Mutation d’activités, nouvelles formes d’organisation
PAR Toni Negri - Michael Hardt
Le plus important phénomène de mutation du travail auquel nous ayons assisté ces dernières années est le passage à ce que nous appelons la « société usine ». Il n’est plus possible de considérer l’usine comme le lieu paradigmatique de la concentration du travail et de la production ; les processus de travail ont quitté les murs de l’usine pour envahir la société dans son ensemble.
En d’autres termes, le déclin apparent du statut de lieu de production de l’usine n’équivaut pas à un déclin du régime et de la discipline de la production en usine, mais il signifie, bien plutôt, que la production n’est plus confinée dans un lieu particulier de la société. Elle s’est répandue comme un virus dans toutes les formes de production sociale. Le régime de l’usine, c’est-à-dire les lois qui régissent les rapports de production propres au capitalisme, se sont infiltrées dans la société tout entière. De ce point de vue, il convient de revoir et de repenser toute une série de distinctions marxistes. Par exemple, dans la société-usine, il faudrait aujourd’hui considérer comme caduques les distinctions conceptuelles traditionnelles entre le travail productif et improductif et entre la production et la reproduction dont, même en d’autres temps, la validité était contestable [1].
Mutation du travail
La généralisation du régime de l’usine s’est accompagnée d’un changement de nature et de qualité des processus de travail. Dans nos sociétés, le travail tend de plus en plus à devenir immatériel - intellectuel, affectif, technoscientifique, bref travail de cyborg. La mutation actuelle de la nature du travail se caractérise par des réseaux de plus en plus intriqués de coopération, l’intégration du travail de soutien à tous les échelons de la production et l’informatisation d’un large éventail de processus de travail. Marx a tenté de saisir cette mutation à travers le concept de « Général Intellect », mais il doit être clair que ce type de travail, quand bien même il tend vers l’immatérialité, n’est pas moins physique qu’intellectuel. On intègre au corps technologisé des appendices cybernétiques qui finissent par en faire partie intégrante. Les nouvelles formes de travail sont immédiatement sociales dans la mesure où elles déterminent directement les réseaux de coopération productive qui génèrent et régénèrent la société.
Au moment même où les discours dominants le marginalisent, le concept de travail semble réaffirmer sa position au coeur du débat. Il paraît évident que le prolétariat industriel a perdu la position centrale qu’il occupait dans la société, que la nature du travail et ses conditions ont subi de profondes mutations, voire que ce qu’on appelle travail a considérablement changé. Or ces mutations, loin de marginaliser le concept de travail, lui redonnent une prééminence accentuée. Que la première loi de la théorie de la valeur - qui s’est efforcée de comprendre notre histoire au nom de la prééminence du travail prolétarien et de sa réduction quantitative au fur et à mesure du développement capitaliste - soit périmée ne nie pas toute une série de faits, de tendances et de constantes historiques : ni notamment, que l’organisation de l’Etat et ses lois dépendent en grande partie de la nécessité de construire un ordre de reproduction sociale qui repose sur le travail, ni que la forme de l’Etat et ses lois évoluent en fonction des mutations que subit la nature du travail. Les horizons monétaires, symboliques et politiques que l’on tente parfois de substituer à la loi de la valeur comme des éléments constitutifs du lien social parviennent effectivement à exclure le travail des sphères théoriques, mais ils ne peuvent en tous les cas l’exclure de la réalité.
Le travail comme substance commune
En fait, dans l’ère postindustrielle, à l’heure où le système capitaliste et la société-usine se généralisent et où la production assistée par ordinateur triomphe, la prééminence du travail et la diffusion de la coopération sociale dans toute la société deviennent totales. Ce qui nous amène à un paradoxe : au moment où la théorie ne tient plus compte du travail, il est devenu partout la substance commune. La théorie évacue le problème du travail alors même qu’il atteint sa portée maximale en tant que substance de l’action humaine sur toute la terre. Il est clair non seulement que la théorie de la valeur est balayée par ce point de référence total - compte tenu de l’impossibilité de reconnaître au travail une transcendance effective (voire même simplement conceptuelle) -, mais aussi que cette immersion dans le travail constitue le problème, non seulement économique et politique, mais aussi philosophique, essentiel. Le monde est travail. En posant que le travail est la substance de l’histoire humaine, Marx se trompait non par excès d’audace, mais de frilosité.
