Divers textes de Ken Knabb

Remarques sur le groupe Contradiction et son échec

“Maintenant (...) le récit ne se disperse plus indéfiniment comme la réalité banale ; bien plus, il s’organise lui-même. Le principe d’organisation est cet aspect qui restait secret dans la réalité. Auparavant, la réalité était indéfinie et errante parce que ce principe n’y était pas remarqué ; à présent où il lui est permis d’accaparer l’attention, tout trouve sa place. (...) En racontant cette histoire, l’auteur se libère lui-même d’une certaine phase de sa vie. (...) Il est évident qu’une défaillance du rapport flexible entre l’imagination et la réalité a une importance générale, bien au-delà des cas d’inhibition spécifiques à l’écriture.”

—Paul Goodman, À propos des blocages d’un écrivain

“Mais à quoi travaillez-vous donc ?” demanda-t-on à Herr Keuner.

“J’ai énormément de soucis, je prépare ma prochaine erreur.”

—Bertolt Brecht, Anecdotes sur Herr Keuner

En septembre 1972 le groupe CONTRADICTION dont j’étais membre s’est dissout. Ce groupe, jugé sur les objectifs qu’il s’était fixés, avait échoué.

* * *

“L’auteur est parti pour raconter l’histoire véritable quand soudain il se dit — Oh, je vois, je me souviens, mais si je raconte ceci et tente de l’unifier dramatiquement, j’aurai à mentionner cela. Mais ce résultat-là, je ne l’avais pas prévu !”

—Paul Goodman, Op. cit.

L’histoire du groupe CONTRADICTION ne peut être séparée de l’histoire de ce dont il avait entrepris la critique : le “Mouvement” et la “Contre-Culture” aux États-Unis. Les ambiguïtés de ces deux entités, à la fois réelles et spectaculaires, se sont traduites par les impasses dans lesquelles nous nous sommes enfermés, dans notre affrontement pendant une année avec ce projet. Le fait que nous ayons accepté ces notions telles quelles, quand bien même pour en entreprendre la critique, peut mesurer notre propre incompréhension de la société moderne et de notre place dans celle-ci.

Il nous est arrivé d’être de vrais récupérateurs là-même où nous cherchions à dénoncer la récupération. Des actes spontanés très divers et souvent admirables, comme de petits groupes de discussion ou des refus pratiques des rôles sexuels, pouvaient par exemple se trouver dans nos écrits regroupés avec les plus cyniques manipulations staliniennes sous la catégorie “libération des femmes” ; et cette catégorie se trouvait ramenée à son tour au contexte assez inapproprié de la dynamique interne du “Mouvement”, comme étant par exemple l’un de ses rejetons vaguement radical. Ceci, par contrecoup, attribuait aux petites organisations gauchistes une influence qu’elles en étaient seulement à souhaiter obtenir. L’organisation de notre critique apparaît rétrospectivement comme une continuelle tentative pour démêler ce que nous avions commencé par emberlificoter. Nous nous sommes vraiment englués dans ce processus ! Chacun des problèmes auxquels nous nous heurtions (et nous étions du reste assez lucides pour en reconnaître la multitude) se trouvait superficiellement résolu par une révision ou une extension de notre projet original dont la forme même était en fait la source centrale de nos difficultés.

Nous étions devenus les victimes de notre propre projet, dont la conclusion indéfiniment reportée dans le futur nous faisait perdre de vue notre engagement avec des tâches d’une bien plus grande importance et d’un plus haut intérêt pour nous. Nous en arrivions à fétichiser les fétiches que nous avions voulu démystifier. C’est la réalité même qui nous a finalement contraints à l’abandon du projet : quand le “Mouvement” lui-même sut qu’il était mort. (Voir la tonne d’analyses sur “ce qui allait de travers” par lesquelles ses vieux partisans tentaient une respiration artificielle dans la période 1971-72.) Il ne restait plus rien à faire, hormis une autopsie plus sérieuse ; pour nous c’en était trop. Nous avons préparé une sélection de nos “manuscrits culturels et politiques de 1971” les plus substantiels pour les distribuer aux proches camarades, et nous avons abandonné le projet (et notre “revue”) au commencement de 1972.

(Quelques exemplaires de ces écrits se sont trouvés dans les mains de lecteurs peu exigeants, qui les ont distribués, et qui même ont manifesté leur intention de les reproduire. Aucune publication de ces articles sous cette forme inachevée n’a été projetée par CONTRADICTION.)

