De l'action directe1

Suivi de

Le mariage est une mauvaise action2

Voltairine de Cleyre

De l'action directe

"Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d'autres frais qu'un peu d'essence; cependant, si vous tenez absolument à dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution: je vous descends d'un coup de revolver et ensuite je donnerai l'argent à ceux qui se battent pour une société libre où il n'y aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs."

Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque tuerait un anarchiste.

Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route du progrès humain, si tant est qu'il doit y avoir un progrès; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit et s'efforce de l'indiquer aux autres, de le leur montrer comme il le voit; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses pensées aux autres ; pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour l'esprit que l'expression "action directe" ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de l'opinion publique, un sens limité, qui n'est pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.

Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots d'ordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite d'événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu'on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient l'incompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.

J'ai tendance à penser que c'est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l'action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l'époque où les frères McNamara (1) plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans l'esprit de l'opinion, le sens d' "attaques violentes contre la vie et la propriété" des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d'une ignorance crasse, soit d'une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demanderce qu'est vraiment l'action directe.

Qu'est-ce que l'action directe?*

En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s'ils réfléchissent un peu, qu'ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l'action directe, et qu'ils le feront encore.

Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d'autres, a pratiqué l'action directe. Il y a une trentaine d'années, je me souviens que l'Armée du Salut pratiquait vigoureusement l'action directe pour défendre la liberté de ses membres de s'exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu'à ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les autorités à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de l'action directe.

Toute personne qui a eu un projet, et l'a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d'autres et a emporté leur adhésion pour qu'ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l'action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l'action directe.

Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu'un et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d'autres moyens, a pratiqué l'action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple; beaucoup d'entre vous se souviennent de l'action des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le point de s'organiser, face à la hausse des prix décidée par les commerçants.

Ces actions ne sont généralement pas le produit d'un raisonnement profond sur les mérites de l'action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée.

En d'autres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de l'action directe et la pratiquent. Cependant la plupart d'entre eux sont également favorables à l'action indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité d'individus se refusent à avoir recours à l'action politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement; mais personne, absolument personne, n'a jamais été "incapable" de pratiquer l'action directe.

La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes; ils penchent tantôt vers l'action directe, tantôt vers l'action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n'importe quel moyen dès lors qu'une occasion l'exige. En d'autres termes, ceux qui affirment que le fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent qu'il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient qu'en général la meilleure façon pour les gens d'obtenir ce qu'ils veulent est d'utiliser la méthode indirecte: en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu'un qui donnera force de loi à ce qu'ils désirent; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l'on se mette en grève; et, comme je l'ai déjà dit, la grève est une forme d'action directe. Ou bien ils agiront comme l'ont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation qui désormais s'oppose vigoureusement à l'action directe) l'été dernier, lorsque la police tentait d'interdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n'importe quel prix, et ont fait reculer les forces de l'ordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisqu'ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un exemple parfait, et réussi, d'action directe.

Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à l'action directe sont seulement mais qui donc? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas: je ne pense pas du tout que l'action directe soit synonyme de non-violence. L'action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l'action directe, jamais en l'action politique. La base de toute action politique est la coercition; même lorsque l'État accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d'y avoir recours.

Quelques exemples historiques

De nos jours, n'importe quel écolier américain a entendu parler de l'action directe de certains hommes non-violents, dans le cadre de son programme d'histoire. Le premier exemple qui vient à l'esprit est celui des premiers quakers (5) qui s'installèrent au Massachusetts. Les puritains (6) les accusèrent de "troubler les hommes en leur prêchant la paix". En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment d'allégeance à un gouvernement, quel qu'il soit. (En agissant ainsi, ils ont pratiqué l'action directe, mais de façon passive.) Aussi, les puritains, partisans de l'action politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers d'entrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme active d'action directe) ; et les livres d'histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers (7), et la flagellation de Margaret Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée à travers les rues de Boston, "les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires" et que la "ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher".

Autre exemple d'action directe, qui appartient aux débuts de l'histoire coloniale américaine: cette fois, il ne s'agit pas d'un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos historiens défendent l'action des rebelles dans cette affaire, car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il s'agissait d'une action directe violente contre une autorité légalement constituée. Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement: les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale des Indiens. Partisans de l'action politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier craignait - à juste titre - qu'une compagnie d'hommes armés ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc d'accorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à l'action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation s'envenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n'était pas mort, bien d'autres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu'une révolte s'effondre d'elle-même ou est écrasée. Néanmoins, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre d'abus. Je suis persuadée que, à l'époque, les partisans de l'action politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû s'exclamer : "Regardez tous les maux que provoque l'action directe ! Notre colonie a fait un bond d'au moins vingt-cinq ans en arrière" ; ils oubliaient que, si les colons n'avaient pas recouru à l'action directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d'entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.

Dans la période d'agitation et d'excitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes d'actions directes, des plus pacifiques aux plus violentes; je crois que presque tous ceux qui étudient l'histoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l'histoire, celle qui s'imprègne le plus facilement dans leur mémoire.

Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les "comités de correspondance" (9). Comme les hostilités se développaient inévitablement, l'action directe violente prit elle aussi de l'ampleur; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un propriétaire d'une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis.

Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d'histoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien qu'il se soit agi à chaque fois d'actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d'autres de même nature, c'est pour souligner deux points à l'intention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l'action directe; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd'hui sont également ceux qui l'approuvent d'un point de vue historique.

George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importations; un tribunal lui aurait certainement "enjoint" de ne pas créer une telle organisation et, s'il avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.

La Guerre de Sécession

Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s'intensifia, ce fut encore l'action directe qui précéda et précipita l'action politique. Et je ferai remarquer que l'on n'engage jamais, que l'on n'envisage même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis n'ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes.

L'histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que l'histoire n'est qu'une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté, pour l'autonomie de chaque État et contre toute intervention du gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes voulaient un État centralisé et fort, État que les sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu'il allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c'est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives de chaque État. Les négriers modernes (les industriels) se retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé contre lequel les esclavagistes d'antan protestaient (la liberté à la bouche mais la tyrannie au coeur). D'un point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de l'esclavage. Mais cette position éthiquement juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui n'avaient jamais côtoyé d'esclaves noirs, pensaient que cette forme d'exploitation était probablement une erreur ; mais ils n'étaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable position éthique : à leurs yeux seule importait l'abolition de l'esclavage ; ils ne se souciaient pas de la sécession ni de l'union entre les États américains. Au point que beaucoup d'entre eux prônaient la dissolution de l'Union ; ils pensaient que le Nord devaient en prendre l'initiative afin que les Nordistes ne soient plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.

Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes d'idées voulaient abolir l'esclavage: des quakers comme Whittier (10) (les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait les premiers partisans de l'abolition de l'esclavage, dès leur arrivée en Amérique) ; des partisans modérés de l'action politique qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème rapidement; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes d'actions radicales.

En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis, de marchander, de maintenir le statut quo, d'amadouer les deux parties, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d'action. Mais "les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera (11)", le système s'effondra de l'intérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de l'action directe agrandirent les fissures de l'édifice esclavagiste.

Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l'organisation du "chemin de fer souterrain". La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d'action (directe et politique); cependant, même si, en théorie, ils pensaient que la majorité avait le droit d'édicter et d'appliquer des lois, ils n'y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C'était un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si j'ai souvent pensé qu'il respectait la loi parce qu'il avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie d'un pionnier, la loi le touchait généralement d'assez loin, alors que l'action directe avait pour lui la valeur d'un impératif. Quoi qu'il en soit, et aussi légaliste fût-il, il n'éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui l'empêchaient d'agir.

Parfois, le bon fonctionnement du "chemin de fer souterrain" exigeait l'usage de la violence, et on l'employait. Je me souviens qu'une vieille amie me raconta qu'elle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu'un esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n'eurent pas besoin de tirer, ce soir-là.

Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui voulaient encore amadouer les propriétaires d'esclaves, les partisans de l'action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Il y eut l'"opération Shadrach" puis l'opération "Jerry" (cette dernière sous la direction du fameux Gerrit Smith), et bien d'autres qui réussirent ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent de concilier l'inconciliable. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood (12) et Frank Bohn (13) sont dénoncés par leur propre parti aujourd'hui.

