VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

Alain Tizon, François Lonchampt, 1999

Préface

En 1968, en pleine société de consommation et de plein emploi, éclate la première grève générale sauvage qui paralyse un grand pays européen. Toutes les institutions sont remises en cause, usines, bureaux et édifices publics sont occupés, partout se créent des "comités d'action" et l'on assiste à une formidable libération de la parole et même à quelques tentatives de réorganisation révolutionnaire des échanges sous le contrôle de ces comités. Dans ce climat d'exaltation et de liberté, certains ont cru entrevoir la possibilité de pousser la critique de la société marchande jusqu'à ses plus extrêmes conséquences et de renouer avec le rêve d'une histoire enfin transparente aux hommes qui la font. Et parmi ceux qui se lancèrent alors dans toutes sortes de voyages et d'aventures, politiques et existentielles, tous n'ont pas gardé en leur for intérieur la réserve nécessaire pour opérer en temps utile un judicieux revirement stratégique.

Tous ceux qui ont été bouleversés en Mai ne sont pas devenus grands couturiers, journalistes à "Libé" ou producteurs de cinéma, qui pour la plupart jettent un regard cynique sur leur jeunesse et piétinent aujourd'hui ce qui fût l'honneur de leurs vingt ans. Ceux-là ont droit à tout notre mépris.

Il en est d'autres qui n'ont pas résisté à ce que Pasolini qualifiait dans ses Écrits corsaires "d'une des périodes réactionnaires les plus violentes et peut-être les plus décisives de l'histoire [1]". Et nous avons tous connu quelqu'un pour qui toute cette aventure s'est très mal terminée. Ivres de vie en Mai, ils n'ont pas résisté à des années obscures et n'ont jamais pu reprendre pied. Certains se sont suicidés, d'autres ont fini dans la misère, les drogues, ou victimes d'accidents stupides et prémédités.

Ce livre leur est dédié, ainsi qu'à ceux qui, aujourd'hui, sont restés dignes.

Il est le fruit d'une tentative pour surmonter les déconvenues de ces vingt dernières années, pour remettre à l'honneur cet esprit de Mai, malgré ses ambiguïtés, et pour redonner des raisons d'espérer à tous ceux qui n'ont pas renoncé, ainsi qu'aux générations nouvelles étouffées par le culte du Dieu-Je et qui n'entendent le plus souvent parler de ce temps là que par nos ennemis.

Et au terme de ces réflexions, si nous sommes parvenus, en posant d'avance, comme le souhaitait André Prudhommeaux, quelques uns "des problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité", à remettre à leur juste place certaines des questions que le prétendu socialisme scientifique avait promptement étouffées sous les vaines certitudes de l'expérience historique et que le capitalisme triomphant s'emploie à enterrer définitivement, nous aurons alors quelque peu atteint notre but.

Pour l'écrire, et pour conjurer un sort qui nous fut contraire, il a fallu nous replonger douloureusement dans un passé où beaucoup de nos rêves se sont perdus, puisqu'il semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué nos existences n'aient contribué qu'à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd'hui.

Car il y a encore peu de temps nous vivions dans l'attente d'un affrontement décisif entraînant inéluctablement la fracture des temps, le déclin et la chute de l'économie marchande, l'avènement de la société sans classe et le règne de la liberté. Tout-à-fait persuadés que "retarder l'heure du soulèvement des ouvriers dans chaque pays constituait le seul véritable souci de la stratégie politique mondiale des états [2]", nous aurions pu écrire, comme les auteurs d'une revue ultra-gauchiste [3] en 1976, que "notre époque voit se développer, et verra s'amplifier une tendance à s'en prendre à toutes les institutions et à tous les aspects de la vie dominante (...) la crise montre la fragilité du système (...) les émeutes des noirs américains, Mai 68, le Mai rampant italien, l'insurrection polonaise, la révolution portugaise, les grèves et les manifestations espagnoles qui préludent à un affrontement de grande ampleur ont montré et illustré ce nouveau départ de la révolution (...) l'évolution générale nous parait claire. Elle mène au communisme."

Mais l'assaut des prolétaires à toutes les citadelles du vieux monde a été vite désamorcé, et nous avons connu l'échec de cette révolution dans un système capitaliste fonctionnant bien que nous avait annoncé l'Internationale Situationniste.

La traduction dans le langage de la théorie radicale de ce qui fut vécu en 68 a eu moins de succès que le fast-food et les consoles de jeu électronique, les masses se sont offertes aux publicitaires et non aux théoriciens de son émancipation, et la persistance d'un monde qui, nous le croyions naïvement, devait s'effondrer dans les plus brefs délais pour laisser place à la société nouvelle que nous avions cru entrevoir en Mai nous a obligés à envisager "une période historique de laquelle la possibilité de la révolution communiste soit absente [4]". Et pire encore, que ce soit précisément dans cette époque qu'il nous était imparti de vivre [5].

Aussi douloureux que cela puisse être, il nous faut donc remettre en cause nombre de certitudes et tenter de comprendre comment nous avons été si vite rattrapés puis dépassés par cette société même que nous voulions détruire et que nous avons malgré nous contribué à perfectionner.

La première de ces certitudes, c'est cette foi obstinée et aveugle qui veut que la société de classe recèle et refoule dans ses entrailles la possibilité historique de son dépassement. Elle parcourt tout le mouvement ouvrier, héritée de l'eschatologie chrétienne, elle permet aux "consciences critiques" le plus profond sommeil et le marxisme va l'ancrer comme un dogme dans la pensée révolutionnaire moderne.

La deuxième, c'est la théorie confortable de l'aliénation (ou du retard de la conscience), non pas la notion philosophique que nous nous garderons bien de discuter ici, mais cette vulgate théoricienne qui vient conforter les plus flatteuses constructions de la radicalité en prêtant aux individus et aux groupes sociaux des motivations ou des intentions inventées pour les besoins de la cause. La troisième, et c'est par là que nous allons commencer, c'est cette certitude absolue d'être au seuil des bouleversements décisifs que les "lois de l'histoire" nous promettaient, et qui provenait en grande partie de la sous-estimation d'un adversaire qu'on croyait condamné par ces lois, lesquelles interdisaient de reconnaître la bourgeoisie pour ce qu'elle est encore, la seule classe continuant sa révolution au XXeme siècle, la seule classe à même d'en poursuivre le développement.

Nous sommes de cette génération qui fut profondément marquée par Mai 68. Nous n'avons jamais été membres d'aucun parti ou groupe d'extrême gauche mais c'est avec joie que nous avons fréquenté certains milieux radicaux, dans la mouvance de l'anarchisme, de l'ultra-gauche ou de l'Internationale Situationniste dont la théorie fut notre principale influence. Et nous n'avons jamais été aussi loin que de ce côté là. Il y eut aussi les voyages, la pratique de nombreux métiers, des dérives aventureuses sur plusieurs continents, des amitiés, des amours, avec leur lot d'insuffisance, de plénitude, et de très solides moments de solitude. Quand nous nous sommes rencontrés dans un stage de formation pour chômeurs au début des années 80 la révolution entrevue en Mai était pour nous toujours à l'ordre du jour et nous pensions que c'était au sein de la classe ouvrière que nous serions les plus efficaces pour en accélérer la venue. Et nous restons persuadé qu'à ce moment là, et pour quelques années encore, cette révolution ne fut pas si loin. Mais ce que nous n'avions prévu ni compris, c'est que la société de l'époque pouvait encore évoluer suffisamment pour donner satisfaction à une bonne part des aspirations qui s'étaient exprimées en Mai, même celles qui paraissaient les plus provocatrices. Et c'est bien pour cette raison que nous n'avons pas saisi toute la portée des transformations qui l'ont affectés par la suite.

NOTES

[1] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits Corsaires, Flammarion, 1976.

[2] P.BEAUFILS et P.LOCURATOLO, Apologie de Jacques Bonhomme, Paris, 1975.

[3] KING KONG INTERNATIONAL, n°1, 1976.

[4] "La décadence du régime capitaliste est la période pendant laquelle celui-ci entre dans un état de crise permanente tout en continuant à développer les conditions matérielles et humaines de l'apparition d'un ordre social supérieur ; autrement dit, tout en continuant de développer les prémisses de la révolution socialiste. La décomposition de ce régime commencerait, par contre, à partir du moment où la possibilité objective de création d'un ordre social supérieur disparaîtrait, c'est-à-dire où le système entraînerait dans sa décadence les prémisses elles-mêmes de la révolution socialiste. C'est là précisément la possibilité de la barbarie moderne, non plus comme tendance qui se développe constamment dans la société d'exploitation mais en tant que phase de décomposition pendant laquelle aussi bien les forces productives que la conscience de classe révolutionnaire connaîtraient une régression sensible et durable. La barbarie moderne serait la période historique de laquelle la possibilité de la révolution communiste serait absente." P.CHAULIEU, "La consolidation temporaire du capitalisme mondial", SOCIALISME OU BARBARIE, 1948.