Nouvelles subjectivités
En réponse aux récentes mutations en profondeur de la société contemporaine, nombre d’auteurs (fréquemment rangés sous la bannière floue du post-modernisme) soutiennent que nous abandonnons les théories du sujet social pour ne reconnaître la subjectivité qu’en termes purement individualistes - quand nous ne l’ignorons pas complètement ! A nos yeux, de tels arguments ont peut-être reconnu l’existence d’une véritable mutation, mais ils en ont tiré une conclusion erronée. Autrement dit, la victoire du programme capitaliste et la subsomption effective de la société sous le capital ont effectivement généralisé les lois du capital et ses formes d’exploitation, délimitant tyranniquement les frontières des véritables possibles, fermant le monde de la discipline et du contrôle et transformant la société en un système « sans dehors », comme Foucault aurait pu le dire. Mais ce même fait aiguille le sujet et la pensée critique vers une nouvelle tâche : la construction de soi, sous la forme de nouvelles machines de production positive de l’être qui sont dépourvues de tout moyen d’expression, mais qui disposent d’une nouvelle manière de se constituer, d’une révolution radicale. La crise du socialisme, la crise de la modernité et la crise de la loide la valeur ne nient pas les processus de valorisation sociale et de constitution de la subjectivité, pas plus qu’elles ne vouent immanquablement (avec une hypocrisie impardonnable) ces processus à l’exploitation. Bien plutôt, ces mutations imposent de nouveaux processus de constitution du sujet - non plus hors, mais à l’intérieur de la crise que nous vivons, c’est-à-dire celle que subit la structure des anciennes subjectivités. Dans ce nouvel espace critique et conceptuel, une nouvelle théorie de la subjectivité peut s’exprimer - et cette nouvelle définition de la subjectivité est aussi une grande innovation théorique dans le programme du communisme.
Marx évoque en fait la question de la subjectivité dans ses oeuvres. Marx a théorisé un processus de constitution des classes qui était déjà historiquement établi. Dans ses oeuvres les plus importantes, notamment dans Le Capital et dans les Grundrisse, l’intérêt qu’il portait aux pratiques subjectives était en grande partie déterminé par deux besoins : premièrement, mettre en valeur la nécessité objective des processus de subjectivité ; et deuxièmement, par conséquent, bannir de l’horizon de l’action prolétarienne toute référence utopique. Pratiquement, cependant, ces deux besoins trahissent un paradoxe omniprésent dans la pensée de Marx, paradoxe qui consiste à confier la libération de la subjectivité révolutionnaire à un « processus sans sujet ». On pourrait penser que Marx a fini par faire de la naissance et de l’évolution de la subjectivité révolutionnaire et de l’avènement du communisme des produits d’une sorte d’« histoire naturelle du capital ». Il est évident que le développement de cette analyse marxienne est entaché d’erreur. En réalité, Marx, qui attribuait comme origine à sa philosophie la lutte contre la transcendance et l’aliénation, et qui envisageait le mouvement de l’histoire humaine comme une lutte contre toute forme d’exploitation, présentait aussi, à l’opposé, l’histoire sous l’espèce du positivisme scientifique, dans l’ordre de la nécessité économico-réaliste. Il déniait ainsi au matérialisme cet immanentisme absolu qui constitue sa dignité et ses fondements dans la philosophie moderne.
Il faut saisir la subjectivité sous l’angle des processus sociaux qui en stimulent la production. Le sujet, comme Foucault l’a bien compris, est à la fois un produit et productif, il constitue les vastes réseaux du travail en société et vice versa. Le travail est a la fois sujétion et subjectivation - « le travail de soi sur soi » - à telle enseigne qu’il faut écarter toute idée de libre arbitre ou de déterminisme du sujet. La subjectivité se définit simultanément et autant par sa productivité que par sa productibilité, autant par ses capacités de produire que d’être produite.