John Brown

L'autre jour, j'ai lu dans le quotidien Daily Socialistde Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l'on remplace M. Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn: " Si les frères McNamara avaient défendu avec succès les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown  aurait eu raison s'il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, l'ignorance était leur seul crime."

Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. "Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte - même si elle était erronée - de John Brown d'un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des frères McNamara de l'autre, est le fruit d'un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses."

M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu'une personne croit en la violence, c'est à elle seule de décider quelle est la façon la plus efficace de l'appliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses propres moyens. John Brown n'hésita jamais à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l' Autobiographie de Frederick Douglass(14) et les Souvenirs de Lucy Colman (15) savent que John Brown avait prévu d'organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d'envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.

Plus tard, lorsque des politiciens à l'esprit tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de l'esclavage, les partisans de l'action directe, dans les deux camps, envoyèrent de pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci s'affrontèrent. Les partisans de l'esclavage arrivèrent les premiers; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissait l'esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à s'échapper; mais les Free Soilers (16), qui arrivèrent un peu plus tard parce qu'ils venaient d'États plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la paix sociale, le considéraient comme un "voleur de chevaux et un assassin". Et il ne fait pas le moindre doute qu'il vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et qu'il tua des partisans de l'esclavage. Il se battit et réussit à s'en tirer un bon nombre de fois avant qu'il tente de s'emparer de l'arsenal de Harpers Ferry (17). S'il n'utilisa pas la dynamite, c'est seulement parce qu'elle n'était pas encore une arme très répandue à l'époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara, dont M. Dobbs condamne les "méthodes meurtrières". Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que c'était une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d'hommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime horrible, était un devoir sacré qu'il accomplissait sur l'ordre de Dieu car cet homme très religieux appartenait à l'Eglise presbytérienne.

C'est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s'éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu'aucun résultat positif n'a jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l'imposent. L'action directe est toujours le héraut, l'élément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que l'oppression devient intolérable.

Les luttes actuelles contre l'esclavage salarié

Nous subissons maintenant l'oppression dans ce pays et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que l'ancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques. Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d'esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd'hui ce sont les travailleurs agricoleset les ouvriers d'industrie.

A travers l'action imprévisible d'institutions qu'aucun d'eux n'a créées, mais qui sévissent depuis leur naissance, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s'habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements, sans parler des autres bienfaits que la société est censée leur dispenser, comme l'éducation et l'accès aux plaisirs artistiques.

Ces ouvriers ont, d'une façon ou d'une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s'améliore; en premier lieu par l'action directe, en second lieu par l'action politique. Nous avons des groupes comme la Grange (18), les Farmers' Alliances (19), les coopératives, les colonies expérimentales, les Knights of Labor (20), les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids de l'exploitation, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques, et une journée de travail un peu plus courte; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou l'allongement des horaires.

Aucun de ces groupes, à part les IWW, n'a reconnu qu'il existe une guerre sociale et qu'elle se poursuivra tant que se perpétueront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté les institutions fondées sur la propriété privée, telles qu'elles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu'il leur semblait possible et raisonnable d'accomplir. Lors de la création de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier, ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.

Il y a vingt-deux ans, j'ai rencontré des militants des Farmers' Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui m'ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés par leurs organisations; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour des objectifs immédiats qu'ils percevaient clairement: prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue. A l'époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. D'ailleurs, même aujourd'hui, peu d'entre eux le comprennent. Ils doivent encore apprendre qu'il n'existe qu'une seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines.

Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s'engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n'étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l'origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l'écart du marché jusqu'à ce qu'ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d'aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l'humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire n'ait bouleversé tellement l'esprit des hommes qu'il leur ait donné envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra surtout à cause de sa futilité.

Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu'ils n'ont pas eu recours à l'action directe, ni parce qu'ils se sont mêlés de politique, mais parce qu'il s'agissait d'une masse d'ouvriers trop hétérogène pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.

Pourquoi les patrons ont peur des grèves

Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations, des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans l'ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine fraction des travailleurs, un moyen d'unir leurs forces, de faire pression directement sur leurs maîtres et d'obtenir ainsi une petite partie de ce qu'ils voulaient, de ce qu'ils devaient essayer d'obtenir, vu leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu'ils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent la grève, même si, bien sûr, il peut arriver que certains s'en réjouissent, mais c'est plutôt rare. Les patrons savent qu'ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement peur que leur production s'interrompe. Par contre, ils ne craignent nullement un vote qui exprimerait "la conscience de classe" des électeurs; à l'atelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de n'importe quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins à ce que l'on vous menace et que l'on vous ordonne de vous taire. Pourquoi? Le patron se moque de savoir que l'action politique n'est qu'une impasse où s'égare l'ouvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose, mais il sait aussi que celui-ci ne s'instaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura l'esprit rebelle, il devra dépenser de l'argent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens qu'il n'aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.

On dit souvent, et on le répète parfois jusqu'à la nausée, que les patrons ont une "conscience de classe", qu'ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts communs. Ce n'est absolument pas vrai. La majorité des capitalistes sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsqu'un syndicat menace un patron, c'est à son portefeuille qu'il s'en prend.

Toute grève est synonyme de violence

Aujourd'hui chacun sait qu'une grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que leur action causera des dégâts. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments de travail parce qu'ils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes s'affrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux, détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font sauter des installations. S'il s'agit d'ouvriers, ou d'ouvrières, du textile, un incendie d'origine inconnue éclate, des pierres volent à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique est lancée sur la tête d'un patron. Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs " expirent", des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. S'il s'agit d'une grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions. Et à chaque fois, des combats éclatent entre d'un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l'autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.

Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention, de policiers et d'agents provocateurs, de kidnappings violents et d'expulsions. Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter l'ultime recours à la police, aux milices, aux brigades spéciales et aux troupes fédérales.

Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois. Tout le monde est conscient qu'ils mentent. Les travailleurs savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et qu'ils n'ont pas d'autres moyens, s'ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément. Généralement, les gens comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu'ils sont poussés par la dure logique d'une situation qu'ils n'ont pas créée, mais qui les force à attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu'à ce que la mort les frappe, à l'hospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses d'une rivière. Telle est l'horrible situation devant laquelle se trouvent les ouvriers; ce sont les êtres les plus humains : ils font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou s'écartent d'un pas pour ne pas écraser un ver de terre et ils recourent à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que c'est l'unique façon de gagner, si tant est qu'ils puissent gagner quelque chose. "Vous n'avez qu'à mieux voter aux prochaines élections!" affirment certains. Il m'a toujours semblé qu'il s'agit de l'une des réponses les plus ridicules qu'une personne puisse faire, lorsqu'un gréviste lui demande de l'aide face à une situation matérielle délicate, et alors que les élections auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.

Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement la parole pour dire: "Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise; telles et telles concessions ont été accordées à la suite de cette action ; tel patron a capitulé." Agir ainsi mettrait en péril leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C'est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement en écoutant les ignorants pérorer. Pourtant seule la connaissance des faits peut éclaircir leur position.

Les adversaires de l'action directe

Ces dernières semaines, certains n'ont pas été avares de paroles creuses. Des orateurs et des journalistes, honnêtement convaincus de l'efficacité de l'action politique, persuadés qu'elle seule peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ont dénoncé les dommages incalculables causés par ce qu'ils appellent l'action directe (ils veulent dire en fait la "violence conspiratrice").

Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré, lors d'un meeting à Chicago, que la bombe lancée à Haymarket Square en 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures d'un quart de siècle. D'après lui, ce mouvement aurait été victorieux si la bombe n'avait pas été lancée. Ce monsieur commet une grave erreur.

Personne n'est capable de mesurer précisément l'effet positif ou négatif d'une action, à l'échelle de plusieurs mois ou de plusieurs années. Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire vingt-cinq ans auparavant.

Nous savons que les législateurs de l'Illinois ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté lettre morte. On ne peut pas davantage démontrer que l'action directe des ouvriers aurait pu l'imposer. Quant à moi, je pense que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.