[5] Par révolution communiste, nous n'entendons, bien sûr, aucune de celles qui prétendent ou ont prétendu avoir triomphé au XXème siècle sous ce nom.

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

Les révoltes permises

"En tant que militants nous vendions des idées auxquelles nous croyions. Aujourd'hui je vend des produits dans lesquels je crois, j'applique la même éthique."

Un ancien dirigeant maoïste

Mille ubus triomphants

"... dans une solderie incroyable, qui couvre deux étages avec ses robes de soirée et ses portefeuilles en skaï. Les réveils sont fabriqués par des prisonniers politiques chinois. Morale ou économie : faudra choisir !"

Nova magasine, 1997

"Simone Veil, elle est moche, disproportionnée, elle a un problème de corps, elle est bossue, elle a une scoliose ?"

2O ans, février 1997

Heureusement, certaines des formes déjà anciennes de la bêtise humaine ont considérablement régressé. L'adjudant-chef du personnel a disparu, le beauf agressif et raciste, qui s'en prenait aux homosexuels, aux cheveux longs ou aux femmes en mini-jupes a tout perdu de sa superbe.. Mais avec ces figures lamentables que personne ne regrette, d'autres plus dignes et plus riches d'humanité ont aussi disparu. L'instituteur qui, au-delà de son dévouement pour ses classes était convaincu de remplir la plus noble des missions, l'ouvrier amoureux de son travail qui se faisait un honneur de transmettre son métier, le prolétaire autodidacte, passionné de savoir et fier de sa classe, le militant convaincu de la grandeur de son combat...

Et nous savons qu'il y a un monde entre le prolétaire consommateur moderne et les fédérés de 1871, ou les paysans pauvres d'Aragon qui connaissaient à peine l'argent et pour qui le projet de société anarchiste était immédiatement transparent et applicable. Qu'ils se sont bien éloignés ces "temps cristallins du mouvement ouvrier où tout pouvait se discuter sans crainte [1]", qu'évoquait le révolutionnaire grec Stinas dans ses Mémoires, qu'on ne reverra pas la Commune, ni la révolution d'Espagne, ni aucune des révolutions du passé ; qu'il faudra compter, pour les troubles à venir, avec des hommes encombrés de prothèses marchandes et médiatiques, éduqués et grandis dans un monde dont toutes les forces travaillent à ruiner chez eux les qualités qui leur permettraient d'affronter les contraintes d'une vie plus libre et plus digne, et à si bien pervertir leur intelligence et leur imagination qu'il devient difficile pour la majorité d'entre eux d'en avoir même la moindre idée.

Car pendant que les révolutionnaires s'adressaient à des prolétaires mythiques, leurs adversaires parlaient aux prolétaires réellement existants le langage réaliste de la consommation, avec plus de succès, et aujourd'hui une immense majorité de nos concitoyens ne se posent plus que des questions de consommateurs, d'autant plus enclins à se réfugier dans la consommation que le commerce de leurs semblables est bien souvent devenu pour eux une source d'ennui et de gêne.

Car on commence à rencontrer partout les prototypes ébauchés de l'homme nouveau créé par la bourgeoisie, réellement adapté à son époque, avec ses mille figures dont la plupart sont détestables. Hygiénistes, sympas, tolérants (de la fausse tolérance octroyée par le pouvoir), prêts à toutes les ruptures car leurs engagements ont été faibles, soumis au pouvoir en place et par avance à tous les pouvoirs à venir pourvu qu'ils leur garantissent leur confort, n'exerçant leur liberté que par le refus de toute responsabilité. Pour eux, là où il n'y a pas de publicité il n'y a pas de liberté, et là où il n'y a pas de supermarché règne la pauvreté. Ils ne sont pas tous des possédants, quoi que la plupart aspirent à le devenir et que cet espoir fragile soit parfois devenu le sens unique de leur vie, puisque l'accession à la propriété demeure l'un des vecteurs essentiels qui contribuent à la dynamique de la société. Mais ils aiment ce monde qui d'une certaine manière est devenu le leur, produit à leur usage et pour les conforter dans leur état, par le désir d'accumulation qu'il suscite et entretient remarquablement même chez les plus pauvres. Ils aiment son horizon technologique qui les fascine, les jouissances qu'il autorise, sa promesse de bonheur sans cesse différée mais à laquelle pour rien au monde ils n'entendent renoncer, et c'est pour eux qu'on produit cette idéologie du consensus, de l'ouverture, du droit à la différence, du respect béat de toutes les cultures, de la tolérance et du fair-play, variante édulcorée d'un christianisme utilitaire et débarrassé de tout ce qui gêne.

La vanité ou la vulgarité sidérante de la plupart des conversations en témoignent également, mal camouflées par l'inévitable musique de fond qu'on injecte partout où les humains n'ont pas été libérés de la nécessité d'être ensemble, au café, au restaurant, dans les transports et dans les centres commerciaux qui tendent à recouvrir le territoire tout entier. Ainsi que la perte presque partout des formes de politesse et de courtoisie pourtant créées par l'homme pour agrémenter et faciliter les rapports humains, l'inculture, l'analphabétisme, la brutalité des manières, les regards provocateurs, sans intelligence, haineux ou seulement vides de toute expression qu'on croise tous les jours, et même chez les enfants, le pauvre sourire commercial qui vient suppléer partout, même quand il n'y a rien à vendre, au malaise résultant de la dégradation de toute intelligence sensible dans les rapports quotidiens.

A tel point qu'on peut se demander si le capitalisme n'a pas colonisé l'humanité jusqu'à la rendre inapte à tout autre destin que celui qu'il lui réserve, ruinant par avance toutes les chances d'une société nouvelle en produisant massivement des êtres si bien dépossédés qu'ils n'ont plus à défendre que leur propre aliénation, vécue comme leur ultime propriété (la seule qui donne un sens à leur vie), qui prendront pour une menace l'éventualité d'exercer leur libre arbitre et se rangeront toujours sous la bannière d'un des partis qui leur garantira de pouvoir retourner à leur résignation, à cette paix du non-engagement et de l'irresponsabilité, à cette obsession de la sécurité qui rend la servitude si agréable. Car ce qui fait le succès du capitalisme, c'est qu'il continue à faire rêver les hommes, et qu'il sait si bien leur éviter la douleur de penser.

Mais il est aussi faussement révolté, l'homme nouveau, provocateur, antisocial, déterminé à se rendre partout insupportable. Et dans ce cas, ce type de bêtise crasse, insolente et sans joie qu'on rencontre dans toutes les classes de la société ne veut pas seulement être tolérée. Elle s'affiche, insolente, parle fort et entend prendre toute la place que notre hésitation à lui répondre lui ménage. Et même le petit bourgeois le plus inoffensif et protégé, s'il se veut émancipé, nous gratifiera lui aussi du rictus haineux et dur pêché dans les films américains [2], attribut ineffable et dérisoire de la virilité d'aujourd'hui et manifestation inévitable du culte de son moi. Car les plus timorés veulent prendre le train en marche pour profiter de cette nouvelle licence, de cette autorisation qui leur est octroyée de se défouler sans risque. Drapés dans l'imparable affirmation du droit de chacun à sa liberté individuelle, ils veulent prendre leur part, comme les autres, insulter les fonctionnaires de service et voler dans les magasins quand c'est facile. Tout cela (et le reste), permettant de singer la révolte sans risquer grand chose, car ces comportements qui se veulent originaux et rebelles, alors que l'originalité fait aujourd'hui partie de la norme, ne se traduisent bien souvent que par l'exploration des voies les plus directes de la frénésie consommatoire.

La bêtise, l'inculture, l'abrutissement de toute sensibilité, le recul de la poésie, sont les meilleurs garants du désordre actuel et tendent à ruiner par avance toutes les chances de voir un jour l'humanité accéder à un état plus juste et plus libre. C'est pourquoi la pseudo révolte et le non-conformisme de bazar sont puissamment encouragés par tous les pouvoirs qui se partagent le façonnage grossier des subjectivités afin d'en tirer tous bénéfices.

"La sous-culture du pouvoir a absorbé la sous-culture de l'opposition et l'a fait sienne", comme Pasolini l'a écrit, et s'il est de bon ton d'être révolté aujourd'hui, d'en prendre à son aise et d'afficher son mépris souverain pour les conventions, c'est que ces révoltes sont des révoltes permises, et même encouragées : Qui aujourd'hui se scandalise, en effet, qu'on vole des disques ou qu'on fume du Haschich ? Qu'on fraude en toute occasion ou qu'on porte l'inculture arrogante en sautoir ? N'y a-t-il pas là diverses façons de démontrer, convulsivement, qu'on s'intègre à sa manière ? Le petit monde médiatique se vante de prendre de la drogue, la jeunesse la plus démunie arbore ostensiblement tous les signes d'adhésion à un ordre que prescrivent les marchands (casquettes, baskets, walk-man et parfois des armes), le plus vulgaire des animateurs de radio, le plus sinistre et le plus bête des cinéastes peuvent passer pour de véritables libertaires, et n'importe quel aphasique violent baignant dans sa sous-culture sera qualifié de jeune rebelle par l'intelligentsia du moment qu'il est estampillé d'une banlieue à risque.

