De l'économie à l'écologie

Marché, capitalisme, salariat, écologie

Jean Zin

Suivi de

Un modèle pour la nouvelle économie

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Mondialiser la régulation politique de l'économie ? !

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Le logiciel libre, comme forme subversive de production

version 1.2

Jérôme Gleizes

De l'économie à l'écologie

Marché, capitalisme, salariat, écologie

Il faut en tout commencer par les principes. L'action juste en découle. TIQQUN

Tout nous presse de toutes part de mettre un terme aux destructions du capitalisme. Le climat se fait menaçant. Les protections salariales s'effritent. La marchandisation nous submerge. La précarité gagne partout, en même temps que les énormes potentialités de la production immatérielle et des réseaux. Tout est hors de contrôle (le krach aura-t-il lieu ?). Un nouveau cycle de croissance s'annonce mais qui sera insoutenable écologiquement. La réduction du temps de travail ne saurait suffire à en réduire le productivisme. L'urgence est de préfigurer une véritable alternative au capitalisme, passage de l'économie à l'écologie qui constitue la réponse aux nouvelles formes de la production aussi bien qu'aux contraintes de reproduction globalisées.

I. Du marché à la "société de marché"

1. L'étrangeté des marchés

Le marché n'a pas toujours existé. Il commence avec l'agriculture et la création d'excédents échangés avec des "étrangers", hors des échanges familiaux et des nécessites premières.

Il y a un nombre limité de systèmes d'attribution des biens : communautaire (gratuit comme l'éducation), hiérarchisé (proportionnel au statut ou au travail), égalitaire (rationnement), arbitraire ou réciproque (don), enfin par l'échange marchand (équivalence) dernier venu, inconnu des tribus primitives sinon à la marge. Seul l'échange marchand se détache de la personne pour tendre à un simple échange entre choses qui peut prendre la forme, depuis Sumer, d'un contrat écrit indépendant des sujets en présence.

Ceci dit, tout marché qui met en présence les acteurs de la transaction reste un rapport de personnes dont témoignait jusqu'à il y a peu le marchandage systématique où l'échange récupère une part du don dans le jeu verbal ("je te le laisse", "allez je te le prends"). "Les rapports marchands n'ont jamais existé en tant que rapports marchands, mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre choses" (TIQQUN). On peut dire que celui qui s'identifie à sa fonction est un salaud selon la terminologie de Sartre. N'empêche l'échange marchand est la plupart du temps incongru dans les relations domestiques. Effaçant immédiatement sa dette, il réduit le rapport avec l'autre à la simple rencontre avec un étranger, devenu rapport d'argent. Au coeur du marché règne ainsi une sorte de négation des rapports humains réduits à des rapports entre choses. C'est aussi le règne d'une équivalence généralisée homogénéisant les qualités les plus incommensurables ramenées à une valeur purement quantitative. Ce n'est que très récemment pourtant que la marchandisation de la vie a tout recouvert dans de grandes surfaces climatisées.

On pourrait donc penser que le marché représente le mal en lui-même. Ce n'est pourtant pas si simple car le marché ne se réduit pas à l'idéologie libérale, comme nous le verrons, et ce qu'on perd en rapport humain à éviter les palabres, on le gagne en "coût de transaction" ou rationalisation des échanges. Le caractère déshumanisé du marché permet aussi de garder des relations marchandes même avec ses ennemis, ce qui est un facteur important de civilisation. Le marché est une figure de l'universel bien avant la mondialisation. Il n'y a pas de cité sans marché. Le bourg c'est où se tient la foire. Dès ce premier niveau de complexité, de diversité, de division du travail, le marché est devenu indispensable. Il serait téméraire de penser qu'on puisse s'en passer dans nos sociétés surdéveloppés. La question se pose alors de savoir ce qui peut être marché et ce qui ne doit pas l'être mais d'abord de savoir si on peut réguler un marché et en limiter la désagrégation sociale

2. État et marchés

Il y a, en effet, un caractère du marché que nous n'avons pas abordé et qui est pourtant primordial : de même qu'il n'y a pas de liberté naturelle, mais que toute liberté est une construction sociale, de même il n'y a pas de marché sans règles et sans garantie. Ainsi, La Mecque était un marché avant la venue du prophète car c'était déjà le lieu du culte de la pierre noire et la puissance divine était sensée protéger de la mauvaise foi, favorisant un climat de confiance indispensable aux échanges. La garantie extérieure crée le marché. Le marché est certes un rapport entre objets, mais garanti pour les personnes par un dieu, un droit, un État, une monnaie. Il n'y a pas de marché sans force publique (contrairement au don qui suppose seulement une opinion publique). Un marché libre n'existe pas, c'est tout au plus le trafic illicite des mafias, le marché noir, le règne de la force. Il n'y a pas de véritable marché sans une société stable, il n'y a pas de marché sans règles et, à notre époque, tout marché se fonde sur des monceaux de lois accumulées.

Dire qu'on peut se passer de l'État pour laisser faire les marchés est donc tout à fait ridicule : il n'y a pas de marché sans État même si, comme un dieu créateur de la liberté humaine il doit aussi abandonner de sa puissance, ne pas vouloir tout régimenter, et donc accepter une part du mal, mais il y a une limite. L'État ne peut prétendre qu'il n'a aucun moyen de réguler le marché même s'il ne peut pas faire n'importe quoi (ainsi on ne peut défendre le salariat et interdire les licenciements comme nous le verrons plus loin). La fonction de l'État ici est au minimum d'assurer la stabilité du marché en le régulant afin qu'il soit durable et favorise les échanges par la confiance dans l'avenir. C'est donc une nécessité des marchés eux-mêmes d'intégrer les contraintes écologiques et sociales. Il n'y a pas le marché d'un côté, et de l'autre la société.

De l'autre côté, l'expérience montre qu'on ne peut tout confier au marché (et les entreprises notamment sont organisées hiérarchiquement, pas en marché). Parfois la distribution doit être assurée par l'État, indispensable pour certains biens, lorsqu'il faut assurer la gratuité, une répartition uniforme ou, au contraire, une compensation mais pour le reste on en connaît les limites bureaucratiques, les gâchis, les corruptions, l'impossible planification, la perte d'autonomie, toutes choses inacceptables qu'on ne peut négliger. Il vaut mieux ne pas tout confier non plus aux hiérarchies. Ce que nous désignons ici comme État désigne les institutions collectives régulatrices, en particulier le support du Droit et la force publique, sans préjuger de sa forme qu'on doit espérer la plus démocratique possible mais qui est presque toujours au service des dominants. Expressions de la collectivité, on ne peut réduire les institutions étatiques à une fonction technique alors qu'elle sont entièrement politiques.

Ce qu'il faut affirmer fermement c'est qu'on ne peut absolument pas se passer, ni du marché, ni de l'État. Il faut plutôt qu'État et marché se corrigent l'un l'autre, tout en occupant chacun leur place même si elle doit être la plus minime possible. L'alternative n'est pas entre un tout-marché et un tout-Etat mais entre un marché régulé au profit des plus puissants et un marché organisé pour bénéficier à tous.

Comment le libéralisme peut-il affirmer le contraire et faire du marché un processus naturel d'équilibre optimum ? Une construction entièrement culturelle comme le marché peut passer paradoxalement pour un état de nature car 1) L'efficacité du marché étant liée aux conditions de la concurrence avec des étrangers, il postule la négation des liens particuliers au nom d'un universel abstrait. C'est par construction que le marché nous isole et nous réduit à la concurrence de tous contre tous, sans protections. Cette nature reconstituée n'a rien à voir avec la mère nature mais serait plutôt une négation de la culture (de même que les relations de force entre Etats). 2) Sur un autre plan, dans un marché comme dans la nature, l'équilibre global résulte de l'autonomie des individus. Ce serait l'évolution qui serait naturelle ici. Le renvoi à une "nature" est une façon de rejeter la culpabilité sur ce dieu invisible (nature vient de neter qui veut dire dieux), un peu comme l'idéologie de la complexité.

Il y a certes toujours un certain équilibre des marchés (même déséquilibré) mais c'est une pure idéologie de prétendre que cet équilibre est bon ou juste. La prétendue "nature" du marché est le fondement idéologique de la bonne conscience de l'actionnaire malgré la misère montante, de son cynisme lui permettant d'ignorer les conséquences de ses actes, mais cette naturalisation du marché (comme processus naturel d'équilibre) sert aussi de justification pour l'ordre existant et d'assurance pour sa stabilité, comme si cette "nature" n'était pas si récente. Oublier qu'il n'y a pas de marché sans régulation, c'est simplement refouler notre responsabilité collective par une sorte d'interdit sur la totalité.

Contre ces sornettes idéologiques, il faut rétablir que tout marché est dissymétrique (entre vendeurs et clients) et qu'aucun équilibre miracle ne se réalise tout seul sans une très forte régulation, sans des volontés humaines qui en tirent intérêts et qu'on doit mettre au service de tous. Loin de tendre à l'objectivité, laissé à lui-même le marché est auto-référentiel c'est-à-dire moutonnier (chacun se règle sur l'autre) et spéculatif (vouloir ce que veut l'autre) comme le montrent les cycles boursiers. Réfuter l'idéologie libérale du marché en ramenant aux sordides réalités ne signifie aucunement qu'on ne peut pas réguler les marchés puisque c'est justement ce qu'on réfute. Cela ne veut pas dire qu'on peut faire ce qu'on veut mais le marché n'a pas d'autre fonction que celle qu'on lui construit.

Si on ne donne aucun crédit aux représentations libérales d'un "marché parfait" où la "concurrence parfaite" résulte du "calcul d'intérêt" qui permet de déterminer une valeur objective ; si on constate qu'un marché est toujours dissymétrique, à quoi sert donc un marché ? Un marché est d'abord l'organisation de la connexion de l'offre et de la demande, leur circulation (colporteur) et plutôt que d'être "soumis à la concurrence", on devrait plutôt dire qu'un marché est seulement "exposé à la concurrence" et sait s'en protéger souvent. La concurrence n'est pas ce jugement de Dieu invoqué par les libéraux (la sanction du marché), beaucoup moins que les concours agricoles sélectionnant les meilleures bêtes. La concurrence concourt pourtant bien à la régulation, comme la demande reste nécessaire à la validation de l'offre. Cette concurrence n'est pas naturelle pour autant et doit être organisée, orientée, ne pas se réduire au moins-disant. L'excès de concurrence a souvent des effets destructeurs et un coût disproportionné. Les marchés étant dissymétriques (à l'avantage des plus mobiles), l'intensification des échanges marchands est aussi un facteur de "dérégulation" en soi, d'augmentation des inégalités et plus il y a d'échanges marchands, plus il faut les compenser. Il ne faut donc pas seulement faciliter la concurrence mais encore savoir la tempérer.