D'un autre côté, si l'on croit que l'influence négative de la bombe a été si puissante, alors les conditions de travail et l'exercice des activités syndicales devraient être bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien d'aussi grave ne s'est produit. Pourtant on constate le contraire. Même si les conditions des travailleurs y sont déplorables, elles sont bien moins mauvaises à Chicago que dans d'autres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est plus développé que dans n'importe quel autre endroit, excepté San Francisco. Si l'on veut donc absolument tirer des conclusions à propos des effets de la bombe de Haymarket, il faut tenir compte de ces faits avant d'avancer une hypothèse. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement ait joué un rôle important dans l'évolution du mouvement ouvrier.

Et il en sera de même avec la vigoureuse actuelle contre la violence. Rien n'a fondamentalement changé. Deux hommes ont été emprisonnés pour ce qu'ils ont fait (il y a vingt-quatre ans, leurs semblables ont été pendus pour des actes qu'ils n'avaient pas commis) et quelques autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la Vie continueront à se révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections, jusqu'à ces chaînes soient brisées.

Comment pourrons-nous briser nos chaînes ?

Les partisans de l'action politique nous racontent que seule l'action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie et des moyens de production; ceux qui aujourd'hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections qu'ils auront perdues.

Et en attendant ce jour béni?

En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale (comme Madero (21) le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street).

Si certains d'entre vous sont privés de leurs droits civiques, ne vous révoltez même pas contre cette mesure, cela risquerait de "faire reculer le parti".

Action politique et action directe

J'ai déjà dit que, parfois, l'action politique obtient quelques résultats positifs et pas toujours sous la pression des partis ouvriers, d'ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par les résultats négatifs; de même que je suis convaincue que, si l'action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par les conséquences positives de l'action directe.

Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, c'est toujours l'action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet d'avoir formé un trust en déclenchant une grève !

Mais la foi aveugle en l'action indirecte, en l'action politique, a des conséquences bien plus graves: elle détruit tout sens de l'initiative, étouffe l'esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu'un d'autre afin qu'il fasse pour eux ce qu'ils devraient faire eux-mêmes; et enfin elle fait passer pour naturelle une idée absurde: il faudrait encourager la passivité des masses jusqu'au jour où le parti ouvrier gagnera les élections; alors, par la seule magie d'un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d'autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l'habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu'individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables "bombes humaines", rien qu'en entassant leurs bulletins dans les urnes !

Les sources de la Vie, les richesses naturelles de la Terre, les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience. Les problèmes des ouvriers ne pourront jamais être résolus en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées et d'autres restrictions limiteront les adhésions au syndicat et pousseront certains travailleurs à aider les patrons. Les syndicats se développeront moins en combattant pour des salaires plus élevés qu'en luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra d'augmenter le nombre de leurs membres, d'accepter tous ceux qui veulent adhérer. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent s'allier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à l'avance) et profiter de leur liberté d'agir ainsi à chaque fois. Et si, un jour, les syndicats regroupent tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins qu'ils se mettent en grève pour tout obtenir, pas une augmentation de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses de la nature et qu'ils procèdent, dans la foulée, à l'expropriation directe et totale !

Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité à paralyser la production. La majorité des électeurs ne sont pas des ouvriers. Ceux-ci travaillent à un endroit aujourd'hui, à un autre demain, ce qui empêche un grand nombre d'entre eux de voter ; un grand pourcentage des ouvriers dans ce pays sont des étrangers qui n'ont pas le droit de voter. Les dirigeants socialistes le savent parfaitement. La preuve? Ils affadissent leur propagande sur tous les points afin de gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Selon la presse socialiste, des spéculateurs de Wall Street assurent qu'ils sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste aussi bien qu'à un administrateur capitaliste. Les journaux socialistes prétendent que l'administration actuelle de Milwaukee a créé une situation économique très favorable aux petits investisseurs ; leurs articles publicitaires conseillent aux habitants de cette ville de se rendre chez Dupont ou Durand sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien qu'un grand magasin dépendant d'une grosse chaîne commerciale. En clair, parce que nos socialistes savent qu'ils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix de cette classe sociale, ils essaient désespérément de gagner le soutien (et de prolonger la vie) de la petite-bourgeoisie que l'économie socialiste fera disparaître.

Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin d'obtenir quelques mini-réformes politiques ou économiques.

Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur le prolétariat; que les biens des patrons n'ont aucune valeur sans l'activité des travailleurs; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce système fondé sur la propriété privée et qu'elles se reproduiront tant qu'il ne sera pas aboli. Et, après l'avoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les possédants.

"Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan de l'action politique, nous devons d'abord obtenir le pouvoir politique, sinon on utilisera l'armée contre nous!"

Contre une véritable grève générale, l'armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre d'Aristide Briand (22) au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont tous des "serviteurs de l'Etat" et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d'une masse d'ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s'exprimer; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d'une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d'exister, qu'elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu'elle ne se soumet pas.

Et que la Vie ne se soumettra pas.

Cette lutte durera tant que l'humanité ne se libérera pas elle-même pour chanter l'Hymne à l'Homme de Swinburne (23):

"Gloire à l'Homme dans ses plus beaux exploits

Car il est le maître de toutes choses."

Notes du traducteur

1. Le 10 octobre 1910, James et Joseph McNamara, respectivement membres des syndicat des typographes et du bâtiment, posèrent une bombe à proximité du Los Angeles Times,bombe censée causer uniquement des dégâts matériels. Malheureusement l'explosion déclencha un violent incendie et 21 employés du journal moururent suite à cet attentat. Les deux frères, sur le conseil de leur avocat Clarence Darrow, plaidèrent coupables et évitèrent la peine de mort.

2. IWW (Industrial Workers of the World) ou Wobblies.... Syndicat révolutionnaire fondé en 1905 par des syndicalistes radicaux qui s'opposaient à la politique conservatrice et pro-patronale de l'American Federation of Labor. Les Wobblies comprenaient beaucoup de membres du Socialist Party of America, du Socialist  Labor Party et d'autres groupes radicaux de gauche. Pendant les années 1910, les IWW jouèrent un rôle important dans la lutte pour les droits des travailleurs américains. Des militants célèbres comme John Reed (auteur du classique Dix jours qui ébranlèrent le monde),Mother Jones, Big Bill Haywod, Joe Hill et d'autres prirent parti pour l'idée d'un "grand syndicat unique" en espérant que les travailleurs du monde entier pourraient s'unir et combattre ensemble contre leurs oppresseurs capitalistes. De 1905 à 1920 les IWW organisèrent des centaines de milliers d'ouvriers dans les mines, les usines et chez les paysans. Ils ne regroupèrent jamais plus de 150 000 membres à la fois mais près de 3 millions de personnes y appartinrent à un moment ou un autre. Les IWW étaient surtout implantés dans l'ouest des États Unis où ils organisaient ensemble femmes et hommes, Noirs et Blancs, les immigrés et Américains dans des syndicats d'industrie, non catégoriels. Leur but explicite était de renverser le capitalisme et beaucoup de ses membres sympathisèrent avec la révolution d'Octobre. Le gouvernement lança une répression féroce contre les IWW en 1917 et l'influence du syndicat baissa rapidement. Cette organisation, aujourd'hui anarcho-syndicaliste, existe encore, mais ne regroupe que quelques centaines de militants.

3. Socialist Party: créé en 1901, ce parti compte plus de mille élus (dont un membre du Congrès) en 1912 et joue à l'époque un rôle influent dans les syndicats de l'American Federation of Labor. Les trois dirigeants les plus importants furent Eugene Debs, Daniel De Leon et William D. Haywood. Ce dernier, partisan de l'action directe, fut exclu du parti en 1913 après une longue discussion au terme de laquelle le parti décida  que  "l'utilisation de la violence et du sabotage, méthodes destinées à la guerre de guérilla, démoralise ceux qui emploient de telles méthodes et ouvrent la porte aux agents provocateurs".