Saint-Just en blouson noir

Pendant des années, en effet, une propagande insidieuse a cherché à nous faire accepter et intérioriser une violence quotidienne diffuse, qu'une partie de la société a sacralisé jusqu'à l'ériger en valeur au même titre que l'effort ou la réussite, dont on vient s'étonner qu'elle pénètre aujourd'hui l'école et qu'on attribue en bloc aux "jeunes de banlieue", malgré tous ces jeunes, et de banlieue, qui ne se reconnaissent en rien dans des comportements dont ils sont eux-mêmes les premières victimes [3]. Car d'une certaine façon la violence est devenue une propriété particulière reconnue aux exclus, qui les signe en les excluant plus fortement encore, sous les applaudissements faussement bienveillants et dignes de jeux du cirque dispensés de loin par une claque amie qui se garde bien de participer. Car il existe toute une fascination pour la voyoucratie, avec sa variante de gauche et d'ultra-gauche, dans la droite ligne de l'Internationale Situationniste et de ses ridicules Saint-Just en blouson noir, de son idéologie du coup de poing dans la gueule, garantie d'authenticité certifiant la vérité redoutable de la révolte.

De fait, il n'y a pas de "réapparition des "classes dangereuses" dans les cités" comme l'écrit Ignacio Ramonet dans Le Monde Diplomatique [4] en pratiquant un amalgame douteux entre les banlieues et les bandes qui entendent y imposer leur loi, entre la gêne et la peur qu'on inspire à son voisin et le vieux péril rouge. Et les "débordements des cités" comme dit pudiquement Laurent Joffrin [5] pour qualifier de véritables actes de barbarie, n'ont rien à voir avec les "émotions populaires venues des faubourgs" comme il veut nous le faire croire, avec toute la malhonnêteté dont certains journalistes sont capables, aussi déterminés dans leur volonté de se débarrasser d'une histoire qui les gêne que dans leur anxiété de justifier des phénomènes qu'ils ont largement cautionnés.

Mais l'État n'a pas peur de ces banlieues dont les accès de fièvre sont attendus, et les inutiles violents désormais produits par la société tout entière, s'excluant de facto de toute autre sociabilité que clanique et pour lesquels on diffuse des modèles de comportement décidément incompatibles avec toute vie en société, n'ont jamais rien remis en cause dans un monde dont on oublie souvent qu'ils partagent les valeurs essentielles (la loi du plus fort, la concurrence, l'agressivité, la réussite(...), si ce n'est en refusant de fournir le moindre effort pour se faire supporter. Précurseurs d'un nouveau monde auquel nous sommes conviés de faire bonne figure, ils nous expliquent dans leur langage volontairement mal articulé, qu'ils ont bien compris les règles non écrites qui sont sans doute destinées à remplacer les sociabilités héritées du passé et en voie de disparition car empreintes d'un humanisme gênant dans toutes les acceptations du terme,. Contrairement à ce que prétend une rhétorique complaisante, la plupart ont choisi eux-mêmes de s'exclure, ne communiquant que sur le mode de la provocation et de l'affrontement, cultivant tout ce qui les oppose aux prolétaires qu'ils méprisent et qui sont leurs principales victimes. Généralement haïs des gens modestes, de toutes professions et de toutes origines, qu'ils s'emploient à cloîtrer devant leur télé, déterminés à imposer leur loi sur des territoires de plus en plus étendus, misant délibérément sur la capacité d'intimidation que leur jeunesse, leur détermination et leur manque de scrupule leur procure, escomptant la faiblesse et même la lâcheté d'une population déshabituée de l'affrontement physique, nombre d'entre eux appartiennent déjà à ce que Pasolini, parlant des Teddy boys qui avaient assassiné un pompiste [6], qualifiait en 1960 dans ses Dialogues en public de "typologie de la délinquance néo-fasciste."

Car si certains ne font que singer les plus grands, faute de modèles plus appropriés, si d'autres finiront par se ranger pour devenir insignifiants pour peu qu'on leur en donne l'occasion, comme beaucoup de voyous en leur temps, comment qualifier les autres, ceux qui professent sans complexe leur racisme, ceux qui rackettent les plus pauvres, ne respectent que la force brute et détestent la culture qui les agresse, sans doute parce qu'elle a encore assez de vitalité pour leur montrer ce qu'ils sont réellement, ceux qui ne trouvent leur plaisir que dans la peur qu'ils inspirent et qui s'en prennent toujours au plus faible, professant leur admiration pour la Maffia, ceux encore qui peuvent se mettre à quinze ou vingt pour massacrer un jeune de leur âge [7], ceux à l'extrême qui vont jusqu'à torturer pour inspirer la terreur et la soumission qu'ils exigent pour leurs affaires [8] ?

Il est à craindre en tout cas que cette férocité morbide, malheureusement bien en phase avec la brutalité et l'inculture qui tend à se répandre dans toutes les classes de la société, ne reste inemployée très longtemps, surtout en cas de crise sociale grave ; car ce qu'ils veulent, c'est du pouvoir, et la bourgeoisie commence à leur en donner en leur déléguant le maintien de cet ordre noir qui règne déjà dans certaines banlieues, de cet ordre déjà maffieux ou la paix civile s'échange contre la garantie de trafiquer sans entrave auquel elle semble avoir condamné une masse importante d'ouvriers et de chômeurs, dont bon nombre d'immigrés.

Par son contenu idéologique, parce qu'il est façonné autoritairement par une propagande de masse et toléré par tout un environnement qui le laisse s'épanouir par fatigue et par peur, le phénomène, par bien des aspects, ne s'apparente-t-il pas à la montée de la brutalité et de l'inculture qu'on a connue dans les années 30 ? Suffisamment préoccupant par lui même, il nourrit de surcroît la réaction imbécile et primaire du Front National, refuge d'une partie non négligeable de ceux à qui on a fermé toutes les portes, puisque la gauche, longtemps empêtrée dans une démagogie de circonstance, n'a pas eu un mot pour ceux qui subissent, français et étrangers, au quotidien, leur lot d'angoisses, de tracasseries et d'humiliations. Et il excite par contrecoup cet "antifascisme de manière, inutile, hypocrite, et, au fond, apprécié par le régime" [9] que Pasolini avait fort bien dénoncé en son temps, qui contribue à donner bonne conscience aux naïfs qui ne s'acharnent sur les fantômes du passé que pour mieux s'accommoder du présent et de tout le reste de la société. Dans tous les cas il mérite une réponse appropriée, car rien ne justifie qu'on ait à s'incliner devant l'arrogance haineuse et la provocation terroriste d'où qu'elle vienne, si ce n'est un certain conformisme particulièrement répandu à gauche, et dont la variante libertaire mérite qu'on s'y arrête. Car ce conformisme est encore de taille à entraver toute réflexion sur cette question et sur d'autres.

Prêt à penser

Le fond de commerce de la liberté

Avec son cortège de signes distinctifs démontrant l'appartenance à la communauté des élus, un certain conformisme libertaire convient bien aux feignants de la tête qui y trouvent le moyen de parer leur revendication narcissique du drapeau sulfureux des grandes révoltes du siècle. Pure imposture ! Ces immoralistes nous ennuient profondément, tout aussi bêtes et confits que les grenouilles de bénitier, surtout ceux et celles qui ont la prétention de nous enseigner leur révolution des moeurs en s'arrogeant le droit de légiférer avec un cachet d'extrémisme sur ce qui, chez l'être humain, constitue sa spontanéité, son imprévisibilité, son goût du risque et du jeu, tout ce qui fait de lui une singularité unique. Gestionnaires attitrés du fond de commerce de la liberté, vivant sans entrave dans le souffle extraordinaire de ceux qui connaissent les clés d'une société paradisiaque sur laquelle leurs droits sont souverains, les plus enfiévrés ont même la prétention de concurrencer la bourgeoisie sur son terrain favori, la jouissance, la leur étant évidemment plus intense et plus authentique, car vécue contre l'aliénation. Bardés de toutes les certitudes qui sont les plus utiles à fuir la réalité, confits et rigidifiés dans l'assurance absolue et maladive de détenir une vérité révélée, tolérant toutes sortes de travers pour bénéficier de la réciproque en retour, au nom de la liberté bien sûr, adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices pour l'assurance qu'ils en tirent que jamais personne n'aura le culot ou la folie d'exiger d'eux qu'ils les mettent en pratique, certains par là de goûter éternellement ce confort de l'extrémiste qui fait leur délice, ils se payent le luxe de cultiver l'irresponsabilité à visage découvert et s'en font une sorte de gloriole révolutionnaire. Mais toute cette façade d'exceptionnelle singularité recouvre le plus souvent l'inertie la plus totale, l'ignorance crasse au-delà des dogmes autorisés. Car chez nombre de ces prétendus libertaires, si on n'a pas de modèle, on a une belle accumulation de prêt-à-penser, et on répète sempiternellement le même choix limité d'insolences niaises, de grossièretés à choquer le bourgeois du siècle dernier, de phrases toutes faites, et d'attitudes convenues aussi indigentes que celles du puritanisme bien pensant d'une autre époque.

