Jacques Wajnztejn

De la reproduction

à l'époque de l'individu démocratique

In «État, Politique, Anarchie» Atelier de Création Libertaire, 1993.

Ce qui transparaît chez plusieurs copains, c'est qu'il n'y a rien à dire sur l'État ou plutôt que tout a déjà été dit et depuis longtemps (de La Boétie à Bakounine). Seules la pratique, les luttes seraient les questions a l'ordre du jour.

Certains copains mettent en avant l'organisation en tant que tâche la plus urgente. Pour eux, approfondir la réflexion en fonction d'une réalité changeante ne pourrait que diviser encore plus un mouvement qui l'a déjà suffisamment été dans le passé et qui le reste encore aujourd'hui, ne serait-ce que dans le flou de l'appellation «libertaire».

Quant à moi, c'est plutôt la démarche inverse qui m'inspire. Les divisions sont liées aux diversités, ce qui en un sens est positif ; et aussi au fait, ce qui l'est moins, que ces divisions sont historiques, que l'essentiel des débats porte sur cette histoire (Makhno ou pas, la ou les C.N.T., les rapports avec la F.A., Fontenis, etc.). Mais justement ces discussions n'ont plus qu'un intérêt d'école, complètement interne à l'anarchisme alors que par ailleurs les libertaires disent vouloir s'ouvrir à d'autres courants critiques actuels.

Replaçons ça par rapport à la question qui nous préoccupe ici, celle de l'État. Des générations de libertaires et d'anarchistes se sont empoignées à propos de la guerre d'Espagne quant au bien-fondé de la participation au gouvernement de la République. Des critiques très dures ont été faites, aussi bien du point de vue des principes (on ne doit pas participer à un gouvernement quand on est anarchiste), que du point de vue du contenu de l'action (pourquoi participer au pouvoir si ce n'est pas pour détruire l'État ?). Mais est-ce que ces problèmes se reposeraient de la même façon aujourd'hui ? Est ce qu'un gouvernement appellerait les anarchistes pour participer au pouvoir ? Si on pense que non, le premier thème d'affrontement tombe de lui-même. Est ce que l'État espagnol des années trente est comparable à l'État moderne que nous connaissons aujourd'hui ? Sans répondre immédiatement et en détail à ce qui constitue finalement l'objet de nos différentes interventions, on  peut déjà dire que l'État moderne est tellement présent dans tous les domaines publics et aussi dans tous les recoins de notre vie (et de notre mort !), qu'un groupe qui prendrait ou participerait au pouvoir central, en voulant appliquer un maximum de ces idées libertaires, ébranlerait du même coup tout l'édifice...

C'est cette concentration sur les tâches théoriques et pratiques dans la période actuelle qui me font participer ou intervenir dans des revues anarchistes ou «indépendantes», sans discrimination. C'est cette démarche qui me fait dire aussi que très peu de choses du passé (y compris récent) sont utilisables aujourd'hui pour ce qui est de la question et de l'analyse de l'État. La critique de l'État est plus une critique de l'ordre du slogan ou une réaction à fleur de peau, qu'une véritable connaissance de l'État. Dans un sens différent, et même opposé, le mouvement de Mao 68 en France (insouciance et méconnaissance complète de ce qu'était l'État gaulliste, fixation sur les  C.R.S.,  etc.) et les fractions armées ou les «autonomies» armées en RFA et en Italie (fixation extrême sur l'État, sur le personnel de l'État) ont montré, par défaut, l'urgence d'une réflexion approfondie sur l'État (et les États).

De plus, des éléments nouveaux, tels l'explosion des nationalités ou le nationalisme en Europe de l'Est, la crise de l'État-nation en tant que modèle étatique, le développement de l'Europe au sein d'un nouvel ordre mondial, participent aussi à cette nécessité.

I. — RAPIDE RETOUR HISTORIQUE

État et capital ont une longue histoire commune. C'est tout d'abord l'État monarchique qui crée un commerce national alors qu'il n'existait auparavant qu'un commerce municipal ou régional : la Hanse au Nord, Lyon, Venise (excepté le commerce au long cours, lui-même fortement dépendant des subsides des États). Ce commerce national, il le crée malgré les bourgeoisies locales et les princes qui pencheront pour le protectionnisme jusqu'à la fin du XVIe siècle. C'est aussi l'État monarchique qui bouleversera l'ordre traditionnel du Moyen Âge en assurant le passage d'un ordre économique, encore fonction d'un ordre social qui le contient, à un nouvel ordre dans lequel la sphère économique semble s'autonomiser.