4. Les eaux de Siloé: allusion à un réservoir qui constituait le seul point d'eau permanent de Jérusalem au VIIe siècle avant J.-C. Elles avaient la réputation d'avoir des vertus thérapeutiques, puiqu'il y est fait allusion dans l'évangile selon Jean.

5. Quakers: mouvement né en 1647 d'une révolte contre l'Eglise anglicane. Persécutés en Angleterre comme en Amérique où ils s'établirent dès 1681, ils jouèrent un rôle important dans la lutte contre l'esclavage.

6. Puritains. Ce terme désigne au départ un groupe de presbytériens rigides qui voulaient "purifier" l'Eglise anglicane des restes de l'influence catholique. Ils commencèrent à émigrer en 1620, en Virginie et en Nouvelle-Angleterre, notamment, pour constituer des communautés fermées. Pendant presque un siècle, ils essayèrent d'imposer leurs normes intolérantes et persécutèrent tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Leur attachement au sens littéral de la Bible, qui les caractérise, a influencé toute l'histoire américaine jusqu'à aujourd'hui comme en témoignent de nombreux aspects de la culture des États-Unis.

7. La dernière d'entre elles s'appelait Mary Dyer, mère de six enfants, pendue à un arbre en 1660 à Boston. De 1660 à 1677, les soeurs Wright, Mary, Hannah et Lydia vinrent successivement protester à Boston contre les persécutions dont étaient victimes les quakers. Elles furent à chaque fois, emprisonnées, jugées puis expulsées de la ville. Les quakers étaient dénudé(e)s jusqu'à la ceinture, attaché(e)s à une charrette et fouetté(e)s dans les rues avant d'être chassé(e)s de la colonie. Lydia accompagna à Boston Margaret Brewster qui entra dans une église puritaine, vêtue comme une pénitente, pieds nus, cheveux au vent, des cendres sur la tête, et un sac recouvrant ses vêtements.

8. Nathaniel Bacon (1647-1676) dirigea en 1676 un groupe de colons révoltés qui s'emparèrent de la ville de Jamestown et l'incendièrent pour obtenir des réformes et une plus grande participation dans le gouvernement de la Virginie.

9. Les comités de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les doléances des Américains contre les Britanniques.

10. John Whittier (1807-1892) poète américain opposé à l'esclavage. Au sud-est de Los Angeles, en Californie, il existe une ville fondée par les quakers et qui porte son nom.

11. La citation est extraite du livre des Juges5, 20: "Du haut des cieux, les étoiles ont combattu, de leurs sentiers, elles ont combattu Sisera." L'Ancien Testament fait allusion à une intervention miraculeuse des étoiles en faveur des Juifs au cours de leur bataille contre le général Sisera.

11. Gerrit Smith (1797-) Philanthrope et réformateur social, seul membre du Congrès partisan de l'abolition de l'esclavage il finança John Brown et fut impliqué dans l'attaque de l'arsenal de Harpers Ferry. Avocat de l'égalité des femmes, il pensait néanmoins que les Noirs devaient obtenir le droit de vote avant les femmes.

12. William D. (dit "Big Bill) Haywood (1869-) Travaille comme mineur dès l'âge de 9 ans et perd un œil à la suite d'un accident de travail. Suite aux sévères défaites subies par les mineurs à partir de 1901, il développe l'idée d'un "grand syndicat unique" et joue un rôle important dans la création des IWW. En 1917, le gouvernement arrête Haywood et une centaine d'autres militants en les accusant d'espionnage et aussi parce qu'ils ont appelé à des grèves en temps de guerre. Big Bill est condamné à une lourde peine de prison, mais s'enfuit en Union soviétique où il meurt en 1928.

13. Frank Bohn, ce militant de la gauche du Socialist Party et des IWW tourna fort mal puisqu'il termina sa carrière comme député du Parti républicain!

14. Frederick Douglass (1817-1895). Fils d'un Blanc et d'une esclave noire, il ne connut jamais son père et fut séparé très jeune de sa mère. Il vécut jusqu'à l'âge de 8 ans sur une plantation puis fut envoyé à Baltimore comme domestique. La femme de son maître lui apprit à lire, bien que ce fût illégal. Il dut retourner ensuite travailler sur la plantation. A 21 ans il s'échappa et devint un conférencier et journaliste célèbre. Partisan du droit de vote des femmes, il occupa plusieurs postes dans l'administration. Son autobiographie écrite en 1845 est un classique: Mémoires d'un esclave américain, traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez, Paris, F. Maspero, 1980.

15. Lucy Colman (1817-1891) Conférencière et militante pour l'abolition de l'esclavage et l'égalité des femmes, contre le racisme et la discrimination (notamment dans les écoles où elle enseigna), elle devint libre-penseuse et agnostique à la fin d'une vie riche en rebondissements et en anecdotes savoureuses comme celle-ci: lors d'une réunion du mouvement pour le droit de vote des femmes, face à une motion de Frederick Douglass qui affirmait candidement: " le sacrifice de soi est une valeur positive qui doit être enseignée à toutes les femmes", elle lui demanda: "Pourquoi n'avez-vous pas appliqué vous-même cette vertu lorsque vous étiez esclave?" Et la résolution de Lucy Colman, qui prônait le droit des femmes à "ne plus croire en l'autorité mais en leur seule raison", fut adoptée sans problèmes.

16. Free Soilers: membres du Free Soil Party. Fondé en 1848, ce parti s'opposait à l'extension de l'esclavage dans les nouveaux territoires et à l'admission des États esclavagistes dans l'Union.

17. Harpers Ferry, arsenal que tenta de prendre John Brown et qui marqua la fin de son combat.

18. National Grange of the Patrons of Husbandry: association de fermiers créée en 1867 et qui prit de l'ampleur après la crise agricole de 1873, durant laquelle les prix agricoles chutèrent considérablement. La Grange était organisée en sections où les femmes étaient admises à égalité avec les hommes. Les Grangers luttaient contre l'endettement et les tarifs de fret élevés pratiqués par les compagnies de chemin de fer. Le mouvement fut important dans l'Iowa, le Minnesota, le Wisconsin et l'Illinois où des lois furent votées en faveur des agriculteurs, mais balayées par le lobbying des chemins de fer auprès de la Cour suprême. Le mouvement atteignit son apogée en 1875, regroupant près de 20 000 membres, puis déclina au profit d'autres forces comme le Greenback Party des années 1870, les Farmers Alliances des années 1880 et le Populist Party des années 1890. La Grange montra que les fermiers pouvaient s'organiser et avoir un rôle politique.

19. La Southern Farmers Alliance fut fondée au Texas en 1875 et la Northern Farmers Alliance à Chicago en 1880. Les coopératives qu'elles créèrent firent faillite et les Alliances se tournèrent vers la politique politicienne pour former le People's or Populist Party, parti qui réclamait à la fois le droit de vote des femmes et l'arrêt de l'immigration, dénonçait la ploutocratie ("les banquiers, les actionnaires, les grandes sociétés capitalistes") mais aussi les Noirs, les Juifs et les catholiques (!), et qui réclamait la journée de 8 heures. Le populisme est une des plaies de la vie politique américaine, comme en témoigna encore la campagne de Clinton en 1992 qui prétendit "défendre en priorité les intérêts du peuple" avec le résultat catastrophique que l'on connaît.

20. Knights of Labor. Organisation au départ clandestine, fondée en 1869 et qui regroupa jusqu'à 700 000 "producteurs": ouvriers, petits commerçants et paysans. Son objectif était de remplacer le capitalisme par des coopératives ouvrières. Son influence déclina à partir de 1886.

21. Francisco Madero (1873-1913). Gros propriétaire foncier, adversaire de Porfiro Diaz, il est soutenu par Pancho Villa. Elu président de la République en 1911, il est renversé par un coup d'Etat militaire deux ans plus tard et assassiné.

22. Aristide Briand (1862-1932). Avocat et journaliste, partisan de la grève générale, il devient secrétaire général du Parti socialiste français qu'il fonde avec Jaurès, en opposition aux guesdistes du Parti ouvrier français. Hostile aux décisions de la Seconde Internationale qui interdisent, en 1904, aux députés socialistes de devenir ministres, il quitte le Parti socialiste unifié, puis la SFIO. Il sera 25 fois ministre et 11 fois président du Conseil! Il réprime la grève des cheminots en 1910. Avant la Première Guerre mondiale et entre les deux guerres, Briand est l'incarnation parfaite, jusqu'à la caricature, du socialiste qui trahit tous ses idéaux.