Il n'y a aucune raison de "laisser faire" les marchés, et nous devons exiger de les réguler (comme avec la Taxe Tobin). On ne devrait pas plus admettre une inflation boursière que monétaire. Il n'y a aucune raison de se soumettre aux marchés qui sont des moyens de l'échange. Les discours sur l'impuissance à réguler une économie globalisée ne font que rendre un peu plus difficile ce qu'il faudra bien faire pourtant (FMI ou OMC protégeant ouvertement les profits des multinationales). Le politique doit primer sur l'économique et il doit y avoir des formes multiples de marché (les SEL sont un marché), des monnaies plurielles et toutes sortes de régulations pour mettre l'économie au service de la société car ce dont a besoin l'économie surtout c'est de confiance dans l'avenir.

Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. G. Debord

3. Marché du travail et marchandisation du vivant

La première confusion à éviter est bien celle du marché et du libéralisme (ne pas se laisser faire) mais il faut tout autant distinguer les différents types de marché (financiers, marchandises, salariat, services) qui ne sont pas à traiter de la même façon et comme y insiste encore Alain Supiot, on ne peut identifier le marché du travail aux autres marchés. Ce que vend le salarié n'est pas son travail effectif, un produit fini, mais une subordination pendant un temps donné. Le marché du travail est basé sur la fiction du contrat de travail supposé égalitaire entre le salarié et l'employeur alors qu'on ne paye pas au salarié l'équivalent de ce qu'il produit mais seulement son temps de travail. Prenant la suite du marché aux esclaves, le salariat a gagné bien sûr de nombreuses protections alors que les hiérarchies ont perdu de leur arrogance, mais il garde en son coeur la subordination et le productivisme qui l'exposent au moins aux licenciements (il n'y a pas à s'en étonner, on ne saurait l'interdire sans interdire le salariat). Aucune régulation ne peut protéger le salariat du productivisme qui est son fondement (voir section suivante) et ses régulations multiples ont bien limité les dégâts mais n'empêchent pas que le travail, hors de périodes d'expansion, a toujours été un des marchés les moins protégés au nom du chantage à l'emploi. On ne peut transformer les salariés en fonctionnaires, ni les protéger d'un marché du travail déshumanisant. Plus grave encore, c'est bien le salariat qui empêche de réguler véritablement les marchés pour ne pas menacer l'emploi.

On ne peut plus tolérer ce salariat dominé indispensable à l'extension du capitalisme tout autant que l'extension de la marchandisation de nos vies. Nous devons nous défendre contre cette marchandisation du vivant, protester contre les aléas du marché du travail qui dévastent des régions entières mais nous devons surtout offrir une alternative au capitalisme productiviste, c'est-à-dire au salariat. Il faut le dire clairement, tout ne peut être marché et nous devons commencer par abolir non pas le marché mais le marché du travail, cette réduction des personnes en marchandises. Fondamentalement, il faut exclure du secteur marchand les relations humaines dont le marché est la négation même. De même, on ne peut confier aux mécanismes du marché la protection du vivant (OGM), nos intérêts vitaux ou les connaissances humaines. Pour la circulation des biens, par contre, nous ne saurions nous passer d'un marché qu'il faut réguler au mieux de l'intérêt général et de la liberté de chacun.

4. Le capitalisme est une rente et la concurrence est son idéologie

On dit bien que le capital et le salariat ont les mêmes intérêts, mais cela n'a qu'un sens : le capital et le salariat sont les deux termes d'un seul et même rapport. Marx, Travail salarié et capital

Le capitalisme se présente comme une généralisation du marché avec une formidable accumulation de marchandises. Dés lors on l'identifie un peu vite au Marché lui-même. Or s'il a tendance à étendre sans cesse tous les marchés, c'est pourtant le marché du travail qui le caractérise vraiment, c'est-à-dire le salariat (même s'il a commencé par l'esclavage). Le Capital a besoin pour se valoriser (produire du profit) du travail humain dont il augmente la productivité (productivisme) par ses investissements, ses concentrations et ses contraintes [1]. Comme le salaire ne représente pas la production du salarié, le capitaliste s'approprie cette production supplémentaire qui représente une "rente d'innovation" tant que la concurrence n'aura pas égalisé les prix. Ceci montre bien que, pour être provisoire, la plus-value n'en est pas moins une rente d'investissement supposant que la concurrence n'est pas parfaite, ce qui aurait pour effet d'annuler immédiatement tout profit. Le capitalisme pas plus que le marché ne se caractérise vraiment par la concurrence mais plutôt comme le montre Braudel, par les stratégies pour s'y soustraire à partir d'une position dominante (mobilité pour le capitalisme marchand, position acquise du propriétaire des moyens de production ensuite et gains de productivité puis concentration jusqu'aux positions monopolistiques). Si la concurrence est incomplète, par contre le capitalisme est bien un système global, intégrant production, consommation, circulation et colonisant l'ensemble de notre vie du salariat aux marchandises.

Précisons. Mettre en cause le salariat capitaliste ce n'est pas attaquer les salariés pour lesquels nous voulons au contraire de nouveaux droits. De plus, le salariat ne désigne pas ici indifféremment tous ceux qui perçoivent un salaire, fonctionnaires ou artisans, mais du "capital qui utilise des travailleurs pour produire du capital (profit)". Le productivisme est simplement la nécessité du capital de produire du profit qu'il ne peut obtenir qu'en augmentant sans cesse la productivité salariale et le marché (il y a d'autres productivismes comme le capitalisme d'Etat soviétique mais il est moins structurel). La cause de l'extension du domaine marchand est bien le fait du capitalisme, pas de la loi du marché. L'augmentation de la productivité et le fait que le capitalisme doit toujours produire du profit, impliquent inéluctablement des licenciements, des crises et des fermetures d'usines (il n'y a pas à s'en étonner, on ne saurait l'interdire sans interdire le salariat). Le capitalisme représente aussi un redoublement de la dépersonnalisation des marchés en opérant à distance et par grandes masses (Braudel). Plutôt que la concurrence et le marché, ce qui caractérise le capitalisme c'est le productivisme et l'irresponsabilité technocratique dont le salariat nous rend solidaires malgré nous.

Le Libéralisme n'est simplement pas la vérité du capitalisme mais son idéologie. Le capitalisme utilise le marché mais ne s'y soumet pas vraiment, il le manipule. Plus qu'une simple propagande, le libéralisme est bien un instrument de guerre pour pénétrer les marchés. Il a permis de réduire la Russie à néant. Ce qu'a voulu tenter la dérégulation, sous prétexte de modernisation d'anciennes rigidités, c'est la loi du plus fort : le monopole du marché par des prix plus bas, la levée des protections nationales, la liberté du consommateur réduite au prix, la destruction de l'environnement, le dérèglement du climat jusqu'à mettre en cause notre survie. Les théories néo-libérales ne sont pas loin d'être psychotiques dans leur logique et leur abstraction si éloignée de la vie réelle mais au service d'intérêts très concrets. Personne ne peut croire à ce déchaînement de forces en équilibre "naturel" et s'il y avait des rigidités nationales à dépasser, on s'est vite aperçu que l'économie avait surtout besoin d'une société stable et donc d'une économie régulée. C'est plutôt un moment du cycle mais comme le montre Wallerstein, le capitalisme ne saurait se passer de l'Etat pour "socialiser les coûts et privatiser les profits".

Le libéralisme n'a pas seulement pour fonction de camoufler les "avantages concurrentiels" des multinationales monopolistiques, justifier la disparition des activités traditionnelles et indépendantes. Il a aussi pour fonction de soumettre le salariat à la concurrence la plus forte. Les salariés sont les otages du Capital. Ce sont les salariés qui reçoivent en première ligne les effets de la dérégulation, c'est sur les hommes, le marché du travail encore, que ce marchandage est le plus insupportable. c'est pourtant toujours au nom des salariés, de leur dépendance, de leur emploi que le capitalisme impose sa volonté aux États. On ne pourra lutter contre la croissance, les pollutions, si on ne se libère pas d'abord de la dépendance salariale des industriels. Aujourd'hui toute atteinte aux intérêts du capitalisme est présentée comme une atteinte aux salariés car le salariat est bien l'autre face du capital. Pourtant il ne suffit pas d'être anti-libéral, ce dont s'accommode fort bien le capitalisme, nous devons être anti-productivistes, c'est-à-dire anti-capitalistes et donc offrir une alternative au salariat.

5. L'économie de marché, la dictature des marchés

La fin du salariat est d'ailleurs engagée (mais dans des conditions défavorables aux personnes) par le capitalisme lui-même dans sa dernière mutation informationnelle puisqu'il rend le salarié précaire tout en lui demandant d'être autonome. Il signe le passage au travail en réseau, à la valorisation des personnes mais apparaît dans le cadre du salariat sous la forme de ce qu'on appelle "la dictature des marchés" dont il nous faut comprendre maintenant la spécificité comme moment du capitalisme.

A la grande époque de la production industrielle, l'économie était orientée vers la production en chaîne, purement quantitative. C'est ce qu'on peut appeler une économie de l'offre où l'industriel organise la production et l'ensemble de la vie sociale qui peut être planifiée, les gains de productivité étant des gains d'échelle. Dans ce cadre le salariat fortement socialisé a pu obtenir un haut degré de sécurité avec ce qu'on appelle le compromis fordiste, caractéristique surtout de l'après-guerre (les 30 glorieuses) nourrissant la nostalgie salariale.

Tout le monde sait à quel point on a quitté ce monde sécurisant que certains voudraient retenir en vain. On est passé, en effet, à une économie de la demande, à ce qu'on peut appeler aussi une économie de marché. Dans un marché solvable saturé et mondialisé, la quantité ne suffit plus et les gains productifs ont été obtenus sur la qualité et l'adaptation à la demande. Ce sont le just in time, les flux tendus, la flexibilité, les plans qualités, le zéro défaut, tout ce qu'on regroupe sous le nom de toyotisme. et qui consiste à "penser à l'envers" une production organisée pour le client et non par l'industriel, à partir de la demande et non plus de l'offre.

