution : des gens des jeunesses du MC, LCR, PCE, ML, ont fini dans des collectifs de la Coordinadora de Lucha Autonoma et dans d’autres structures du mouvement autonome.”

L’organisation de ces différents jeunes collectifs se cristallise en octobre 1990, dans des journées qui donnent naissance à la Coordinadora de Colectivos de Lucha Autonoma (Coordination de Collectifs de Lutte Autonome), comme structure de communication et de dynamisation de l’Autonomie.

La critique de l’avant-gardisme, des partis et des syndicats, est menée à travers une pratique d’organisation autogestionnaire, anti-hiérarchique et anti-autoritaire, réelle et effective.

Les nouveaux militants de Lucha Autonoma sont jeunes et peu expérimenté-e-s. “La majorité des gens entrent dans le collectif avec un idéal vaguement anti-capitaliste, l’impression qu’il faut se battre contre le système et que le réformisme ne mène à rien. En réalité, c’est dans le collectif qu’ils se forment politiquement. Aussi bien au niveau théorique que pratique : comment convoquer une mobilisation, comment faire une assemblée... Les gens les plus vieux, venant d’autres collectifs, s’occupent de la formation des plus inexpérimenté-e-s. Pendant la première année, dans toutes les assemblées il y avait quelqu’un-e qui apparaissait avec un texte sur l’organisation, la violence, la femme... Et puis, quand tu commences, tu lis tout ce qui te tombe entre les mains... En plus nous faisions beaucoup de débats, parce que nous n’avions clairement qu’une toute petite base théorique, et nous faisions beaucoup de choses, et donc tu te retrouves face à des doutes que tu dois résoudre : le droit à l’auto-défense, le travail avec les associations de voisin-e-s, les partis politiques...”

La rupture avec les dogmes et les formes de militantisme de la vieille gauche se manifeste de cette manière mais aussi sous l’aspect de peurs. Peur du leadership des vétérans, peur d’un militantisme exhaustif et prenant, peur des assemblées interminables qui font fuir celleux qui débutent dans le collectif.

Les scénarios de lutte sociale dans lesquels sont intervenus les collectifs de Lucha Autonoma ont été nombreux. Les plus visibles socialement sont peut-être la lutte anti-fasciste et le squat, bien qu’un vaste travail ait été accompli dans des terrains comme ceux de la contre-information, et que diverses activités aient été menées dans la lutte contre la précarité et l’exclusion, dans des tentatives d’organiser un travail féministe, etc...

En conséquence de cette réelle force de confrontation, le pouvoir politique et médiatique a déployé une violente campagne de criminalisation et de manipulation sur la légitimité et la valeur sociale de ce jeune mouvement. La répression s’est abattue de manière intense sur un mouvement qui souvent n’a pas non plus su gérer de façon adéquate les risques que comportaient son défi au système.

Dans les textes mêmes de la coordination, il est affirmé qu’il ne suffit pas d’avoir une politique écrite, et que l’unité existante se fonde sur la pratique commune. Néanmoins, une vaste réflexion théorique s’est produite, et s’est concrétisée en de nombreux textes.

Presque tous les ans ont été réalisées des assemblées de bilan dans lesquelles, de façon progressive et parfois insistante, des débats se sont produits et des textes ont été élaborés, sur des thèmes comme le travail de quartier, la critique de la forme-parti, l’expérience des centres sociaux autogérés, l’autonomie et la coordination, l’intervention sociale, les drogues, le patriarcat, les groupes non-mixtes, le mouvement autonome, les tentatives de coordination nationale de l’Autonomie, l’anti-fascisme, l’anti-militarisme, etc...

Pendant les années 90, les initiatives de coordination en vue d’activités ponctuelles créent peu à peu un réseau de contacts entre des collectifs très différents, pas tous insérés dans “le milieu autonome”.

Les motifs qui impulsent le processus de refondation de Lucha Autonoma sont variés : d’un côté, ouvrir un débat entre tous les collectifs plus ou moins proches de la zone autonome pour créer un espace stable qui favorise les débats, l’unité d’action et l’accumulation des forces. De l’autre, tracer une démarcation partagée par tou-te-s, entre celleux qui veulent construire l’unité en comptant sur les autres et celleux qui, à partir d’une esthétique de l’opposition révolutionnaire extrême, réalisent, sans le moindre calcul, des actions individuelles dont les conséquences négatives se répercutent sur le reste des groupes.

Vus ces motifs, beaucoup pensent qu’il est nécessaire de tirer la discussion hors des bars, pour l’amener dans un espace formel où tou-te-s puissent participer de façon transparente.

Les différentes hypothèses qui présideront à la refondation sont largement débattues, du printemps 1998 jusqu’à Janvier 1999, avec des documents allant et venant, se modifiant et se remodifiant. (Les textes de cette brochure sont certains d’entre eux). On prend finalement la décision de créer un espace ouvert de débat sur la nécessité de générer des structures formelles de coordination pour étendre l’Autonomie et l’Auto-organisation, où s’expriment les différents courants et les différents groupes. Cette décision suppose la dissolution de la Coordinadora de Colectivos de Lucha Autonoma dans la nouvelle dynamique se constituant. S’ouvre alors une expérience dramatique, généreuse et radicale. Un processus de constitution politico-sociale à l’état pur. Tout est ouvert à la volonté et au désir des acteurs et des actrices.

S’organiser

Lucha Autonoma,

coordinadora de colectivos de Madrid

Construire l’auto-organisation

Ce texte naît de la critique de pratiques et d'expériences que nous avons l’intention d’analyser pour apprendre à partir de nos erreurs. Il n'y a pas de volonté de grandes théorisations ; on s'en tient aux bases de raisonnement.

Pourquoi des structures ?

En têtant notre culture politique de milieux anti-autoritaires, nous avons parfaitement compris que le mot "organisation" donnait des frissons à beaucoup de gens, parce qu'immédiatement, dans l'imaginaire collectif, surgit l'image de ces militant-e-s révolutionnaires qui ont cru aveuglément en leurs organisations, les considérant comme porteuses de vérités absolues, les convertissant en objets de culte, et accomplissant en leur nom des barbaries injustifiables. Mais tout ceci s'applique à un type déterminé d'organisation, l'organisation qui devient une fin et cesse d'être un moyen, l'organisation qui se sacralise.

Pour beaucoup de gens, la nécessité de former des structures est une idée élémentaire, mais pour beaucoup d'autres ce n'est pas si évident. Les nécessités d'organisation apparaissent quand on envisage l'action collective ou politique (dans le sens de ce qui a une incidence sur la vie et sur la nature de la communauté), c'est-à-dire quand on se demande comment concrétiser cette action, comment lui donner une cohérence.

Tant qu'un individu envisage une quelconque intervention dans la collectivité ou dans la société, il doit inévitablement se mettre en contact avec d'autres individus, s'associer. Il est évident que malgré les grandes capacités qu'un individu peut avoir, elles ne sont rien face à celles que développent plusieurs personnes quand elles se regroupent. Ainsi, prétendre qu'il y a des débouchés individuels (ou d'un groupe réduit) "révolutionnaires", ou hors du système, est illusoire.

S'unir a pour inconvénient que l'individu doit transiger, accepter des limites que lui imposent le travail avec d'autres personnes. Il est évident qu'il y aura toujours une tension entre ce qui est désiré et ce qui est accompli, et que certains problèmes font exploser les structures, mais il est aussi clair que la plupart du temps les différences qui opposent les groupes ou les personnes sont des nuances, et que la plupart du temps la formation de camps ou de courants est liée aux adhésions à des groupes informels (tensions de leadership, désirs de se faire remarquer en montant sa propre petite affaire...), plus qu'à de claires divisions théoriques et pratiques. Evidemment, ça paraît stupide, mais combien de fois, dans un collectif, surtout quand il s'associe à d'autres groupes, oublions-nous que pour arriver à se regrouper, il faut supporter et attendre les autres ? Et que par conséquent tout travail collectif signifie effort vers l'extérieur (pour propager nos idées) et vers l'intérieur (construire une organisation), c'est-à-dire être disposé-e-s à céder ? Pour faire quelque chose il n'est pas nécessaire de tout partager, il suffit de partager ce qu'on décide de faire en commun.

Avec une structure ou une organisation stable, on a, en plus de la force que donne le fait d'être ensemble, une accumulation de cette force. La coordination de groupes pour un objectif concret (manifestations antifascistes, semaines de lutte sociale,....) démontre la puissance que donne l'union (ces exemples sont les rares moments où nous avons atteint une certaine incidence sociale), mais en même temps prouve sa fragilité, en n'étant que sporadique. Toutes les potentialités qu'on rassemble alors auraient une formidable force politique si elles se maintenaient dans le temps. C'est pour cela qu'il ne suffit pas de mener un travail dans des moments ponctuels, qu'il faut maintenir un travail continu, il faut que les organisations vers un effet politique réel dans la société perdurent. Ici naît la critique de la défense de l'action spontanée comme solution aux problèmes de la société, simplement parce que la spontanéité dans la société est très relative. En réalité, ce qui arrive est que parfois, de manière abrupte et imprévisible, un processus souterrain devient visible. Il n'y a pas d'explosion "spontanée" ni d'actions "spontanées" : avant il y a eu un travail. Pour prendre un exemple, les explosions révolutionnaires au début du siècle dans la campagne andalouse n'avaient rien de spontané, elles avaient derrière elles des années de propagande, d'actions et de travail constants et enfouis, qui devinrent visibles avec l'insurrection.

La structure est un squelette sur lequel se fixent tous les autres, et bien que parfois les os se rompent, la plupart du temps ils nous aident à résister. Comment allons-nous faire face à la répression sans rien qui ne nous donne de la consistance et de la continuité ? Il nous faut des moyens de propagande, des avocat-e-s, des locaux, pour développer la lutte. Si en plus on aspire à ce que qu'un plus grand nombre de personnes deviennent protagonistes des luttes, il nous faut nous doter de moyens à la hauteur, c'est-à-dire de moyens massifs. Pour faire un fanzine ou un bulletin il ne faut pas beaucoup de gens, mais pour un quotidien qui publie des milliers d'exemplaires il faut être légion. Si un collectif veut faire un travail, par exemple, contre les abus dans les prisons, il devra avoir un local où se réunir, un avocat à qui recourir, des moyens économiques pour entretenir son activité, et durer quand même plus de quelques mois. Comment aspirer à ce que les prisonnier-e-s affrontent les prisons s'illes n'ont pas la moindre garantie qu'illes ne seront pas seul-e-s quand viendra la répression, s'illes n'ont aucune structure pour les défendre ?

La nécessité de structures stables formelles naît des hypothèses théoriques d’égalité et de participation. Si nous voulons qu'un maximum de personnes participent aux décisions, aux débats et aux compte-rendus, nous devons leur en donner la possibilité. Les décisions ne se prennent pas en une seule réunion mais en un ensemble de réunions, et par conséquent il faut garantir une participation maximale en conditions égales pour tou-te-s. Ainsi les mécanismes de prise de décision doivent être connus de tou-te-s les participant-e-s et être à la portée de chacun-e d'entre elleux. Les structures formelles sont nécessaires comme garantie minimum, et possibilité, de participation égalitaire. Si l'information, les mécanismes internes, etc., sont à la portée seulement des personnes qui sont constamment dans le coup, et donc ne se basent que sur les rapports personnels, sans prendre en compte les gens qui n'ont pas le même rythme ou les mêmes "affinités", on enlève à beaucoup de personnes la possibilité de décider en conditions égales. Parfois l'égalité des chances dans nos organisations n'est pas plus que rhétorique.

Si, en plus, nous avons l'intention de faire de nos pratiques politiques l'embryon ou le reflet d'une nouvelle société, nous devons les éprouver dans la pratique. Il y a une relation dialectique entre pratique et théorie, ces dernières doivent avancer l'une comme l'autre, en s'influençant mutuellement. A quoi sert-il de défendre les assemblées si dans la pratique nous sommes incapables de les faire fonctionner ?

Pour résumer, nous considérons que pour développer une réelle action politique, avec une certaine cohérence (égalité en termes de participation, forum de discussion sur nos pratiques et nos idées,.) et avec des infrastructures qui servent d'appui, il est nécessaire d’avoir des organisations formelles, stables et durables. Et nous considérons que cela n'est possible que quand les membres sont disposé-e-s à "céder une partie du mien pour construire le nôtre", et devenir, ainsi, un collectif.

Types de structures, ou comment s’organiser

Les individus qui s’unissent définissent leur organisation, dans la même mesure où l’organisation modèle ses membres. Il faut éviter au maximum les contradictions entre les objectifs -ou propositions politiques- et les moyens -ici, l’organisation-, sinon les objectifs finiront par s’adapter aux nécessités de l’organisation. La structure cessera d’être un outil et deviendra une fin en elle-même. Il est logique de défendre avec ardeur un projet dans lequel on dépense beaucoup de temps et d’efforts, mais il ne faut pas pour autant finir par considérer toute proposition avalisée par l’organisation comme forcément meilleure que celle qui viendra de “l’extérieur”. Il doit y avoir chez les militant-e-s une tension dialectique et constante entre la raison et la raison de l’organisation.

Si le projet d’organisation veut éviter ces contradictions, comme dans notre cas, il faut impliquer dans ses décisions le maximum de personnes, à conditions égales, et l’information doit être répartie de façon égalitaire. D’après notre expérience, c’est la seule manière pour que la structure génère des individus libres et capables de décider par eux-mêmes, conscients de leurs actes et de leurs conséquences (la fameuse responsabilité).