23. Algernon Charles Swinburne (1837-1909). Bien qu'il fût d'origine aristocratique, ce poète romantique anglais était républicain et antichrétien. Il dénonça tous les despotes de son époque, du tsar au pape, en passant par le Kaiser.

"Le mariage est une mauvaise action"3

Laissez-moi tout d'abord éclaircir deux points, dès le départ. Ainsi, lorsque la discussion débutera, nous pourrons nous concentrer sur l'essentiel.

1) Comment peut-on distinguer entre une bonne et une mauvaise action?

2) Quelle est ma définition du mariage?

Relativité des actes et des besoins

D'après ma compréhension du puzzle de l'univers, aucun acte n'est, à mon avis, totalement juste ou mauvais. Tout jugement que l'on porte sur un acte est relatif: il dépend de l'évolution sociale des êtres humains qui progressent consciemment, mais très lentement, par rapport au reste de l'univers. Le bien et le mal sont des conceptions sociales et non humaines. Les mots de bien et de mal ont certes été inventés par des hommes; mais les conceptions du bien et du mal, obscurément ou clairement, ont été conçues avec plus ou moins d'efficacité par tous les êtres sociaux intelligents. La définition du Bien, entérinée et approuvée par la conduite admise des êtres sociaux, est la suivante: est considéré comme juste le comportement qui sert le mieux les besoins en développement d'une société donnée.

Mais qu'est-ce qu'un besoin? Dans le passé, les besoins étaient surtout déterminés par la réaction inconsciente de la structure (sociale ou individuelle) à la pression du milieu. Jusqu'à récemment, je pensais encore comme Huxley (1), Von Hartman (2) et mon professeur Lum (3), que le besoin était déterminé par la pression du milieu ; que la conscience pouvait percevoir, obéir ou s'opposer, mais qu'elle ne pouvait influencer le cours du développement social ; et que, si elle décidait de s'y opposer, elle ne faisait que provoquer sa propre ruine, mais ne modifiait pas l'idéal inconsciemment déterminé.

Conscience et évolution

Ces dernières années, j'en suis arrivée à la conclusion que la conscience prend une part de plus en plus importante dans l'orientation des problèmes sociaux; si elle est, pour le moment, une voix mineure (et le restera encore longtemps), elle représente cependant un pouvoir croissant qui menace de renverser les vieux processus et les vieilles lois, de les remplacer par d'autres pouvoirs et d'autres idéaux. Je ne connais pas de perspective plus fascinante que celle du rôle de la conscience dans l'évolution présente et à venir. Ce n'est pas l'objet de notre réflexion aujourd'hui. Je n'évoque la conscience que parce que, en décrivant notre conception actuelle du bien-être, j'avancerai de nouveau l'hypothèse que le vieil idéal a été considérablement modifié par des réactions inconscientes.

La question devient alors: quel est l'idéal en germe dans notre société, idéal qui n'est pas encore consciemment formulé mais dont on perçoit des signaux et que l'on commence à discerner?

D'après tous les indicateurs du progrès, cet idéal me semble être la liberté de l'individu; une société dont l'organisation économique, politique, sociale et sexuelle assurera et augmentera constamment les possibilités de ses différents éléments; dont la solidarité et la continuité dépendront de l'attraction libre de ses composantes, et en aucun cas ne reposera sur l'obligation, quelles qu'en soient les formes. Si vous ne décelez pas, comme moi, que telle est la tendance sociale actuelle, vous ne serez sans doute pas d'accord avec le reste de ma démonstration. Car il serait trop facile de prouver que le maintien des vieilles divisions de la société en classes, chacune d'elles accomplissant des fonctions spécialisés : prêtres, militaires, ouvriers, capitalistes, domestiques, éleveurs, etc., que ce maintien, donc, est en accord avec la force croissante de la société, et donc que le mariage est une bonne action.

Ma position, le point de départ à partir duquel je mesurerai une bonne ou une mauvaise action, est la suivante: la tendance sociale actuelle s'oriente vers la liberté de l'individu, ce qui implique la réalisation de toutes les conditions nécessaires à l'avènement de cette liberté.

Second point:

Ma position sur le mariage

Il y a quinze ou dix-huit ans, je n'étais pas encore sortie du couvent depuis assez longtemps pour avoir oublié ses enseignements. Je n'avais pas encore assez vécu ni accumulé assez d'expériences pour fabriquer mes propres définitions. Pour moi, le mariage était "un sacrement de l'Eglise" ou bien "une cérémonie civile patronnée par l'Etat", permettant à un homme et une femme de s'unir pour la vie, à moins qu'ils demandent à un tribunal de prononcer leur séparation. Avec toute l'énergie d'une libre-penseuse néophyte, je critiquais le mariage religieux parce qu'un prêtre n'a absolument aucun droit d'intervenir dans la vie privée des individus ; je condamnais l'expression "jusqu'à ce que la mort nous sépare", car cette promesse immorale rend une personne esclave de ses sentiments actuels et détermine tout son avenir; je dénonçais la misérable vulgarité des cérémonies religieuse et civile, qui mettent les relations intimes entre deux individus au centre de l'attention publique, des commentaires et des plaisanteries.

Je défends toujours ces positions. Rien ne me révulse plus que le prétendu sacrement du mariage; il est une insulte à la délicatesse parce qu'il proclame aux oreilles du monde entier une affaire strictement privée. Ai-je besoin de rappeler, par exemple, la littérature indigne qui circula sur le mariage d'Alice Roosevelt (4), lorsque la prétendue "princesse américaine" fut l'objet de plaisanteries obscènes incessantes, parce que le monde entier devait être informé de son futur mariage avec Mr. Longworth !

Dépendance et épanouissement personnel

Mais aujourd'hui ce n'est ni au mariage civil ni au mariage religieux que je me réfère, lorsque j'affirme: "Le mariage est une mauvaise action." La cérémonie elle-même n'est qu'une forme, un fantôme, une coquille vide. Par mariage, j'entends son contenu réel, la relation permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et économique qui permet de maintenir la vie de couple et la vie familiale actuelle. Je me moque de savoir s'il s'agit d'un mariage polygame, polyandre or monogame. Peu m'importe qu'il soit célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou qu'il n'y ait pas le moindre contrat entre les époux. Non, ce que j'affirme c'est qu'une relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité, et c'est cela que je combats. Maintenant, mes opposants savent sur quel terrain je me situe.

Dans le passé, il m'est arrivé de plaider de façon effusive et sincère pour l'union exclusive entre un homme et une femme, tant qu'ils sont amoureux. Et je pensais que cette union devrait être dissoute lorsque l'un ou l'autre le désirerait. A cette époque j'exaltais les liens de l'amour et seulement ceux-là.

Aujourd'hui, je préfère un mariage fondé uniquement sur des considérations strictement financières à un mariage fondé sur l'amour. Non pas parce que je m'intéresse le moins du monde à la pérennité du mariage, mais parce que je me soucie de la pérennité de l'amour. Le moyen le plus facile, le plus sûr et le plus répandu de tuer l'amour est le mariage - le mariage tel que je l'ai défini. La seule façon de préserver l'amour dans la condition extatique qui lui vaut de bénéficier d'une appellation spécifique - sinon ce sentiment relève du désir ou de l'amitié - la seule façon, disais-je, de préserver l'amour est de maintenir la distance. Ne jamais permettre que l'amour soit souillé par les mesquineries indécentes d'une intimité permanente. Mieux vaut mépriser tous les jours votre ennemi que mépriser la personne que vous aimez.