Nouvelles formes d’organisation
En considérant les nouvelles qualités des processus de travail dans la société et les nouveaux exemples de travail immatériel et de coopération sociale sous leurs différentes formes, nous pouvons commencer de percevoir d’autres circuits de valorisation sociale et les nouvelles subjectivités qui se dégagent de ces processus. Quelques exemples permettront peut-être de clarifier ce point. Dans une série cohérente d’études menées en France sur les récentes luttes politiques des infirmières des hôpitaux et d’autres institutions médicales, plusieurs auteurs parlent d’une « valeur d’usage particulière du travail des femmes » [2]. Ces analyses démontrent que le travail mené, essentiellement par des femmes, dans les hôpitaux et d’autres institutions médicales présuppose, crée et reproduit des valeurs d’usage particulières - ou, plutôt, l’attention prêtée à ce type de travail met en lumière un terrain de la production de la valeur où les composantes hautement techniques et affectives de ce travail sont devenues essentielles à la production et à la reproduction de la société, au point d’être irremplaçables. Au cours de leurs luttes, les infirmières ont non seulement posé le problème de leurs conditions de travail, mais aussi mis sur le tapis la qualité de leur travail, par rapport non seulement au patient (elles doivent répondre aux besoins d’un être humain confronté à la maladie et à la mort), mais aussi à la société (elles mettent en oeuvre les pratiques technologiques de la médecine moderne). Mais il est fascinant de relever que, au cours du combat mené par les infirmières, ces formes particulières de travail et ce terrain de valorisation ont produit de nouvelles formes d’organisation et une figure du sujet fondamentalement originale : la « coordination ». La forme spécifique que revêt le travail des infirmières, d’un point de vue aussi bien affectif que technoscientifique, loin d’être refermée sur elle-même, illustre bien à quel point les processus de travail déterminent la production de la subjectivité.
Les luttes des activistes contre le Sida se placent sur le même terrain. Act-Up et les autres composantes du mouvement de lutte contre le Sida aux Etats-Unis ne se sont pas contentés de critiquer les actions du monde médical et scientifique dans les domaines de la recherche sur le Sida et du traitement de la maladie, mais ils sont aussi intervenus directement dans le domaine technique et ont pris part aux efforts scientifiques. « Ils cherchent non seulement à réformer la science en exerçant des pressions extérieures, écrit Steven Epstein, mais aussi à pratiquer la science de l’intérieur. Ils ne mettent pas seulement en cause les utilisations de la science, ni le contrôlé exercé sur la science, mais parfois même son contenu et les processus qui la produisent » (Democratic Science ? AIDS Activism and the Contested Construction of Knowledge,, p 37). Toute une large fraction du mouvement de lutte contre le SIDA s’est spécialisée dans les questions scientifiques et médicales et les traitements liés à la maladie, à telle enseigne que ces militants peuvent non seulement surveiller précisément leur état de santé, mais aussi faire pression pour que des traitements particuliers soient testés, des drogues particulières mises à leur disposition et de nouvelles mesures prises pour s’efforcer de prévenir, de guérir et de vaincre la maladie. Le degré technoscientifique extrêmement élevé du travail des membres de ce mouvement ouvre la voie à une nouvelle figure du sujet, une subjectivité qui a non seulement développé les capacités affectives nécessaires pour vivre avec la maladie et instruire d’autres sujets, mais aussi assimilé les techniques scientifiques de pointe. Dès lors que l’on considère la travail comme immatériel, hautement scientifique, affectif et collectif (ou que, en d’autres termes, on révèle ses rapports à la vie et aux formes de vie et qu’on en fait une fonction sociale de la communauté), on observe que des processus de travail découlent l’élaboration de réseaux de valorisation sociale et la production d’autres subjectivités.