Il est donc bien entendu que toute norme est oppressive, toute autorité liberticide, que les minorités sont toujours opprimées, que les femmes et les homosexuels sont porteurs d'un potentiel de subversion, que les immigrés sont nos frères en révolution, que l'amour est toujours subversif et incompatible avec les rôles sociaux ou avec le pouvoir, que les "jeunes de banlieue" sont des résistants à l'ordre établi, etc. Et il en coûte à l'impudent qui prétendrait discuter ne serait-ce qu'un seul de ces articles de foi face à de prétendus amants de la liberté, en fait aussi intolérants que les curés d'une autre époque. Mais nous savons, nous, qu'il n'y a pas de société sans normes, que l'amour est aussi lieu de tous les pouvoirs, que derrière le refus de toute hiérarchie, il n'y a bien souvent que la haine de l'intelligence, de la distinction et de tout ascendant, qu'une certaine passion égalitaire ne vise généralement qu'à araser tout ce qui pourrait révéler la médiocrité et qu'il faudra beaucoup d'autorité si l'on veut entreprendre un jour de bouleverser cette société, d'une autorité dont la légitimité est à penser dès maintenant. Que nombre d'homosexuels ne font que rejeter sur l'autre sexe la responsabilité de la déception que leur vaut l'état présent des rapports hétérosexuels [10], manifestant un désir effréné de s'intégrer dans ce monde pourvu qu'on l'aménage en tout point pour le leur rendre agréable. Que les femmes, après avoir remporté des victoires non négligeables sur le plan des moeurs [11] et du travail, semblent avoir bien du mal, à présent, à se libérer des conséquences de leur dernière libération (car tout se passe comme si celle-ci ne leur avait été consentie que pour mieux les enchaîner par des liens plus subtils et non moins contraignants). Mais nous savons aussi notre maladresse et nous n'ignorons pas non plus que l'homme de ce temps n'est pas pour rien dans cette mise au pas que la bourgeoisie a su créer en exacerbant la guerre des sexes qui est pour elle tout bénéfice. Et le marché se retrouve ainsi en pays connu. Ce qui nous donne cette fin de siècle où un cynisme en vogue semble régner sur le délabrement amoureux, dans une vulgarité sans pareille. Nous savons enfin que beaucoup d'immigrés, trimballent les pires arriérations dans leurs bagages. Et de même qu'il aurait fallu, en d'autres temps, considérer l'ouvrier réellement existant, celui qu'on pouvait effectivement rencontrer, côtoyer, et non l'incarnation de la classe mythique, qu'il conviendrait, sans complaisance exagérée, de considérer aujourd'hui l'immigré réellement existant, en arrêtant de croire et de faire croire que tous les "sans papiers" sont chassés de leur pays par la misère, la guerre civile ou la persécution. Qu'on ne peut raisonner sur l'immigration actuelle en évoquant le souvenir et l'exemple de Frankel et Dombrowsky, comme si on immigrait dans la France d'aujourd'hui pour partager un combat commun et pour achever l'oeuvre de fraternité initiée en 89, comme si c'était toujours la patrie des Droits de l'Homme, de Voltaire et de la Liberté qui faisait rêver dans le monde entier les candidats au départ.

Vivant sur un héritage centenaire, bon nombre de ces libertaires auto-proclamés ont grand besoin du pouvoir qui leur permet de rester identiques à eux-mêmes, éternellement irresponsables ; et ceci nous confirme encore, si besoin est, ce que leur comportement, leur manière de manger, de s'asseoir, la teneur de leurs discussions de table et la pâle frénésie qui les anime si souvent quand ils parlent des femmes nous ont déjà démontré : que leurs mots d'ordre irresponsables sont sans suite possible, renforçant la vitrine libérale de cette société bourgeoise où, ma foi, ils ne vivent pas si mal leur radicalité. Et n'est-ce pas le bourgeois qui proclame sus à l'autorité désormais, et à bas la hiérarchie, qui encense le désir subversif et le désordre créateur, qui a décidé de promouvoir la jouissance et la passion ainsi qu'un certain dérèglement des liens sociaux, pour mieux cerner l'individu dans toute sa frénésie consommatoire, qui fraude le fisc, se moque des flics et des fonctionnaires ? Souvent féministe et antiraciste, n'est-il pas une sorte de révolté lui aussi ? Et si au repas dominical le château avait son curé, la bourgeoisie, nécessité oblige, l'a remplacé par son intellectuel, poète ou artiste (ce que Balzac avait fort bien vu) [12]. Alors à quand le radical de service ? Michel Onfray, par exemple, Vaneigemiste modéré, nietzschéen de gauche et grand rebelle devant l'éternel, qui récupère tout et tout le monde, de Céline à Cécile Guilbert en passant par Jünger, Debord et le Dalaï-Lama, au profit d'une société de tolérance et d'un hédonisme convenu tout à fait tolérable par les pouvoirs aujourd'hui, pour qui il n'y a "pas de pacification future, pas de société réalisée dans l'harmonie, mais l'éternel retour de la violence car rien ne se modifiera de substantiel. Le seul espoir, solipsiste, gît dans la sculpture de soi." Mais si l'on ne s'était jamais fondé que sur le désir de jouir pour susciter des révolutions en attendant que les associations d'égoïstes stirnériens se mettent en mouvement, on serait encore probablement sous l'ancien régime aujourd'hui. Et ces mots d'ordre imbéciles conviennent bien à notre temps, où c'est la bourgeoisie elle-même qui essaye de créer de toutes pièces un type humain en rupture avec tous ceux qui l'ont précédé, passablement asocial mais qui ne saurait la menacer en rien.

Recyclages

Un mot enfin sur tous les anciens staliniens, actuellement en plein retournement de veste, qui demandent le consensus le plus large, exigeant l'oubli de leur passé peu reluisant comme si c'était un dû, comme si tout le monde était mouillé, avec eux, comme si tout le monde avait tressé des couronnes au petit père des peuples, comme si tout le monde était complice des bourreaux du prolétariat. Ils se piquent aujourd'hui de radicalité, puisque cette radicalité est dans l'air du temps, et prétendent toujours bénéficier du beau nom de révolutionnaire et de tout le prestige attaché à l'ancien mouvement ouvrier, mais pour avoir été échaudés autrefois, non sans complaisance ni lâcheté, ne veulent plus qu'on les y colle en chefs de parti ou tout simplement en intellectuels de service. Ils se veulent les aiguillons du changement, ils n'ont plus de certitude, se refusent à adopter une attitude prescriptive, puisque on ne peut pas dire ce qu'il faut faire et veulent dépasser la lutte de classe ; leurs amis sont "plutôt de gauche", et ils se préparent à une lutte sans antagonisme frontal ni final qu'il est donc bien inutile de seulement engager puisqu'on a aucun espoir de la mener à bien. Avec de tels mots d'ordre, ces marxistes repentis ayant épuré Marx de tout ce qui les obligeait peuvent au moins se rassurer sur un point : les partisans qu'ils vont rallier sur la base d'un tel programme ne seront pas du genre à exiger qu'ils risquent leur vie, ou même leur place, pour le voir aboutir, ni qu'ils mettent leurs actes en accord avec leurs idées. Au lieu de réclamer qu'on leur tienne la main sur tous les paliers de leurs renoncements, qu'ils aient la franchise de bazarder une bonne fois cette révolution qui les encombre tellement, allez jeunesse, et qu'ils ne fassent pas tant d'histoires ! Mais ils ne doivent pas oublier que nombre de nos camarades, connus ou inconnus, ont étés liquidés par les tchékas, en Russie, en Espagne, en Chine ou ailleurs ; et que nous ne cultivons pas l'amnésie en politique, bien au contraire, l'histoire, trop souvent nous en a rappelé le prix. Il y a un opportunisme répugnant que nous n'avons jamais supporté et ne supporterons jamais ! Quand on a dit ou cautionné trop de bêtises, le minimum serait de savoir se taire ! Il y aurait aussi quelque pudeur à le faire.