Ceux qui ne connaissent pas les raisons de mon opposition aux formes légales et sociales vont sans doute s'exclamer: "Alors, vous voulez donc en finir avec toute relation entre les sexes? Vous souhaitez que la terre ne soit plus peuplée que de nonnes et de moines?" Absolument pas. Je ne m'inquiète pas de la repopulation de la Terre, et je ne verserais aucune larme si l'on m'apprenait que le dernier être humain venait de naître. Mais je ne prêche pas pour autant l'abstinence sexuelle totale. Si les avocats du mariage devaient simplement plaider contre l'abstinence totale, leur tâche serait aisée. Les statistiques de la folie, et de toutes sortes d'aberrations, constitueraient à elles seules un solide élément à charge. Non, je ne crois pas que l'être humain moralement le plus élevé soit un individu asexué, ni d'ailleurs une personne qui, au nom de la religion ou de la science, extirpe violemment ses passions.

Je souhaiterais que les gens considèrent leurs instincts normaux, d'une façon normale, qu'ils ne les gavent pas mais ne les rationnent pas non plus, qu'ils n'exaltent pas leurs vertus au-delà de leur utilité véritable et ne les dénoncent pas non plus comme les servantes du Mal, deux attitudes très répandues en ce qui concerne la passion sexuelle. En bref, je souhaiterais que les hommes et les femmes organisent leurs vies de telle façon qu'ils puissent être toujours, à toute époque, des êtres libres, sur ce plan-là comme sur d'autres. Chaque individu doit fixer des limites à ses instincts, ce qui est normal pour l'un étant excessif pour l'autre, et ce qui est excessif à une période de l'existence étant normal à une autre. En ce qui concerne les effets de la satisfaction normale d'un appétit normal sur la population, je pense qu'il faut contrôler consciemment ces effets, comme ils le sont déjà, dans une certaine mesure, aujourd'hui, et le seront de plus en plus, au fur et à mesure que progresseront nos connaissances. Le taux de natalité en France et aux Etats-Unis (chez les Américains nés en Amérique) montre le développement d'un tel contrôle conscient des naissances.

Le mariage est contraire à l'épanouissement de l'individu

"Mais, diront les partisans du mariage, qu'est-ce qui, dans le mariage, entrave le libre développement de l'individu? Que signifie le libre développement de l'individu, s'il n'est pas l'expression de la masculinité et de la féminité? Qu'y a-t-il de plus essentiel pour ces deux éléments que d'être parent et d'éduquer des enfants? Le fait que l'éducation d'un enfant dure de 15 à 20 ans n'est-il pas le facteur essentiel qui détermine l'existence d'un foyer permanent?"

Ce type d'argumentation est avancé par les partisans du mariage ayant l'esprit scientifique. Ceux qui ont l'esprit religieux invoquent la volonté de Dieu, ou d'autres raisons métaphysiques. Je ne répondrai pas à ces derniers. Je m'intéresserai aujourd'hui seulement à ceux qui prétendent que, l'Homme étant le dernier maillon de l'évolution, les nécessités de chaque espèce qui déterminent des relations sociales et sexuelles entre espèces alliées façonnent et déterminent ces relations chez l'Homme; selon eux, si, chez les animaux supérieurs, la durée de l'apprentissage détermine la durée de la conjugalité, alors l'une des plus grandes réussites de l'Homme est d'avoir considérablement étendu la durée de l'apprentissage, et donc de s'être fixé pour idéal une relation familiale permanente.

Ce n'est que l'extension consciente de ce que l'adaptation inconsciente, ou peut-être semi-consciente, a déjà déterminé pour les animaux supérieurs, et en partie chez les espèces sauvages. Si les habitants d'un pays sont raisonnables, sensibles et contrôlent leurs instincts (avec les autres peuples, ils maintiendront de  toute façon leurs distances, quelles que soient les circonstances), le mariage ne permet-il pas d'atteindre ce grand objectif de la fonction sociale élémentaire, qui est en même temps une exigence essentielle pour le développement individuel, mieux qu'aucun autre mode de vie? Malgré toutes ses imperfections, n'est-ce pas le meilleur mode de vie que l'on ait trouvé jusqu'à présent?

En essayant de prouver la thèse inverse, je ne m'intéresserai pas aux échecs patents du mariage. Cela ne m'intéresse pas de démontrer que de nombreux mariages échouent; les archives des tribunaux le prouvent abondamment. Mais de même qu'une hirondelle (ni un vol d'hirondelles) ne fait pas le printemps, le nombre de divorces, en lui-même, ne prouve pas que le mariage est une mauvaise chose, il démontre seulement qu'un nombre important d'individus commettent des erreurs. Cet argument est un argument inattaquable contre l'indissolubilité du mariage mais pas contre le mariage lui-même.

Aujourd'hui, je m'intéresserai aux mariages heureux : les mariages au sein desquels, quelles que soient les frictions, l'homme et la femme ont passé beaucoup de moments agréables ensemble; des mariages où la famille a vécu grâce au travail honnête, décemment payé (dans les limites du salariat) du père, et préservée par le souci d'économie et les soins de la mère; où les enfants ont reçu une bonne éducation et ont démarré dans la vie sans problème, et où leurs parents ont continué à vivre sous le même toit pour finir leur vie ensemble, chacun étant assuré que l'autre représente un(e) ami(e) qui lui sera fidèle jusqu'à la mort. Telle est, d'après moi, le meilleur type de mariage possible, et il s'agit plus souvent d'un doux rêve que d'une réalité. Mais parfois il réussit à se réaliser. Je maintiens néanmoins que, du point de vue de l'objectif de la vie, c'est-à-dire du libre développement de l'individu, ceux qui ont réussi leur mariage ont mené une vie moins réussie que ceux qui ont eu une vie moins heureuse.

L'instinct de reproduction

En ce qui concerne le premier point (le fait que l'éducation des parents serait l'une des nécessités fondamentales de l'expression de la personnalité), je pense que la conscience va bouleverser les méthodes de la vie. La vie, qui opère inconsciemment, cherchait aveuglément à se préserver par la reproduction, par la reproduction multiple.

Notre esprit est chaque fois bouleversé par la productivité d'un seul grain de blé, d'un poisson, d'une reine des abeilles ou d'un homme. Nous sommes frappés par le gâchis épouvantable de l'effort reproductif; paralysés par une pitié impuissante pour les petites choses, le nombre infini de ces petites vies qui doivent naître, souffrir et mourir de faim, de froid, ou parce qu'elles servent de proies pour d'autres créatures, et tout cela dans un seul but: afin que, au sein d'une multitude, seule une petite minorité survive et perpétue l'espèce ! En guerre contre la nature, l'homme, qui n'en est pas encore maître, a obéi au même instinct et, en procréant de façon prolifique, il a poursuivi sa guerre.

Pour le patriarche hébreu de l'Antiquité comme pour le pionnier américain, une grande famille était synonyme de force, de richesse en bras et en muscles et représentait un moyen de poursuivre sa conquête des forêts et des terres vierges. C'était sa seule ressource contre l'anéantissement. C'est pourquoi l'instinct de reproduction a été l'un des moteurs déterminants de l'action humaine.

Tout instinct obéit à une loi: il survit longtemps après la disparition du besoin qui l'a créé, et cette loi agit de façon perverse. Cet instinct qui survit fait partie de la structure de l'être humain, il n'est pas obligé de se justifier ni forcé d'être satisfait. Je suis persuadée, néanmoins, que plus la conscience des hommes se développe, ou, en d'autres termes, plus nous devenons conscients des conditions de la vie et de nos relations dans ce cadre, de leurs nouvelles exigences et de la meilleure façon de les satisfaire, plus les instincts inutiles se dissocieront rapidement de la structure de l'être humain.

Comment se présente la guerre contre la nature aujourd'hui? Pourquoi, alors que nous sommes presque au bord d'une catastrophe planétaire, sommes-nous certains de la conquérir? La conscience! La puissance du cerveau! La force de la volonté! L'invention, la découverte, la maîtrise des forces cachées. Nous ne sommes plus obligés d'agir aveuglément, de chercher sans cesse à propager l'espèce pour fournir à l'humanité des chasseurs, des pêcheurs, des bergers, des agriculteurs et des éleveurs. Par conséquent, le besoin initial, qui a créé l'instinct de reproduction prolifique, a disparu; il est voué à disparaître, il est en train de mourir, mais il disparaîtra plus rapidement si les hommes comprennent de mieux en mieux la situation globale.