On comprend bien que cette économie de la demande accroît la pression sur le producteur, devenant réellement une dictature des marchés (c'est le marché qui dicte sa loi) après une dérégulation se traduisant en précarité insupportable pour une part de plus en plus grande des salariés, une impossibilité de "faire des projets" et une accélération du processus productif. On peut bien parier, comme le dernier Boltanski, sur l'amélioration du système, c'est un minimum pour qu'il assure ses conditions de reproduction, c'est-à-dire qu'il soit durable. Probablement, en tout cas, on ne reviendra pas à l'état antérieur. Le chômage massif est transitoire alors que la flexibilité est plus durable dans un monde informatisé en réseaux et le salariat montre qu'il est douloureusement inadapté à cette nouvelle économie, la réduction du temps de travail n'y pourra rien (sinon favoriser la flexibilité).

6. Réseaux, marchés et démocratie

Comment les entreprises elles-mêmes se protègent-elles de cette pression du marché ? - en interne, par l'organisation hiérarchique (évitant les coûts de transaction marchandes), les statuts. Les entreprises ne sont pas des marchés, - en externe, par des réseaux d'accords entre clients et fournisseurs, même si les réseaux remplacent aussi des hiérarchies internes désormais. Les rapports humains, de travail notamment, sont plus adaptés aux réseaux qu'au marché du travail car moins dépersonnalisants La forme réseau s'impose "pour rendre compte des transactions marchandes dans des situations caractérisées par une forte asymétrie d'information, dans lesquels la qualité des biens (par exemple des voitures d'occasion) ou des services (par exemple ceux d'avocat) n'est pas connaissable a priori, et demeure, par conséquent, incertaine pour l'acheteur qui ne pourra l'éprouver qu'après la consommation (Akerlof, Karpik). Dans ce cas, il importe qu'une relation de confiance s'établisse entre le vendeur et l'acheteur" (Boltanski, p193). Ceci s'applique à tout travail salarié.

Remarquons bien que les réseaux sont une protection contre le marché lorsqu'il est trop dissymétrique, mais ces "ententes" sont condamnés par les libéraux comme une "conspiration contre le bien public" (Adam Smith), spoliation (Pareto), délits d'initiés. On peut effectivement préférer l'ouverture du marché, sa relative transparence et universalité, plutôt que certaines dépendances, féodalités ou mafias assurant le partage des produits. De même les réseaux font plutôt obstacles à une véritable démocratie, ils favorisent une re-féodalisation politique, ce sont des factions, des cliques ; ils ont pourtant l'avantage de ne plus laisser l'individu isolé. Cela fait longtemps que nous ne sommes plus dans une démocratie de la volonté générale ; les corps intermédiaires se sont reconstitués dans les syndicats ou partis et sont de moins en moins hiérarchiques ; la démocratie de marché est une démocratie de réseaux, une concurrence de partis (souvent réduits à 2 candidats : démocrate ou républicain). C'est le règne du piston. Pourtant notre communauté politique ne se réduit pas aux réseaux qui mettent en oeuvre notre commune capacité de communication et de paroles données.

On peut ainsi déterminer différentes formes de relations pour les personnes (hiérarchie, réseau) et différentes formes de répartitions pour les biens (État, marché) selon qu'on part du sommet ou de la base, des personnes ou des biens. On constate que le marché du travail est une anomalie, le travail n'étant pas un bien mais en contrepartie le don transforme aussi anormalement un objet en relation (dette).

II. De l'économie à l'écologie

La question qui se pose alors est de savoir comment s'appuyer sur les évolutions même du capitalisme pour sortir de sa domination et créer les conditions d'une sortie du productivisme. C'est l'enjeu crucial de l'écologie politique.

1. La nouvelle économie :

Immatériel, réseaux, externalités, valorisation de la personne

La nouvelle économie ne se limite pas au "néo-libéralisme" et à la dérégulation mais témoigne de mutations plus fondamentales dans la production. Quelles sont en effet les caractéristiques principales de cette "nouvelle économie" de l'immatériel. C'est un travail qui n'a plus rien de la force physique, de la "force de travail", mais se définit plutôt par sa capacité de "résolution de problèmes", de communication, d'initiative, d'expertise, de coopération et d'autonomie ; toutes choses qui ne se mesurent pas en temps de travail, pas plus que la production culturelle et artistique. La mobilisation de ces capacités se réalise sous la forme de réseaux de compétences plutôt que d'engagement continu et ce qui est rémunéré, c'est l'engagement dans un projet et non le temps passé. Soutenue par l'évolution technique la forme réseau impose son nouveau paradigme coopératif à l'époque et ce n'est guère compatible avec le salariat (stock-options d'un côté et précarité de l'autre). Enfin, en valorisant l'autonomie, on favorise le dépassement de la subordination salariale au profit de la valorisation des personnes.

Les thèmes de l'intégration, de l'exclusion témoignent bien de cette nouvelle richesse sociale : l'appartenance à un réseau social. C'est le contraire d'un marché d'objets ou du marché du travail. Ce peut être aussi le retour de toutes les féodalités mais ce qu'on ne recule pas à appeler le capital humain tend aussi vers une valorisation de la personne. Tout ce travail de formation et de facilitation, d'assistance et de relations sociales constituent, avec toutes les infrastructures publiques, ce qu'on appelle les externalités positives dont profitent largement les entreprises en terme de productivité, et qu'elles financent en partie par les prélèvements obligatoires. Cet environnement positif devient un enjeu crucial des "avantages concurrentiels" des "régions qui gagnent". Si on peut dire ainsi qu'une partie de plus en plus grande de la vie est marchandisée, on peut dire aussi qu'un part de plus en plus grande est socialisée. Le rôle de l'État, loin de se réduire est de plus en plus crucial dans les performances productives par ses investissements publics.

Saisissons cette chance de la valorisation de la richesse humaine. La résorption du marché du travail dans des réseaux coopératifs peut être le signe d'une extension de l'exclusion et de la division sociale comme actuellement mais ce peut être aussi une chance de dépasser le marché concurrentiel qui nous réduità un objet, pour revenir à la valorisation des compétences de chacun, à une véritable société d'assistance et de développement humain. C'est l'enjeu d'assurer une protection et des droits personnels indépendants du travail salarié comme un revenu garanti pour tous. Ce qui est insupportable au capitalisme, ce que le capitalisme rend insupportable est aussi la voie du dépassement du capitalisme par la libération des nouvelles forces productives.

2. Conquérir les nouveaux droits de la personne

Les tentatives actuelles de se soustraire aux purs rapports marchands comme les SEL voudraient équilibrer réseau et marché (un marché dans un réseau), mais les conditions en sont difficiles et clandestines, souvent cantonnés à l'artisanat alors que la rupture doit venir des nouvelles forces productives. Toutes les tentatives qu'on regroupe sous le nom de Tiers-secteur où dominent les associations de réintégration sont bien insuffisantes même si leur valeur est de témoigner d'une aspiration à des pratiques plus humaines ; elles n'en ont pas les moyens. Le minimum pour une alternative qui ne se limite pas à la gestion de la misère, c'est un revenu garanti délivrant de la dépendance financière et qui permette de choisir son travail véritablement autonome.

Il y a donc une confusion à identifier ce Tiers-secteur avec une économie écologique qui doit valoriser la personne (retrouvant ici la nouvelle économie) ainsi que les ressources locales, sans être enfermée dans l'utilitarisme ni soumis au productivisme salarial. On retrouve la même confusion dans les stratégies de lutte contre le chômage qui explorent les différentes activités pouvant être créés à l'avantage de la société ou subventionnant des multinationales alors que c'est bien pour le développement personnel du chômeur qu'on cherche à créer ces activités, pour le "réinsérer". Le capitalisme s'impose par sa productivité, à laquelle il associe les salariés (fordisme), puis dure par le salariat (société de consommation), pour la sauvegarde de l'emploi. Il faut donc raisonner à l'envers de cette conception "fordiste" et s'adapter aux compétences personnelles, leur trouver un débouché plutôt que de niveler les différences en abaissant tout le monde au plus bas.

On retrouve encore cette confusion dans ce qu'on nomme "développement local" qui, pour tout le monde, continue à signifier création d'industrie (alors qu'il y en a de moins en moins) attirés par tous les moyens. Tout au contraire, le développement local est la valorisation des compétences et des ressources locales vues comme le développement d'un réseau local de coopération plutôt qu'une mise en concurrence. Là encore il faut faire une conversion du point de vue économique classique de l'entreprise vers les personnes.

Puisqu'il n'y a pas, à l'opposé du credo libéral, de liberté naturelle en société, mais que toute liberté (celle de la concurrence par exemple) est bien une construction sociale, alors toute libération des nouvelles forces productives doit être organisée aussi et commencer par des droits nouveaux. Il ne s'agit ni de "prendre le pouvoir", ni de tout collectiviser, mais de gagner des nouveaux droits. Contre la précarité : droit à la sécurité, droit à un revenu garanti indépendant de l'emploi. Passage des droits formels aux droits concrets : droit à l'existence, à l'autonomie financière, à la formation, à l'initiative économique. S'adapter à la nouvelle économie ne veut pas dire revenir sur les derniers systèmes d'assistance sociale mais, bien au contraire, développer une véritable société d'assistance, de valorisation des compétences et de coopérations en réseaux constituant une alternative concrète au salariat. Il s'agit bien de tirer parti des nouvelles technologies mais pour dépasser le capitalisme.

3. L'alternative écologique : société d'assistance et droit au travail

Nous pouvons désormais préciser notre projet de développement écologique qui a bien un sens comme développement local et développement personnel. Nous ne pouvons nous réduire au revenu garanti comme solde de tout compte, même s'il est une base indispensable. C'est bien la production que nous voulons changer et passer d'une société concurrentielle à une société coopérative, de l'économie à l'écologie. De même que la formation doit être assurée à tous, de même le parcours professionnel et la formation continue doivent être assurés tout au long de la vie car c'est l'intérêt de tous de valoriser nos compétences (participant aux externalités positives). Cette nécessité de l'assistant personnel prend la forme du "coach" dans la société en réseaux. Arrivé à ce point, le droit de la personne semble acquérir un contenu concret hors de toute hiérarchie ou lignage.