Nos écrits étaient bons pour montrer l’évolution et les contradictions internes des Yippies, des Weathermen(1) et des collectifs politiques ; pour examiner les formes spécifiques de la misère de la vie Hip, etc. Mais notre tentative pour replacer ces phénomènes dans le contexte de la société globale — c’est-à-dire dans le contexte de l’opposition à cette société — était simpliste, artificielle, anhistorique ou inexistante. En réalité, nous n’avons pas entièrement compris la réalité du hippie ou de l’étudiant gauchiste parce que nous étions nous-mêmes trop impliqués dans cette réalité. Nous pouvions analyser l’absurdité de différentes idées ou comportements, mais nous ne savions pas pourquoi de telles idées et comportements avaient pu apparaître.

Dans nos analyses nous avons attribué aux hippies de nombreux comportements et illusions qui appartiennent en fait à une sphère sociale plus large, mais néanmoins déterminée. De sorte que nous avons parfois accepté le point de vue spectaculaire qui montre les hippies (bien que nous critiquions le contenu de leurs “innovations”) comme une avant-garde culturelle qui, seulement par la suite, aurait été suivie et imitée d’une manière diluée par la société entière. En réalité, c’est plutôt une certaine sphère sociale qui a produit certaines idées et certains comportements, et c’est seulement une partie de cette sphère — les hippies — qui a exprimé sous la forme la plus élaborée et la plus visible ces idées et comportements de l’incertitude. “S’accepter soi-même”, “expérimenter la réalité” passivement, “se laisser dériver avec le cours des choses”, voilà qui ne représente rien d’autre que l’idéologie consommatrice dans cette couche sociale. Ainsi, quand un petit fonctionnaire ou mercenaire du spectacle adopte les idées et comportements hippie, ce n’est pas que ces idées et comportements aient été galvaudés, c’est qu’ils y ont retrouvé leur origine. Cette couche sociale un peu informe comprend notamment les producteurs directs et les agents de la falsification sociale — designers, professeurs, conseillers divers, artistes, psychologues — qui assurément sont bien placés pour connaître la “perte de la communication”. (Tandis que par contraste le travailleur, producteur direct des marchandises, doit être embrigadé dans des “groupes de rencontres”, qui essayent vainement d’instiller un “sens de la communauté” dans les secteurs du travail moins compromettants. Le travailleur préfère regarder les sports et les feuilletons plutôt que d’absorber humblement les restes culturels réchauffés. Comme pour l’alcool, il préfère son aliénation pure.) C’est cette même couche sociale qui se tourmente pour ne consommer que des produits de “qualité”. En ce sens, le hippie est réellement un scout d’avant-garde dans la mesure où il aide à déterrer et à faire découvrir les produits qui possèdent une telle “qualité”, des aliments organiques aux illusions organiques. Lorsqu’il essaie de produire lui-même et de commercialiser de telles marchandises, d’une manière qui veut éviter les harcèlements du “système”, il ne fait que redécouvrir la logique des ligues de métiers ; avec cette différence cependant que la surabondance de cette sorte de pseudo-créations ramène rapidement ses prix à des cours pitoyables et le plonge dans une insécurité bien plus grande que ses prédécesseurs médiévaux ; dont il ne lui reste que les illusions, sept siècles trop tard. “On trouve encore chez les artisans du Moyen-Age un intérêt pour leur travail particulier et pour l’habileté dans ce travail qui peut s’élever jusqu’à un certain sens artistique étroit. Et c’est aussi pourquoi chaque artisan du Moyen-Age se donnait tout entier à son travail ; il était à son égard dans un rapport d’asservissement sentimental et lui était beaucoup plus subordonné que le travailleur moderne à qui son travail est indifférent.”(L’Idéologie allemande.)