Quant aux léninistes, avec bien évidemment toutes leurs variantes trotskistes, ils ne sont jamais arrivés à nous faire croire que le système bolchevique n'était pour rien dans l'abjection stalinienne. Et ils nous insupportent à rabâcher sans cesse un passé mort qu'ils désespèrent de remettre au goût du jour, quoique certains groupes on fait des efforts ces derniers temps pour sortir de la nuit bolchevique.

NOTES

[1] A.STINAS, Mémoires, 60 ans sous le drapeau de la Révolution sociale, publié en 1977 à Athènes, réédité en 1990 par La Brèche.

[2] Comme, entre cent autres, ce film dont la réclame affichée par la régie publicitaire de la RATP a au moins la franchise de ne rien nous cacher en annonçant "Sexe, meurtres, trahisons. La vie vaut vraiment la peine d'être vécue. Un film d'Oliver Stone..."

[3] Comme le montre, malgré les inévitables récupérations politiques, le développement en 1998 du mouvement Stop à la violence.

[4] Le Monde Diplomatique, janvier 1998.

[5] Editorial de Libération du 13 Mai 1998. Voir également Alain Touraine dans Le Monde de l'éducation de Mai 1998 : "Et chacun d'en appeler à la défense de l'état de droit, gardien de la paix publique et de la sécurité personnelle contre les bandes ou les "classes dangereuses" que craignait déjà tant le XIXème siècle."

[6] Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, les éditions du Sorbier, 1978.

[7] "Mourir à 17 ans dans les cités d'Aulnay", Libération, 13 Mai 1998.

[8] "Dealers et tortionnaires", Le Parisien, janvier 1998, et "Le supplice des Grands Champs revient devant les assises", 6 avril 1999.

[9] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976 ; également dans Dialogues en public, 1962, éditions du Sorbier, 1978 : "Il n'y a pas besoin d'être fort pour affronter le fascisme quand il se présente sous ses aspects insensés et ridicules ; il faut l'être à l'extrême pour affronter le fascisme de la normalité, cette codification joyeuse, mondaine, choisie, du fond brutalement égoïste d'une société."

[10] Benjamin PERET, Anthologie de l'amour sublime, Albin Michel, 1957.

[11] Nul ne se scandalise aujourd'hui qu'elles portent des mini-jupes, qu'elles fument dans les cafés, la contraception est accessible à toutes, plus personne n'avorte dans des conditions scandaleuses et un certain machisme imbécile a été bien remis en place, au travail comme ailleurs.

[12] Honoré de BALZAC, Les Paysans, Gallimard, 1975.

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

"La restauration ou l'authentique réaction apparue en 1971-1972 (après l'entracte de 1968) est en réalité une révolution. Voilà pourquoi elle ne restaure rien et ne retourne à rien ; au contraire, elle tend littéralement à effacer le passé." [1]

P.P.PASOLINI, Écrits corsaires (1976)

"Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue." [2]

Wilhelm REICH, Psychologie de masse du fascisme (1933)

"Aux côtés de ceux qui venaient sur le continent américain attirés par un nouveau monde, ou plutôt par la possibilité de construire un nouveau monde sur un continent nouvellement découvert, il y avait toujours eu ceux qui n'espéraient rien de plus qu'une nouvelle "façon de vivre." Il n'est pas surprenant que ceux-ci aient été plus nombreux que ceux-là." [3]

Hannah ARENDT, Essai sur la révolution

Un vaste mouvement d'inclusion

Les révolutionnaires avaient projeté la conquête par l'homme de sa propre nature méconnue, mais la bourgeoisie les a pris de vitesse, reprenant solidement en main les rennes du changement, pour que rien ne change qu'à son avantage et pour libérer tous les possibles entravés par les formes archaïques de domination, dans l'économie, dans l'état et dans les consciences.

Poussée en avant par la pression contestataire, elle travaillait à des bouleversements dont nous ne prenions pas la dimension, digérant notre critique, si radicale soit elle, pour en faire tout son profit, entreprenant de remodeler les besoins, les rêves et les désirs, arrachant des mains de toute autre force sociale la légitimité de la conduite du changement.

Car si le mouvement de Mai fut promptement enterré par la majorité silencieuse, le vieil ordre social avait vécu, et c'est la bourgeoisie moderniste, et non le prolétariat ni aucun sujet révolutionnaire de substitution qui s'est vite révélée comme la seule force à pouvoir lier la contestation de l'ordre établi avec le projet de sa réorganisation dans un programme hédoniste qui correspondait assez bien à la conscience moyenne des acteurs du mouvement : pour commencer, plus de jouissance, moins de contraintes, moins de sérieux, et la liquidation de bon nombre d'entraves morales considérées comme dépassées ; promotion du plaisir, de l'individu et de sa subjectivité souveraine, érosion accélérée de toute autorité autre que fonctionnelle ou technique, permissivité des plus encourageantes pour les cheveux longs ou les minijupes, et plus sérieusement encore, timide début, mais début quand même d'une reconnaissance de l'homosexualité, alors qu'une érotisation débridée commence à traverser codes et comportements sociaux. Et tout ce qui auparavant choquait, gênait ou provoquait, peut désormais circuler.

Face à un projet si réaliste et si peu exigeant, qui parlait si bien à l'homme insatisfait de son époque, promettant beaucoup sans rien réclamer en contrepartie, proposant de reculer les frontières du consommable (un voyage, une aventure, une promenade, une émotion, de la communication, de l'air, du sentiment, tout en vient à être mis sur le marché), et d'étendre ainsi les avantages de la consommation en en limitant tous les inconvénients, face à l'hédonisme du pouvoir, l'ascétisme révolutionnaire ne faisait pas le poids, tout inspiré des exemples et du langage du passé, ni les slogans de Mai.

La contestation s'est donc épuisée à force de tourner à vide avec des mots d'ordre éculés, laminée par la rapidité des transformations qu'elle a contribué à produire et qui ont affecté les sociétés occidentales à tous les niveaux au cours des trente dernières années. La théorie révolutionnaire est entrée partout en crise, n'ayant su forger les concepts qui lui auraient permis de se mettre en prise avec le monde réel pour le transformer, et "les graves problèmes de la société industrielle moderne continuent, chez nous, à être pensés et surtout vécus, à la lumière d'une culture qui est fondamentalement archaïque et étrangère au monde auquel elle devrait se confronter" comme le dit très justement Lucio Colletti [4].

Les contestataires qui ont survécu, dans leur ensemble, ne se sont pas montrés à la hauteur du défi qu'ils avaient eux-mêmes lancé. Certains, plutôt que de s'affronter aux questions du présent, continuèrent de prôner la révolution qui a échoué entre 1917 et 1939, car au moins celle là, on est bien certain qu'elle n'exposera pas ses partisans à envisager la moindre conséquence pratique à leur engagement, puisque le monde où elle devait se produire n'existe plus ! Les autres ont participé à l'évolution des moeurs et à la modernisation de la société, d'abord sans toujours le vouloir, par leur critique même, lui indiquant quelles étaient ses ultimes conquêtes possibles, puis très concrètement, en expérimentant des nouvelles manières de travailler, en inventant un autre usage de la vie. Ils ont découvert qu'ils aspiraient à la révolution informationnelle, à la réalité virtuelle, au multimédia, à plus d'autonomie dans leur travail et se sont donc ralliés à la classe qui était la mieux à même de leur conférer ce genre d'avantages. Tous continuent à se mouvoir fantasmatiquement dans un univers de références dont la plupart sont tombées en désuétude pour leur inadaptation à la nouvelle réalité (les conseils ouvriers, l'autogestion), dont certaines survivent détournées dans la publicité et dans le fatras opportuniste des programmes politiques où elles contribuent à l'inflation des promesses électorales (changer la vie en 1981, changer d'avenir en 1996), dont d'autres enfin ont été agréés par la bourgeoisie qui les a trouvées bien adaptées à la révolution qu'elle mène aujourd'hui (libération, émancipation, passion, vie quotidienne, jouissance...). Et c'est seulement là où il collait le mieux aux aspirations nouvelles de la société et dans la mesure aussi où il s'inscrivait le plus directement dans le projet révolutionnaire du nouveau pouvoir en prônant la libération des moeurs et l'émancipation de toutes les minorités, qu'un certain gauchisme libertaire a su se rendre populaire.