Pour qu’une prise de décision soit égalitaire, il faut qu’elle ait lieu en assemblée. L’assemblée comme mécanisme participatif a beaucoup de limites, et ne suffit pas à assurer l’égalité dans les décisions : il ne faut pas non plus la porter aux nues. Toutes les personnes assistant à une assemblée n’ont pas la même facilité d’expression, ne s’expliquent pas aussi bien les unes que les autres, n’ont pas le même soutien des autres personnes présentes ; tout le monde ne peut pas être présent, certains groupes s’organisent pour manipuler l’assemblée (se répartissant dans la salle de manière à ce que beaucoup de personnes paraissent partager leurs idées...). Ainsi nous ne sommes pas égales et égaux dans une assemblée. Malgré tout, une assemblée donne bien les mêmes possibilités d’intervention, et est, par conséquent, porteuse de potentialités. S’il y a un groupe qui prend les devants, il peut y en avoir un autre qui fasse de même pour le lui empêcher, s’il y a un-e bavard-e, il peut y avoir quelqu’un-e qui l’arrête.

Une autre limite de l’assemblée est le jeu de la majorité face à la minorité. Dans une assemblée, la décision correspond généralement à l’opinion majoritaire, ce qui ne veut pas forcément dire qu’elle soit la plus juste ou la plus adéquate. Il arrive qu’un petit groupe ait raison, mais que sa proposition soit rejetée, car elle ne peut s’appuyer sur suffisamment de soutiens. C’est la principale critique que l’on peut faire à tout système fondé sur le vote. Un vote, qui donne la parole à la majorité, ne peut pas être considéré comme démocratique quand il oblige l’ensemble, y compris les opposant-e-s, à se plier à la décision des plus nombreux-ses. C’est pour cette raison qu’il est bon d’inclure des éléments correcteurs, comme le système de décisions par consensus. Il faut ici garder en tête que les concessions sont inévitables et nécessaires pour maintenir une unité. Cependant, il arrive qu’une solution de consensus ne soit pas possible, à cause de la nécessité pour l’organisation, pour être un instrument efficace de lutte politique et sociale, d’être formée de petites structures autonomes (collectifs, syndicats...) qui à leur tour s’unissent dans une structure plus grande (coordination, confédération...). Mais une proposition qui n’est pas acceptée par l’assemblée (ensemble de petites structures) peut être mise en pratique à des “niveaux inférieurs” sans que cela implique les autres ; de même, une majorité de groupes peut mettre une proposition en marche sans obliger les autres à la suivre. Ce modèle de double instance a l’avantage de permettre à la “base” d’être formée de petits groupes, ce qui favorise la participation en leur sein, mais a l’inconvénient de ralentir les processus de décisions. Mais il faut suivre la devise “pour tout ce qui me concerne c’est moi qui décide, pour tout ce qui concerne tout le monde, c’est tout le monde qui décide”.

En réalité le modèle des assemblées est utile quand il est une constante, quand toutes les décisions sont prises de cette manière, c’est-à-dire quand les actes de l’organisation sont le résultat de nombreuses assemblées. La majeure partie des militant-e-s de la structure ont alors davantage la possibilité d’influer sur l’ensemble.

Sachant que toute structure a cette terrible capacité de modeler et de “déformer” ses membres, il faut prendre en compte la tendance “naturelle” à la formation d’élites ou de bureaucraties, et la combattre en s’efforçant de limiter toute délégation et de faire tourner les tâches et les postes. La délégation est inévitable quand l’organisation atteint une certaine taille : tou-te-s les membres d’un collectif ne peuvent aller à toutes les réunions auxquelles le groupe participe. Par ailleurs, si l’on ne se répartit pas les tâches, on paralyse la capacité d’action. Cependant la délégation provoque beaucoup de problèmes : aucun-e délégué-e ne transmet la totalité des avis, et dans beaucoup de réunions on prend des décisions que le reste du groupe, dans le meilleur des cas, ne fera que ratifier. Donc, moins on recourt aux délégué-e-s, mieux c’est. De même, peu après la répartition de tâches, des “spécialistes” peuvent se former, et une compartimentation des connaissances peut apparaître, démolissant la base de la participation : l’information égalitaire. Pour corriger ces tendances il faut pratiquer la rotation dans les tâches et dans la représentation. C’est une bonne manière de conférer à tout le groupe la même information, la même capacité de décider et la même nécessité de se préparer.

Il y a un autre élément fondamental qui détermine les capacités d’une structure : la prise en charge de responsabilités, ou formalité. Si la structure est de type “informel”, elle peut être égalitaire, mais elle ne permet pas le débat d’autres avec elle, convenant de tout entre ami-e-s ou collègues. Aucun de ses actes ne peut être discuté ou critiqué parce que leurs protagonistes disparaissent. Face à ça, la formalité ne veut pas dire “costard-cravate” mais “façon régulière de fonctionner”. Ceci est d’une importance fondamentale quand la structure aspire à une grande incidence sociale plutôt qu’à ne servir qu’à un petit groupe. Si l’on veut que les personnes qui s’approchent de la structure (qui la connaissent par sa propagande ou son image et non par ses petites misères internes) puissent avoir la possibilité de participer à l’organisation, les mécanismes de décisions doivent être clairs et définis. Si les assemblées d’une structure sont changeantes, et si leurs décisions dépendent d’un noyau plus militant, comment peut-on faire croître la taille du groupe ? Si tout est déjà dit, déjà fait ?

En outre, comment résoudre le problème de la représentation ? C’est-à-dire, au nom de qui parle-t-on? Ces problème peuvent paraître lointains mais ils sont très sérieux. (...) Ils apparaissent à chaque tentative d’organiser “un gros truc”. Chaque fois que se forme à Madrid la Coordination Antifasciste, pour préparer les mobilisations du 20 Novembre, l’une des premières questions à résoudre est : qui peut y aller, combien de représentant-e-s par collectif, comment on prend les décisions... Il y a derrière ces problèmes une question très importante à résoudre : celle de l’égalité dans la prise de décisions. Si les réunions d’un collectif ne sont pas structurées, les personnes qui ont peu de temps, par exemple pour se mettre au courant des changements, restent automatiquement hors-jeu, hors du jeu réel (et non pas rhétorique) de la participation. Ainsi, par exemple, les personnes qui ont plus de temps libre finissent par avoir plus de poids que celles qui travaillent ou qui ont moins de temps. Ce qui est profondément injuste, parce que ce ne sont plus des volontés -ce que tu donnes- qui interviennent, mais des possibilités -ce qu’on te laisse donner-, possibilités qui la plupart du temps sont entre les mains du capital.

Par ailleurs, si les mécanismes sont clairs, les mandats définis, et les formes de discussion établies, la vigilance envers les délégué-e-s et leur contrôle peuvent être effectifs. Le respect des “formes” d’organisation évite qu’un membre devienne indispensable. Si l’expérience, les contacts, les connaissances..., sont concentrés dans le noyau le plus actif, quand l’une de ces personnes vient à manquer, le groupe entier se met à battre de l’aile. S’il y a des compte-rendus, des rôles, si ceux-ci tiennent le groupe au courant, régulièrement, des initiatives et du travail réalisé, quand quelqu’un-e manque, les autres, après s’être dégourdi-e-s, peuvent continuer le travail. Il est pathétique de voir certains groupes autogérés incapables de commencer une réunion ou un débat avant que celui ou celle “qui est au courant” n’arrive parce que le reste du groupe n’a pas d’idée ni d’initiative. Il est clair qu’il faut s’entraîner à prendre des notes, faire des rapports, structurer les réunions, et ça paraît pesant, voire bureaucratique, on a l’impression que ça bride les initiatives, que les initiatives, elles, naissent en l’individu dès qu’on lui laisse un peu d’imagination. Et, bien vite, on tombe du lit, on se réveille. Il n’y a rien de plus faux que cette impression. Qui n’a jamais ressenti la frustration d’arriver à une réunion et d’avoir à attendre le/la dégourdi-e de service, parce qu’on ne sait rien et qu’on ne peut rien faire ? Voilà quelque chose qui tue l’imagination et l’envie de travailler. D’autre part, on ne conserve jamais rien des expériences et des savoirs antérieurs, du coup à chaque fois il faut tout recommencer à zéro, comme ce qui arrive avec les assemblées antifascistes. Les pratiques informelles et erratiques peuvent être considérées comme vraiment nuisibles, autant que les bureaucraties. Quant à faire des compte-rendus, ce n’est un plaisir pour personne, mais comme c’est pratique d’être au courant de ce qui a été discuté quand on n’a pas pu assister à une réunion ! Comme c’est pratique de savoir qu’on ne décrochera pas complètement du groupe juste parce qu’on a dû travailler ou partir ou penser à d’autres choses pendant quelques jours !

Néanmoins, il faut toujours faire attention avec les organisations, parce qu’elles ont des dynamiques internes très fortes. On court le risque de les transformer en une fin plus qu’en un moyen. On les prend en affection et ensuite on a du mal à s’en défaire. La structure doit être élastique et flexible, elle ne doit pas étouffer les initiatives et les bonnes idées sous un tas de rigidités. Et, pour cela, il faut savoir la tuer à temps : la structure doit pouvoir s’auto-dissoudre. Elle ne doit pas mourir et renaître chaque jour, il n’est pas bon qu’elle existe au-delà de ses objectifs concrets. Gardons en mémoire les structures qui sont nées pour être libératrices et participatives, et qui se sont transformées en bastions du sectarisme et des dogmes. Nos structures doivent exister, se formaliser et s’entretenir mais elles doivent aussi être disposées à disparaître. C’est seulement dans ce sens que le processus de formation d’une grande structure est positif. Née de certaines conditions, la Coordinadora Lucha Autonoma, en les dépassant, n’aura plus de sens et se transformera. Et pour ce qui concerne l’héritage que laisseront ces structures, si elles savent collectiviser leur expérience et transmettre leurs propositions, ses successeurs l’auront déjà acquis.

Nous voulons nous assembler entre plusieurs groupes, parce que les conceptions anti-autoritaires (ou de démocratie directe ou populaire) que nous défendons, pour avoir du sens, doivent être acceptées, intériorisées et pratiquées par l’immense majorité de la société. Nous devons pour cela construire un mouvement, avec une vocation de mouvement de masse (pour de vrai, pas pour rire), doté d’un poids social, dans lequel convergent les différents “ilôts subversifs”, et où nous nous reconnaissions, derrière des pratiques collectives plus que derrière une étiquette. Ce mouvement doit être autonome, c’est-à-dire séparé et opposé aux intérêts, rapports et “subjectivités” (représentations du monde, passions, idées...) que le capitalisme nous impose, son axe doit se trouver dans la lutte pour nos conditions de vie immédiates, pour la réappropriation du contrôle de nos existences (à travers le rejet collectif de l’argent et de l’échange marchand comme centre de tout), et pour le développement de notre créativité, écrasée depuis le berceau. Quand nous parlons de la “subjectivité capitaliste”, nous y incluons une partie du paradigme traditionnel du mouvement ouvrier. Nous faisons nôtres ses aspirations, sa défense du soutien mutuel et de la solidarité, mais nous rejetons frontalement sa considération du travail salarié comme axe fondamental de la réalisation de soi, sa façon de s’en remettre à un futur prometteur au lieu d’assumer la révolution comme processus quotidien, sa foi productiviste selon laquelle plus on produit plus la richesse sociale est grande, et sa subordination systématique de l’émancipation de la femme à une révolution lointaine.

Et au sein de ce mouvement révolutionnaire, les collectifs comme les nôtres doivent mieux converger et s’organiser, parce qu’il nous semble que chacun-e pour soi et Dieu (ou le Système) pour tou-te-s n’est pas une bonne voie.

Ce que nous proposons avec cette analyse est la création d’UNE organisation dans laquelle nous nous reconnaissions tou-te-s, en défendant l’AUTO-ORGANISATION, et en structurant un minimum les aspirations de lutte. Cette organisation pourra se faire sous forme de réseau, de cubes, de carrés, la forme concrète reste à construire et à définir, mais quoi qu’il en soit, elle ne doit pas être la misère que nous connaissons aujourd’hui. Nous devons construire des outils, des structures collectives qui servent à générer des changements politiques globaux.

N’oublions pas que le résultat du travail social n’est pas immédiat, et que ses fruits se voient assez tard, mais il faut bien semer avant de récolter, et à Madrid principalement, nous amendons notre jardin potager (c’est-à-dire que nous lâchons beaucoup de merdes) mais nous ne semons pas la campagne, puisque nous ne proposons rien à l’ensemble de la société. Alors allons-y.

L’union des différences

Réflexions sur le processus de refondation

C’est parti. Cette idée, que nous commençons à façonner dans la coordinadora de colectivos de lucha autonoma depuis presque un an, commence à prendre forme. Mais, loin de céder aux triomphalismes précoces, nous sommes quelques-un-e-s à penser que tout le travail reste à faire, et qu’il ne donnera de fruits satisfaisants pour tou-te-s que si nous partons de la prudence, de la patience et du respect qu’une initiative collective de ce calibre mérite.

Nous commençons à avancer à partir d’une réalité assez abîmée. Divisions, affrontements, paralyses, manque d’incidence dans la société... Tout cela doit suffire à nous faire abandonner les hâtes et les crises d’anxiété : chaque tentative de forcer nos rythmes affaiblis peut nous faire échouer dans notre intention de construire un mouvement.