Plus les cerveaux ont une production prolifique, plus les idées s'étendent, se multiplient et conquièrent de pouvoir, plus la nécessité d'une reproduction physique abondante décline. Tel est mon premier point. Donc l'épanouissement de l'individu n'implique plus nécessairement d'avoir de nombreux enfants, ni même d'en avoir un seul. Je ne veux pas dire que, bientôt, plus personne ne voudra avoir d'enfants, et je ne prophétise pas le suicide de l'espèce humaine. Simplement, je pense que moins d'hommes et de femmes naîtront, plus il y aura de chances que ceux-ci survivent, se développent et réalisent de projets. En fait, la confrontation entre ces différentes tendances a déjà amené la conscience sociale actuelle à prendre cette direction.

La reproduction et les autres besoins humains

Supposons que la majorité des hommes et des femmes désirent encore, ou même, allons plus loin, admettons que la majorité désirent encore se reproduire de façon limitée,la question est maintenant la suivante: ce besoin est-il essentiel au développement de l'individu ou y a-t-il d'autres besoins tout aussi impérieux? S'il en existe d'autres, aussi essentiels, ne doit-on pas les prendre également en compte lorsque l'on veut décider de la meilleure manière de conduire sa vie? S'il n'existe pas d'autres besoins aussi vitaux, ne doit-on pas quand même se demander si le mariage est le meilleur moyen d'assurer l'épanouissement de l'individu? En répondant à ces questions, je pense qu'il sera utile de distinguer entre la majorité et la minorité.

Pour une minorité, l'éducation des enfants représentera le besoin dominant de leur vie tandis que, pour une majorité, cela constituera seulement un besoin parmi d'autres. Et quels sont ces autres besoins? Les autres besoins physiques et spirituels! Le désir de manger, de s'habiller et de se loger en fonction du goût de chaque individu; le désir d'avoir des relations sexuelles et pas en vue de la reproduction; les désirs artistiques; le besoin de connaissances, avec ses milliers de ramifications, qui emportera peut-être l'âme des profondeurs du concret jusqu'aux hauteurs de l'abstraction; le désir de faire, c'est-à-dire d'imprimer sa volonté sur la structure sociale, qu'il s'agisse d'un ingénieur mécanicien, d'un conducteur de moissonneuse-batteuse ou d'un interpréteur de rêves, quelle que soit l'activité personnelle.

Le désir de se nourrir, se loger et se vêtir devrait toujours reposer sur le pouvoir de chaque individu de satisfaire soi-même ses besoins. Mais la vie domestique est telle que, au bout de quelques années d'existence commune, l'interdépendance croît au point de paralyser chaque partenaire lorsque les circonstances détruisent leur bel arrangement, la femme en étant généralement très affectée, l'homme beaucoup moins, en principe. L'épouse n'a fait qu'une seule chose dans une sphère isolée, et même si elle a peut-être appris à bien la faire (ce qui n'est pas sûr, parce que la méthode de formation n'est absolument pas satisfaisante), de toute façon cela ne lui a pas donné la confiance nécessaire pour gagner sa vie de façon indépendante. Timorée, elle s'avère le plus souvent incapable de s'engager dans la lutte. Elle est passée à côté du monde de la production, elle ne le connaît absolument pas. D'un autre côté, quelle sorte de métier peut-elle exercer? Devenir l'employée de maison d'une autre femme qui la dominera? Les conditions de travail et la rémunération des services domestiques sont telles que n'importe quel esprit indépendant préférerait être esclave dans une usine: au moins l'esclavage est limité à une quantité fixe d'heures.

Quant aux hommes, permettez-moi de vous raconter une anecdote: il y quelques jours de cela, un syndicaliste très combatif m'a déclaré, apparemment sans la moindre honte, qu'il vivrait comme un vagabond et un ivrogne s'il ne s'était pas marié, parce qu'il ne se sent pas capable de tenir une maison. Leur accord mutuel a surtout un mérite, à ses yeux: son épouse s'occupe bien de son estomac. Jamais je n'aurais pensé que quelqu'un puisse admettre se trouver dans un tel état d'impuissance, mais cet homme m'a sans doute dit la vérité.

Ce type d'aveu est certainement une des plus graves objections contre le mariage, comme contre toute autre condition produisant de semblables résultats. En choisissant sa position économique dans la société, on devrait toujours veiller à ce qu'elle vous permette de continuer à vivre sans aucun handicap, de façon à rester une personne entière, ayant toutes ses capacités pour produire et se protéger elle-même, un individu centré sur lui-même.

L'hypocrisie sexuelle des femmes

En ce qui concerne l'appétit sexuel, en dehors de la reproduction, les avocats du mariage prétendent, et avec de bonnes raisons, qu'il procure une satisfaction normale à un appétit normal. Selon eux, il constitue un garde-fou physique et moral contre les excès et leurs conséquences, les maladies. Nous avons sans cesse la preuve douloureuse que le mariage n'est pas très efficace sur ce plan-là. Quant à ce qu'il pourrait accomplir, il est presque impossible de le savoir; car l'ascétisme religieux a tellement implanté le sentiment de la honte dans l'esprit humain, à propos du sexe, que notre première réaction, lorsqu'on en discute, semble de mentir.

C'est particulièrement le cas avec les femmes. La majorité d'entre elles souhaitent donner l'impression qu'elles sont dépourvues de désir sexuel et pensent se décerner le plus beau compliment lorsqu'elles déclarent: "Personnellement, je suis très froide; je n'ai jamais éprouvé une telle attraction." Parfois elles disent la vérité mais, le plus souvent, il s'agit d'un mensonge issu des enseignements pernicieux diffusés par l'Église pendant des siècles. Une femme normalement constituée comprendra qu'elle ne se rend pas hommage lorsqu'elle se refuse le droit d'exister complètement, pour elle-même ou par elle-même; il est certain que, lorsqu'une telle déficience se manifeste vraiment, d'autres qualités peuvent se développer, ayant peut-être une plus grande valeur. En général, cependant, quels que soient les mensonges des femmes, une telle déficience n'existe pas. Habituellement, les êtres jeunes et sains des deux sexes désirent avoir des relations sexuelles. Le mariage est-il donc la meilleure réponse à ce besoin humain?

Les effets catastrophiques de la cohabitation

Supposons qu'ils se marient, disons à vingt ans, ou quelques années plus tard, ce qui est généralement le cas puisque l'appétit sexuel est le plus actif à cet âge; les deux partenaires (et pour le moment je mets de côté la question des enfants) se trouveront trop (et trop fréquemment) en contact. Rapidement ils ne savoureront plus la présence de l'autre. L'irritation commencera. Les petits détails mesquins de la vie commune amèneront le mépris. Ce qui était autrefois une joie exceptionnelle deviendra un automatisme, et détruira toute finesse, toute délicatesse. Souvent la cohabitation se transformera en une torture physique pour l'un des partenaires (le plus souvent la femme) tandis qu'elle procurera encore un peu de plaisir à l'autre, et ce pour une raison simple: les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle.

 Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que l'on puisse opposer au mariage. Même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées l'une à l'autre, rien ne prouve qu'elles continueront à l'être durant le reste de leur existence. Et aucune période n'est plus trompeuse, en ce qui concerne l'évolution future, que l'âge dont je viens de parler. L'âge où les désirs et les attractions physiques sont les plus forts est aussi le moment où ces mêmes désirs obscurcissent ou réfrènent d'autres éléments de la personnalité.

Les terribles tragédies de l'antipathie sexuelle, qui produisent le plus souvent de la honte, ne seront jamais dévoilées. Mais elles ont causé d'innombrables meurtres sur cette terre. Et même dans les foyers où l'on a maintenu l'harmonie et où, apparemment, règne la paix conjugale, un tel climat familial n'est possible que parce que l'homme ou la femme s'est résigné, a nié sa propre personnalité. L'un des partenaires accepte de s'effacer presque totalement pour préserver la famille et le respect de la société.