Ce que l'on a pu décrire comme une extension de la contestation à tous les aspects de la vie, et qui liquidait effectivement quelques oppressions par trop scandaleuses et anachroniques (comme le sort réservé aux homosexuels ou aux femmes célibataires) allait donc déblayer le terrain pour un véritable bond en avant de la colonisation de la vie quotidienne par la marchandise et pour une domestication accrue de l'individu. Comme l'avaient déjà bien compris certains jeunes révolutionnaires dès les années 70, la subjectivité, le désir, le plaisir, la minorité, la déviance, la dissidence, la folie, les identités et les différences, tout ce qui revendiquait sa place, déjà théorisé par certains intellectuels en tant que nouveaux thèmes de subversion, allait être promptement absorbé dans un vaste mouvement d'inclusion [5] qui aboutit au renouvellement de toutes les normes de sociabilité et du cadre même que l'on prétendait briser, et qui continue aujourd'hui. En 1998, un des plus gros fabricants d'informatique américaine n'hésite pas à dédier une pleine page de publicité dans un grand quotidien du soir [6] "aux anticonformistes. Les fous. Les marginaux. Les rebelles. Les dissidents. A tous ceux qui voient les choses différemment. Qui ne respectent pas les règles (...) ceux qui sont assez fous pour penser qu'ils peuvent changer le monde."

Grâce à la crise qui est devenue la justification de tout et le moyen privilégié pour contenir les revendications sociales, toutes les institutions, tous les aspects de la vie dominante ont bien été remis en cause. Mais le changement revendiqué par la gauche (car si l'on prétendait changer quelque chose à l'ordre des choses et des rapports sociaux c'était dans l'espoir de contribuer à l'émancipation des classes les plus défavorisées), ce changement est devenu de droite, au sens ou Pasolini parlait déjà de révolution de droite, puisqu'il vise désormais à consolider le pouvoir de la classe qui dans notre société est la mieux placée pour récolter les fruits de la croissance comme ceux de la crise.

Pour l'heure, une fois levée l'hypothèque d'un antagonisme irréductible entre les classes sociales, on dirait que les conflits ne contribuent qu'à renouveler les problématiques et les modalités de l'exploitation [7]. En 1995, par exemple, l'analyse des enseignements de la crise est allée de paire avec le traitement simultané des derniers feux du mouvement, et après une longue tirade sur le triste sort des SDF et des chômeurs, premières victimes du mouvement social, Alain Lebaube se réjouit dans Le Monde [8] du faible impact des grèves en raison de l'évolution des "modes d'organisation et de vie" : "le contenu du travail lui-même est en train de changer radicalement. De moins en moins lié à une production, de plus en plus informel ou relationnel, celui-ci n'a pas été entravé, comme autrefois, par l'une des plus grandes grèves que la France ait connu. Il est évident que des nouvelles formes d'organisation du travail plus souples ont été expérimentées et qu'elles ont séduit (...) cette grève a permis de comprendre plusieurs phénomènes à l'oeuvre dans notre modernité. Autant l'activité économique était, par le passé, sensible à un certain nombre d'événements contingents, autant elle parait de plus en plus en mesure de s'en abstraire".

C'est ainsi qu'un des plus importants mouvements de grève de l'après-guerre a été immédiatement qualifié d'événement contingent n'ayant réussi qu'à gêner les SDF et à donner une impulsion décisive aux nouvelles formes d'exploitation [9].

Et face à un système en mutation, qui s'est d'abord transformé sous le coup des secousses révolutionnaire, et qui évolue maintenant en permanence pour désarmer toute opposition et absorber, en l'utilisant, l'impact des mouvements qui prétendent le contester, il semble que c'est le phénomène révolutionnaire lui-même qui commence à se décomposer en perdant sa cohérence et qu'il faille encore envisager que ce monde pourrait bien n'accoucher que de révolutions qui lui ressemblent en tout point.

La classe de la conscience

"L'économie au sens le plus large (de la production à la consommation) passe pour l'expression par excellence de la rationalité du capitalisme et des sociétés modernes. Mais c'est l'économie qui exhibe de la façon la plus frappante - précisément parce qu'elle se prétend intégralement et exhaustivement rationnelle - la domination de l'imaginaire à tous les niveaux", écrivait Castoriadis [10].

En devenant la seule classe révolutionnaire à part entière, et sans concurrence sérieuse, la bourgeoisie doit devenir également la seule classe de la conscience, convoquant les sciences sociales et la philosophie mercenaires à son chevet. Car il ne s'agit plus seulement de conjurer la menace prolétarienne presque partout décomposée et de défendre des intérêts d'ailleurs bien faiblement remis en cause. Après avoir bien avancé la domestication du vieil ennemi de classe, elle se propose déjà d'abolir le salariat au profit de formes plus radicales de l'exploitation [11] ; et c'est bien la classe dominante, et non le mouvement de la critique sociale qui prétend montrer concrètement aujourd'hui à l'ensemble des travailleurs ce qu'ils ont à gagner en cessant de l'être, leur rappelant brutalement au passage l'assujettissement de leur condition par la pratique désinvolte du licenciement de masse. Reprenant à son compte le projet de création de l'homme nouveau abandonné depuis belle lurette par les partis révolutionnaires, bouleversant en permanence les conditions de production et de perception de l'ensemble de la réalité sociale dans un mouvement où tout doit être remis en cause sauf précisément son pouvoir, elle a bien entrepris de reconstruire le monde à son profit. Parce que les perspectives ouvertes par les progrès de la science sont vertigineuses et permettent un bouleversement de suffisamment grande ampleur pour rendre caduque toute l'expérience du mouvement ouvrier ainsi que la tradition humanisme et critique de la bourgeoisie elle-même, et tout ce qui, dans sa propre histoire risquait d'entraver le grand bond en avant. Parce qu'un saut qualitatif semble désormais possible, qui permet d'engager l'humanité dans un cours suffisamment nouveau, suffisamment inédit, suffisamment étourdissant, pour que les vieilles questions ne se posent plus, pour que les mots même avec lesquels on les formulait n'aient plus de sens, pour que les vieux spectres s'évanouissent, pour produire enfin cette subjectivité terroriste éduquée par toutes sortes de spectacles extrêmement violents qui contribue à remodeler les sensibilités pour transformer la nature de l'homme en lui ôtant au passage le sens de sa destinée.

Après avoir anéanti la série des types humains qui furent nécessaires à son essor [12], et presque réduit l'homme à sa dimension biologique en le dépouillant de son passé et de pratiquement toutes les déterminations culturelles héritées de la vieille société de classes [13], pour en faire un consommateur solvable, c'est cette nature biologique qui apparaît elle-même à présent comme un obstacle dans la fuite en avant. Soit qu'ils n'arrivent pas à suivre et tombent malades ou sombrent dans la dépression, soit qu'ils ne se reproduisent plus ou deviennent fous [14], les hommes semblent bien mal adaptés à leur nouvel environnement. C'est pourquoi les entrepreneurs du complexe génético-industriel [15] envisagent d'en créer d'autres et de tout résoudre (éducation, santé, sécurité, nutrition, productivité, etc.) en s'attaquant à cette dernière frontière par la reprogrammation du patrimoine génétique de tous les êtres vivants désormais permise par le développement des biotechnologies. Reprenant à leur compte le projet démiurgique d'un homme total, mais au risque de propager le chaos à travers la biosphère en désarticulant le langage immémorial de l'évolution, ouvrant des perspectives eugéniques vertigineuses, "les chercheurs en biologie moléculaire (...) se flattent de pouvoir court-circuiter des millions d'années d'évolution (...) en créant des êtres bio-industriels entièrement nouveaux et dotés d'un potentiel commercial illimité" . (...)"La fécondation artificielle de la terre sous la forme d'une nouvelle genèse conçue en laboratoire a toutes les chances de connaître à court terme un succès commercial remarquable", comme nous l'explique Jérémy Rifkin [16], et c'est ce qui permet à Francis Fukuyama de moderniser la prévision qui l'avait rendu célèbre il y a une dizaine d'années, puisque "d'ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d'accomplir ce que les spécialistes d'ingénierie sociale n'ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l'histoire humaine parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une autre histoire, au delà de l'humain. [17]"

Mais déjà, une sorte de révolution a bien eu lieu - elle continue encore au moment où nous écrivons ces lignes - et comme nous l'explique doctement le journal patronal "Les Échos [18]", "telle une minuterie infernale, parfaitement programmée, chaque année voit s'écrouler un peu plus l'un ou l'autre des piliers de l'ancien contrat social". Cette révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte, réalisant à sa manière dans tous les pays développés, et après l'avoir expurgé de tout contenu humaniste et véritablement révolutionnaire, l'essentiel du programme pratique que Karl Marx avait assigné au prolétariat [19], frustrant celui-ci de la mission historique dont l'avaient investi les théoriciens du socialisme.

Dans le monde occidental, en effet, l'antique séparation entre la ville et la campagne est en passe d'être abolie, même si l'air des villes n'émancipe plus personne, le travail agricole a été industrialisé, le sentiment religieux s'est étiolé, le mouvement d'unification des moeurs et des cultures a continué à progresser depuis les années 60, brisant partout les particularismes régionaux, le salariat, enfin, s'est généralisé, le travail n'est plus vécu comme une contrainte, (il est bien considéré par tous comme le premier besoin d'existence).