En ce sens, c’est la réflexion sereine et l’attitude ferme mais ouverte qui sont les clefs fondamentales pour atteindre les objectifs communs, pour les articuler et les faire émerger avec une envie renouvelée.

L’ennemi voisin

Pour assurer la conduite à bon port de ce projet, on ne rappellera jamais trop quels sont ses ennemis les plus dangereux.

Il serait bon de revoir, dans la mesure du possible, les attitudes et les méthodes développées dans les débats, sinon ce ne sera ni la première ni la dernière fois que d’honnêtes initiatives sont avortées à cause de comportements, peut-être pas mal intentionnés, mais en tout cas véhéments et peu réfléchis.

Nous devons reconstruire l’habitude de travailler ensemble, de nous écouter, d’apprendre qui nous sommes, et assainir l’irrespirable atmosphère politique madrilène. Voilà notre première tâche ; en la laissant de côté nous ne gravirons pas plus de marches que celles qui mèneront à une nouvelle fracture de notre pauvre autonomie.

La confrontation des discours

Différents discours et analyses ont proliféré ces dernières années dans le milieu de l’autonomie. L’approfondissement de nos réalités mène sans doute à l’élaboration de différentes visions à leur propos. Ce fait, qui n’a rien de négatif en principe, conduit en général à des tensions, qu’engendrent la confrontation de ces visions.

Cette “tension dialectique” peut pencher dans deux directions :

a) L’affrontement ouvert, les tentatives de forcer des consensus artificiels, la mentalité guerrière (“conquérir”, “vaincre”, “battre”, “perdre”)... et, inévitablement, la frustration de certain-e-s devant les grognements martiaux des autres.

b) La progression, le dépassement de la peur de nos différences, le respect des points divergents dans nos discours, la configuration, autour de nos objectifs, de la ou des structures qui nous faciliteront le travail, qui nous rendront plus forts dans notre hétérogénéité.

Qui va à une assemblée “s’affronter à”, ne va pas “construire avec”. La confrontation des visions est une chose, l’affrontement sanglant en est une autre. Ca paraît évident mais ça ne l’est pas tellement quand on analyse le cours de beaucoup de débats. L’attitude du style “c’est moi qui ai la vérité”, “moi et les mien-ne-s allons gagner” est assez présente dans nos pratiques politiques, sûrement comme fruit du terrible héritage d’un militantisme obsolète et raté.

Faisons la guerre aux ennemis véritables, le capitalisme, l’ordre imposé par le haut, le vol de nos vies par une partie du système. C’est là que nous devons sortir les griffes, la rage. C’est à ça qu’il faut montrer les dents.

Et tout cela ne contredit pas la légitime défense des principes politiques. La fermeté n’est pas incompatible avec le respect des opinions des autres camarades.

Ce respect dont nous parlons tant se voit absolument outragé par des commentaires, tons, attitudes déterminées.

L’arrogance peut être l’une des plus évidentes. Quand, pendant l’intervention d’un-e camarade, un-e autre sourit ironiquement, se prend la tête dans les mains, soupire, fait des commentaires avec lae voisin-e ou prend un air dégoûté, ille prend sans détour cellui qui parle pour un-e con-ne. Il vaudrait mieux qu’ille parle et donne son avis, quand vient son tour, pour qu’il puisse être réfuté et argumenté, au lieu d’engendrer des malaises, des situations inconfortables, ou simplement de sévères et compréhensibles réactions.

Ce qui précède n’est qu’un exemple, mais ces comportements, très répandus parmi celleux qui veulent faire les malin-e-s, sont très blessants, et souvent ils poussent certaines personnes à se retirer du débat, le privant ainsi de sa diversité et de sa richesse.

L’agressivité en réunion est une “stratégie” comme une autre pour prendre les devants, en réduisant le débat, en le polarisant sur deux positions, et en obligeant les gens présents à se positionner dans l’une ou dans l’autre. Elle est donc un outil pour forcer des décisions et des consensus mal cimentés. Etre agressif ne veut pas seulement dire se jeter sur quelqu’un-e. Ca peut être un ton, une manière d’exposer ses idées.

Attention, parfois on confond l’agressivité avec la fermeté, la clarté dans le discours.

Pour moi les “conspirations” préalables d’un groupe sont les plus dangereuses. On passe des accords tacites pour convaincre une assemblée, en accaparant les tours de parole, en exprimant le même discours avec des tons différents pour qu’il semble y avoir une convergence spontanée de l’opinion de différentes personnes, depuis les plus agressives jusqu’aux plus douces et courtoises. Ce n’est pas une paranoïa mais une réalité de nos façons de faire de la politique. Tout le monde a eu quelques occasions de voir comment une assemblée pouvait se faire coincer.

Les attitudes évoquées ici, indubitablement, font partie de celles qui portent préjudice au bon développement d’un débat ou d’une assemblée ; j’en oublie sûrement d’autres.

Différence et identité

Ces deux éléments sont en train d’apparaître de manière explicite dans le débat général, ce qui est logique, en effet tous deux peuvent être source de richesses, mais ils n’ont jamais été, dans notre “environnement politique”, qu’objets ou sujets de déformations.

Quelques brèves remarques seulement à ce sujet, en fait c’est un vaste débat, qui échappe à tout réductionnisme simpliste, bien qu’à mon avis il ne doive pas être élevé au rang de débat central.

La différence est spontanée, elle est intrinsèque aux approches qui visent la liberté de l’individu et la construction du social à travers l’auto-organisation et la satisfaction des nécessités de chaque collectif ou de chaque unité de cohabitation.

Voilà qui est évidemment très bien. Mais les problèmes naissent quand les différences entrent en relation. Ce qui est sûr, c’est que sur le terrain, le respect de la différence brille en général par son absence, qu’il est même nié. C’est pour ça qu’on ne dédiera jamais trop des discussions à la clarification de ces différences, afin de voir si elles sont aussi peu solubles que nous semblons le penser quelques fois. Ces débats sont en suspens depuis déjà trop de temps.

Ils impliquent nécessairement un effort de compréhension ; sans ça nous sommes plus ou moins cuit-e-s. Nous ne devons pas oublier que chacun-e articule sa lutte depuis l’angle qui le concerne de plus près, mais cela ne doit pas non plus impliquer la perte de cette pensée globale où nous devons nous trouver, nous retrouver et nous découvrir comme camarades. C’est là que réside la conciliation de nos différences.

La vie en société génère des identités. Celles-ci peuvent être culturelles, idéologiques, de genre... La création d’identités est inévitable, elle établit des liens au sein d’un groupe social et lui donne une cohérence interne. Nous cherchons tou-te-s, de manière plus ou moins consciente, à nous identifier avec d’autres.

Cependant, c’est quand l’identité devient trop forte, ou plutôt quand elle n’admet pas d’autre identité et quand elle tente une homogénéisation en fonction de ses paramètres, que se manifestent ses facettes les plus dangereuses pour les initiatives collectives comme celle qui nous occupe.

Ces identités “pathologiques” créent des stéréotypes du militant modèle et visent à encarter tout le monde dans un schéma préconçu.

Les identités ne peuvent donc pas être exagérées. Elles affleurent simplement de la pratique commune. C’est le travail collectif, la cohabitation politique, qui peut créer ces identités de mouvement.

Par conséquent, et pour le moment, il suffirait de contrôler les possibles tendances homogénéisatrices, et espérer que le respect, le retour de la confiance politique, et l’action collective, fassent naître les liens qui nous unissent comme mouvement social.

Je pense, donc j’insiste

Le respect est un outil politique très important. Sans lui, ce qui nous intéresse de construire ensemble manquera d’honnêteté.

Mais à ce sujet-là comme à beaucoup d’autres, il y a beaucoup de paroles en l’air. D’où l’importance de rester vigilant-e-s dans le sain développement de cette ambitieuse tentative de convergence. Sans tomber dans d’obsessives névroses, ni dans dans d’excessifs manques de confiance. L’apprentissage est coûteux, et requiert, comme pour tout, des corrections et des mises en gardes. La question n’est pas d’amputer, mais d’assainir, et de corriger des erreurs.

Equilibres à trouver

Contribution du collectif Vallecas Zona Roja

(...) Nous entrons dans une phase où il va nous falloir affronter et tenter de résoudre, dans la pratique, des tas de tensions et de problèmes, qui sont toujours présents dans ce genre de projets. Le moment est venu de nous bouger le cul, de traduire le pari en réalité, et la seule façon de le faire est de poser sur la table une série de propositions concrètes bien fondées.

(...)Nos propositions se fondent sur différents équilibres à trouver, entre :

a) Local et global

Le local est le meilleur cadre où une certaine incidence sociale peut être développée, le seul espace où l’on peut, d’une manière plus ou moins efficace, et sans se faire récupérer par le “spectacle”, neutraliser le “bruit” de l’appareil de propagande et de domestication du pouvoir. C’est dans notre plus proche environnement que nous pouvons mettre en marche des dynamiques de participation et de coopération qui échappent au modèle capitaliste, et qui soient susceptibles d’exercer un contre-pouvoir réel en mains aux bases de la société.

D’un autre côté, le local a des limites : il ne s’agit pas seulement de construire des réalités “différentes”, il faut être capables de les entretenir, de les défendre et de les étendre. Et puis, le local fait référence à des thèmes spécifiques du champ de notre travail, et les réalités précises que nous tentons de traiter ne sont rien de plus que la concrétisation dans la réalité quotidienne de problèmes structurels propres à la façon dont le monde est organisé (c’est-à-dire, au global). Le local est déterminé par des conditions globales qu’il faut transformer.

Contre-pouvoirs isolés ou RESEAU DE CONTRE-POUVOIRS LOCAUX ? Nous sommes pour la deuxième solution.

b) Théorie et pratique

Il est relativement facile de dire qu’il faut faire telle ou telle chose pour sortir du gouffre, qu’il faut inventer des chemins de libération humaine et toujours nous y raccrocher. Là où ça devient merdique, là où on se casse la figure, c’est quand il faut les mettre en pratique. Pour ne pas nous affaler sur le sol dur, nous devons apprendre de quoi est fait ce sol, l’explorer, l’analyser... en le contrastant toujours avec ce que nous serons plus tard capables de faire. Pratique sans analyse ? Il est quand même bon de donner une canne à l’aveugle. Simples bavardages ? La télé et les autoroutes font déjà assez de bruit pour nous unir à leur choeur. Si nous tendons trop dans une direction ou dans une autre, nous deviendrons des hippies qui attirent les touristes (les touristes qui se délectent de la contemplation de leur putréfaction et qui achètent comme souvenirs les produits de leur travail résiduel), ou des héro-ïne-s (Guevara, Meinhof, Jackson... leur admiration nous console plus que leur imitation ne nous mobilise), ou des réunionneux-ses gauchistes, intellectuel-le-s de salon, morveux-ses snobs, fier-e-s que personne ne les comprenne. FONDONS NOS PROJETS ET NOTRE CONVERGENCE SUR LA CONNAISSANCE DE LA RéALITé QUE NOUS ESSAYONS DE TRANSFORMER, ET SUR L’ANALYSE CRITIQUE DES RéALITéS QUE NOUS SOMMES CAPABLES DE GéNéRER.

c) Personnel et collectif

“Tout ça c’est très bien, mais ce qu’il y a c’est que dans le collectif Ma crête était si verte, il y a un type qui sent le pourri ou il y a un autre gars très bête qui était dans ma classe et il y a l’autre là qui draguait celui qui me plaisait bien, et puis ceux qui ont refusé ma proposition je peux pas les supporter et moi dans ma tribu qui est super classe et qui mène la barque je suis un peu la star mais y’a quand même celui-là qui est dans l’autre groupe et qui me fait de l’ombre...” Haines, amours, vieilles rancunes et rivalités, ne devraient pas s’imposer mais s’imposent et accomplissent un travail particulier... Une seule suggestion nous vient à l’esprit : MûRIR, et sinon, METTRE LES CHOSES AU CLAIR, POSER LE DéBAT SUR UN TERRAIN POLITIQUE, se forcer à clarifier les choses et à leur donner la place qui leur correspond.

d) Dynamisme et ankylose

Un modèle d’organisation ne peut aspirer à “unifier” et réduire les expressions du mouvement social, au contraire, il devrait être capable de les structurer et de les favoriser. Un MODèLE D’ORGANISATION multifonctionnel et prolifique, EN MOUVEMENT CONSTANT ET EN RECONSTITUTION CONSTANTE SELON LES NéCESSITéS DU MOUVEMENT, selon ses fonctions et selon certaines tâches : “l’organisation est la répartition des tâches”.

e) Voeux pieux et réalité

Heureusement ou malheureusement, les choses ne se passent pas comme nous voulons qu’elles se passent et la réalité -notre réalité- laisse à désirer. N’allons pas trop vite et tentons de transformer ce qui nous déplaît du peu que nous le pouvons, ne prétendons pas le détruire : LA RéVOLUTION SE FAIT AVEC CE QUE NOUS AVONS ENTRE LES MAINS, si quelqu’un-e connaît un autre moyen, qu’ille le dise.

f) Démocratie et efficacité

Il est plus long de prendre des décisions quand on essaye d’y faire participer tout le monde de manière égalitaire, à tel point que parfois les structures s’ankylosent et deviennent inopérantes. D’un autre côté, quand on ne répond qu’à des critères d’efficacité, on tombe dans la création de petites élites de spécialistes, accompagnées d’une “masse” de domestiques qui ne comprennent rien de plus que ce que leur ordonnent les expert-e-s : certain-e-s pensent, d’autres exécutent. Le type d’organisation que nous cherchons devrait garantir la PLEINE PARTICIPATION de tout le monde, NE devrait PAS REPRODUIRE LA SéPARATION ENTRE CELLEUX QUI PENSENT ET CELLEUX QUI EXéCUTENT les décisions, et devrait fournir les mécanismes qui permettent d’adapter ces aspirations aux exigences de l’environnement.

g) Militant-e chèvre et militant-e chou

On éviterait un tas d’irritations si on prenait en compte dès le départ le fait qu’il existe différentes façons de concevoir le militantisme, et différents niveaux d’engagement. NOUS NE POUVONS IMPOSER COMME “BONS” LES RYTHMES ET LES MODES DE FONCTIONNEMENT DE QUICONQUE, mais par contre, QUE CHACUN-E ASSUME LES CONSéQUENCES DE SES ACTES ET QUE PERSONNE NE PRESSE et n’embête LES AUTRES AVEC DES PROJETS SUR LESQUELS ILS N’ONT PAS EU DE POUVOIR DE DéCISION.