On est donc assez loin de la vision libérale classique (de Smith par exemple) qui met en avant un capitalisme inventif qui, peu à peu, s'émancipe courageusement d'un État monarchique stérile. C'est bien ce dernier qui fut l'accumulateur primitif (cf. aussi la création des «work-houses»).

Toutefois on ne peut accuser la pensée classique de pure idéologie ou d'aveuglement extrême car sa «fausse conscience» provient en partie du fait, qu'à l'origine, l'État protecteur, interventionniste, est indissociable de l'avènement de l'individu comme catégorie politique et juridique. Il veut réaliser l'autonomie de l'individu par la suppression des anciennes médiations familiales, corporatives, communautaires (cf. par exemple, la loi Le Chapelier pendant la Révolution française). C'est la contradiction du libéralisme de cette époque que de vouloir séparer l'individu de la protection étatique dans la mesure où il ne conçoit cet individu que comme une monade isolée, sur le modèle du propriétaire, alors que, déjà, le développement économique imposait la mise en place de garde-fous (ainsi, la constitution, jamais appliquée, de 1793 mentionnait la nécessité de «secours publics»). Les théoriciens du libéralisme sont restés prisonniers d'une conception purement instrumentale de l'État. Ils ont pensé la croissance de l'État comme un effet pervers, une excroissance bureaucratique, un mal nécessaire, et aucun ne l'a liée à l'avènement parallèle de l'individu. Il n'y a guère que Tocqueville, qui n'est d'ailleurs pas un libéral au sens strict, pour voir dans l'État (surtout démocratique) un instrument fonctionnel et rationnel de la liberté des individus, un complément nécessaire de la «société de masse».

Il est à remarquer que les anarchistes ont eux aussi souvent opposé État et individu, d'une façon assez unilatérale, ce qui n'a pas été sans entraîner certaines ambiguïtés. Par exemple, Proudhon défendait le principe selon lequel «la propriété c'est le vol», mais dans les faits il défendait la propriété (en tant que base du travail et non comme source de rente) en tant que contrepoids au despotisme de l'État. Pour lui, le vrai problème est économique et non pas politique (cf. «Du principe fédératif») et il est simplement dit que l'État politique doit disparaître, comme qui dirait, de lui-même. Chez Bakounine, il me semble aussi (de mémoire) que l'État est surtout vu comme le garant de la richesse des uns face à la pauvreté des autres mais qu'il n'a pas de fonction «utile», qu'il est un peu extérieur à la société, ce qui expliquerait d'ailleurs les aspects assez putschistes de Bakounine (cf. son action à Lyon pendant la Commune). Cette contradiction non résolue entre une vision de l'État comme étant le mal absolu et une autre où l'État est finalement vu comme quantité négligeable, comme ne faisant pas vraiment partie de la société, a eu des conséquence importantes sur le développement et les caractères du mouvement anarchiste. Des conséquences positives comme celles qui ont permis à l'anarchisme de se distinguer du socialisme marxiste et de ses arguties sur l'État prolétarien ou l'État ouvrier, mais aussi des conséquence négatives dans la sous-estimation constante du rôle producteur et reproducteur de l'État moderne. La faiblesse de cette analyse sur l'État explique en partie les difficultés pratiques du mouvement pendant les périodes révolutionnaires et les louvoiements constants entre rigidité théorique et opportunisme pratique. Pour ne prendre qu'un exemple  récent, la CNT, en France du moins, refuse de se présenter aux élections professionnelles de délégués du personnel mais par ailleurs cherche à faire reconnaître sa «représentativité» (qui est déterminée par l'État) et lutte, dans la fonction publique, pour le renforcement du secteur de l'État, l'embauche de fonctionnaires supplémentaires, etc.