L'idéologie marxiste vidée de contenu, toujours muette sur l'organisation sociale à venir, n'inspire plus en Europe aucun parti de quelque importance, et aucune classe dirigeante dans l'histoire n'a connu autant de pouvoir et d'influence que celle qui domine aujourd'hui. A mesure qu'elle brise partout tous les obstacles, elle devient inévitablement la seule responsable de ce qui se fait, contrainte d'aller toujours plus loin dans la falsification. Mais pour avoir su, non sans mal, se former des partenaires (contrairement à la noblesse qui n'a jamais eu que des sujets), elle a fait de chacun de nous un complice, par contrainte ou conviction, faisant supporter ainsi à toutes les couches sociales une sorte de responsabilité collective, sommant l'individu d'assumer dans sa vie amoureuse, familiale et professionnelle, le champ des tensions qui lui sont assignées [20]. C'est pourquoi elle "fait oeuvre de pédagogie" (la pédagogie du changement ), expliquant doctement aux ouvriers toutes les bonnes raisons qu'on a pour se passer bientôt de leurs services, eux qui sont désormais contraints d'aimer leur entreprise et de se préoccuper des grands équilibres financiers.

Une mise en scène de liberté

Dans ce processus où l'homme intériorise les mécanismes économiques, où il s'agit de gérer ses relations et de réguler l'économie de ses plaisirs, ce qui s'oppose au consumérisme apparaît donc criminel ou dans le meilleurs des cas tout à fait farfelu. Car depuis l'effondrement du simulacre d'utopie figurée par la construction sanglante du communisme à l'Est, la bourgeoisie s'affirme plus que jamais comme la seule autorité, prenant la place occupée par l'église en d'autres temps, légitimant son pouvoir par le seul fait que ce monde est le sien et qu'il n'en existe pas d'autre, au point que même la supposition qu'une "autre politique" est possible passe pour une affirmation quasiment subversive. Ses choix sont donc sans appel, avec la nécessaire adaptation aux valeurs qu'ils impliquent et qu'elle seule détermine. Son arrogance inique provient principalement de ce que ceux-là même qui profitent ou veulent profiter occupent tout le terrain jusqu'à organiser toute contestation à leur bénéfice, y compris la plus radicale, le triomphe actuel du situationnisme en témoigne comme celui des surréalistes en d'autres temps. Et il ne s'agit même plus de récupérer quoique ce soit puisque la contestation alimente et conforte le système qu'elle prétend contester en lui permettant de se renouveler, ce qui confère à chacun cette liberté nouvelle d'être tout et n'importe quoi, communiste, catholique, libéral, anarchiste, bouddhiste ou apolitique, laissant les individus sans prise réelle sur le monde, et permet toutes les manipulations, tous les reniements, toutes les falsifications. Pour cette révolution permanente tout le monde est donc le bienvenu, peu importe les volte-face et les brusques changements de perspective, puisque cela fait aussi partie de la mise en scène de cette liberté que la bourgeoisie revendique et prétend défendre, contre des ennemis qui ne sont plus désignés comme ils le furent autrefois. Car ce n'est plus la main de Moscou ni les jésuites ou la franc-maçonnerie, mais plutôt des états d'âme, vagues et diffus, qui vont contre le sens commun et l'intérêt de chacun, des ennemis qui habitent quelque part en nous, le manque de confiance, le peu de désir de consommer ou de prendre des risques, la réticence au changement, le repli sur des avantages acquis, etc. C'est pourquoi il ne se passe pas un jour sans qu'une vedette de la politique, du showbiz, du journalisme, de la communication ou un décideur ne fustige une corporation qui traîne les pieds et freine l'évolution inéluctable, un déserteur dans la bataille économique, bien sûr, mais aussi dans la guerre au SIDA, à l'intolérance, au chômage, à l'exclusion, au terrorisme etc.

Le langage même de la révolte se trouve retourné et ne sert plus qu'à répandre la confusion sans laquelle le "n'importe quoi vide de toute pensée" cher à Poirot-Delpech ne pourrait régner si parfaitement. Et ce confusionnisme brouille les pistes, gèle toute velléité d'opposition, contribuant à éroder la résistance par une altération systématique du sens prêté aux mots et aux images qui les accompagnent, dans toute une gamme de registres qui va de l'humanitaire au publicitaire, en passant bien sûr par le divertissement, la culture et la politique.

C'est ainsi qu'il n'y a plus "vraiment" de vieux mais de personnes âgées qui sont bientôt devenues des gens du troisième âge, voir même des seniors, plus de chômeurs mais des demandeurs ou des chercheurs d'emploi, voire des offreurs de services, plus de misère mais de l'exclusion, plus de lutte de classe mais une fracture sociale, plus de pauvres mais des RMistes et des sans-domicile-fixe, qui décèdent d'hypothermie, plus de défauts mais des axes de progression(...) De même que dans des entreprises dirigées, non par des patrons mais par des entrepreneurs et des décideurs, il n'y a plus d'ouvriers mais des agents techniques ou des opérateurs, plus de chefs mais des animateurs, plus de licenciements mais des plans de restructuration, ou plutôt de reconquête de la performance, avec redéploiements d'effectifs, et qu'on ne baisse pas les salaires mais qu'on fait une offre de participation au redressement de la compétitivité. Et si, comme un des adjoints de Nicole Notat, l'on manque un peu d'argument pour justifier la liquidation des "avantages acquis" et du "socialement correct" ainsi que "le requestionnement et la remise en cause de certaines certitudes issues d'un passé révolu" , il suffit d'asséner cet argument péremptoire : "tout le monde le dit : la droite, la gauche, le gouvernement, l'opposition, les chefs d'entreprise, les syndicats, les églises, les Francs-maçons, le milieu associatif et tant d'autres encore [21]".

Image et contrôle

Bien armée pour créer des situations la bourgeoisie, qui a compris que tout doit changer pour que rien ne change, est aussi la seule classe à inventer des concepts et à édicter des normes de comportements à l'attention de toutes les autres classes de la société. De même qu'elle s'acharne à détruire la valeur travail qu'elle avait portée aux nues, qu'elle encourage une liberté de moeurs qu'elle a fort réprimée en d'autres temps, elle enseigne au peuple à travailler et à chômer, à occuper son temps, à cultiver son corps et son esprit, elle répand partout les jouets technologiques des jouissances permises, tolérant assez mal qu'on les ignore, et elle exige qu'on use désormais des concepts qu'elle met sur le marché de la communication [22]. Les méconnaître, seulement, c'est déjà se rendre suspect, encourir quelque rappel à l'ordre.

Ayant reçu toute sa force de la révolution industrielle qui lui a permis d'imposer sa vision du monde, elle sait mieux que quiconque tout le profit qu'elle peut tirer des conditionnements mentaux que permettent les nouvelles technologies médiatiques dont l'apport est essentiel pour mettre en place des codes émotionnels plus adaptés à ce temps. Et l'invasion est d'autant plus dévastatrice que l'imposition des modèles de comportement se joue sur des territoires mentaux et affectifs fragilisés par l'individualisation sans cesse accrue de notre société, qui véhicule subtilement une philosophie de la soumission de mieux en mieux intériorisée par le consommateur et qui permet toutes les manipulations dans le domaine de l'information [23].

La transmission des savoirs est principalement colonisée par la télévision [24], redoutable concurrente de l'école. A mesure que progresse son emprise dans le quotidien familial, les parents abandonnent peu à peu toute fonction enseignante ou éducative pour devenir un bien pâle modèle, et on peut se demander ce qu'il reste désormais à transmettre pour une familleminée dans ce qu'elle avait de singulier par la concurrence des technologies qui rongent son espace et son temps l'électronique et l'informatique, à mesure qu'elles pénètrent dans la "sphère privée", imposent à tous une nouvelle norme de l'emploi du temps. Car la technologisation de la vie quotidienne porte avec elle son mode d'emploi, mental et gestuel, ainsi que l'organisation de l'espace qu'il implique, et cette intrusion sans appel impose par ses contraintes particulières une modélisation sociale du jeu, de la découverte, de la connaissance, et d'une manière plus générale un rapport au monde auquel il est interdit de se soustraire sous peine d'exclusion. Pour l'adulte en effet, ne pas avoir de télévision peut encore passer pour une manifestation d'originalité, mais il n'en est pas de même pour l'enfant qui se sentira rapidement infériorisé face à ses camarades de classe et devra justifier de cette déviance comme en d'autres temps ou en d'autres lieux, il devait justifier du manquement à un rite religieux.