Nous proposons plus précisément :

DES ASSEMBLéES PLéNIèRES TOUS LES DEUX MOIS : lignes générales, grands débats, etc...

DES COMMISSIONS TECHNIQUES suivant les fonctions déterminées par les assemblées plénières, formées de délégué-e-s de collectifs et d’individus détachés, assumant des tâches concrètes : revue, propagande, compte-rendus,... Elles disparaissent une fois accomplie la fonction pour laquelle elles ont été créées.

DES COMMISSIONS PERMANENTES (formées de délégué-e-s) qui assument les tâches qui nécessitent une certaine continuité : convocation des assemblées plénières, contacts avec les autres groupes, communiqués de presse, finances, assemblées extraordinaires...

Tou-te-s les les militant-e-s des collectifs et tou-te-s les individus des commissions peuvent assister aux assemblées plénières. La participation se fait à un niveau individuel. Les commissions répondent aux décisions de l’assemblée plènière et lui rendent des comptes. Les commissions garantissent la réalisation des tâches et le maintien des contacts entre les différents groupes. Les délégué-e-s sont tournant-e-s, au moins dans les commissions permanentes.

“A l’avenir, organiser devra signifier surtout agir sur nous-mêmes, en ce qui concerne la collectivité, construire, reconstruire continuellement cette collectivité dans un projet de libération. Non pas en référence à une idéologie dirigeante, mais au sein des articulations du réel. Cette recomposition permanente de la subjectivité et de la praxis ne peut être conçue que dans la liberté totale des mouvements de chacun-e de ses membres, et dans le respect absolu de certains temps : temps de l’unification ou de l’atomisation, temps de l’identification ou de la différence plus marquée.”

“Il n’existe pas un chemin de libération, une porte pour sortir de la toile. Il faut rompre la toile. Mais pour la rompre, tous les chemins sont valables, parce que les noeuds sont de nature différente : chaque chemin rompt un noeud. Il n’y a pas un chemin exclusif, mais une inclusion de chemins... La révolution est morte (la Révolution comme mythe), mais dans la nouvelle veille s’ouvre un champ réel, décentré et pluriel, de révolutions.” (Jesus Ibanez)

L’organisation en réseaux

texte paru dans la revue Ekintza Zuzena n°23

Conscients que la structure fermée, verticale et hiérarchique des partis s’avère toujours moins efficace pour articuler la dynamique sociale, les nouveaux mouvements civiques s’organisent de plus en plus conformément au modèle du réseau, qui, comme le signale M. Ferguson, “est l’institution de notre temps : un système ouvert, une structure riche et cohérente, qui se trouve continuellement en état de flux, un équilibre ouvert au réaménagement et à la transformation, continuellement, indéfiniment. Cette forme organique d’organisation sociale est plus adaptable d’un point de vue biologique, elle est plus efficace et plus consciente que les structures hiérarchiques de la civilisation moderne. Le réseau est élastique, flexible. En réalité, chaque membre est le centre du réseau. Les réseaux sont en coopération, pas en compétition. Ils ont un authentique ancrage populaire : ils s’autogénèrent, s’auto-organisent, et parfois aussi s’autodétruisent. Leur existence représente un processus, elle ressemble à un voyage, pas à une structure congelée.”(...)

L’organisation en forme de réseau est particulièrement intuitive, elle se rapproche du modèle organique des êtres vivants. Dans un réseau il n’y a pas de centres caractérisés de pouvoir, il n’y a pas de chef-fe-s défini-e-s qui filtrent l’information ; celle-ci coule librement dans toutes les directions, favorisant la coopération entre les membres du réseau. La logique de domination exige une information unidirectionnelle, alors que la logique de coopération implique la mise en commun, la communication sans restrictions, de l’information que possède chaque membre. L’esprit glacé de l’organisation bureaucratique répond à des critères égoïstes et restrictifs. Chacun accumule les informations pour son propre compte. Mais dans le modèle de réseau ces critères n’ont aucune validité, l’intelligence inspire l’altruisme. De la même manière que cellui qui arrose un arbre a de grandes chances d’en manger les fruits, cellui qui enrichit l’entourage reçoit aussi, tôt ou tard, la récompense d’un retour d’information amplifié. Le principe de synergie - le tout est plus que la somme de ses parties - régit les réseaux, qui tirent leur énergie de l’association, de la combinaison des aptitudes, des instruments, des stratégies, des éléments et des contacts entre leurs membres.

Le modèle d’organisation en réseau n’observe qu’une faible analogie avec celui de la fédération, la fédération de syndicats et de partis, où celle-ci n’est rien de plus qu’un mot derrière lequel on organise des unités clonées, dépendantes d’une hiérarchie centrale. Les membres d’une organisation en réseau partagent bien des contenus idéologiques communs, mais sans porter préjudice aux particularités et aux objectifs de chacun-e, sans aucun lien hiérarchique. Face à un appel à l’action commune proposé par un élément du réseau, chaque groupe agira selon ce qu’il considère opportun, adhérant ou non à l’initiative.

Un réseau est intégré par une infinité de collectifs, de toutes sortes et de toutes tailles, qui partagent de l’information. En principe, il n’existe pas d’intérêt totalement commun ; chaque groupe a sa propre idéologie et son propre projet, bien qu’en général on suppose que l’appartenance à un réseau déterminé implique l’existence d’une certaine affinité idéologique. En fait, il suffit qu’une initiative, surgie en l’un des points du réseau à un moment donné, soit assez attractive pour que la majeure partie du réseau l’assume et en relaye l’information. Alors commence un vaste flux de feedbacks, ou retours d’information, qui réalimentent et amplifient l’initiative d’origine. A partir de ce moment-là, le point dont est partie l’initiative se transforme en centre provisoire et temporaire du réseau. Il diffuse son projet, sa méthodologie, ses consignes et son plan des opérations. Et le réseau répond. Chaque point reproduit, amplifie et réinterprète les messages à sa manière. Les affiches, tracts, graffitis, appels dans les radios libres et articles dans les fanzines surgissent comme par enchantement, et débouchent sur des actions spécifiques. Selon l’étendue et la densité du réseau, le résultat de ce processus peut se concrétiser par le boycott d’une multinationale, une campagne d’insoumission, ou une bataille rangée pour empêcher un convoi de déchets radioactifs. Une fois terminée l’action spécifique produite par l’appel, tout ce vaste complexe virtuel d’organisation se dissout, les groupes se détendent, le centre provisoire cesse de l’être, et le réseau retourne à un état de repos.(...)

Au niveau de l’organisation, le réseau offre l’avantage de l’économie d’énergie. Le facteur fondamental de basse consommation d’énergie est défini par les périodes de latence que le réseau traverse. Une fois finalisée l’initiative concrète, l’organisation virtuelle créée pour cette fin se défait, et bien que chaque groupe maintienne sa propre activité, l’organisation générale du réseau entre en état de repos. L’oisiveté est un luxe qu’une organisation fondée sur une structure rigide ne peut se permettre, car elle se trouve obligée de maintenir de façon permanente ses classes et ses hiérarchies, au prix d’une grande consommation d’énergie. L’exemple le plus clair de maintien d’une structure sans objectif spécifique est l’armée, constituée de manière permanente, bien que la nation traverse une longue période de stabilité dans ses relations avec ses voisines frontalières.

(...)

Pour un réseau

Carlos, Jacobo et Miguel,

du centre social Laboratorio

Quelques réflexions sur l’institution et sur l’organisation

Le cadre institutionnel est formé de nombreux éléments : il ne s’agit pas seulement des diverses administrations (locales ou étatiques), mais aussi des appareils bureaucratiques qui se chargent de leur gestion (partis, groupes parlementaires, etc.), ainsi que des organismes complexes de gestion partielle de problèmes précis (comme les ONG et les travailleurs sociaux) et des groupes sectaires (comme les églises), sans oublier les mass-media ou les institutions permanentes qui s’occupent des lois et de l’ordre (magistrature et organismes armés).

Toute cette trame, qui n’est pas dépourvue de conflits, malgré tout ce qu’on peut supposer sur ses fins auto-référentielles et auto-conservatrices, se comporte de manière hétérogène dans ses relations avec le social. Ainsi, si certaines de ses ramifications spécialisées ont pour objectif d’exterminer toute dissidence, les autres exécutent la tâche formelle de garantir que la diversité -y compris celle qui s’envisage comme contestataire- puisse s’exprimer à l’intérieur des limites établies par les différents pouvoirs, oeuvrant ainsi dans un rapport d’existence de marges -récupérées dans l’espace de la formalité démocratique-. Aussi, les marginaux et les marginales sont autorisé-e-s à s’organiser, à se manifester, à l’intérieur de canaux pré-établis. Même certaines initiatives qui peuvent avoir un caractère transversal trouvent un financement institutionnel (nous pensons par exemple au réseau complexe Sodepaz-Nodo50 ou aux syndicats étudiants).

Ce champ relationnel entre les marges et l’institution n’est ni univoque ni immobile : il est soumis à des forces, des déviations, des flux de pouvoir... Mais aucune règle ne peut définir ce qui y est préférable : un rapport de force plus équilibré peut cacher un désir du pouvoir d’exterminer l’anomalie. Peut-être qu’une bonne analogie serait celle qui identifie les processus sociaux au système immunologique du corps humain : les défenses ne s’activent de manière agressive que lorsque le corps étranger se manifeste comme un danger ; en attendant, celui-ci peut être toléré. Les réactions allergiques sont le symptôme d’un despotisme politique autoritaire et dictatorial, qui attaque toute anomalie avant qu’elle n’en vienne à exprimer sa dangerosité.

Nous sommes à Madrid en 1999 : l’Etat démocratique s’est rarement montré aussi solide, aussi fort, tellement à l’aise dans l’exécution de ses objectifs stratégiques (contrôle du social afin de mieux accomplir les processus économiques du commandement capitaliste : globalisation, néo-libéralisme, démantèlement de l’Etat-Providence et des acquis sociaux, etc.). Ce que fait le gouvernement aurait pu être considéré à certaines époques comme du para-fascisme, mais son habit “socialiste” a permis de faire passer tout ça pour quelque chose de normal. Les mouvements sociaux vivent une situation critique, de faible incidence, d’impuissance stratégique, de bas niveaux militants : de dangerosité minime. Les secteurs les moins despotiques de l’institution peuvent donc s’autoriser une activité tolérante : quand tout est ligoté et bien ligoté, qu’importe une sorte de hameau d’irréductibles gaulois-es. Seul-e-s les plus absolutistes et les plus réactionnaires s’inquiètent de la survie de nos résistances.

Dans ce scénario, absolument rien ne pourrait ressortir d’un affrontement frontal avec l’Etat, sauf de la frustration et de la douleur. Tous ses revolvers sont pointés sur nous, toutes ses caméras nous contrôlent, et nous, nous sommes moins armé-e-s et moins protégé-e-s que jamais. Et dans ce cadre de fin de siècle, où nous devons essayer de construire un nouvel acteur politique, contestataire et antagoniste, il est évident, et depuis longtemps, qu’un nouveau parti d’avant-garde ne servirait à rien pour organiser la matérialité du conflit, pas plus que des fédérations et des coordinations, ni même un mouvement dans le sens classique. Il faut créer et mettre en pratique de nouvelles formes d’action politique, qui soient enracinées dans la dimension territoriale et locale, et à la fois dans l’horizon de la globalisation, de façon transversale, ouverte, articulée en de multiples plans et niveaux ; aptes à défendre les vieux droits conquis par les luttes de générations entières de travailleuses et de travailleurs, à résister au démantèlement de l’Etat-Providence, de la santé, des services publics, et en même temps à conquérir de nouveaux droits, au sein des contradictions actuelles entre revenu garanti, travail, citoyenneté ; enfin, à préfigurer un monde nouveau, à ouvrir des possibilités multiples, des expérimentations et des alternatives à ce qui existe, sans être tuées dans l’oeuf.