L'analyse classique de Marx sur l'État comme agent du capital, sur l'État au service de la classe dominante, ne peut guère nous servir non plus aujourd'hui. L'État y est réduit à une superstructure, elle-même reflet passif des transformations de l'infrastructure et des luttes de classes. Or justement, si on conserve ces concepts de superstructure et d'infrastructure, il est certain que l'État actuel est un élément central de l'infrastructure du système (l'État comme capital social). Néanmoins, certaines analyses de Marx, moins connues, ont ouvert vers une typologie des États qui peut s'avérer intéressante pour l'appréhension des différentes formes et tendances du mouvement révolutionnaire, pour l'appréhension de la diversité des formes étatiques du MPC (mode de production capitaliste). Marx a en effet tenu compte de la diversité du rapport au féodalisme et il en déduit que l'État fort était la forme dominante des pays qui ne sont entrés qu'avec difficultés, dans l'ère capitaliste ; des pays qui ont fortement subi le conflit entre les structures traditionnelles de la société pré-capitaliste et la modernité industrielle. La France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne correspondraient à ce schéma qui a aussi influencé le mouvement ouvrier en faisant de la question de l'État une sorte d'obsession, une référence obligée d'une stratégie de destruction (anarchisme, syndicalisme révolutionnaire dans les pays latins) ou de prise de pouvoir (socialisme lassalien, guesdisme francais, puis les partis communistes). A l'inverse, les pays qui n'ont pas connu le féodalisme (États-Unis) ou qui n'ont connu qu'un féodalisme limité et pas de grosses ruptures historiques (Angleterre), n'ont eu aussi qu'un faible développement du mouvement révolutionnaire et cela malgré l'importance de leur mouvement ouvrier. De cette distinction entre les types d'États, Marx tirera son analyse de l'État français, au moment du coup d'État du 18 brumaire, c'est-à-dire d'un État qui, peut-être pour la première fois, va atteindre une certaine indépendance (la bourgeoisie abandonne son contrôle au sabre de Napoléon III) et s'organise de manière à institutionnaliser cette «indépendance», par le développement d'une véritable machine d'État, servie par un nouveau corps d'État, les fonctionnaires.

Je pense que l'on peut partir de là...

II. — L'AUTONOMIE RELATIVE DE L'ÉTAT

La nature marchande des rapports capitalistes de production implique un État qui prenne la forme d'un pouvoir politique impersonnel garant et arbitre de la société civile. Pasukanis. La Théorie générale du droit et le marxisme.

Pour remplir sa fonction de représentant de l'intérêt général du capital (en tant que rapport social et non en tant que simple pôle économique), l'État moderne doit bénéficier d'une autonomie relative. Dans l'analyse traditionnelle des classes, c'est cette autonomie relative qui lui permet de réaliser un équilibre de compromis : l'État comme médiation des médiations (classes, syndicats, etc.) ou comme «super médiation» (communauté illusoire aussi) entre la société et les individus. Pour être plus concret, on peut prendre l'exemple de l'évolution de l'État en France de la IIIe à la Ve République, en se basant sur les données de P. Birnbaum dans les Sommets de l'État. Sous la IIIe République, avec la fin du suffrage censitaire et le déclin des grands notables qui en découle, la bourgeoisie semble se consacrer aux affaires et cherche seulement à maintenir son contrôle social. Un personnel politique professionnel se développe issu des classes moyennes elles-mêmes en expansion. Le pouvoir des radicaux consacre «l'autonomie» du politique en même temps que sa subordination (les radicaux seront solidaires du monde des affaires). La IVe République est une transition qui consacre le grignotage des hauts fonctionnaires (ENA et pénétration par les cabinets ministériels) mais en pleine euphorie de magouilles politiques au gouvernement et à l'assemblée. Le CNPF pousse à la roue contre les partis politiques jugés rétrogrades et au service des classes moyennes (artisans-commercants, PME) et des féodalités locales. La Ve République, ou, république des fonctionnaires marque le déclin du personnel politique (l'exécutif fort condamne l'Assemblée à rôle enregistreur). Le gouvernement est contrôlé par la haute fonction publique (par exemple on devient ministre avant d'être député) et sa logique à la fois gestionnaire et technocratique. Mais cette haute fonction  publique maintient son indépendance par la non-pénétration du milieu industriel dans l'État.