Dés lors, si on ne doit pas limiter les possibilités aux activités personnelles (quaternaire), il faut reconnaître leur importance croissante et stratégique, surtout d'un point de vue écologiste (que ce soient les nouvelles formes d'artisanat, les professions libérales, les agriculteurs biologiques, les artistes, les militants politiques, les informaticiens indépendants etc). Pourtant de nombreuses barrières (comme l'Urssaf) empêchent de pratiquer des professions indépendantes en dessous d'un gain assez important, condamnant rapidement les moins productifs. C'est un statut pour ces travailleurs indépendants intermittents qu'il faudrait d'abord, la possibilité d'exercer une activité indépendante en même temps qu'une activité salariée à temps partiel ainsi que l'exonération de charges jusqu'à un niveau suffisant de ressources, et puis obtenir pour ces activités toutes les protections sociales du salariat (les scop sont une forme d'association d'indépendants qui va dans ce sens mais des régies locales seraient plus adaptées, des structures d'accueil offrant toute l'assistance nécessaire). Il ne s'agit pas de rendre chacun indépendant mais de donner un véritable choix. Il ne s'agit pas de laisser chacun se débrouiller tout seul mais au contraire de fournir toute l'assistance nécessaire, créer de nouvelles formes d'associations et d'engagement dans des projets collectifs. Il n'est pas question enfin d'interdire le salariat, qui survivra sous différentes formes avec des protections renforcées, mais de réduire sa place centrale dans la société.

C'est seulement à ces conditions qu'un revenu garanti pourra être la base d'une économie écologique, une alternative au capitalisme et pas seulement un traitement de la misère ; mais dépasser le débat sur le Revenu Social Garanti est nécessaire pour poser le véritable débat sur le droit au travail. C'est la garantie du revenu qui permet de transformer le travail en droit, en activité valorisante, et non plus en devoir douloureux ou nécessité vitale. C'est bien cette sécurité minimum qui permettrait de résister à la dégradation des conditions de travail et qui peut enfin donner sens à une autogestion autrement soumise aux mêmes contraintes productivistes que le salariat. Se pose alors le droit à l'initiative économique (capital, formation, assistance) pour lequel il faut assurer une plus grande égalité face aux privilèges de la richesse. Tout ceci se résume, juridiquement, à l'extension des droits de la personne à l'autonomie financière et à la valorisation de ses compétences. La volonté collective se porte sur le contrôle, la limitation, la compensation, l'incitation, la formation, l'assistance plutôt que dans la production. Mais, à la différence de nos sociétés dominées par le profit et la croissance, il sera possible alors de retrouver notre véritable communauté et d'imposer vraiment le contrôle et la limitation de la production sans craindre des représailles sociales. C'est seulement par l'extension des droits qu'on viendra à bout de la domination marchande et du productivisme capitaliste.

La formule de Marx qui a nourri tant d'utopies prend désormais un sens plus concret bien qu'éloigné des représentations habituelles : "De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. Reste, ce qui n'est pas mince, à donner forme à cette assistance professionnelle en échappant au clientélisme local, à la re-féodalisation qui accompagne hélas ce recentrage sur le local et la personne. C'est un défi comparable à l'éducation nationale et qui doit nous permettre un véritable développement écologique et une consommation largement immatérielle, orientée vers la valorisation personnelle, la production de l'homme par l'homme (qui représente déjà 40% du PIB), plutôt que vers une consommation de marchandises insoutenable écologiquement.

[1] "L'accumulation capitaliste n'est pas l'accumulation de travail mort, de machines, d'argent, mais la possibilité d'extraire du sur-travail à chaque nouvelle configuration du cycle capital-marchandise". Yann Moulier-Boutang

Un modèle pour la nouvelle économie

Ce livre, constitué de conférences organisées par la Banque Mondiale, est centré sur la notion de liberté réelle comme capacité de l'individu à choisir sa vie. Il tente de retourner, aussi bien contre les régimes autoritaires que contre le libéralisme, l'opposition des droits formels et des droits réels dont se servaient communistes et dictatures asiatiques pour critiquer le marché et les droits de l'homme.

En redéfinissant le développement comme "liberté objective", Sen recentre l'économie sur le développement humain (la production de l'homme par l'homme), reformule l'économie comme domaine des choix (d'affectation des ressources), des "jugements de valeur" et de la "conciliation des libertés". C'est le retour du sujet comme agent, la reconnaissance des populations comme acteurs et non pas simples "destinataires passifs d'une aide concoctée par d'habiles experts." C'est enfin la réintégration de l'économie dans le politique (notamment en expliquant les famines par le manque de démocratie).

Il peut montrer ainsi que la pauvreté ne se réduit pas au revenu puisque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une "privation de capacités." Cette définition de la richesse comme pouvoir, capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (D. Méda) car sa première conséquence est de légitimer la "productivité" du développement humain et Sen remarque que l'éducation ou les soins peuvent être effectués à moindre coût dans les pays pauvres à bas salaires. C'est donc bien une liberté qui dépend du collectif et qui doit donner toute sa place aux libertés collectives. Il insiste d'ailleurs à juste titre sur les libertés réelles comme condition de la responsabilité envers la société, ainsi que sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives. Il escamote cependant, par là même, l'opposition bien réelle de ces libertés dans la construction de l'économie de marché contre l'intervention politique, ou de l'individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n'est pas de droit et peut être dépassée, il n'empêche que la reconstruction de la société et d'un projet commun n'est pas donnée non plus, c'est même l'urgence du moment.

On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d'information" alors que la justice est relative aux finalités sociales qui changent avec le cycle économique (privilégiant, selon la période, le critère du risque pris, de l'égalité sociale, des avantages acquis ou de la productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l'idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.

Alors que ce livre prétend à une simple relecture d'Adam Smith, il faut souligner au contraire les nouvelles conditions historiques qui permettent le passage d'une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut dire que la liberté est la vérité de l'homme et de l'économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (esclave, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l'agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l'esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.

Dès lors, Sen peut dire que la valeur du marché n'est pas le développement, c'est la liberté elle-même, à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais alors qu'auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait aussi la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu'on appelle cyniquement l'incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu'il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien que Sen défende la place du marché comme liberté, c'est un marché régulé démocratiquement dans le cadre d'une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.

La liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, mais aussi dans la réaction qu'elle permet, c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique, qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté s'identifie donc avec le non-savoir du choix à faire (Heidegger, L'essence de la vérité). C'est cette liberté de l'avenir, suspendue à nos actes, qui fait toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire la liberté au choix rationnel de l'égoïste calculateur, Sen a raison d'insister pour finir sur la "liberté individuelle comme engagement social."

Nous avons ainsi des bases pour construire les valeurs de la nouvelle économie comme développement soutenable car humain.

L'an 01 de l'écologie

On arrête tout et on réfléchit sur la société et la vie que nous voulons. L'écologie est notre avenir, tout est à construire encore.

Il ne s'agit en aucun cas de remonter aux sources, de retour en arrière à la première utilisation du mot ou du concept pour se conformer à son origine. L'écologie-politique ne se réduit pas à la science écologique comme le socialisme ne se réduit pas à la sociologie. Nous devons au contraire rappeler les proximités de l'écologie scientiste avec l'hygiénisme, le malthusianisme mais surtout avec divers fascismes jusqu'à l'horreur insupportable de l'espace vital nazi. La "nouvelle écologie" qui sert de cache-sexe à la "nouvelle droite" se nourrit encore de ces vieilleries biologisantes et racistes. Il y a aussi l'écologie new age qui recycle une mystique taoïste réduite à l'immédiateté de techniques spirituelles marchandisées ou bien à un positivisme crétinisant sans commune mesure avec la voie traditionnelle.

L'écologie-politique ne doit rien à une quelconque tradition "naturaliste" mais elle constitue l'émergence de nouvelles exigences en réponse aux impasses de l'industrialisation et de la marchandisation du monde. C'est l'exploitation intensive des ressources naturelles qui a ébranlé les rapports de l'humanité à la nature, outrepassant les limites naturelles dont l'écologie veut préserver l'équilibre et la diversité comme elle recherche partout, et notamment entre les humains, l'altérité et l'échange comme véritable richesse. L'écologie est la négation de la séparation de l'économie, la nécessité de prise en compte de la nature et de la réappropriation de nos vies. Elle pose la question de nos véritables fins : quelle société, quelle vie voulons-nous ? Au-delà de l'environnementalisme, l'écologie est donc un projet de société alternatif au capitalisme salarial. Il y a bien là continuité avec une tradition anti-capitaliste, celle des luttes sociales, de la démocratie et de l'intérêt général. Il nous faut ainsi puiser dans la tradition révolutionnaire et socialiste, au sens large, l'essentiel des exigences de justice et de solidarité ainsi que la critique de la logique du profit, de la domination et de l'exploitation.

Dans cette continuité historique, l'écologie introduit malgré tout une rupture essentielle avec le modèle productiviste et massifiant. Le paradigme écologiste met en cause les fondements de l'économie, pas seulement sa répartition, en mettant en avant notre responsabilité, notamment avec le principe de précaution, mais aussi les limites planétaires, le négatif du progrès et de la production, l'épuisement des ressources et la prise en compte des cycles biologiques. Il y a passage du quantitatif au qualitatif, à la conscience de soi de la production, à notre responsabilité planétaire. Le point de vue global de l'écologie fonde enfin la valorisation de la diversité et de la coopération, de l'autonomie et de la décentralisation dans une société largement autogérée qui n'est pas le lieu du combat pour la survie mais d'une assistance mutuelle, d'une communauté humaine et conviviale. Contrairement au communisme ou au libéralisme, l'écologie veut préserver liberté individuelle et liberté collective donnant autant d'importance à la personne qu'à la communauté.

Malgré ces ruptures, nous sommes clairement du côté du mouvement social, à gauche si ce mot a encore un sens, en tout cas opposés à une écologie libérale autant qu'à l'écologie de droite des hiérarchies naturelles. Mais nous ne pouvons nous réduire à une troisième gauche qui lorgne plutôt à droite et ne prend pas la mesure de ces ruptures dont nous voulons au contraire souligner l'urgence. C'est bien les deux bouts que nous devons tenir, l'ancrage dans l'histoire de l'émancipation sociale mais aussi la nécessité d'une nouvelle approche globale et multidimensionnelle de la politique, respectant les singularités locales et refusant de prendre les moyens pour fins ou de traiter les sujets vivants en simple objet. Nous voudrions participer, avec cette revue, à l'élaboration collective de l'écologie-politique comme projet d'avenir pour une planète dévastée. Car si jamais l'écologie n'a été aussi nécessaire, nous voulons montrer qu'elle est déjà possible.