D'une manière générale, les médias instituent ainsi une nouvelle relation de l'individu à un monde où doivent régner la marchandise et sa loi, ce qui nécessite une régulation sociale plus policée mais plus subtile de la sphère privée, et ces nouveautés viennent bouleverser des habitudes millénaires, comme celles de manger ensemble ou d'échanger des nouvelles dans ce qui s'appelle toujours la vie privée. De même que dans le champ du travail des traditions anciennes entravaient le libre essor du capital, et qu'il a fallu en finir avec ces traditions et les modes de vie où elles prenaient racine, il a aussi fallu en finir avec l'ancienne famille, trop large et ouverte, avec ses occupations et son histoire propre, sa singularité formée et codifiée en d'autres temps. L'espace-temps de la nouvelle "famille nucléaire" doit lui-même s'insérer plus parfaitement dans le procès de production-consommation capitaliste, au risque de sa désagrégation, et c'est à cette désagrégation que l'on assiste aujourd'hui, même si la famille se reforme encore, car elle reste un des derniers lieux d'échange et de communication ou l'humain trouve encore un peu de place. C'est le rituel télévisé qui, bien souvent, organise le temps familial et enseigne les conduites valides à tenir, qui ont peu de chance d'être adoptées sans la légitimation du sceau cathodique, puisque les milieux de travail ne font plus le poids, et encore moins l'école qui de plus en plus n'est vécue que comme lieu de contrainte.

Beaucoup de présentateurs entretiennent d'ailleurs avec le spectateur les mêmes relations que celles qui se mettent en place actuellement dans le monde du travail : fausse familiarité dans un pseudo respect de l'autre, esprit d'équipe, etc. Ce qui est sous-entendu, comme dans l'entreprise, c'est qu'il n'y a plus de classes mais seulement des différences, pas de face-à-face mais un dialogue, pas d'accord après la lutte (avec un vainqueur et un vaincu) mais un consensus, chacun étant dans le même bateau, responsable et engagé dans le même défi, lequel n'est plus rien d'autre qu'économique, celui-là seul prenant la place de tous les autres, intériorisé par tous, d'Aubervilliers à Neuilly, par le SDF comme par le propriétaire des beaux quartiers. Et on ne dira jamais assez combien la télévision permet à l'homme harassé par les transports, le travail, le chômage ou la crainte du chômage et bon nombre d'angoisses fort justifiées devant l'avenir, d'échapper au quotidien, combien cette échappée est devenue aussi nécessaire que les congés payés (à cette différence que ceux-ci ont été obtenus par de vives luttes). En cette fin de siècle elle est devenue la principale des prothèses mentales, prenant toute sa place, des bidonvilles aux beaux quartiers et peut se permettre tous les excès de bêtise, d'inculture et de vulgarité, car ce qu'on lui demande ce ne sont pas de bonnes émissions, mais beaucoup plus que cela : une déperdition et une sublimation immédiate et jouissive de la réalité, même si un lien est gardé avec celle-ci. Mais ce lien chemine dans un agencement qui maintient en permanence le manque que connaissent les drogués sans drogue et ce besoin quasi vital de l'image marchande et des rêves qu'elle suscite s'aggrave d'autant que le martèlement idéologique gagne en puissance et que la réalité vraie se révèle frustrante en contrepartie. L'organisation systématique de cette dépendance et de ses effets cumulatifs progresse chaque jour, assistée par les sciences psychologiques les plus pointues, les images à consommer doivent être plus excitantes que la réalité vécue et leur cours ne doit jamais s'interrompre, tout comme ne doit jamais finir ce monde où la marchandise domine et dirige la vie.

Cependant, tout a une fin ! L'enfant se lasse du jeu qui ne se renouvelle pas assez vite, et l'image quand elle s'éteint, laisse derrière elle les frustrations confuses que son passage n'a fait qu'évacuer momentanément, aiguisées par un manque qui trouve difficilement à se combler dans le monde réel, contribuant à entretenir l'agressivité larvée qui parcoure tout le champ social quelque soit l'emploi des joueurs et de ceux qui les dirigent.

NOTES

[1] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976.

[2] Wilhem REICH, Psychologie de masse du fascisme, 1933, réédition par Les éditions de la pensée molle, 1970.

[3] Hannah ARENDT, Essai sur la révolution, Gallimard, 1985.

[4] Lucio COLETTI, Le déclin du marxisme, PUF, collection "Questions", 1980.

[5] "On voit en quoi la réalisation positive du processus totalitaire a, depuis, consisté précisément en un mouvement systématique d'inclusion, non seulement de catégories encore marginales, mais surtout de ce désir même de participation, de communication et de réalisation "individuelle" dans le cadre social : car ces critiques ont ceci en commun qu'elles n'ont su dépasser ce cadre, alors même qu'elles en marquent les ultimes conquêtes possibles. Au contraire, elles ont constitué le véritable ferment de l'individualisation sociale, au sens que nous avons indiqué plus haut d'entière présupposition des individus par la Société". Alain AJAX et Dominique FAUQUET "L'Unique et son Ombre", n°1, 1983.

[6] Le Monde du 6 février 1998 : "Aux anticonformistes. Les fous. Les marginaux. Les rebelles. Les dissidents. Les anticonformistes. Tous ceux qui voient les choses différemment. Qui ne respectent pas les règles. Vous pouvez les approuver ou les désapprouver, Les glorifier ou les dénigrer. Mais vous ne pouvez pas les ignorer. Car ils changent les choses. Ils inventent. Ils imaginent. Ils explorent. Ils créent. Ils inspirent. Ils font avancer l'humanité. Nous créons des outils pour ces gens-là. Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu'ils peuvent changer le monde, y parviennent.

[7] Daniel SIBONY, Libération, 26 novembre 1996.

[8] Le Monde Initiatives, "Après la grève", 17 janvier 1996.

[9] Voir également Capital, juillet 1996 : "Les grèves de décembre dernier ? Elles ne m'ont pas empêché de travailler"

[10] Cornélius CASTORIADIS, L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[11] Entre autres : Les échos, 1er octobre 1997.

[12] "Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas créés et n'aurait pu créer lui même (...) Ces types ne surgissent pas et ne peuvent surgir d'eux-mêmes, ils ont été créés dans les périodes historiques antérieures par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables (...) or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique devenues dérisoires (...) on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l'existence même du système." Cornélius CASTORIADIS, La montée de l'insignifiance, Seuil, 1998.

[13] Thème largement développé par la revue Invariance-série II, entre 1972 et 1976.

[14] Voir notamment Baudoin de Bodinat, La vie sur terre, éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

[15] "La menace du complexe génético-industriel", Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewotin, Le Monde diplomatique, décembre 1998.

[16] Jeremy RIFKIN, Le siècle biotech, La découverte, 1998. Egalement : "La tentation de l'homme transgénique", Libération, 31 mars 1998.

[17] Le Monde,17 Juin 1999, "La fin de l'Histoire dix ans après".

[18] Les échos, 1er octobre 1997, rendant compte d'un ouvrage de Robert Rochefort, directeur du "CREDOC"  : "Telle une minuterie infernale, parfaitement programmée, chaque année voit s'écrouler un peu plus l'un ou l'autre des piliers de l'ancien contrat social ? Avec comme conséquence la fin de nos vies compartimentées, le travail d'un côté, la vie privée de l'autre. Cette séparation, déclare Rochefort, est en cours de disparition. L'heure est à l'interpénétration des deux mondes. Un nouveau mode d'organisation du travail fait son apparition qui annonce l'avènement d'une nouvelle ère, celle du "consommateur entrepreneur", dont il estime qu'elle va peu à peu dynamiser la consommation en France."

[19] Comme Jacques Camatte l'a exposé dans la revue Invariance.

[20] Giorgio CESARANO, "Chronique d'un bal masqué", juillet 1974, in : Invariance, n°1, série III, année IX.

[21] Jean CASPAR, Le Monde, 28 janvier 1997.

[22] les ressources humaines, l'exclusion, le savoir gérer, l'émergence de projet, l'exclusion, la passion, la performance, la différence etc.

[23] Philippe Delmas explique que "trois semaines d'images et de témoignages d'horreur dans les médias du Royaume-Uni au cours de l'été 1992 ont balayé la prudence et les réserves du gouvernement britannique vis-à-vis d'un engagement dans le conflit bosniaque. Quinze jours de reportage de la CNN sur la Somalie, en janvier1993, ont imposé d'intervenir au gouvernement américain qui n'en avait aucune envie. Avec une symétrie impressionnante, cette même puissance des images, cette fois concentrée sur les pertes et le désarroi des troupes américaines, en ont imposé le rapatriement." Philippe DELMAS, Le bel avenir de la guerre, Gallimard, 1995.

[24] D'après John Condry, "l'enfant américain passe en moyenne quarante heures par semaine à regarder la TV ou à jouer à des jeux vidéos. Si l'on ajoute les quarante heures qu'il passe à l'école, en comptant le temps nécessaire pour les trajets et les devoirs, il ne lui reste que trente-deux heures à passer avec ses camarades et avec sa famille." John CONDRY et Karl POPPER, La TV, un danger pour la démocratie, Anatolie, 1995.