C'est cette indépendance qui va décliner avec l'État giscardien dont les hauts fonctionnaires paraissent souvent liés aux milieux industriels et ont parfois «pantouflé » dans le privé. Mais cette indépendance ne recule pas devant ce qui serait une reprise en main de l'appareil d'État par la bourgeoisie ou le patronat mais plutôt devant la fusion qui s'effectue entre État et capital. Il devient un élément du capital en tant que celui-ci accède à la totalité. Cette accession à la totalité se manifeste, entre autres, par la disparition tendancielle  des classes sociales antagonistes. La fonction de l'État ne peut alors plus être de concilier les intérêts antagonistes de classes sociales appartenant à des âges différents, ni de produire un rapport adéquat entre les deux grandes classes (comme à l'époque du fordisme et du triomphe de Keynes). C'est ce que n'ont pas compris par exemple, en France, les théoriciens du «capitalisme monopoliste d'État » et, en Italie, les anciens « opéraïstes » Tronti et Asor Rosa avec leur théorie de «l'autonomie du Politique». Pour tous ces gens, un renversement est possible par simple prise du pouvoir d'État, comme si celui-ci était neutre (on retrouve la même démarche chez les mêmes, mais aussi chez  d'autres, en ce qui concerne la technique et l'utilisation éventuelle des forces productives telles qu'elles sont actuellement développées).

III. — L'ÉTAT DU CAPITAL SOCIAL

Avec la fin des classes en tant que sujets antagoniques, l'État n'a plus à représenter des forces et des rapports de force, il n'a même plus à représenter l'intérêt général car il le matérialise directement. Avec l'étatisation du capitalisme, il tend à se confondre avec la reproduction du «capital global». Mais qu'est-ce que le capital global ? C'est une notion mise en avant par Keynes et certains courants de «gauche» de la pensée économique anglo-saxonne (École de Cambridge), pour rendre compte des transformations du capitalisme (problèmes de la reproduction, rôle nouveau de l'État, etc.). On peut se servir de cette notion commode pour dire que le capital global, dans notre sens, n'est pas l'addition des différents capitaux particuliers mais ce qui les reproduit et il n'est pas une abstraction complète puisqu'il prend une existence concrète dans l'État moderne, Dans diverses conceptions (par exemple celle de Poulantzas), l'État est présenté comme une articulation entre économie et politique alors qu'en fait il est élément du capital en tant que totalité. Il est donc inutile et en plus réducteur de séparer ce qui relèverait des nécessités économiques (prise en charge de secteurs peu rentables ; nationalisations ou déploiement de son rôle infrastructurel ; découpage de l'espace et des communications) de ce qui relèverait du Politique (la volonté de contrôle social) ; s'il y a des nécessités qui l'agitent, ce sont celles de la reproduction d'ensemble du système. Par exemple, quand l'État français prend en main, par l'intermédiaire d'E.D.F., la production d'énergie, ce n'est pas parce que ce n'est pas rentabilisable par le secteur privé, ni parce que cela permettra de favoriser le privé (il y a par exemple, des prix préférentiels pour les gros utilisateurs comme Péchiney) mais pour des intérêts spécifiques qui sont indissociablement ceux de la puissance publique et du capital global : indépendance énergétique, construction d'un espace dominant (autoroutes, voies aériennes, nucléaire) qui détermine des pans entiers de l'économie nationale et de la vie des individus. C'est une certaine logique technocratique qui s'impose et qui n'est ni une pure logique industrielle, ni une pure logique d'État. Elle en est une sorte de symbiose dont l'exemple le plus marquant est la confluence entre le projet E.D.F. du nucléaire et le «tout nucléaire» de l'État de la Ve République.

Cette logique technocratique est appliquée par un personnel dirigeant issu d'une sélection à la fois sociale et méritocratique et qui se conçoit, d'entrée de jeu, comme directement lié au système. Les transferts, de plus en plus courants du public vers le privé et inversement sont le signe que ce qui prédomine c'est l'idée de service, c'est la fonction. Sans m'étendre sur le sujet, qui dépasse ce qui est traité ici, il est à remarquer que ce personnel dirigeant n'est pas vraiment constitué d'une agrégation d'individus qui, comme pour la classe bourgeoise, se réaliserait après coup par prise de conscience des nécessités imposées par le système. Il semble exister en tant que groupe et non en tant qu'individualités, un peu comme dans les bureaucraties des anciens États se réclamant du socialisme. Cette même impersonnalité les rend parfaitement interchangeables (cf. par exemple, les «valses» habituelles de P.D.G.).