C’est uniquement dans ce cadre-là que la relation entre les mouvements sociaux et les institutions peut être considérée comme une question politique - et non comme une question de principes. C’est seulement dans le cadre du processus complexe de définition des nouveaux conflits sociaux -les conflits qui génèreront de nouveaux acteurs sociaux, au-delà des identités traditionnelles du mouvement ouvrier et des mouvements de caractère symétrique et traditionnel-, c’est seulement là, disons-nous, que peut s’envisager un rapport pas forcément violent avec les institutions -dans le sens où les institutions peuvent ne pas projeter leur violence exterminatrice sur des anomalies, sur des germes qu’elles ne connaissent pas, mais avoir l’attitude tolérante de celle qui n’est pas sûre d’elle-, un rapport avec les institutions qui s’efforce de générer des espaces autonomes (relativement séparés, mais contestataires, dont le développement exprime un conflit à venir), en se réappropriant des espaces que le pouvoir ne peut ou ne veut pas assumer comme étant les siens, en s’installant dans l’entrebâillement des garanties démocratiques, dans les interstices d’une mosaïque de rapports sociaux apparemment intégrés.

C’est seulement dans ce cadre qu’il est envisageable que les mouvements sociaux contestataires non seulement acceptent, mais aussi promeuvent une relation ouverte avec tout type d’institution : l’important n’est pas les gens avec qui on a des contacts (parfois, l’ennemi) mais les choses qu’on peut obtenir de l’ambiguïté de ces contacts, en termes d’espaces de socialisation autonome, d’espaces embusqués, qui génèrent une opposition derrière leur apparence inoffensive : des espaces qui ne se laissent pas capturer par la logique de l’affrontement, qui ne se laissent pas exterminer - le cas des zapatistes est extrêmement révélateur, mais aussi ceux de certains espaces autonomes néerlandais, allemands, ilaliens, ou celui du mouvement des “sans-papiers” en France ; d’autres cas traversent des moments critiques, comme ceux de l’Irlande ou du Pays Basque, ou ont été ouvertement vaincus, comme les restes de 68 en Europe et des années 70 en Italie.

Ne fixons donc a priori aucune limite dans les rapports avec les différentes institutions, officielles ou non. Assumons le risque d’être neutralisé-e-s, récupéré-e-s, étouffé-e-s, mais en gardant à l’esprit qu’il existe d’autres risques dans d’autres options. Evoluons dans cette tension permanente, avec pour objectif de générer, par l’action directe (qu’est-ce que ça veut dire, voilà une autre paire de manches), sans médiation, des moments de réappropriation de l’administration, et de création d’espaces publics autonomes, de nouveaux droits de citoyenneté non régulés par l’Etat, ou alors produits du conflit entre notre puissance et sa capacité d’écrasement.

C’est dans ce scénario que nous situons toute discussion sur le type d’organisation que nous voulons : une organisation pour quels objectifs, avec quelles alliances possibles. Nous proposons une organisation consciente de ses limites, mais sans savoir jusqu’où peuvent s’étirer ces limites ; pariant sur ce que peut être l’avenir, sans prétendre ni le déterminer d’avance ni le connaître de science sûre ; ne sachant pas non plus qui (et quand) peut l’intégrer. Une organisation travaillant dans le conflit de la différence avant de prétendre étouffer le conflit à travers l’identité centraliste démocratique, qui aplanit toute variante -y compris les anarcho-léninistes-. Une organisation envisagée comme une machine de lutte, qui développe une analyse commune mais qui agit en fonction des différences que cette analyse met en évidence, dans différentes directions s’il y a différentes directions , en une seule s’il n’y en a qu’une seule. Une organisation qui conjugue immédiatement (“sans médiation”) l’action politique locale, enracinée dans un territoire, avec la dimension de la globalité ; qui n’essaye pas d’étouffer ou d’occulter les différences, mais qui les fasse agir dans toute leur puissance. Qui n’agisse pas seulement contre ce à quoi il faut résister, mais avant tout sur ce qui se génère, ce qui se libère dans son propre devenir, dans sa propre lutte, non pas contre le pouvoir, mais comme un ou des contre-pouvoir(s). Une organisation qui ne se développe pas en fonction de l’affrontement avec les délégués du pouvoir, mais qui tend vers la libération des énergies de ceux et de celles qui se délivrent de tout, qui manifestent leur singularité, leurs désirs, la puissance irréductible de leur volonté de vivre sous le signe de l’exceptionnel.

Bien que nous ne souhaitions aucunement définir une forme d’organisation déterminée ou élaborer des dogmes organisatifs, nous pensons que le futur modèle d’organisation doit répondre à la question d’organiser quoi, pourquoi et comment. Nous voulons dessiner un projet d’organisation de la capacité et du désir d’autonomie dans la société : l’autonomie en tant que libération de la surdétermination verticale des pouvoirs, l’autonomie contre la domination, l’autonomie contre la représentation, l’autonomie contre le contrôle, l’autonomie comme processus de recomposition des relations sociales. Organiser quoi ? Les ilôts d’autonomie, les îles en réseau, mais aussi les nouveaux espaces de conflit qui peuvent engendrer de nouveaux espaces d’autonomie, les nouvelles institutions sociales qui naissent ou que nous faisons naître de ces processus, les luttes auxquelles ils donnent lieu. La tentation d’organiser de manière linéaire les ilôts d’autonomie - les petits espaces auto-référentiels de nos collectifs auto-définis comme autonomes - est grande, elle permet de neutraliser certaines insécurités, de combattre l’horreur du vide, et bien sûr de reconnaître plus confortablement l’autre-identique, ce qui facilite l’être ou l’agir en différents lieux tout en étant un même (une politique unifiée sur la diversité des territoires, sur l’immédiateté du désert médiatico-social et sur la médiation de plate-formes-coordinations-cocktails d’organisations). Mais le social est têtu et contradictoire, il ne se laisse pas attraper ni déterminer, et il en résulte qu’il n’y a pas de solution linéaire à la question de l’auto-organisation sociale.

Une critique radicale du concept classique d’autonomie devient urgente : il faut cesser de croire en la soi-disant efficacité des solutions identitaires, cesser de croire qu’en créant une espèce de mini-parti de l’autonomie et en réunissant tant de faiblesses nous pouvons réussir à être fort-e-s : il faut oublier enfin le bloc autonome, éviter par tous les moyens les médiations politiques, la délégation et la représentation, et mettre au premier plan l’expérimentation de notre existence comme étant immédiate, il faut intensifier la vie et la volonté de vivre plus que de survivre dans la réalité du consensus. La convergence, la coordination, n’est pas garantie par des réunions périodiques, mais par le travail et l’analyse collectifs - théorique et pratique - de nos propres parcours. Nous devons délimiter les champs d’intervention de la zone autonome et nous retrouver dans ces espaces, il apparaîtra peut-être que nous n’avons pas besoin de nous coordonner séparément (bien que nous ne nous y opposions pas non plus), parce que nous serons déjà coordonné-e-s de fait. Vue sous cet angle, la question fondamentale à laquelle il faut répondre est où situer la lutte pour l’autonomie : dans l’organisation des collectifs militants, dans l’organisation des luttes sociales, ou dans les deux si elles peuvent être réalisées en même temps, c’est-à-dire si le déplacement de la lutte autonome depuis les conflits vers l’organisation ne supposera pas une médiation qui mettra en péril l’autonomie des conflits, l’autonomie du social. Si nous voulons organiser les ilôts d’autonomie par eux-mêmes c’est parce que les ilôts d’autonomie ne s’organisent pas dans les luttes sociales, parce qu’ils ne se retrouvent pas en elles, et si nous ne coïncidons pas, c’est parce que le diagnostic de l’espace de conflit n’est pas commun, ou au moins n’est pas communiqué. Tisser un réseau de luttes autonomes est différent, et même à l’opposé, de créer une coordination, une plate-forme ou une fédération de groupes autonomes. L’espace d’intervention des groupes autonomes n’est pas -et ne doit pas être- dans le propre groupe ou entre voisin-e-s (la bande), mais dans le social, c’est-à-dire dans le tissu de luttes que nous voulons mener à bien. Converger, mettre en commun, n’est pas agir de façon unifiée, mais communiquer, et ensuite agir de manière autonome dans les espaces d’intervention, pas seulement dans les confortables petites affaires du même, mais dans les conflictuels espaces du multiple. Il faut créer des espaces de communication et de débat -celui dans lequel nous sommes en est déjà un- et en même temps dépasser définitivement et radicalement toute instance centralisatrice (la centralisation et l’unitarisme sont les deux derniers restes de la forme-parti) ; tisser des relations, des projets, des initiatives de lutte et de coopération différente entre acteurs, actrices, collectifs, et territoires différents ; préfigurer, là où c’est possible, à partir de la dimension locale, les éléments d’auto-gouvernement, de démocratie locale, d’appropriation par le bas de l’administration ; conditionner les administrations locales à travers le conflit et les rapports de force, pour conquérir des droits, des espaces de meilleures qualités de vie, pour construire et diffuser, au-delà de toute limite et de toute frontière, les réseaux de contre-pouvoirs et de soutien mutuel ; arracher, morceau par morceau, territoire par territoire, ville par ville, des conquêtes concrètes, bien que partielles, de nouveaux droits de citoyenneté, de dignes conditions de vie pour tou-te-s, contre le racisme et l’exclusion...

Il ne suffit plus de se définir comme communistes/autonomes/anarchistes, parce qu’en réalité il y a de tout dans ces termes... du sectarisme, de la merde et de la bêtise, mais aussi des choses dignes, belles. Cependant nous voyons quelque chose de neuf dans ce processus, par rapport aux essais antérieurs de convergence : la conscience que quelque chose doit changer... qu’il est absolument nécessaire de réenvisager la recomposition de la subjectivité autonome pour recommencer à réfléchir avec notre propre tête dans l’essai de compréhension de nouvelles trajectoires. Nous en sommes au point, semble-t-il, où presque tout le monde est convaincu qu’il en est ainsi. Mais, même en étant convaincu-e-s, rien ne nous garantit que nous ne nous tromperons pas, les choses qui valent le coup portent toujours sur le dos une dose de danger... Quoi qu’il en soit, il serait imbécile de notre part de ne pas nous rendre compte qu’il y a des espaces où coïncident fondamentalement les collectifs autonomes, qu’il y a des langages et des politiques qui n’affectent que les collectifs du “milieu de l’autonomie”. Il y a, par conséquent, des espaces exclusifs du commun : des espaces qu’il faut analyser et discuter, pour libérer l’autonomie dans la société. Organiser cela est indispensable, parce que la possibilité d’autonomie dépend en grande partie de la potentialisation de ces espaces exclusifs. Organiser : régulariser l’analyse, le diagnostic, l’information, “vivre” ce qui est commun, ce qui affectera parfois certains groupes et d’autres fois certains autres, et d’autres fois encore tous les groupes et même plus. Comment envisager, par exemple, des luttes sur le terrain de la critique du travail sans compter sur des groupes comme CAES, CGT, SO, et d’autres (ou pourquoi le faire par étapes : d’abord on se coordonne et on s’unifie entre nous, puis avec les autres, puis on agit...). Faisons un bilan des champs d’action et nous trouverons des tonnes d’exemples. La dispersion et l’atomisation de ces luttes peuvent être résolues uniquement en créant des connexions diverses entre elles : des réseaux qui se connaissent, qui se savent différents, et qui sont disposés à coopérer dans l’organisation de nouveaux réseaux qui prolifèrent, se composent et se dissolvent pour se recomposer à nouveau.

Le processus sera lent, parce que nous devrons déterminer petit à petit un cadre d’action stratégique qui aille au-delà du petit rythme particulier et quotidien de chacun-e. C’est un processus sans fin, qui passe parfois par des rencontres périodiques (bimensuelles ?), par la favorisation des espaces de communication qui sont déjà en marche (UPA, revue ContraPoder, sindominio, CDA...), ou par la création de nouveaux espaces de communication (nous n’entendons pas la communication comme un simple échange d’informations, mais comme un parcours de recomposition des initiatives et des dynamiques sociales de lutte ; la communication est de fait un tissu de connexion de ces luttes). Ce processus s’accomplira en analysant et en vérifiant ensemble des formes stables au sein desquelles chacun-e valorisera “l’autre”, parfois ensemble et parfois séparément, en respectant vraiment les chemins différents et en souhaitant pour les autres que les choses se passent bien.

Pour une fédération

Acciòn libertaria estudiantes

Pour une fédération des groupes libertaires

et autonomes de Madrid

Le 20 février 1999, la première rencontre des collectifs de Madrid a eu lieu au squat Seko, à l’initiative de Lucha Autonoma, dans le but de se rapprocher et de discuter de positions sur les formes d’organisation et de communication. Cent personnes, représentant plus de vingt groupes, ont assisté à ces débats, qui se sont prolongés toute la journée durant. En résumé, et malgré la dispersion et la pluralité des interventions, deux conceptions fondamentales se sont distinguées à propos des contenus et des organes qui pourraient structurer le monde autonome madrilène.

D’un côté, le modèle du réseau. Modèle diffus d’organisation, qui limiterait les contacts des groupes et des collectifs à la constitution d’un espace de communication. C’est-à-dire à des réunions dans lesquelles on fait circuler l’information que chaque regroupement veut, en toute liberté, transmettre au reste des individualités et des collectifs. Le réseau ne constitue pas proprement une organisation, mais un forum public, dans lequel se retrouvent régulièrement différents acteurs sociaux, qui évoluent et se construisent dans différentes luttes, et qui appartiennent à différents mouvements sociaux. On ne prend pas de décisions communes, mais on lance des propositions et des idées d’action auxquelles adhèrent uniquement celles/ceux qui se sentent en affinité avec celles-ci. Dans ce sens, on peut se demander ce qu’apporte l’organisation-réseau ; la réponse est rien, sauf un lieu d’échange d’information, qui de fait existe déjà à Madrid sous une forme diffuse et “spontanée” : les squats, les distros...