Terminator ne mourra jamais !

Jean-Pierre Berlan

"La Delta and Pine Land Company, cotée sous le nom de DPL à la Bourse de New-York, annonce ce jour (3 mars 1998) qu'elle a obtenu le brevet n° 5 723 765, intitulé "Le Contrôle de l'Expression des Gènes".

DPL détient ce brevet conjointement avec les Etats-Unis d'Amérique représentés par le Ministre de l'Agriculture. Le brevet s'applique à toutes les espèces de plantes et de semences, à la fois transgéniques et conventionnelles. Il s'agit d'un système contrôlant la viabilité de la descendance d'une semence sans nuire à la récolte.

L'application principale de cette technologie sera d'empêcher l'utilisation sans autorisation de semences de variétés protégées (que l'on appelle "brown bagging" - semences "de ferme" ou "au noir") en rendant cette pratique non-économique, puisque les semences non autorisées ne germineront pas.

Le brevet permettra d'ouvrir des marchés mondiaux à la vente de technologie transgénique pour les espèces dont l'agriculteur utilise couramment le grain récolté comme semence."

Deux mois plus tard, en mai, Monsanto rachetait la Delta and Pine Land Co. Son brevet sur le "contrôle de l'expression des gènes" et ses 70% de part de marché des semences de coton pour près de 2 milliards de dollars. Au cours des mois suivants, Monsanto déposait le brevet dans 87 pays. Mais en octobre 1999, il renonçait à cette technique. La presse se félicitait de ce succès des pressions éthiques. Bref, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes panglossiens possibles : les biotechnologies étaient bien au service de l'Homme. Les hautes valeurs morales de l'Occident, défendues par les organisations internationales, les responsables de grands organismes de recherche, les comités d'éthiques qui poussaient comme des champignons après la pluie (y compris dans le département d'économie de l'INRA !) évitaient des dérives marchandes qui auraient pu obérer l'avenir de technologies philanthropiques qui promettaien "de-nourrir-la-planète-en-respectant-l'environnement".

The Gardian Weekly du 20-26 octobre 1999 poussait l'analyse un peu plus loin dans sa section financière et expliquait "Comment Monsanto avait changé d'attitude". Si l'éthique n'y était pour pas grand chose, le rejet des OGM par l'Europe et la plupart des pays du Tiers-Monde, la perte de marchés à l'exportation, la décote des produits transgéniques sur le marché international, la perte des 2/3 de la valeur relative des actions de Monsanto expliquait la retraite d'une entreprise jusque là particulièrement agressive et arrogante. En sous-titre, l'article insistait sur le rôle d' "un homme (qui) avaient convaincu le géant US que le gène Terminator était une technologie devenue folle". Cette homme est le Président de la Fondation Rockefeller. Toutefois, l'article du Gardian laissait deux questions pendantes : en quoi Terminator serait-il "une technologie devenue folle" ? Que vient faire la Fondation Rockefeller dans cette affaire ?

Terminator ou le triomphe de l'économie politique sur le vivant

Personne ne niera qu'un "semencier" n'a pas de marché tant que le grain que récolte le paysan est aussi la semence de l'année suivante. Que, par conséquent, la condition de l'existence économique du "semencier" est d'interdire, par un moyen quelconque - légal, biologique, règlementaire, etc. - à l'agriculteur de semer le grain récolté - la pratique fondatrice de l'agriculture et constitutive de notre humanité.

Politiquement, pour des raisons évidentes, la solution légale a été longtemps exclue. Il ne restait donc que des méthodes biologiques pour atteindre cet objectif. Mais là encore, la condition du succès était de l'occulter. A vrai dire, aucun semencier/sélectionneur ne pouvait déplorer publiquement l'injustice que commettent ces plantes (et animaux) en se re-produisant et se multipliant dans le champ du paysan ; ni accuser ce dernier de "piraterie" ; ni dénoncer l'acte de se nourrir comme un acte de recel.

Il n'y a pas de meilleur témoignage du formidable pouvoir idéologique de notre société et de la soumission de la biologie appliquée à l'économie politique que l'empressement avec lequel depuis cent cinquante ans, les scientifiques de toutes obédiences (généticiens, agronomes, historiens, économistes et sociologues) ont ignoré ce dont tout homme d'affaires "semencier" se rendait compte à la première seconde : tant que le grain que récolte le paysan est aussi la semence de l'années suivante, lui vendre des "semences" est impossible !

Le terme "semence" a joué un rôle clef dans cette occultation. Car il existe depuis longtemps un marché des "semences" pour la plupart des espèces dont l'agriculteur peut semer le grain récolté - blé, orge, avoine, soja etc. Mais ce marché est celui du service industriel concurrentiel consistant à transformer le grain récolté en "semence". Il faut éliminer les graines de mauvaise herbe, celles du précédent cultural, les grains cassés ou trop petits remplissant mal leur fonction logicielle, il faut traiter le grain, s'assurer de son pouvoir germinatif, enfin il faut l'ensacher, le stocker et le mettre à la disposition des agriculteurs. Il ne faut pas confondre ce marché, avec celui du "logiciel génétique". Dans le cas des "hybrides", l'agriculteur achète, certes, des "semences" au sens précédent de service industriel, mais il achète avant tout, et à un prix exorbitant de monopole , un "logiciel" variétal qu'il ne peut re-produire ni multiplier dans son champ.

Bref, qui croit encore que Microsoft fabrique des disquettes de platique sous prétexte que ses logiciels se présentent sous cette forme ? Mutatis mutandis, c'est ce que la recherche agronomique s'est efforcé de croire. Sélectionner, c'est donc créer un logiciel que le paysan re-produit et multiplie, c'est-à-dire copie dans son champ. Un logiciel qui n'est pas protégé de la copie ne peut être source de profit pour son créateur (Berlan et Lewontin, 1986). L'objectif de l'investisseur/sélectionneur/semencier est donc de protéger "son" logiciel de la copie par le paysan. La contradiction initiale est inchangée, mais l'objectif mortifère qu'impose l'économie politique apparaît en pleine lumière : c'est un vivant dépouillé de sa faculté la plus fondamentale, se re-produire et se multiplier, un vivant stérile, un vivant mort.

Les "semenciers" - maintenant, une poignée de transnationales spécialisées, comme dans les herbicides, les fongicides, les pesticides, les gamétocides et auto-proclamées de façon orwellienne des "sciences de la vie" ( !) - ne s'intéressent pas à la production sans profit de "semences-grains" ou "disquettes", mais aux immenses profits du monopole qu'ils espèrent instaurer sur les semences-logiciels. Les transnationales ont donc déclaré la guerre au vivant. Monsanto rêve ainsi de devenir "le Microsoft du vivant".

Loin d'être une "technologie devenue folle" condamnable au nom de l'éthique (qui devrait alors en bonne logique condamner le capitalisme), Terminator marque le triomphe du profit sur le vivant. C'est le point culminant de la lutte engagée depuis le milieu du 19ème siècle contre cette faculté malheureuse des plantes et des animaux de se re-produire et de se multiplier dans le champ du paysan. Mais les Romains le savaient, la roche Tarpéienne est proche du Capitole. Le triomphe de Terminator est la bourde la plus monumentale du complexe génético-industriel : il nous avait promis des OGM philanthropiques et verts, et voilà Terminator ! Il nous révéle son objectif mortifère au moment même où il était en train de l'atteindre en douceur, par des méthodes discrètes. Il convenait donc de rappeler le cow-boy Monsanto à l'ordre pour préserver les chances de succès. Ce qu'ont fait les pressions de la fondation Rockefeller qui depuis maintenant soixante ans, développe l'instrumentalisation réductionniste du vivant, son programme de contrôle social (la Fondation est à l'origine de la biologie moléculaire, de la pillule et de la Révolution Verte) et des autres firmes du complexe génético-industriel. Le système pouvait alors déployer ses "cache misère", l'éthique et de la "folie technologique", pour avancer ses versions discrètes de Terminator.

Les versions discrètes de Terminator

Il y a Verminator, ces transgénèses consistant à empiler des gènes d'intérêt agronomique - par exemple de résistance aux maladies - en les mettant sous le contrôle d'un produit chimique que l'agriculteur doit acheter pour que ces gènes fonctionnent. Si l'agriculteur n'achète pas le produit chimique, la plante est malade ou produit peu.

Il y a les "hybrides", qui dominent la sélection des plantes et des animaux au 20ème siècle. Ce type variétal a la particularité de s'autodétruire dans le champ du paysan - ce que l'on a mystifié par un phénomène biologique accroissant le rendement, toujours inexpliqué et inexpliquable depuis 85 ans, l'hérérosis. Cette forme de Terminator reste dans la course comme le montre le Symposium sur "L'hétérosis (lire les plantes économiquement stériles) dans les cultures", organisé en 1997 par le CIMMYT à Mexico. Le Centre International d'Amélioration du Maïs et du Blé à l'origine de la "Révolution Verte" est comme toute la recherche agronomique dans le monde, en voie de privatisation. Ce symposium était parrainé par le gratin du complexe génético-industriel, Monsanto, Novartis, DeKalb, PGS ...

Il y a le brevet qui permettra à terme d'interdire à l'agriculteur de semer le grain récolté. Ce Terminator légal a l'immense avantage d'éviter à avoir à faire des transgénèses coûteuses et aléatoires et de faire assurer par le contribuable sa propre expropriation. L'Europe avec sa Directive 98/44 sur la "brevetabilité des inventions biotechnologiques" emboîte le pas aux Etats-Unis. Ce texte est si calamiteux, que trois gouvernements ont déposé un recours devant la Cour Européenne de Justice car il serait, entre autre, contraire à la dignité humaine (encadré). Le gouvernement français, lui, vole à son secours !

Il y a le Terminator contractuel : aux Etats-Unis, l'agriculteur qui sème des semences ogémisées et brevetées doit signer un contrat qui l'engage à ne pas semer le grain récolté. La privatisation de la recherche publique lui promet un avenir brillant car les variétés captives ogémisées et brevetées élimineront évidemment les variétés libres. L'agriculteur "choisira" alors une des variétés captives du cartel transnational !