Désormais l'État se densifie en tant que matérialisateur d'un nouvel ordre objectif appuyé sur les lois intangibles de l'économie qui s'est assimilée science et technique. En tant que tel il ne peut plus être considéré comme un État sujet, ce qu'était l'État-nation classique «à la française». Il ne produit plus ni projet (c'est ce qui fait de tout soubresaut dans la société un «problème»), ni morale (cf. «les affaires» et le rôle de plus en plus importants des groupes mafieux officiels ou non). Il est l'émanation d'une logique systémique à laquelle on ne peut s'opposer (il n'y a plus ni choix ni «société civile», (cf. encore récemment la déclaration de Jacques Delors contre les politiciens hostiles à Maastricht).

Mais ce nouveau rôle de l'État n'en fait pas un simple «capitalisme organisé», l'État-plan tel qu'a pu le théoriser Antonio Negri à la suite des «Quaderni Rossi». En effet, l'État keynésien semblait avoir vaincu les crises avec la période de prospérité qui s'étend de l'après-guerre au milieu des années 70, mais en fait, c'est parce qu'il a assommé lui-même les anciennes fonctions des crises (dévalorisation de capitaux, inflation, chômage nécessaire, etc.) qu'il a semblé obtenir ce résultat. Il n'a donc nullement vaincu les crises mais il a réussi à les contrôler politiquement et socialement.

Aujourd'hui, après la crise des années 70 et devant l'absence de véritable reprise, l'État, au-delà de toutes formes particulières, ne se présente plus comme l'État de la nécessité. A un État keynésien qui assurait une croissance devant conduire à l'abondance succède un État dont le rôle est de gérer la rareté (présentation des richesses en matières premières, mesures contre le gaspillage, écologisme d'État, etc.) et parfois aussi, de l'organiser (le tarissement des sources de profit entraîne la mise à l'écart de secteurs entiers : le «gel des terres» en fournit un exemple). Dans cette logique, les lois du marché dont on nous rebat tant les oreilles sont la concrétisation de cette «nécessité»  et sont une forme de mise en concurrence des États. 

IV. — ÉTAT DE DROIT : LA RECHERCHE D'UNE NOUVELLE LÉGITIMITÉ

La notion d'État de droit n'est pas vraiment nouvelle. Ses racines remontent à la notion de contrat social, même si ce qui est plus particulièrement en jeu, ici, relève du rapport politique entre l'État et les membres de la société. Mais si cette notion est ancienne cela n'explique justement pas sa vogue actuelle. En effet, l'État de droit défini le plus souvent aujourd'hui par l'existence de constitutions démocratiques et de «sociétés civiles» est censé s'opposer aux États despotiques ou totalitaires qui justement, par exemple, ne connaîtraient pas de société civile organisée. Or, l'écroulement de l'U.R.S.S. et du bloc de l'Est, correspond bien à la fin d'un modèle concurrent de l'État de droit et devrait progressivement mettre fin à la rengaine de l'État de droit puisque finalement cela peut apparaître comme une banalité. Il n'en est pourtant rien...

Comment s'expliquer cette persistance ? Tout d'abord, on peut noter qu'il s'opère un va-et-vient entre la notion d'État de droit et l'idéologie des droits. On établit une sorte d'équivalence sans plus jamais préciser de quels droits concrets il s'agit. On parle juste de «droits de l'homme», ce qui n'indique rien sur leur contenu. Or si on veut référer ces droits à la fois aux individus et à l'État, il est important de les distinguer car ils n'aboutissent pas au même rapport à l'État, ni au même État d'ailleurs. A l'origine, par exemple, dans la révolution de 89, il s'agissait de droits-libertés, ce qui devait être renforcé dans la déclaration des droits de 93... qui ne fut jamais appliquée. Ces droits libertés constituaient une borne au pouvoir de l'État ce qui se comprenait dans la mesure où ceux qui édifiaient cette borne, ne visaient pas tant le nouvel État républicain mais l'État de l'Ancien Régime.