Pourtant, cette proposition ne semble pas si simple à rejeter. Les partisan-e-s du réseau soutiennent, de manière plus ou moins explicite, que le ciment de l’unité est l’action, c’est-à-dire l’accord ponctuel et précis dans une activité spécifique, et non l’articulation collective autour de principes généraux - un projet. Ainsi, un conflit spécifique pourrait être l’origine d’un accord avec des groupes et des institutions avec lesquels, par ailleurs, on n’aurait aucune affinité particulière. Cela permettrait des rencontres avec des écologistes, des nationalistes, et même des partis d’extrême-gauche ou des institutions publiques.

La multiplicité, le plus grand respect des volontés individuelles et de la différence, et la possibilité de travailler avec des organisations et des collectifs très différents, sont mis en avant pour défendre ces formes d’organisation diffuse. De fait, il a été répété durant les débats que le réseau était une structuration de divers acteurs possibles, de différentes identités sociales qui travaillaient sur différents terrains de lutte, qu’il était une organisation “non autoritaire” dans la mesure où il permettait de nouvelles relations et de nouvelles luttes - de nouvelles “perspectives”. Il ne faut pas oublier qu’il y a, derrière cette proposition, une élaboration théorique soignée, qui, bien qu’elle ne soit pas représentée par un corps cohérent de penseurs-euses, parmi lesquel-le-s figurent Deleuze, Negri, Guattari..., obéit à une pratique déterminée et à un certain état d’esprit de vieux militants et de vieilles militantes marxistes-léninistes fatigué-e-s, et ayant tiré les leçons de leurs vieilles méthodes et de leurs vieilles organisations bureaucratico-hiérarchiques.

La position favorable à l’organisation était présentée d’une manière un peu moins approfondie. De nombreuses interventions répétèrent la nécéssité de créer une coordination ou une fédération de caractère stable, qui devrait se présenter comme un espace de décisions, auquel participeraient et dans lequel seraient représentés tous les groupes. Les critiques de cette position ont souligné les dangers de réprimer la possibilité d’innovation, d’uniformiser excessivement les modes d’actions et de travail, et de transformer l’organisation en une fin en elle-même.

Le plaidoyer pour une organisation de ce type reste malgré tout le nôtre, et nous apparaît comme absolument nécessaire dans les conditions actuelles de développement du mouvement libertaire et autonome. L’existence de plus de quarante collectifs dans la région de Madrid, qui d’une manière ou d’une autre, évoluent dans le milieu de la contestation autogestionnaire et horizontale, et l’augmentation du nombre de publications en lien direct ou indirect avec ces espaces, démontrent qu’une forte croissance quantitative et qualitative de nos pratiques et de nos idées a eu lieu dans la dernière décennie. Cependant, l’état actuel de dispersion et le “localisme” - non seulement territorial, mais aussi pratique et théorique - d’une bonne partie des groupes n’a malgré tout pas permis un saut qualitatif qui génère une diffusion sociale effective du mouvement, mis à part les fameux lieux communs de l’insoumission et du squat. Les dangers de ghettoïsation, de marginalisation et d’auto-marginalisation continuent décidément à constituer une bonne partie de la réalité du mouvement. La construction d’une organisation qui englobe la majorité de ces groupes permettrait un saut qualitatif fondamental, non seulement en mettant en contact divers collectifs qui jusqu’à présent avaient travaillé séparément, mais aussi en permettant une union des forces qui pourrait être le germe de nouveaux champs de conflit dans des territoires où jusqu’à présent ne se maintient qu’une présence-témoin -travail, écologie, développement de nouveaux et plus puissants moyens de contre-information, etc.- ; en mettant en circulation des informations qui jusqu’à présent restent à l’intérieur de petits cercles ; en créant des structures permanentes qui servent d’écoles et d’appuis politiques pour les nouveaux groupes, sans leur imposer “les modes de fonctionnement corrects”, mais en leur permettant la connaissance de l’histoire et de l’activité des autres groupes, nouvelle valeur d’usage d’une mémoire qu’aujourd’hui même on perd ou on méprise ; en conférant une voix et une présence à des modes authentiques de dissidence face à la pseudo-critique médiatique et spectaculaire qui règne actuellement sur les masses ; et surtout en créant un point de référence public et visible qui pourrait, avec une présence dans divers quartiers, organiser la participation immédiate des nouveaux et nouvelles intéressé-e-s.

Cependant nous considérons que l’unité ne peut être obtenue à n’importe quel prix et par n’importe quel moyen. La construction de ce nouvel espace doit être discutée et doit être un processus actif auquel participent toutes les parties impliquées. D’autre part, nous croyons qu’il est nécessaire que l’organisation se construise sur des fondements solides et sur une affinité qui aille au-delà de l’accord ponctuel et de l’action directe.

De la nécessité de s’organiser autour d’un projet

Nous pensons qu’il ne peut exister aucune forme d’action consciente si celle-ci n’est pas mise en oeuvre avec la volonté explicite qu’elle se produise dans un sens déterminé et pas dans un autre. L’action politique, bien que ses résultats soient toujours imprévisibles, et bien qu’elle se réalise comme création de nouveaux liens et relations, est toujours une action pleine de sens -nationaliste, bureaucratique, libertaire...-, un sens qui va donc bien au-delà du simple affrontement concret. Un projet ne représente rien de plus que l’explicitation du sens de nos pratiques ; il n’est donc ni un corps de doctrines fermé, ni l’expression pratique d’une identité sociale déterminée -les basques, les anarchistes...-, ni même une théorie mise en marche - comme le marxisme-léninisme. Bien qu’il puisse être toutes ces choses, nous entendons qu’un projet n’est rien d’autre que les principes qui regroupent un ensemble déterminé de gens et qui oriente son action dans un sens spécifique. “Un sens libertaire” ne représente pas l’organisation idéale de la société pour le lendemain de la révolution -ce qui serait un programme révolutionnaire-, ni la détermination absolue de ce qu’il faut faire, mais fait simplement référence à l’orientation des actions et à la visibilité de ce que nous voulons.

Un tel projet est pour nous le projet d’autonomie qui coïncide essentiellement avec les principes postulés par le mouvement libertaire classique. L’autonomie, comme pièce centrale de l’organisation et de l’action politique, s’appuie sur la volonté que la communauté sociale décide directement de l’organisation et des buts de sa propre existence. C’est-à-dire que les individus réalisent un effort intense de réappropriation de leur vie. En termes classiques, “ l’émancipation des travailleurs et des travailleuses ne peut être l’oeuvre que d’eux et d’elles-mêmes ”. Cela suppose que l’on ne recoure à aucune instance supérieure d’organisation sociale, qu’elle se nomme dieu, nature, raison, famille, nation, économie..., mais que ce soient le débat public même et la décision consensuelle qui dirigent la vie publique du collectif. Ainsi, il n’y a pas de place dans l’organisation, suivant notre position, pour une quelconque sympathie ou proximité avec l’espace nationaliste basque, ou avec les mouvements dits “de libération nationale”, qui pourraient très bien être rebaptisés “de transition de pouvoirs” (du vieil Etat centraliste au nouvel Etat périphérique).

L’autonomie comporte ainsi tout un ensemble de traductions bien connues, comme le rejet du patriarcat ou des relations de domination de genre, l’anticapitalisme, l’autogestion, l’anti-étatisme, l’auto-organisation, etc... Des luttes et des positions qui ont toutes une longue expérience historique. Ainsi le projet se place dans une tradition historique déterminée, non pas pour répéter d’anciennes formules, mais pour en produire de nouvelles qui reprennent et rénovent l’ancien sens de la théorie et de la pratique.

En résumé, la construction de l’organisation autour d’un projet libertaire de ce type ne suppose pas la répression de toute différence, puisqu’en définitive on ne connaît jamais parfaitement les moyens pour insérer ces valeurs dans le monde, et on ne connaît pas non plus toutes les implications et les matérialisations que peut revêtir ce que nous voulons. Par contre, cela suppose de l’intransigeance, ou au moins de l’indifférence, envers les pratiques qui apparaissent comme contraires au dialogue, à l’autonomie et à la réappropriation de la vie. Un projet libertaire semblable à ce que nous avons décrit est aussi ouvert que l’est l’imagination de ses participant-e-s, et, en se fondant sur des principes négatifs -absence de relations de domination- ou méthodologiques -que les individus et les collectivités soient maîtresses et conscientes de leur vie-, ne comporte de façon intrinsèque aucune nouvelle forme de fondamentalisme ni de négation de la différence, il établit simplement le cadre qui empêchera la différence de s’imposer de manière autoritaire.

Par conséquent, nous considérons nécessaire que la nouvelle organisation qui naîtra de ces débats s’articule sur l’explicitation de ce que nous voulons et de ce qui nous anime, à travers la formulation statutaire de principes et de finalités, afin non pas de créer un corps de doctrines ni une définition idéologique officiels (il y a la place, dans une organisation de ce type, pour un grand nombre d’autodénominations : libertaire, anarchiste, autonome, communiste libertaire, écologiste anticapitaliste,...), mais plutôt de ne pas permettre un “tout se vaut”, dans l’organisation, qui pourrait nous faire glisser vers l’ambiguïté et vers une dangereuse proximité avec des positions autoritaires.

Par et pour l’organisation

L’allergie qu’inspirent à beaucoup de gens les compromis et la responsabilité qu’impliquent la participation à une organisation se trouve en parfaite résonance avec l’époque que nous vivons. Les critiques saines et fondées du militantisme et du sacrifice personnel ont déjà trop souvent dégénéré en un “je fais ce que je veux” incompatible avec le développement responsable et autonome des décisions. Nous ne pouvons certes pas plaider pour le militantisme aveugle, propre à une bonne partie du mouvement ouvrier traditionnel, qui exigeait du militant une abnégation désintéressée qui la plupart du temps n’était rien d’autre que le produit de l’étouffement de la capacité de réflexion et de participation effectives. Nous ne pouvons pas non plus défendre un modèle d’organisation qui ruine toute différence et qui détruise la capacité d’innovation et de création de nouvelles relations sociales et de nouvelles formes de lutte. Mais nous ne pouvons conclure que toute forme d’organisation qui recherche l’unité et le consensus, au moins dans une partie de son action, est capable de détruire toute différence subjective et d’imposer la tyrannie de la majorité. Loin de ce préjugé, nous pensons que l’individualisme extrême que démontrent certains groupes et l’expansion illimitée de la volonté et du désir personnels, quoi qu’il arrive, sont absolument inconciliables avec une quelconque organisation pratique du projet indiqué plus haut. Ils sont, par contre, très significatifs de comportements largements promus par la publicité (“vive la différence”, “sois toi-même”, “c’est toi qui choisis”). Cet ultra-individualisme reproduit les modes d’isolement social. La pluralité qui doit exister dans une assemblée (qui doit aussi nécessairement provoquer cette pluralité, en faisant naître la différence -problèmes, attitudes, propositions-) peut trouver une réconciliation dans l’action commune, qui ne suppose pas le sacrifice d’une minorité, mais la recherche, en dernière instance, du consensus, fruit du dialogue et de la discussion. Consensus bien distinct de celui que l’on connaît dans le cadre de la consommation et de l’Etat - espace de séquestation du politique. Distinct dans la mesure où ce dernier est indiscutable, imposé, où il exige une adhésion irréfléchie à ses principes.

Ainsi, on ne peut pas tolérer un militantisme à la carte selon lequel “une fois je fais ceci et l’autre le contraire”, selon lequel à un moment je m’engage à faire une activité, puis “je renonce parce que ça ne me plaît pas ou parce que je suis tombé sur d’autres choses qui m’intéressent plus”. Il existe, bien sûr, des degrés d’engagement librement adoptés, qui sont redéfinissables dans chaque situation, mais l’engagement implique toujours une responsabilité face aux camarades et face aux décisions prises par tou-te-s. D’autre part, personne ne peut croire que la mobilisation et l’action politique sont le résultat d’un accord spontané entre sujets hétérogènes. Toute action est le fruit d’une préparation et doit être le produit (surtout si l’on veut se solidariser avec le projet libertaire) du débat public, du dialogue et du consensus entre des parties qui, tout en étant différentes, avancent une volonté unitaire dans l’exécution de la décision. En définitive, nous plaidons pour la responsabilité et l’engagement dans l’activité politique, pour la création de nouveaux espaces publics, fondés sur les valeurs classiques d’auto-organisation et d’autonomie, et au sein desquels soit possible la participation effective de tou-te-s à la création de nouvelles formes d’expérience et d’activité.