Il y a aussi le Terminator administratif. Ainsi la Commission Européenne cherche-t-elle à imposer aux producteurs de blé dur l'achat de semences commerciales pour toucher la prime. Devant le tollé, elle s'est repliée sur un compromis imposant l'achat d'une part de semences commerciales pour deux parts de semences de ferme. Selon quelle logique ? Ou bien les semences commerciales ont des qualités que n'ont pas les semences de ferme, et il faut en imposer l'usage, ou bien ce n'est pas le cas et il faut laisser l'agriculteur libre de faire comme il l'entend. Mais là encore, l'objectif est évident, même s'il est masqué par un discours sur une traçabilité que seules des semences commerciales assureraient.

Il y a enfin les mesures visant à éliminer tout tri à façon : seules les semences commerciales auront une bonne qualité physique. C'est en imposer l'usage. Ainsi, dès 1985, le Ministère de l'Agriculture interdit-t-il aux producteurs de semences (les "établissements-multiplicateurs") de trier à façon. Puis en 1989, il tente d'interdire tout tri à façon, c'est-à-dire d'éliminer les petits entrepreneurs ruraux qui rendent ce service essentiel aux agriculteurs et à la collectivité. Politique de Gribouille. En admettant que nos agriculteurs perdent deux quintaux de rendement du fait de la mauvaise qualité physique des semences, ce sont 5 millions de quintaux de blé perdus - environ 500 millions de francs. Tout cela pour permettre aux sélectionneurs de toucher un complément de redevance d'une centaine de millions de francs !

Les 3 et 4 décembre s'est tenue dans la banlieue parisienne, avec l'appui de la Commission Européenne, un séminaire européen "Quel avenir pour les semences fermières ?" organisé par la Coordination Nationale pour la Défense des Semences de Ferme (CNDSF) créée en 1989. Elle regroupe la Fédération Nationale de l'Agriculture Biologique, la Confédération Paysanne, la Coordination Rurale, le Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux, le Syndicat des Trieurs à Façon de France. A l'issue de ce séminaire, la centaine de participants venus de 7 pays européens se sont unanimement prononcés pour une défense européenne des semences fermières. Ce séminaire est resté largement inaperçu en dépit de son importance.

Car la Coordination Nationale et maintenant Internationale de Défense des Semences Fermières est l'une des digues qui nous sépare encore de la création d'un privilège pour quelques transnationales. Sa lutte nous concerne tous. Nous devons relayer auprès de nos gouvernants la question fondamentale qu'elle pose.

Le soleil brille. C'est malheureux pour les marchands de chandelles. Mais il ne viendrait à l'idée de personne de nous forcer à condamner nos portes et fenêtres pour permettre aux marchands de chandelles de lutter contre la concurrence déloyale du soleil.

Eh, bien, les plantes et les animaux se re-produisent et se multiplient. C'est malheureux pour les "sciences de la vie". Mais une société démocratique doit-elle pour autant leur créer le privilège de l'exclusivité de cette re-production et multiplication des êtres vivants ? Ne faut-il pas, au contraire s'engager résolument dans la seule voie politiquement, économiquement, moralement et écologiquement intelligente, celle de proclamer - à l'OMC par exemple - le vivant bien commun de l'humanité, inappropriable par quelque moyen que ce soit ? Terminator n'est pas mort et ne mourra pas tant qu'il y aura des investisseurs à la recherche de profit, tant que le capital dominera l'organisation économique de cette planète.

Que ce fleuron des biotechnologies soit le fruit de la collaboration des chercheurs publics (du Ministère de l'Agriculture américain) avec une firme privée montre bien où mène le partenariat public/privé quand les intérêts du marché et ceux de la collectivité sont à ce point opposés. Le gouvernement français dont la politique est de subordonner, au nom d'on ne sait quelle compétitivité transgénique, la recherche publique, l'INRA en l'occurrence, aux intérêts privés devrait y réfléchir.

La Directive Européenne 98/44

Article 4

1. Ne sont pas brevetables : a) les variétés végétales et les races animales, b) les procédés essentiellement biologiques pour l'obtention de végétaux ou d'animaux.

2. Les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l'application n'est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables.

L'alinéa 2 permet de breveter les variétés végétale et les races animales pourvu qu'elle soient obtenues par trangénèse. L'introduction d'un gène de résistance à un herbicide rend un variété de soja brevetable car ce gène peut être introduit dans une autre espèce.

C'est imposer à terme l'agriculture transgénique de quelques transnationales dont manifestement l'opinion publique ne veut pas parce qu'elle ne correspond à aucun besoin.

Article 5

1. Le corps humain,, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d'un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d'un gêne, ne peuvent constituer des inventions brevetables.

2. Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d'un gêne, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d'un élément naturel.

L'alinéa 1 interdit le brevet de découverte, "y compris d'un gène ou d'une séquence partielle". C'est une disposition constante du droit de brevet que d'exclure une découverte de la brevetabilité.

L'alinéa 2 permet de brevet d'une "séquence ou d'une séquence partielle d'un gène", mais un miracle sémantique permet de transformer en invention ce qui était à l'alinéa 1 une découverte !

Mondialiser la régulation politique de l'économie ? !

Didier Claude-Rod

Seattle, Davos, la Taxe Tobin aux Parlements canadien et européen (et bientôt aux USA), les événements mondiaux s'enchaînent. Non que leur rythme augmente. Simplement, la mobilisation citoyenne suit beaucoup mieux les nouveaux enjeux de ces discussions internationales. Cette nouvelle échelle de négociations, puis de décisions, pose un grand nombre de questions. Nous tenterons ici d'ouvrir un certain nombre de pistes pour y répondre.

1. La fin des structures internationales du XXè siècle

1.1. Des instances moins démocratiques et plus privées

Face à la mondialisation des échanges commerciaux , de la concentration quasi monopolistique des multinationales (Renault - Nissan, AOL - Time - Warner, etc.), mais aussi devant la mobilité accrue des citoyens du monde, les institutions internationales qui ont vu le jour au milieu du XXè siècle paraissent totalement dépassées. Le meilleur exemple nous est donné par l'ONU, qui, criblé de dettes , ne peut décider seule de ses actions, puisqu'elles dépendent des financements que chacun de ses membres, et en particulier les plus riches, voudront bien lui accorder. De même, des conseils tels l'ONUSIDA (Programme des Nations Unies pour la lutte contre le SIDA) ou l'OIT (Observatoire International du Travail) sont-ils totalement démunis pour répondre aux problèmes qu'ils rencontrent, à cause d'un manque récurrent de moyens financiers et politiques

Seules les institutions ayant trait au commerce continuent d'être totalement financées, et d'avoir les moyens de leurs directives. C'est ainsi qu'on a vu apparaître des instances de moins en moins démocratiques, car non élues, et aux modes de décision opaques (FMI, Banque Mondiale, OMC), ainsi que de puissants lobbies privés tels le Club de Londres ou la Chambre Internationale de Commerce. Ces instances jouent un rôle grandissant, puisque, par exemple, le FMI oriente très fortement les politiques économiques des Etats qu'il aide.

1.2. Une réappropriation du civisme par les citoyens

Dans le même temps, les citoyens, que l'on disait désintéressés de la chose publique , se réapproprient le débat, au travers de luttes et d'organisations nouvelles (Coordination pour le Contrôle Citoyen de l'OMC en France, Tobin Tax Initiative aux USA, War on Won en Grande Bretagne, ATTAC un peu partout, ou dernièrement Alter Davos, pour ne citer que quelques exemples). Les mobilisations ont aussi une échelle mondiale. On se souvient entre autres de l'aide apportée par les paysans américains à José Bové pour payer sa caution.

Plutôt que de s'engager dans les partis politiques, ces citoyens se font les précurseurs de pistes pour réguler la fuite en avant des échanges économiques mondiaux . Les politiques suivent le sens du vent, et diverses initiatives, en particulier en faveur de la Taxe Tobin, voient le jour au quatre coins du globe, pour contrer le néolibéralisme croissant. Au Parlement européen, c'est un vote raté de peu pour que l'on étudie les modalités de mise en place de la Taxe, au Canada, cette étude est lancée par le gouvernement, à la demande des deux tiers du Parlement national (y compris des députés libéraux et ultra-conservateurs. Eux n'ont ni travaillistes anglais, ni trotskistes français…), aux Etats-Unis, le député De Fazio prépare une résolution allant dans le même sens. D'autres initiatives visant à contrer la libéralisation sauvage des échanges commerciaux trouvent tout autant d'échos auprès des citoyens, qu'ils soient occidentaux ou du Sud. Certaines institutions suivent. Ainsi, Daniel Lebègue, Directeur Général de la Caisse des Dépôts, déclare-t-il que "le besoin de régulation des marchés et des acteurs financiers n'est plus aujourd'hui contesté par personne". On assiste donc à une course de vitesse entre mondialisation néo-libérale et mondialisation citoyenne.

2. Inventer un gouvernement mondial pour le XXIè siècle ?

2.1. Pas d'OMC, mais…

Dans ce combat pour la Taxe Tobin et contre l'Organisation Mondiale du Commerce, les écologistes ont toujours été en pointe. Cette année, avec le relais de multiples ONG, ils ont pu dénoncer les méfaits de la libéralisation commerciale, tout en montrant du doigt les dysfonctionnements du Commerce Mondial, et de l'OMC, son organisation. Pourtant, chacun s'accorde à dire qu'il faut un ou plusieurs organismes pour réguler la vie sur Terre. En effet, il n'est pas concevable d'accepter un libéralisme absolu, tant en matière de commerce qu'en matière de santé ou encore d'environnement. Face à ce constat, les interrogations restent nombreuses sur la (les) structure(s) à proposer.

2.2. Mettre en œuvre la perception et la répartition de la Taxe Tobin

Si l'on admet la mise en place prochaine d'une taxe sur les transactions financières internationales à court terme, il faut également s'interroger sur les moyens de la percevoir, ainsi que sur les modes de décisions de sa répartition. Quel que soit le continent, tout le monde s'entend : il faut que l'argent d'une telle taxe serve à aider les Pays en Développement. Au Parlement européen, le rapport Schwaiger sur les négociations du Millenium Round débute sur un constat clair : "le processus actuel de libéralisation des échanges ne profite toujours guère à de larges secteurs de la population des pays en développement, notamment les pauvres, et (…) les intérêts et les préoccupations des pays en développement doivent, partant, être pleinement pris en compte dans le système commercial mondial". Le Ministre canadien des finances, Paul Martin, déclare que la taxe serait "un moyen pour engranger de l'argent pour l'environnement et pour les problèmes du Tiers Monde".