C'est sans doute pour cela que les législateurs reconnurent pendant un temps très court, le droit a la révolte contre l'oppression. 1848 et la Commune montrent ce qu'il en advint. Concrètement, ce droit à la révolte n'existe pas dans un État légal de droit, car par définition il respecte les droits-libertés. La répression de la Commune s'est faite en toute légalité ; et dans toutes les villes de France, on a une avenue Thiers qui nous le rappelle. Encore récemment, il n'y avait guère que la période de collaboration de l'État de Vichy qui semblait justifier la résistance, période en bonne voie de normalisation puisque certains commencent à se demander s'il y a vraiment eu une rupture de droit entre l'avant-Vichy et Vichy...

De cette concession des droits-libertés, l'État tirait une légitimité démocratique qui s'est trouvée insuffisante après les épisodes de crise des années trente et la Seconde Guerre mondiale. L'État-providence a instauré des droits-créances, des droits sociaux qui visaient à sa légitimation sociale tout en assurant la régulation d'ensemble du capitalisme. Ces droits sociaux furent même inscrits dans le préambule du premier projet de constitution en 1946, puis reconnus dans la constitution de 1958, aboutissant ainsi à une sorte d'État social du droit. Mais ces droits sociaux n'entraînent pas les mêmes interventions, le même rôle de l'État que les premiers. Si les droits-libertés sont censés limiter le pouvoir de l'État et préserver les individus des abus, donner une certaine autonomie à la «société civile», les droits sociaux entraînent une extension massive, dans cette pénétration dans tous les rapports sociaux ; l'État total (plutôt que totalitaire) s'approprie la société elle-même.

Dans ce mouvement, on pourrait ne voir qu'une dérive totalitaire de l'État, ce qui serait une erreur car les individus se reconnaissent en partie dans son action. Ils acceptent assez bien l'idée de sécurité sociale et on pourrait dire qu'ils l'acceptent d'autant mieux que les anciennes médiations qui les socialisent (familles, quartiers, classes, valeurs, etc.) ont explosé. L'État est devenu l'agent principal d'unification des individus-démocratiques. D'où la forte demande des individus et de certaines catégories, par rapport à l'État. D'une certaine façon il y a là une sorte d'échange de services, un donnant-donnant : les individus exigent le maintien ou l'extension des droits-créances contre leur acceptation d'un État de la nécessité que nous avons caractérisé dans le passage précèdent.

Cette double légitimité, démocratique et sociale, participe de l'État sujet, de l'État projet (modèle de l'État-nation) et elle a aussi été une façon de laisser les rapports de classe, les rapports de force, dans le cadre juridique et social qu'elle leur accordait. Cette gestion des rapports sociaux a été une gestion politique qui s'est appuyée sur le personnel d'État, qu'il soit politique ou technocratique. Le gaullisme et la courte période de l'union de la gauche au pouvoir (1981-1983) en ont été les derniers artisans. Ce qui est remarquable, c'est que ce cadre, à la fois démocratique et «progressiste» est grosso modo accepté par tous (voir l'aggiornamento démocratique du P.C.F. et l'abandon progressif des notions de luttes des classes et de dictature du prolétariat) mais comme champ d'expression de rapport de forces et non comme consensus. Mai 68 peut ainsi se comprendre comme une exploitation maximale de ce champ, des possibilités laissées par le système sans qu'il y ait de véritable recherche de prise de pouvoir ou de tentative de destruction de l'État. En même temps, tous ceux qui ont vécu cette période intensément ont ressenti une certaine vacance du pouvoir (même fugitive) et aussi l'aspect diffus et donc évanescent de l'État : partout et donc nul part. D'où une certaine fixation, chez les jeunes et plus particulièrement chez les étudiants et assimilés, sur l'affrontement avec les forces de police, prises comme symbole de la puissance de l'État.

Les années qui vont suivre sont en apparence celles de la contestation puisqu'elles voient fleurir de nombreux mouvements sociaux, politiques ou culturels, le féminisme, etc. Le «tout est politique» des anarchistes semble rencontrer un assez grand écho alors qu'il est plutôt une régression théorique par rapport à ce qui s'est dit dans la période de la fin des années 60 et qu'il aboutit bien souvent à une vision caricaturale de l'État, à une vision complètement instrumentaliste.