Vers la fédération

Il y a aussi une grande diversité de propositions concrètes d’organisation. Cependant on peut avoir une préférence pour deux modèles fondamentaux : la coordination et la fédération. Malgré l’ambiguïté de ces deux positions, on peut relever de notables différences. Une coordination serait plutôt une réunion de collectifs et de groupes différents et indépendants, qui passent régulièrement des accords et réalisent des actions communes. La fédération est une organisation unitaire dans laquelle travaillent des groupes et des collectifs aux terrains d’action variés. La coordination est donc une réunion, en général à des fins concrètes, de différents collectifs et individus. Les autres groupes ne sont pas forcément tenus par les accords passés. La coordination est plus flexible, mais aussi plus faible, moins efficace au moment d’organiser des actions communes. Une fédération suppose l’élaboration de statuts qui sont les mêmes pour tous les groupes. Les accords sont inaliénables, et généralement l’organisation se dote d’une série de postes sans capacité de décision et totalement subordonnés à l’assemblée des collectifs. Les détenteurs et détentrices de ces postes sont élu-e-s et n’ont pas, par ce biais, de pouvoir de décision. Ils/elles ne font que garantir qu’il existe des responsables pour exécuter des décisions prises par toute l’organisation. Ainsi peuvent exister des secrétaires -archives, notes, propagande...- et des commissions -de la revue de la fédération, d’investigation en cas de faute grave, comme la manipulation de compte-rendus ou l’exclusion d’un groupe ou d’un camarade...

Nous autres penchons pour cette dernière formule, puisque nous pensons qu’elle garantit vraiment l’application des décisions de l’assemblée, l’expansion des activités du mouvement et la création d’un point de référence public et permanent d’organisation qui permet la création beaucoup plus rapide de nouveaux groupes. Cependant, cela implique un niveau d’engagement beaucoup plus fort que celui qu’entretiennent aujourd’hui la plupart des collectifs, et que peu de personnes, soupçonnons-nous, sont disposées à assumer. Voilà pourquoi nous proposons que les deux modèles soient discutés et que chaque groupe manifeste sincèrement sa volonté et sa capacité de développer un travail continu, afin de pouvoir créer la forme d’organisation qui sera la plus réaliste et la plus incluante possible. Ainsi, nous amenons au débat l’ébauche suivante de future fédération de groupes autonomes et libertaires de Madrid.

La fédération de groupes autonomes est formée par tous les collectifs et individualités disposés à participer à une activité de questionnement global théorique et pratique, bien que leur travail concret se concentre en un terrain d’action réduit, non seulement territorial (quartier, squat, université, lieu de travail) mais aussi pratique (une revue, une agence de contre-information, une lutte spécifique : squat, insoumission, écologie...). Une fédération de ce type est ainsi une organisation plurielle, au sein de laquelle chaque groupe et chaque collectif peut déployer son activité sur son terrain concret, et à la fois participer aux campagnes et actions communément décidées par tous et toutes.

Ses “principes et finalités” comprennent les valeurs libertaires classiques du projet d’autonomie, qui doivent être assumées par toutes celles et tous ceux qui veulent participer à l’organisation.

Les décisions doivent être prises à un seul niveau : soit celui des groupes, soit celui des individualités. Nous pensons que les décisions doivent être prises au niveau des groupes, dans une assemblée des membres hebdomadaire ou bimensuelle, dans laquelle chaque groupe présente ses propositions et les accords trouvés dans ses propres réunions. Il est donc nécessaire que chaque collectif discute des propositions des autres et envoie un membre avec ses accords et propositions écrits. Et qu’à son tour ce membre recueille, par écrit également, les accords généraux de l’organisation et les propositions des autres groupes. Les individualités ont l’opportunité de participer aux débats, aux commissions, aux secrétariats, et à l’élaboration de nouvelles propositions, mais pas aux décisions, qui doivent être prises par les groupes. Cela encourage les individualités à former de nouveaux collectifs, et en même temps permet un haut degré de participation à celles et ceux qui ne veulent faire partie d’aucun des groupes existants.

Les décisions doivent être prises par consensus, c’est-à-dire en regroupant les volontés de tou-te-s les membres de l’organisation. Au cas où l’on n’y parvienne pas, on peut adopter le mécanisme de la pseudo-unanimité, ou faux consensus -tous les groupes moins un ou moins 10%- qui empêche le véto d’un seul groupe ou d’un nombre très réduit de groupes. Les propositions qui ne gagnent pas le consensus ou le faux consensus des groupes sont reformulées ou abandonnées. Une fois un accord passé, il doit engager tous les groupes. La fédération peut établir des réunions spéciales dans lesquelles on traitera de la modification des statuts, de l’engagement et du nombre de postes, de l’élaboration de stratégies à long-terme et de la réalisation du bilan d’une saison. Ces réunions sont les séances plénières auxquelles doivent assister tous les groupes qui font partie de l’organisation. Ainsi, il est sain et nécessaire d’organiser des colloques et des débats internes, dans lesquels on ne prend pas de décision, mais on stimule la réflexion sur la théorie et sur les pratiques de chacun.

La fédération doit se doter d’une série de postes, entretenus par des militant-e-s élu-e-s et responsables de la réalisation d’un ensemble de tâches qui sinon ne sont souvent pas réalisées, à cause du laisser-aller que produit la dénommée “responsabilité diffuse”, qui veut que “l’on parle de faire beaucoup de choses, sans que personne ne les fasse”. Ces postes accomplissent seulement ce que l’assemblée des groupes décide et sont constamment soumis, dans leur activité, à la possibilité d’être révoqués. Ils doivent tourner ou changer périodiquement pour ne pas conduire à une nouvelle spécialisation des fonctions.

Pour une solution intermédiaire

Colectivo Maldeojo

Réinventer le projet d’autonomie

Malheureusement, les observations qui suivent ne sont pas des réponses précises aux questions qui ont été fixées à la dernière réunion de “refondation” (au squat laboratorio), comme questions-clefs du débat. Le présent texte évolue sans doute sur les mêmes pistes que le débat de la dernière réunion, mais s’en va parfois tourner autour du pot toujours asséché (et pas seulement par l’ennemi) du projet autonome. Il a été impossible d’atteindre une cohérence totale, en partie à cause des urgences qui ont présidé à l’élaboration de ce texte.

Pourquoi nous assemblons-nous ?

“Nous pensions que nous pouvions nous sauver d’une manière ou d’une autre, par les voyages, la musique, l’amitié, le théâtre, tout ça... Que la vie viendrait nous délivrer on sait pas bien comment, pendant que nous nous taisions, afin de ne pas les fâcher, les contrarier... mais aussi parce que nous voyions que nous étions coincé-e-s, seul-e-s, isolé-e-s. Maintenant nous le savons enfin : ce problème n’était pas personnel, individuel. C’est un problème commun à nous tou-te-s !” (Paris, 1986)

Pour quoi nous assemblons-nous ?

Dans la dernière réunion de refondation de la Coordinadora de Lucha Autonoma, il a été dit une chose avec laquelle nous sommes particulièrement d’accord : nous nous assemblons pour réinventer le projet autonome et pour l’installer de manière permanente et visible dans la société. Mais si on veut vraiment réinventer ce projet et pérenniser certaines pratiques, il faut non seulement dépasser les querelles construites autour du fétichisme des mots et des symboles, mais aussi élargir le contenu réel donné jusqu’à présent à ce projet et à ces pratiques.

Nous nous sommes rendu-e-s compte depuis maintenant longtemps que la simple collectivisation des moyens de production ne faisait pas disparaître par magie le reste des formes de domination existantes dans la société. Nous nous sommes rendu-e-s compte, ainsi, que la société ne s’organise pas selon le schéma banal de base-superstructure. Tout cela est évident, bien qu’on commette toujours l’erreur d’illustrer cette conclusion avec l’exemple de l’Union Soviétique (comment peut-on parler de collectivisation quand une bureaucratie concentre tout le pouvoir de décision sur la production, l’orientation du travail, la redistribution, etc. ?). Mais, dans ce cas, comment se fait-il qu’on ait dédié si peu de temps et d’efforts à la compréhension de dimensions du social aussi fondamentales que le langage, l’art, l’urbanisme, le temps, la technique, l’inconscient, etc. ? Ne serions-nous pas encore en train de penser - sans oser le dire - que ces problèmes se résoudront d’eux-mêmes le jour de la révolution ? Comment peut-on prétendre réinventer le projet autonome sans considérer un instant la vie quotidienne - parce que c’est bien ça qu’on fait quand on ne répond pas à des questionnements comme ceux sur le langage, l’urbanisme, le désir, etc. ?

Il est très clair que ces thèmes ont suscité de plus en plus d’intérêt ces dernières années. Et différentes personnes y ont prêté attention en partant d’un point de vue qui relie ces analyses et le projet révolutionnaire de transformation globale. D’autre part, il est évident que l’on ne peut rejeter, en le qualifiant d’absurde, le danger de prolifération d’aristocraties qui utilisent la théorie pour confondre et voiler la réalité -c’est à dire, qui font de l’idéologie- et conserver ainsi leur triste statut. Mais il faut toujours souligner un fait : c’est le désintérêt pour l’analyse théorique qui est à l’origine de la propagation des impostures, et non le contraire. Si, au contraire, la théorie critique était plus familière, la capacité de séduction rhétorique des discours qui décorent le vide serait pratiquement nulle. Il est très courant d’entendre des bravades contre le travail théorique. Occasionnellement, on entend aussi de justes critiques sur la masturbation intellectuelle. Mais il est très curieux de voir ce qui se passe quand on cesse de faire le moindre effort théorique : on perd le respect pour la pratique.

D’un autre côté, si nous ne faisons pas attention et si nous n’opérons pas de distinction entre théorie et pratique, nous finirons par essayer de résoudre les problèmes pratiques dans et par la théorie. De cette manière on perd l’autonomie de la pratique et on confond tout. Comment, par exemple, trouver une solution une bonne fois pour toutes au problème des relations avec les institutions (concept qui inclut les administrations universitaires autant que les municipalités, en passant par les transports publics et les Jeunesses Communistes Révolutionnaires) ? Qui dictera les hypothèses a priori valables en tout temps et en tout lieu pour juger l’activité pratique ? L’autonomie relative de la pratique signifie précisément qu’il est impossible d’analyser une situation concrète avec un catalogue parfait d’hypothèses théoriques. La pratique nous confronte quotidiennement avec la nouveauté et la singularité, avec des situations que la théorie ne peut prédire et qu’il faut analyser de manière spécifique entre gens impliqués. Ainsi, la pratique même fait naître constamment un nouveau savoir. Nous jugeons tou-te-s durement la collaboration de Federica Montseny au gouvernement républicain, par exemple. Mais une donnée importante nous échappe : nous savons maintenant ce qui s’est passé, elle ne le savait pas. Celles et ceux qui savent lire comprendront que nous ne défendons aucunement la collaboration de temps à autre avec les appareils bureaucratico-hiérarchiques, pas plus que nous ne légitimons les Pactes de la Moncloa. Il s’agit simplement de garder à l’esprit que la future organisation des groupes (quelle que soit sa forme) ne peut se fonder sur des hypothèses invariables qui s’arrogent le droit de juger la pratique. On peut, à partir de cette considération, convenir malgré tout de dénominateurs communs qui empêcheront les contradictions de fleurir et de finir par déchirer l’organisation.

Cette argumentation répond à la coutume que nous avons d’évoquer l’action politique à travers le schéma théorique des fins et des moyens. Nous parlons, par exemple, de “traduire la théorie en réalité”, comme si la théorie était une hypothèse qu’il faut vérifier dans une expérimentation pratique. Nous parlons aussi de “considérer l’organisation comme un moyen, un outil”. Métaphores équivoques. La praxis est précisément cette activité qui tend vers l’autonomie (fin) à partir de l’autonomie (moyen). Et l’organisation autogestionnaire, égalitaire et horizontale, est une manifestation fondamentale de la praxis ; elle tente en effet d’étendre l’autonomie à partir de l’exercice même de l’autonomie. Dans la praxis, l’autonomie des autres n’est pas une fin mais un début. Elle n’est pas finie, elle ne se laisse pas définir par un état ou des caractéristiques définitives. Il n’y a pas un “état” d’autonomie. Le reste n’est qu’une conception militaire de l’action : on choisit des moyens en vue de fins envisagées par avance, on calcule les coûts, les pertes nécessaires, et le succès ou l’échec de l’activité selon la proximité du résultat avec les fins envisagées au début. La moindre expérience d’activité politique autonome nous apprend que les choses ne sont pas ainsi, que le succès ou l’échec de l’activité ne peuvent jamais être comparés au programme initial parce que les objectifs changent dans l’action, l’activité provoque une série de nouveaux événements, etc. En disant que “l’organisation n’est qu’un moyen”, peut-être veut-on signaler le danger que l’activité s’aliène à un programme. Le programme, qui n’est rien de plus qu’une vision fragmentée et provisoire du projet, peut être pris pour quelque chose d’absolu ; on néglige alors la “fin” : l’autonomie.

Mais le fait que l’activité ne puisse pas reposer ailleurs que sur un savoir partiel ne veut pas dire qu’elle ne repose sur rien, qu’il est impossible de définir certaines choses, de vérifier des tendances et d’en tirer les leçons adéquates. Si nous décidons que sans théorie globale il ne peut y avoir d’action consciente, continue, projetée vers l’avenir, orientée selon certains principes, etc., nous sommes prisonnier-e-s du fantôme du savoir absolu. Et si nous disons que l’action consciente, prolongée, etc., ne peut répondre qu’au rêve totalitaire de réprimer les différences, nous sommes tout aussi prisonnier-e-s du fantôme du savoir absolu. Le choix supposé entre géométrie et chaos est une fiction, et n’a aucun sens dans l’activité humaine, qui n’est jamais organisée de manière exhaustive, ni soumise au désordre moléculaire complet. Peut-être pourrions-nous dire de l’activité autonome ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty disait de son travail et de ses enfants :

“Mon métier, mes enfants, sont-ils pour moi des fins ou des moyens, ou une chose et l’autre en alternance ? Ils ne sont rien de tout ça : ils ne sont certainement pas des moyens de ma vie, qui se perd en eux au lieu de les utiliser, et ils sont beaucoup plus que des fins, puisqu’une fin est ce que l’on veut et puisque j’aime mes enfants et mon métier, sans mesurer d’avance jusqu’où tout cela va m’entraîner, et bien au-delà de ce que je peux connaître d’eux. Non pas que je ne sache pas à quoi je me dédie : je les vois avec le type de précision que supposent les choses existantes, je les reconnais entre tous, sans savoir du tout de quoi ils sont faits. Nos décisions concrètes ne pointent pas des significations fermées.”