Pourtant, les moyens de préserver l'environnement ou d'aider les PVD ne sont pas compris par tous à l'identique. Devant la Commission du Développement du Parlement européen, le 23 novembre dernier, C. Michalopoulos, représentant de la Banque Mondiale, déclarait "Il est de notoriété publique que la Banque Mondiale voit le marché libre comme essentiel à la poursuite de l'objectif du développement durable et de la lutte contre la pauvreté"… La Commission européenne et certains gouvernements entendent poursuivre leur croisade libre-échangiste par la mise en place d'un Nouveau Marché Transatlantique (NTM !). De même, le principe de précaution, que l'on retrouve désormais dans tous les textes officiels, n'est pas vu par tous sous le même angle. A propos du bœuf aux hormones, le tribunal de l'OMC décida que l'Union européenne devait lever son embargo, car le principe de précaution ne pouvait être appliqué jusqu'à ce que l'évaluation des risques soit achevée ! Ainsi, il convient de se pencher sur les modalités de construction d'un gouvernement mondial démocratiquement élu, qui ne laisse pas le pouvoir de décision à quelques experts très orientés.

2.3. Un pari fou : instaurer une instance internationale démocratique

En parlant des Etats, on dit qu'ils existent par trois fonctions : organiser leur défense, battre monnaie et lever l'impôt. Qu'en serait-il pour un gouvernement mondial ? Bien évidemment, son premier rôle serait de prélever la taxe Tobin et de la redistribuer au service des pays en développement, et plus généralement de diriger une fiscalité mondiale et des mécanismes de redistribution au service de l'intérêt général et de la préservation du système Terre. Pour ce qui est de la Défense, plus d'ennemis en vue, si ce n'est économiques. Donc, il faudra éviter les désordres et les crises, en créant des fonds de réserve pour l'aide et le développement de zones sinistrées ou de conflits. Bien sûr, une force d'interposition sera de vigueur, pour éteindre les incendies que les souverainistes de tous poils ne manqueront pas de déclencher.

Et, à l'exemple de l'Euro pour l'Europe, ou du dollar qui fait aujourd'hui office de monnaie mondiale, ce gouvernement pourrait battre monnaie, ce qui aurait pour effet immédiat de ne plus permettre la spéculation sur les monnaies nationales, ce qui a provoqué tant de crises économiques. Cette monnaie serait un premier pas vers la régulation du commerce mondial, qui aurait comme but un mieux disant économique et social, c'est à dire qui permettrait d'accorder des avantages à des zones sinistrées ou en retard. On en viendrait également à une fiscalité commune, en faisant disparaître les paradis fiscaux, qui créent des appels d'air pour les mouvements de capitaux. Cette fiscalité mondiale permettrait la mise en place d'une politique de welfare mondialisée et de développement durable. Dans ce cadre pourrait s'envisager la dissociation partielle entre travail et revenu avec une éventuelle allocation universelle, assurant aux 8 milliards d'humains sur la terre dans 20 ans de vivre décemment et librement. Enfin, et c'est la condition sine qua non des précédents points, ce gouvernement mondial aurait pour mission principale de réguler la distribution de l'eau, qui sera la monnaie du XXIè siècle, et donc l'instrument de domination des uns sur les autres si rien n'est fait.

2.4. Quel construction pour un tel gouvernement ?

La construction de l'Europe dure depuis plusieurs décennies, et n'a pas toujours été facile. Aujourd'hui, à l'aube de l'adhésion d'une dizaine de nouveaux pays, les questions se multiplient sur les structures à adopter pour que l'élargissement ne soit pas un fiasco. Avec l'arrivée du FPÖ au pouvoir en Autriche, on voit également que les traités internes ne permettent pas de se prémunir contre la gangrène.

Dans l'optique d'une démocratie maximale, on se basera évidemment sur une construction parlementaire, aidée dans ses tâches par diverses organisations satellitaires et spécialisées, la conseillant. Dans son processus décisionnel, cette Assemblée pourra ainsi s'appuyer sur des Conseils Economique et pour le Développement, pour la Santé, pour l'Environnement ou encore pour l'Emploi, qui n'auront que des rôles d'experts. Il nous apparaît que c'est toujours au politique de trancher en dernier ressort, sinon on risque de tomber sur les dérives connues aujourd'hui par le FMI ou l'OMC.

Pourtant, il sera très difficile de composer avec plus de 200 pays. En effet, quelle répartition des voix pourrait-on proposer pour composer une chambre parlementaire ? Si l'on part sur la base d'une voix par pays, la tentation de scission sera renforcée. Si c'est la taille des pays qui est prise en compte, les pays désertiques seront surreprésentés et les pays à forte densité oubliés. Quant à s'appuyer sur la prospérité économique, nous ne pouvons nous y résoudre : ceux qui sont mis au banc des décisions mondiales aujourd'hui le serait toujours demain.

De même, dans l'optique de composer une assemblée parlementaire représentative des sensibilités politiques de chacun des pays membres, il faudrait compter sur entre dix et quinze élus par pays, soit plus de 2000 parlementaires ! Impossible de réunir tant de personnes dans un hémicycle unique. Ne parlons même pas des difficultés pour traduire simultanément toutes les langues qui seront parlées dans une telle assemblée. Il faut donc inventer, avec l'aide des nouvelles formes de communications, des moyens de débattre en se trouvant dans plusieurs parties du globe. Par ailleurs, il ne faudra jamais perdre de vue que les pays pauvres ont quelques fois du mal à envoyer des délégations dans les discussions mondiales, par manque de moyens la plupart du temps, et parfois par manque de culture diplomatique. Ce dernier point amène l'interrogation sur la possibilité d'instaurer des élections démocratiques pour l'Assemblée Mondiale dans des pays totalitaires ou autoritaires. Aujourd'hui, l'Union européenne peine à introduire l'obligation de "bonne gouvernance" dans ses accords de partenariat avec les pays ACP . On imagine ce qu'il en serait avec une majorité des pays du Monde participant aux discussions.

Par contre, la question du financement d'une telle instance, ainsi que de son indépendance, est rassurante : le simple prélèvement de la taxe Tobin devrait suffire. En effet, selon les estimations et les pourcentages de taxation proposés (de 0,05% à 1% des montant investis), les sommes prélevées équivaudraient à entre 100 et 166 milliards de dollars annuels ! Ainsi, on mettrait fin au chantage systématique dont abusent certains Etats sur les organismes mondiaux. De même, alors qu'aujourd'hui, les multinationales ont des budgets plus importants que les Etats , le rapport de force serait également rééquilibré.

En attendant de pouvoir aller si loin, et puisque les transactions financières mondiales passent essentiellement par 9 pays, nous pouvons continuer à pousser ceux-ci, accompagnés de quelques autres, à instaurer une taxe Tobin sur leurs territoires, pour contrôler démocratiquement le développement du commerce mondial.

Le logiciel libre, comme forme subversive de production

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Linux connaît actuellement un certain succès médiatique et financier ; une entreprise du secteur a vu le cours de son action multiplié par 8 le jour de son introduction en Bourse. Ce succès est aussi la consécration d'une croissance fulgurante avec 20 millions d'utilisateurs à ce jour. Mais qu'est-ce donc que ce phénomène : le produit d'un marketing à la recherche de nouveautés, une nouvelle forme d'exploitation du travail intellectuel ou comme nous le pensons la mise en place d'un nouveau mode de production coopératif antinomique avec l'actuel mode de production hiérarchique.

Une fois explicité ce qu'est le logiciel libre (définitions, typologie, législation), nous en verrons l'efficacité de son mode de production, puis les limites potentielles. Nous ouvrirons ensuite sur les changements induits sur nos systèmes de production et l'importance grandissante des savoirs dans la production

Pour commencer, quelques définitions. Le logiciel est un bien d'information particulier qui dans nos économies de plus en plus informatisées, prend une place prépondérante. Un bien d'information est un bien qui a la propriété de ne rien coûter à sa reproduction, l'essentiel du coût de production se limitant à sa création. Un logiciel est l'ensemble d'instruction donné à un ordinateur ou à toute machine électronique, écrit dans un langage de programmation. Deux niveaux se confondent : il est tout autant le programme, l'ensemble du code source que la forme exécutable, dite compilée dudit programme. Pour l'utilisateur, seule le second niveau importe.

Un logiciel libre (free software) est un logiciel fourni avec son code source (i.e. le programme du logiciel), donnant le droit à toute personne de l'utiliser, le copier, le modifier librement et le distribuer (y compris dans ses versions modifiées). Il peut être commercialisé dans une version exécutable mais il est toujours possible d'obtenir le code source et souvent, il est disponible gratuitement par téléchargement depuis un site Internet ou par copie d'un CD-ROM. Au logiciel libre, on oppose le logiciel propriétaire, c'est-à-dire un logiciel dont les sources sont cachées ou un logiciel qui ne peut être modifié sans l'accord du propriétaire initial.

Parmi les logiciels, on distingue deux catégories :

 Le système d'exploitation qui est l'élément central d'un ordinateur car il permet son utilisation et la gestion des périphériques. Il se compose d'un noyau mais inclut également des compilateurs, des éditeurs, des formateurs de texte, des logiciels de courrier, etc. L'écriture d'un système d'exploitation complet et cohérent est un travail essentiel pour garder sa liberté et son autonomie face aux logiciels propriétaires.

 Les logiciels d'application pour l'utilisateur (traitements de texte, tableurs, jeux, etc.)

Linux ou plus exactement GNU/linux est le système d'exploitation libre le plus utilisée dans le monde. Il est disponible dans de nombreuses plates-formes informatiques (Mac, PC, Amiga, …). Historiquement, le logiciel libre comme concept est né dans les années 80. Il a été inventé par Richard Stallman. Par l'intermédiaire de la Free Software Foundation (FSF) et à travers du projet GNU, il a programmé la majeure partie des fonctions du système d'exploitation. Mais, il manquait encore le noyau. Celui-ci a été développé par un finlandais, Linus Torvalds, d'où le nom de GNU-Linux.

Cependant toute la pertinence du projet GNU vient de la formalisation juridique du logiciel libre par Richard Stallman car avant lui existent déjà des logiciels libres mais très souvent, au bout d'un certain temps, le code source était privatisé et le logiciel, marchandisé. Afin de s'opposer à la brevetisation des logiciels, il a détourné la notion de copyright en inventant le concept juridique de copyleft.