Pendant ce temps, l'État se modernise, fait peau neuve (cf. les livres de Birnbaum, intéressants pour la recension des faits bruts) et se dote d'une stratégie globale. C'est une logique de la domination qui se met en place et c'est ce qui fera dire, un peu trop rapidement peut-être, à Lefêvre (De l'État) que nous n'avons plus affaire au M.P.C. mais au M.P.E. (Mode de production étatique). La notion de M.P.E souffre à mon avis de deux défauts : premièrement elle est entachée, chez Lefêvre, de l'idée d'une convergence des systèmes de l'Ouest et de l'Est vers un capitalisme d'État, or la notion de capitalisme d'État fait encore partie du vocabulaire marxiste de la guerre froide et d'une fixation excessive sur l'U.R.S.S. ; second défaut, elle fait complètement disparaître la référence au capital tout en maintenant celle de production. Toutefois il développe des aspects extrêmement intéressants sur les rapports État-capital, sur le fait que le capital n'est pas un sujet mais un ensemble d'agents disparates et donc que seul l'État a une stratégie véritable, globale. Il n'y a plus d'hégémonie de classe mais une hégémonie de l'État sur l'ensemble d'une hiérarchie stratifée qu'il domine. Aucun niveau de cette hiérarchie ne possède de réalité ou de vérité propre car chacun renvoie à d'autres. Il ne peut donc y avoir une conscience d'ensemble du personnel d'État, mais où trouver alors la finalité d'ensemble ? Dans l'ensemble des relations, dans l'étatique répond Lefêvre.

En fait, on peut partir de cela pour dire que c'est dans l'État que s'effectue la reproduction globale du système. Si on voulait vraiment symboliser cela par une formule, on pourrait peut-être employer le terme de «mode de reproduction étatique du capital». Ce nouveau terme ne veut pas dire qu'il n'y a plus de capitalisme mais que celui-ci survit un peu comme survécut longtemps le féodalisme alors que les ferments de sa dissolution étaient déjà à l'œuvre (1).

On a un bon exemple de cet aspect reproducteur de l'État dans la prépondérance qu'il accorde à la dimension spatiale de la domination historique propre au capitalisme type. Communications-informations-réseaux, tout cela circule dans un espace dominant construit ou délimité par l'État (fréquence d'émission, programmation pour la circulation informationnelle, autoroutes, voies aériennes, nucléaire pour la circulation matérielle).

Cette spatialité du mode de reproduction étatique se renforce aujourd'hui par la nécessaire prise en compte de la dimension écologique des problèmes. La Terre, les ressources naturelles, l'énergie, l'environnement deviennent des soucis permanents, et seul l'État, ou plutôt la communauté des États (c'est un aspect du nouvel ordre mondial : le sommet de Rio...), a la capacité conceptuelle, les ressources en moyens pour y répondre.

On pourrait penser que cette société, si bien clôturée n'a plus besoin d'idéologie, qu'elle n'a plus que de l'information à faire circuler. En fait il n'en est rien. Le consensus qu'elle inspire est un consensus mou, par défaut pourrait-on dire, qu'il faut sans cesse reproduire par des efforts de normalisation des rapports sociaux, par de l'injection de social, de l'injection de politique (cf. tout le discours sur la nécessité d'une nouvelle citoyenneté). Il est assez symptomatique que la crise actuelle de l'État-Providence s'accompagne d'une résurgence du thème de la «société civile»... et que ce soit l'État lui-même qui cherche à recréer, pour se vivifier, ce qu'il a précédemment absorbé. Il sent bien que le consensus lui échappe car ce consensus ne porte pas finalement sur l'État mais sur des valeurs qui lui sont maintenant largement étrangères. Il s'ensuit un processus de délégitimation de l'État qui correspond à la dissolution de sa forme d'État-nation. Pour tout le monde il devient quelque chose qui marche tout seul, qui est coupé du réel, de la société. On s'y rattache encore parce qu'il reproduit les rapports sociaux et donc les individus, parce qu'il est encore le seul point fixe dans un monde en constant bouleversement, mais il y a une rupture dans sa perception comme unité du peuple et de la nation. D'autre part, les dysfonctionnements du système font que des groupes importants de personnes ne sont déjà plus reproduits ou très mal (précarisation, chômage, exclusion) par le système. L'État apparaît alors comme le principal fautif, et l'idéologie et les comportements «droitistes » ou autoritaires ne font, dans un premier temps, que contribuer à une plus grande délégitimation. Le risque, c'est que cette confluence de raisons opposées (individus de gauche déçus et anticapitalisme populiste) mène à un renforcement de l'aspect répressif ouvert de l'État.