La production de la subjectivité est toujours un processus d’hybridation et, dans l’histoire contemporaine, cet hybride subjectif est de plus en plus produit à l’interface entre l’homme et la machine. De nos jours, la subjectivité, dépouillée de toutes ses qualités apparemment organiques, surgit de l’usine sous la forme d’un brillant assemblage technologique. Robert Musil écrivait il y a des décennies : « Autrefois on se faisait naturellement aux conditions qui nous étaient réservées, et c’était une manière très saine de devenir soi-même. Mais, de nos jours, tout est bouleversé, tout est coupé du sol qui l’a nourri ; pour ce qui est de la production de l’âme, on devrait, en somme, substituer à l’artisanat traditionnel l’intelligence que supposent la machine et l’usine » (L’homme sans qualités). La machine fait partie intégrante du sujet, elle n’en est pas un appendice, une sorte de prothèse - une autre qualité ; bien plutôt, le sujet est homme et machine jusque dans son noyau, dans sa nature. Le caractère technoscientifique du mouvement de lutte contre le Sida et la nature de plus en plus immatérielle du travail en société en général nous indiquent la nouvelle nature humaine qui circule dans notre corps. Le cyborg est aujourd’hui le seul modèle qui nous permette de théoriser la subjectivité [3]. Des corps sans organes, des hommes sans qualités, des cyborgs : telles sont les figures subjectives produites et productives à l’horizon contemporain, celles aujourd’hui capables de communisme.
En fait, comprendre le véritable processus historique nous affranchit de toute illusion sur « la disparition du sujet ». Quand le capital a complètement absorbé la société, quand l’histoire moderne du capital est terminée, la subjectivité, moteur de la transformation du monde par le travail et indicateur métaphysique des pouvoirs de l’être, nous claironne que l’histoire n’est pas finie. Ou, mieux, la théorie de la subjectivité rattache intimement et nécessairement cette frontière à cette révolution, lorsqu’elle traverse le territoire désolé de la subsomption réelle et qu’elle succombe, par jeu ou avec angoisse, au charme du post-modernisme, tout en y voyant, plutôt que des limites infranchissables, des passages nécessaires dans la réactivation des pouvoirs de l’être par la subjectivité.
PS :
Copyright © 1996 Toni Negri - Michael Hardt. Article publié en français dans Bloc Note, numéro 12, avril-mai 1996.
[1] Dans ce cas aussi, nous voyons que l’étude du travail des femmes et de leurs taches domestiques met en lumière l’impossibilité d’appliquer la distinction marxiste entre le travail producteur et le travail reproducteur Cf, par exemple, Zillah Eisenstein, Developing a Theory of Capitalist Patriarchy and Socialist Feminism, et Mariarosa dalla Costa, Women and the Subversion of the Community. Nous allons orienter le débat autour de la question de la catégorie du « travail productif » faite par Marx, particulièrement efficace envers les économistes anglais dans le chapitre 5 « First Analytical Approach », Michael Lebowitz donne un résumé clair des problèmes présentés par l’unicité du travail productif dans Beyond Capital, pp. 100-103 Finalement, pour une discussion sur la nécessité de reconsidérer plusieurs catégories centrales des analyses de Marx à la lumière de la situation sociale contemporaine, voir Toni Negri, Interpretation of the Class Situation Today : Methodological Aspect, pp. 78.
[2] Cf. par exemple, Daniel Kergoat, L’infirmière coordonnée. Plus généralement, sur la spécificité des luttes des travailleuses en France, « la logique interne de leurs pratiques », et les formes subjectives qu’elles leur donnèrent, cf Danièle Kergoat, Les Ouvrières, en particulier le chapitre 4, « Les Pratiques Sociales des Ouvrières », pp. 107-131.
[3] Cyborg Manifesto, de Donna Haraway a déjà été largement relevé et dans différentes directions. Pour un des multiples exemples, voir Celeste Olalquiaga, Megalopolis, en particulier pp. 10-17