Au logiciel libre du projet GNU sont associés des licences spécifiques : la GPL (General Public License), licence qui spécifie les conditions de distribution des logiciels et la LGPL (Library General Public License) pour les bibliothèques de sous-programmes. Ces licences sont basées sur le principe du droit d'auteur (copyright) mais donnent ensuite l'autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou modifier le logiciel (notion de copyleft, ou "gauche d'auteur" selon la traduction de Richard Stallman). Il existe cependant des licences de logiciel libre qui n'interdisent pas la privatisation et la fermeture des codes des versions modifiées (licence BSD). Dans ce cas-là, le logiciel se rapproche de la catégorie des logiciels du domaine public. A la différence d'un programme du domaine public, un programme libre peut appartenir à ses auteurs (copyright) mais en aucun cas ses auteurs et ceux qui vont l'acquérir ne peuvent refuser la diffusion des codes sources initiaux et ceux des versions successives (copyleft).

L'efficacité de la diffusion du logiciel libre vient du caractère coopératif et subversif du processus productif. Car du fait de la nature même du logiciel, nous ne sommes pas dans la sphère non marchande de l'économie mais bien au cœur de la sphère productive. Au sein de l'économie capitaliste émerge ainsi le nouveau modèle productif du logiciel libre, construit autour d'un rejet de l'appropriation privée des sources de l'innovation et de l'affirmation de la coopération. Aucune entreprise, aucun processus productif ne peut se passer de logiciels. Il n'est pas anecdotique de rappeler des événements récents comme l'ouverture du code du logiciel de Conception Assistée par Ordinateur de Matera, l'utilisation d'ordinateurs sous systèmes GNU-Linux pour faire les effets spéciaux du film Titanic ou encore la décision d'IBM d'installer du logiciel libre sur ses ordinateurs. Des entreprises capitalistes sont ainsi obligées pour des raisons diverses d'abandonner leurs droits de propriétés si elles veulent continuer à croître. Mais alors, elles abandonnent aussi une partie de leur pouvoir à la communauté des informaticiens et indirectement à l'ensemble de l'humanité.

La disponibilité du code permet à chacun de corriger les bogues mais aussi à ajouter des fonctions, le tout dans un processus interactif. Internet permet cela et devient un instrument autonome aux mains de communautés de ceux que Richard Stallman dénomme les hackers qui loin d'être uniquement des pirates informatiques sont de véritables innovateurs. Mais le réseau permet aussi aux non-programmeurs de s'exprimer en testant les logiciels et en indiquant les erreurs. Ainsi comme le disent Aris Papathéodorou et Laurent Moineau dans Multitudes «  ce qui circule via les lignes téléphoniques (par le mail, les listes de diffusion dans les newsgroups) est bien plus qu'une somme de simples données académiques : la communication électronique devient le vecteur d'agrégation de microcommunautés d'intérêts, de coopération sur des projets communs » ou encore « le développement du procès coopératif de production du logiciel libre autour du système GNU/Linux - avec son fort contenu d'innovation -, sans pour autant se faire hors de la dynamique de production capitaliste, met en œuvre des forces sociales qui se déterminent dans une large mesure en dehors des seuls mécanismes de l'économie. La circulation des savoirs, l'identification collective à une éthique du partage cognitif, les pratiques de création collectives en réseau, ou les tentatives de "moralisation" du rapport marchand, etc. suggèrent bien que nous sommes en présence de sujets sociaux hybrides, acteurs d'une formidable embolie productive, mais aussi acteurs d'une véritable mobilisation pour la conquête de nouveaux droits. »

Actuellement, nous assistons cependant à un détournement de plus en plus important de la philosophie du logiciel libre par l'introduction de nouvelles licences (Netscape Public Licence, Mozilla Public Licence, etc.) Cela ne signifie pas pour autant que le modèle du logiciel libre soit en danger du fait de l'efficacité de son mode de production. A ce jour, toutes les études faites montrent la supériorité comme système d'exploitation de GNU/linux sur Windows NT. La principale limite mais qui tend à se résorber se situe au niveau de l'interface graphique et des logiciels d'application. De même, nous pouvons citer comme autre réussite, le serveur libre http Apache qui détient aujourd'hui plus 50 % du marché et est plus facile à installer que ses concurrents propriétaires.

Mais la bataille du logiciel libre n'est pas gagnée d'avance. De nombreux dangers existent, en particulier celui de la brevetabilité du code source. Tout comme pour le code génétique, les firmes transnationales essayent de privatiser le code en fin d'empêcher toute innovation ou du moins de les garder sous leur emprise. Certaines comme Sun essayent de privatiser le langage de programmation lui-même. C'est comme si une multinationale essayait de privatiser les quatre pierres du code génétique que sont l'adénine, la thymine, la guanine, et la cytosine. D'autres essayent de privatiser les protocoles de communication, comme si on voulait privatiser le mécanisme de réplication de l'ADN, et l'ARN, lui-même.

Le grand danger est donc la privatisation de la propriété intellectuelle. Sous prétexte de préserver les droits moraux des innovateurs, on sclérose tout mécanisme de recherche. Le logiciel doit être au contraire analysé comme un bien public universel, c'est-à-dire un bien appropriable par tous tout comme le sont théoriquement l'eau, l'air, le savoir,… Il est universel car sa genèse tout comme son usage est mondial. L'Indien et le Français sont à égalité pour l'améliorer, le produire libre mais aussi pour l'utiliser. Pour l'anecdote, confronté à un problème de compatibilité entre la carte mère de mon ordinateur et une version de GNU/linux, j'ai trouvé la solution de mon problème au Pakistan grâce à l'utilisation de moteurs de recherche, de listes de diffusions, de mails,… en 48 heures !

Même si nous faisons l'impasse sur ces dangers, il ne faut pas non plus négliger la production matérielle et idéaliser la production immatérielle. La valeur de la première devient de plus en plus faible. Il n'est qu'à voir comment a évolué le poids respectif du hardware et du software au cours de ses vingt dernières années. Microsoft a supplanté IBM qui a commis l'erreur de ne pas voir l'importance du système d'exploitation dans un ordinateur. Il a permis à Microsoft en déléguant tous ses droits sur les logiciels d'avoir une rente de situation. Une fois le système d'exploitation MS-DOS écrit, le profit était maximal, égal au chiffre d'affaires puisque le coût de production est quasiment nul. Le profit a augmenté régulièrement au rythme de la croissance des ventes de micro-ordinateurs.

Mais cette situation monopolistique est intenable. Une nouvelle fois, le capitalisme ne se confond pas avec l'économie de marché. Les mécanismes de marché sont détournés pour permettre à des entreprises de faire un profit indécent au détriment du plus grand nombre. Afin de limiter toute fuite, le capitalisme essaie de mettre en place des mécanismes qui limite la liberté des individus et mieux les assujettir. La justice américaine a condamné Microsoft mais cela est insuffisant. De cette décision, le libéralisme puise sa puissance pour nous détourner des véritables enjeux du procès : faire du logiciel, un bien public, commun, non privatisable.

Nous devons maintenant reconnaître le rôle indirect joué par le savoir abstrait dans la productivité. Il s'agit du savoir social abstrait transféré dans les machines et objectivé dans le capital fixe, ce que Marx qualifie de general intellect. Cette productivité induite amène à se poser des questions sur le financement de ces activités. Dans le cas du logiciel libre, le financement est essentiellement indirect. Des personnes salariées pour une autre activité participent à la production de logiciel libre en parasitant leur temps de travail à faire autre chose que ce pour quoi ils sont payés : universitaires, webmasters, informaticiens d'entreprises,... Certains sont salariés pour cette activité mais la part majeure de leur rémunération provient de stocks options. Là, c'est la sphère financière qui est parasitée par la création de bulles spéculatives. Nombre de sociétés informatiques ont une valeur boursière supérieure à la valeur de leurs actifs. Certaines sont mêmes déficitaires, c'est-à-dire incapable de verser des dividendes. En fait, ces entreprises détiennent des actifs immatériels difficiles, voire impossibles à évaluer. Les marchés financiers créent-ils un nouveau mécanisme de création de monnaie ? La monnaie se dématérialise de plus en plus. Après avoir été évaluée - mesurée par le poids du métal contenu, puis par le montant de créance détenu par la banque centrale et donc de notre confiance sur cette banque, la monnaie ne serait-elle la conséquence de la confiance portée à des entreprises … qui un jour feront des profits ?

Ne convient-il pas aujourd'hui de dépasser comme le propose Olivier Blondeau le clivage entre travail productif et improductif en revenant à la définition première de la productivité, source de richesse et par-là d'émancipation du salariat ? La productivité et la marchandise ne doivent pas être analysées qu'en termes matériels. Est productif pour MARX, tout acte de production créateur de plus-value, c'est-à-dire qui a « pour résultat des marchandises, des valeurs d'usages qui possèdent une forme autonome, distincte des producteurs et des consommateurs et (qui) peuvent donc subsister dans l'intervalle entre production et consommation et circuler dans cet intervalle comme marchandises susceptibles d'être vendues ». C'est ce qui permet de considérer les artistes, écrivains, les créateurs de toutes sortes, etc., comme des travailleurs productifs. La figure du producteur se confond avec celle du consommateur.

L'individu a ainsi l'opportunité de se réapproprier le produit de son travail que le salarié a aujourd'hui perdu en vendant son temps de travail contre un salaire. Cependant, même si dans l'économie immatérielle, le salarié s'objective toujours dans le produit de son travail, il ne peut pas en être totalement spolié car un bien immatériel est par essence inappropriable. Pour autant, il n'y a pas ici refus de toute forme de marchandise en échange de salaire versé. C'est pourquoi, nous pourrions nous demander s'il n'est pas possible d'aller plus loin en assurant l'autonomie totale de l'individu par le versement d'un revenu social garanti ?

Pour conclure, nous devons soutenir politiquement le logiciel libre non pas en demandant à l'État de financer directement le logiciel libre comme le proposent trois sénateurs de droite mais en assurant les conditions de son développement (interdiction du brevetage des logiciels et de toute forme de production intellectuelle (algorithme, langage, …, financement des innovateurs, etc.)) car le mode de production du logiciel libre est écologique autant par la convivialité et la coopération qu'il présuppose que par la valeur produite, non fondée sur la rareté, sur la difficulté à se procurer les matières premières et les moyens utiles pour la produire mais sur la richesse des réseaux humains et du niveau de sociabilité.