En attendant, l'État abstrait et désincarné de la reproduction essaie de se relégitimer sous son aspect d'État de droit. L'idéologie des droits de l'homme qu'il patronne peut être vue comme une tentative de reprise en main de valeurs universelles ou universalistes... à son profit car elles sont complètement déconnectées de la réalité. Ainsi les États occidentaux industrialisés demandent aux pays africains de se transformer en État de droit alors que nombre de leurs souverains sont des «choses» de l'Occident, alors que chez eux les droits élémentaires sont de plus en plus bafoués : développement du racisme, de la misère et de la délinquance sociale, atteinte aux droits sociaux (assurances maladies, retraites, etc.), développement de groupes mafieux qui règnent sur des secteurs importants échappant ainsi au fameux État de droit.

V. - L'ÉTAT INDÉRACINABLE ?

Le processus de délégitimation de l'État et les rapports particuliers qu'il entretient aujourd'hui avec la société laissent la place à l'expression critique, mais à plusieurs conditions :

1. Les «nouveaux mouvements sociaux» (cf. mon article dans Temps critiques, n°3) qui se développent depuis la fin des années 80 ont souvent lieu dans la fonction publique et ils sont importants car ils sont au centre de la reproduction du système. Mais il leur faudra une grande capacité imaginative et créatrice pour poser la question globale de la reproduction et non à en rester à celle de leurs secteurs propres. A ce sujet, on peut penser que les infirmiers (res), les cheminots et même les enseignants sont mieux armés, pour poser la question et remettre en cause l'État, que ne le sont les policiers ou les gardiens de prisons !

2. L'éclatement, la décomposition actuelle des rapports sociaux peut amener les individus à créer leurs propres rapports sociaux, ce qu'ils font déjà dans ce qu'on appelle le micro-social (associations, «groupisme», réseaux, etc.) ou les «nouvelles socialités», à un niveau tel que cela permettrait le développement de véritables brèches dans le système sans faire référence systématiquement à l'État en passant un peu à côté de lui. Malgré toutes ses imperfections le mouvement des squatters sur la Croix-Rousse à Lyon représente un exemple intéressant des pratiques possibles.

3. Du point de vue théorique et aussi tactique, il faudrait se pencher à nouveau sur l'analyse de concepts tels : les valeurs, l'éthique, la politique, la communauté, l'autorité, la domination, l'exploitation, le capital.

Traditionnellement, les anarchistes et les libertaires ont nié la politique et l'autorité, ces deux éléments étant rattachés à la figure du mal, à l'État. Cela me semble encore correspondre à une «abolition» très idéologique de l'État. C'est encore confondre autorité et domination. Tout État est domination. Toute autorité n'est pas étatique. Il faut bien qu'il y ait, à certains moments, prise de décision et décision «qui fasse autorité» !

Il y a là, à mon avis, matière à réflexion de même que dans la critique qu'on peut adresser à Marx sur sa conception d'une société qui verrait la fin de la politique et de l'État au profit de « l'administration des choses» (cf. Critique du programme de Gotha). Les Soviétiques ont bien eu d'une certaine façon la fin du politique et le développement de l'administration des choses, c'est-à-dire de la bureaucratie, mais ils n'ont pas vraiment vu le déclin de l'État.

4. Un dernier point mais qui n'est pas de notre fait : derrière la mondialisation de l'État, sa décomposition dans les régionalismes et les micro-nationalismes, c'est la pérennité même de l'État qui est en cause et on peut comprendre l'empressement des États occidentaux à reconnaître ces nations nouvelles comme la peur d'un écroulement général, peur de développements barbares sur lesquels il serait ensuite bien difficile de faire peser la domination de l'ordre mondial. De même, l'émergence des régions en dehors de toute perspective «régionaliste-progressiste», style années 70, participe de cette fragilisation des États. Elles interviennent comme un niveau particulier et peut-être concurrent (cf. Les «Ligues» en Italie) dans les nouvelles compénétrations de l'État et du capital.

Jacques Wajnztejn septembre 1992

1. Je ne développe pas plus ici car cela nous éloignerait trop du sujet central. De même, ce passage devrait logiquement inclure un éclaircissement sur les rapports États-«classe» dirigeante.