Les deux positions exprimées dans les débats ouverts par Lucha Autonoma pour réorganiser le monde autonome madrilène peuvent être analysées séparément puis réunies comme nécessaires et complémentaires.

L’organisation articulée en fédération

Après avoir jeté un coup d’oeil au panorama autonome madrilène, nous pensons qu’un bon nombre de groupes, surtout les collectifs de quartier, ont besoin d’une forme d’union qui irait au-delà de la simple communication ponctuelle ou de l’organisation diffuse (nous employons ici “organisation diffuse” non pas comme un concept défini, mais comme un simple terme de référence à l’assemblage de divers groupes au moyen de noeuds lâches et sur la base de certaines pratiques).

Le problème que rencontrent les différents collectifs est clair : l’absence d’une structure qui articule, sur tous les terrains, un front commun. Il n’est pas moins évident que cette articulation ne peut être obtenue qu’à partir d’une base commune ; en effet la force déployée par chaque collectif sur son terrain doit avoir le même sens collectif. Autrement dit, les collectifs qui forment cette organisation ne peuvent travailler en brutale contradiction les uns avec les autres. Cette nécessité de convergence nous oblige à discuter avec un objectif clair : tomber d’accord sur une position unitaire, qui permette aux différents collectifs de travailler autour d’un même axe qui tournerait en autant de sens qu’en suivent les collectifs.

Ceux qui déclarent que l’idée de fédération porte en elle une répression des différences se trompent. Il s’agit simplement d’un problème de cohérence. L’union cohérente de certaines formes de réflexion-action est une façon de conjuguer ces forces avec celles auxquelles nous avons fait référence plus haut, sans qu’elles s’affrontent entre elles. Par exemple, il serait incohérent d’entretenir une organisation au sein de laquelle un collectif de quartier lutterait durement contre la manipulation des syndicats bureaucratiques, pendant que le collectif du quartier voisin collaborerait activement avec ces mêmes syndicats. Ces contradictions brutales finiraient par miner l’organisation.

Le problème que nous entrevoyons tou-te-s à présent est la prolongation indéfinie et tendue des discussions. Les débats des groupes qui veulent converger vers une fédération devraient acquérir l’aspect d’une négociation : une discussion en vue de points d’accord et de conclusions qui, sans être définitives, puissent mettre en marche la fédération.

Le niveau de l’information

D’autre part, il serait souhaitable qu’en même temps que ces collectifs entament le processus de fédération, débute également (entre tous les groupes, fédérés ou non) la construction d’un espace stable d’échange d’information, de textes, de propositions, de débats, d’analyses, etc.

Dans cet espace de communication, aussi nécessaire que la fédération, pourraient dialoguer tous les groupes “antagonistes” de Madrid. Le collectif Maldeojo, par exemple, qui écarte pour l’instant la possibilité de se fédérer par incapacité d’affronter les implications que cela comporte forcément, serait très intéressé à participer à la construction de cet espace de rencontre et de discussion.

La mise en marche d’un espace d’échange d’information (nous entendons ici par “information” tout type de textes, propositions, analyses, etc.) permettrait d’en finir avec la méconnaissance généralisée des groupes entre eux et de mettre en conract des pratiques très différentes et hétérogènes : squats, distros, écologistes, musicien-ne-s, féministes, antimilitaristes, situationnistes, surréalistes, agences de contre-information, etc. etc.

La réflexion sur ce problème est fondamentale ; en effet, la situation actuelle est caractérisée par la séparation absolue de toutes les façons de concevoir la critique du système. Ouvrir et consolider un espace de communication, d’information et de débat permettrait de dépasser cet isolement et favoriserait en chaque groupe l’élargissement de la critique, théorique ou pratique, par des thèmes de toute nature : du travail antifasciste jusqu’à l’intervention anti-urbaniste dans les villes ; de l’écologisme jusqu’à la lutte syndicale, de l’antimilitarisme jusqu’à l’actionnisme esthétique, du squat jusqu’au travail sur la manipulation génétique, de la contre-information jusqu’à la critique du système éducatif, etc. L’ouverture de nouveaux terrains d’analyse et de lutte ne peut se faire qu’à travers la communication entre les expériences de chacun de nos groupes.

Conclusion : pour commencer

Comme nous le disions ailleurs, tout reste à faire, tout reste à réinventer : le langage critique ; l’alliance de la réflexion, de la mémoire et de l’action ; une véritable communauté radicale en définitive. Il s’agit, et c’est le plus difficile, d’inventer et de mettre en jeu certaines significations (le goût pour la liberté, le sens du temps historique, qui est le temps de l’action et non le temps de la répétition, le sens de la mémoire et un appui de la tradition, un nouveau sens de la communauté, de l’union par ce que nous faisons et pas par ce que nous voyons à la télévision, etc.). Ces significations sont le contenu substantiel de mots comme l’autonomie et l’auto-organisation ; et sans un tel contenu ces mots ne sont que des tétines vides dont toutes les bouches se servent. Beaucoup de personnes vivent dans la soumission, non pas parce qu’elles ne savent pas s’auto-organiser, mais plutôt parce qu’elles ne veulent pas le faire, parce que l’autonomie ne signifie pour elles rien de réel. La création de nouvelles significations est indissociable de la création de nouveaux espaces de socialisation dans lesquels ces significations puissent communiquer et vivre ; elle est également indissociable de la réactivation d’une mémoire de l’Histoire, où se trouvent les éléments sur lesquels on pourra appuyer ces significations, afin justement de les créer.

Il s’agit, en définitive, de la création d’une communauté radicale, d’un acteur collectif qui puisse contribuer à l’effondrement de l’état actuel d’atomisation, à travers une conscience et une expérience partagées, un projet et une mémoire communs :

“La réalité d’une telle communauté réside dans le fait qu’elle constitue en elle-même une “unité plus intelligente que tous ses membres” (remplacer par collectifs). Le signe de son échec sera la régression vers une espèce de néo-famille, soit vers une unité moins intelligente que chacun de ses membres”. (Encyclopédie des Nuisances).

Epilogue

Agustin Moràn

Le processus de refondation des collectifs de lutte autonome de Madrid

(extraits)

Le 20/02/1999 s’ouvrit la première assemblée de la refondation de Lucha Autonoma. Cinq assemblées suivirent jusqu’à juillet 1999. Les critères de sélection des collectifs invités étaient variés : “Etre extérieurs aux institutions, vouloir créer des structures stables, avoir une mentalité unitaire et intégratrice, avoir une pratique commune et pas seulement une théorie commune, être des collectifs autogérés et non hiérarchisés.”

Dès la première assemblée, deux positions très marquées se distinguèrent, polarisèrent le débat et le conditionnèrent du début jusqu’à la fin. D’un côté fut formulée une proposition de formalisation de la nouvelle Autonomie en une fédération de groupes autonomes, sur la base de nouveaux statuts qui devaient contenir tous les moyens et tous les objectifs de la nouvelle organisation, comme lignes d’accord théorique. D’un autre côté, des militants d’un squat critiquèrent “l’ambiguïté de la proposition de Lucha Autonoma”, défendant “une dissolution radicale de cette coordination comme unique façon d’atteindre une dimension constituante véritable”. “Plutôt que de discuter de la refondation de Lucha Autonoma, il faudrait débattre de thèmes d’intervention sociale (Maastricht, Kosovo, immigration, répression, etc.)”. Ils proposèrent “d’impulser un réseau et pas un Parti de l’Autonomie”. Ils déclarèrent “que l’autonomie n’est pas nécessaire comme organisation, mais comme pratique sociale”. Au lieu de s’associer dans un modèle limité de bloc autonome, il vaut mieux s’étendre en se dissolvant dans le social. “Il faut se coordonner à partir du réel, à partir du social”. (Interventions verbales dans les assemblées).

Leurs deux textes, “l’Autonomie en tant que crise” et “Quelques considération sur l’institution et l’organisation”, contiennent de précieuses et opportunes contributions au débat. En particulier le premier texte, qui expose une vision équilibrée des différentes étapes et courants de l’autonomie (sociale, organisée,...), faisant apparaître des possibilités d’explorer des formes plus radicales de refondation. Le second texte est un plaidoyer plus formel contre toute tentative de reconstruction de l’autonomie, ou de ses parties quelles qu’elles soient, sur la base d’une coordination stable. Le scénario de la constitution de l’Autonomie est judicieusement décrit comme celui de la tension entre notre pouvoir constituant et le pouvoir constitué. La critique du fantasme d’arriver à être fort en réunissant des faiblesses, la dénonciation de “l’anarco-léninisme” et de la croyance que les réunions périodiques de délégué-e-s garantissent en elles-mêmes le développement des collectifs dans le social, pointent des problèmes réels chez les groupes participants.

La majorité des collectifs n’était pas pour la formule de la fédération dotée de statuts, mais encore moins pour se dissoudre en tant qu’organisation. Tous les groupes, plus ou moins dissous dans le social, selon leur degré de connexion avec la société, après des années de coordination, étaient favorables à la recherche de formules de coopération organisée et stable, pour les raisons exposées plus haut (dans l’introduction de la brochure). De fait, l’une des conditions pour le lancement du processus était précisément “le désir de créer des structures stables”.

Naturellement, tout dans un processus de constitution peut être considéré comme ouvert, y compris les limites posées au processus proprement dit. Néanmoins, une fois proposées ces deux positions, le débat resta casé entre les deux, de telle manière que la quantité de nuances de la proposition de coordination, largement élaborée par les collectifs, disparut, et l’on ne reconnut plus d’autre opposition à “se dissoudre dans le social” que “le Parti de l’Autonomie” avec ses statuts. L’impact de la radicalité verbale qui comparait toute forme d’organisation à l’Etat, et qui défendait “l’expansion” et la dissolution dans le social comme processus constituant véritable, réussit à faire oublier à beaucoup de personnes les nuances des textes débattus, les conquérant grâce au lyrisme spontanéiste. Ce qui, dans la première assemblée, n’était l’opinion que d’un collectif, grandit en gagnant l’adhésion totale ou partielle de divers collectifs. On en vint même à produire un procédé de double débat, où le matin de réunissaient celles/ceux du “réseau diffus” et le soir les autres, celles/ceux du “Parti de l’Autonomie”. Comme cette classification était faussée, personne ne comprenait rien et le double procédé mourut de mort naturelle.

Le discours non homogène du spontanéisme oubliait beaucoup de choses en plus des textes débattus. Les possibilités de survie d’un collectif qui habite un squat et qui compte en son sein des militant-e-s expérimenté-e-s, sont différentes de celles de collectifs de gens jeunes, parfois presque dépourvus d’expérience, dont la vie quotidienne et le militantisme sont scindés, et pour qui, de plus, la coordination stable de leur collectif avec d’autres collectifs est un signe d’identité.

L’absence de limites dans les affirmations, le manque de dialogue avec le discours qui avait lancé le processus, la méconnaissance des spécificités des groupes coordonnés qui l’avaient impulsé, ruina la possibilité de dialogue et d’enrichissement mutuel. Ce processus de constitution, en proie à la confusion, la division et la fatigue, ce processus qui laissait tout ouvert pour finir par construire presque zéro, a été sur le point de passer de “refondation” à “dissolution et disparition” de Lucha Autonoma.

Dans l’assemblée du 10/04, les lignes de déblocage du processus pointèrent leur nez. “Que tou-te-s celleux qui veulent une coordination de collectifs autonomes discutent de points d’unité minimale et se mettent dès maintenant à fonctionner ensemble, en laissant pour plus tard une plus grande précision des formes de coordination.” Dans l’assemblée du 3/07/1999 on approuva les points d’unité minimale de la coordination. Tout au long du processus, il y eut plusieurs contributions écrites. (Les textes de cette brochure sont certaines d’entre elles) .

(septembre 1999)

Chronologie

- 1990 : création de la coordination de collectifs autonomes madrilènes Lucha Autonoma.

- janvier 1999 : début de la refondation de Lucha Autonoma : première assemblée.

- premiers mois de 1999 surtout : écriture, par les différents collectifs impliqués dans cette refondation, des textes présentés dans cette brochure.

- automne 1999 : parution de ces textes, et d’autres textes sur les mêmes thèmes, dans le troisième numéro de la revue ContraPoder (organe de communication et de débat des collectifs autonomes).

- décembre 1999 : fin du monde (Nostradamus)

- juillet 2001 : traduction de ces textes, par un non-spécialiste, du castillan au français. Toute envie de participer à la correction et à la retraduction de ces versions est la bienvenue. Dans cette optique, ou dans celle d’une simple consultation, l’original en espagnol de la revue est disponible en tout cas à l’infokiosque de Grenoble et peut être photocopié par ses auto-gérant-e-s.

L’infokiosque

Squat des 400 Couverts

10 traverse des 400 Couverts

38000 Grenoble

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