Si ces phénomènes, cette dégradation physique sont horribles, rien n'est plus terrible que la dévastation des âmes. Lorsque la période de l'attraction physique prédominante prend fin et que les tendances de chaque âme commencent à s'affirmer de plus en plus ouvertement, rien n'est plus affreux que de se rendre compte que l'on est lié à quelqu'un, que l'on va vivre jusqu'à sa mort avec une personne dont on sent que l'on s'éloigne chaque jour de plus en plus. "Pas un jour de plus ensemble!" affirment les partisans de l'union libre. Je trouve de tels slogans encore plus absurdes que les discours des avocats de la "sainteté" du mariage. Les liens existent, les liens de la vie commune, l'amour du foyer que l'on a construit ensemble, les habitudes associées à la cohabitation et à la dépendance; il n'est pas facile de se débarrasser de ces véritables chaînes, qui tiennent prisonniers les deux partenaires. Ce n'est pas au bout d'un jour ou d'un mois, mais seulement après une longue hésitation, une longue lutte et des souffrances, des souffrances très éprouvantes, que la séparation déchirante se produira. Et souvent elle ne se produit même pas.

Deux exemples

Un chapitre de la vie de deux hommes récemment décédés illustrera mon propos. Ernest Crosby a fait un mariage, je suppose heureux, avec une femme à l'esprit et aux sentiments conservateurs. A l'âge de 38 ans, alors qu'il officiait comme juge à la cour internationale du Caire, il est devenu pacifiste (5). Mais sa conception de l'honneur l'a obligé à continuer à assurer des fonctions sociales qu'il méprisait! Pour citer l'un de ses amis, Leonard Abbot, "il vivait comme un prisonnier dans son palais, servi par des domestiques et des laquais. Et à la fin il est devenu l'esclave de ses biens". Si Crosby n'avait pas été attaché par les liens du mariage et des relations familiales à quelqu'un ayant des conceptions de la vie et de l'honneur très différentes des siennes, le bilan de sa vie n'aurait-il pas été plus positif ? Comme son maître à penser Tolstoï, sa vie contredisait ses oeuvres parce qu'il était marié avec une femme qui ne s'était pas développée parallèlement à lui.

Le second exemple est celui de Hugh O. Pentecost. A partir de 1887, quelles que soient ses tendances spéciales, Pentecost sympathisa avec la lutte du mouvement ouvrier, s'opposant à l'oppression et à toutes les formes de persécution. Cependant, sous l'influence de ses relations familiales, et parce qu'il sentait qu'il devait atteindre un plus grand confort matériel et un meilleur standing social que ce que pouvait lui apporter sa position de conférencier radical, il consentit, à partir d'un certain moment, à devenir la marionnette de ceux qu'il avait si sévèrement condamnés, en acceptant le poste de procureur. Pire encore: il prétendit avoir été trompé comme un enfant lorsqu'il avait commis la plus belle action de sa vie en protestant contre l'exécution des anarchistes de Chicago en 1886. Que l'influence familiale ait pesé sur lui, je l'ai appris de sa propre bouche; Pentecost n'a fait que répéter, à une plus petite échelle, la trahison de Benedict Arnold (6) qui, pour l'amour de sa femme aux idées conservatrices laissa tout le poids de l'infamie peser sur lui. Je sais qu'il s'est sans doute servi de cette excuse, qu'il s'est réfugié derrière le vieil argument de la tentation d'Ève, mais ce facteur a certainement joué un rôle. J'ai évoqué ces deux cas parce qu'il s'agit d'hommes publics; mais chacun de nous connaît de tels exemples chez des personnes beaucoup moins célèbres, et c'est fréquemment la femme dont les aspirations personnelles et intellectuelles sont avilies par les liens du mariage.

Et ceci n'est qu'une facette du problème. En effet, que penser de l'individu conservateur qui se trouve lié à quelqu'un qui offense constamment tous ses principes? Les êtres humains ne peuvent penser de la même façon et éprouver les mêmes sentiments au même moment, sur une longue durée; c'est pourquoi les périodes durant lesquelles ils nouent des liens ne devraient être ni fréquentes ni contraignantes.

L'éducation des enfants

Mais revenons à la question des enfants. Dans la mesure où il s'agit d'un désir normal, ne peut-il être satisfait sans le sacrifice de la liberté individuelle requis par le mariage? Je ne vois aucune raison pour que ce soit impossible. Un enfant peut être élevé aussi bien dans un foyer, dans deux foyers ou dans une communauté; la découverte de la vie sera bien plus agréable si elle a lieu dans une atmosphère de liberté et de force indépendante que dans un climat de répression et de mécontentement cachés. Je n'ai aucune solution satisfaisante à offrir aux différentes questions que pose l'éducation des enfants; mais les partisans du mariage sont dans le même cas que moi.

Par contre, je suis convaincue qu'aucune des exigences de la vie ne devrait empêcher un développement personnel et libre dans l'avenir. Les vieilles méthodes d'éducation des enfants, sous le joug indissoluble des parents, n'ont pas donné des résultats convaincants. (Les parents conservateurs se désolent sans doute d'avoir des enfants contestataires, mais il ne leur vient probablement pas à l'esprit que leur système est en cause.) L'union libre donne des résultats, qui ne sont ni meilleurs ni pires. Quant à l'enfant élevé par un seul parent, il n'est ni plus malheureux ni plus heureux qu'un autre. Des journaux comme Lucifer (7) regorgent d'hypothèses, de théories et de propositions d'expériences, mais jusqu'ici on n'a jamais trouvé de principes d'éducation infaillibles pour les parents, biologiques ou adoptifs. C'est pourquoi je ne vois pas pourquoi l'individu devrait sacrifier le reste de sa vie en faveur d'un élément aussi incertain.

Si vous voulez que l'amour et le respect puissent durer, ayez des relations peu fréquentes et peu durables. Pour que la Vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec un( e ) ami( e ).  Je crois que le mariage défraîchit l'amour, transforme le respect en mépris, souille l'intimité et limite l'évolution personnelle des deux partenaires. C'est pourquoi  je pense que "le mariage est une mauvaise action".

NOTES

1. Thomas Henry Huxley (1825-1895). Naturaliste britannique et défenseur de la théorie de l'évolution de Darwin.

2. Eduard von Hartman (1842-1906). Philosophe allemand. Selon lui, une force impersonnelle anime le monde et mènera celui-ci à l'anéantissement total. Pour Voltairine de Cleyre cette force inconsciente peut, au contraire, se transformer grâce à l'action consciente des hommes et conduire à la libération de l'individu.

3. D. H. Lum: mentor de Voltairine de Cleyre (cf. l'article de Chris Crass).

4. Alice Roosevelt: durant sa jeunesse, la fille du président Théodore Roosevelt aimait scandaliser son entourage. Elle épousa un congressiste playboy et devint une figure importante des coulisses de Washington.

5. Après avoir donné sa démission de son poste de juge, Ernest Crosby écrivit de nombreux articles et livres contre la guerre et contre l'impérialisme américain.

6. Benedict Arnold (1741-1801): général qui servit la cause de la Révolution américaine, puis fit allégeance aux Britanniques après s'être marié à une fervente loyaliste. Il est considéré comme le type même du traître, puisqu'il fut non seulement vénal (il exigea beaucoup d'argent pour ses renseignements) mais lâche (il fit pendre un espion à sa place).

7. Lucifer, the Light Bearer: journal animé pendant vingt-quatre ans par Moses Harman (1830-1910). Féministe, partisan du contrôle des naissances et de l'union libre, il fit de son journal une tribune libre de discussion sur la sexualité. Condamné à un an de travaux forcés à l'âge de 75 ans pour ses positions, en vertu des lois Comstock.


1 In Mother Earth (1912). Traduit  (et annoté) par Yves Coleman pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°2. Tous les intertitres sont du traducteur.

2 Traduit  (et annoté) par Yves Coleman Pour la revue "Ni patrie ni frontières", N°2 - Tous les intertitres ont été ajoutés par le traducteur

3 (Cette conférence présente un point de vue négatif sur le mariage et constitue une réponse au plaidoyer de la Dr Henrietta P. Westbrook en faveur de cette institution, plaidoyer intitulé "Le mariage est une bonne action". Les deux conférences ont été prononcées dans les locaux de la Radical Liberal League, à Philadelphie le 28 avril 1907.)