Revenons à notre “couche”. (Je dois relever ici l’imprécision de mon analyse, qui seulement en partie est imputable à la nature imprécise de cette couche. Le secteur, ou les secteurs, de la société auquel je me réfère n’appartient à proprement parler ni au prolétariat classique, ni à la classe dominante — bourgeoisie, grands bureaucrates, technocrates, etc. Mais il existe entre ces deux classes un certain nombre de stratifications qui peuvent être différenciées non seulement par leur place dans le système de production, mais également par leurs diverses illusions et aspirations sociales. Évidemment, ma “couche” ne comprend pas toutes ces stratifications.) La lutte contre la “déshumanisation” ou pour un “contrôle sur les décisions qui affectent la vie des individus” constitue la réaction confuse de cette couche sociale qui ressent intensément son aliénation et son impuissance, mais qui, à cause de sa position sociale ambiguë, est portée à s’exprimer d’une manière continuellement hésitante, qui sans cesse se contredit. L’étudiant “radical” qui est généralement destiné à occuper une place dans cette sphère sociale, mais qui peut complaisamment laisser provisoirement libre cours à ses propres confusions, exprime ces aspirations sous une forme plus idéologique et plus caricaturale ; réclamant par exemple le “contrôle collectif” de tel ou tel aspect de l’aliénation, garni avec les fragments d’un gauchisme depuis longtemps démodé. Mais pour l’essentiel, ce gauchisme est un réflexe, une réponse sans imagination aux contradictions auxquelles il ne peut plus échapper. (Exactement comme le hippie qui, lui, ajoute aux mystifications modernes toutes les anciennes — astrologie, bouddhisme, etc. — et recherche dans sa quête sans fin quelque chose qui pourrait enfin combler la promesse qui justement s’est trouvée déçue dans chacun de ses “trips” précédents.)

La nature superficielle de toutes ces fantaisies apparaît lorsqu’on remarque avec quelle facilité les Weathermen rejoignent l’idylle du hippie champêtre, ou comment les Yippies se transforment en électeurs enthousiastes. Ce que le “Mouvement” se représentait comme ses buts est moins important que qui le composait. Il ne s’est pas écroulé à cause de ce qu’on a dit aux cadets guévaristes sur Kronstadt et, pas plus, par la récupération de la “culture Hip”. Toutes ces visions apocalyptiques ont trouvé leur réalisation authentique dans les boutiques et les religions ; souvent dans une combinaison des deux ! En des lieux comme la Baie de San Francisco où tous les pseudo-conflits les plus archaïques sont démodés, on peut voir se rassembler tout ce qui en fait n’a jamais été séparé ; un dessinateur publiciste se laisse pousser les cheveux, rejoint un “groupe de rencontres”, rêve de “tout laisser tomber” pour aller à la campagne ; tandis qu’un adolescent dégoûté, las de chercher à se débarrasser de ses “comportements bourgeois” (c’est-à-dire de sa subjectivité) dans un groupuscule maoïste, ou fatigué par la misère d’une commune rurale, revient fonder une boutique “au service du peuple”, ou entreprend un trafic pour la “prise de conscience” de telle ou telle banalité réifiée en s’associant à un “alternative media” ; ou enfin, il prend la direction d’un “groupe de rencontres”. Les “be-ins” des masses passives, pas plus que tous les “happenings” ; l’ “engagement” ritualisé des militants pour toutes les causes sauf la leur, pas plus que les sabotages spectaculaires de quelques guérillas suicidaires, n’ont été capables de mettre une ville sens dessus-dessous, comme les travailleurs de Pittsburg le firent en un seul jour, en octobre 1971, parce que leur ville venait de gagner le championnat national de base-ball.

En aucune manière, je ne veux prétendre que toutes ces luttes qui ont constitué le “Mouvement” — ou même toutes celles qui ont pensé y appartenir en s’identifiant à ce label spectaculaire — ont été de pures fictions, des fantaisies purement passagères. Tandis que l’essentiel de “l’opposition” à la guerre du Vietnam, pour ne prendre que ce seul exemple, se réduisait au spectacle rassis de l’humanisme outragé et à la “protestation” impuissante, ou encore, se tenait dans l’optique de recrutements politiques, de nombreux individus purent accomplir des actes admirables : en rendant publiques des informations censurées ou en diffusant des moyens pour baiser la conscription militaire ; ou encore, par la désertion, le fragging(2), etc., à l’intérieur même de l’armée. Tandis que de l’autre côté, quelques petits groupes gauchistes eurent aussi leur efficacité, minime mais néanmoins concrète sur la société moderne ; ils furent réellement à l’ “avant-garde”, mais non dans le sens où ils le pensent. Ils jouèrent le rôle d’un mécanisme d’alarme et d’inspirateurs involontaires pour un capitalisme bureaucratique qui n’est pas toujours capable de voir lui-même les réformes nécessaires pour continuer à fonctionner. Beaucoup de ces réformes (si on enlève les exagérations idéologiques) sont d’ores et déjà fermement appliquées, comme par exemple, les programmes universitaires de Culture Noire ; d’autres sont sans nul doute sur le point de l’être, une fois qu’on les aura dépouillées de quelques chicots (comme par exemple le “contrôle communautaire” de la Police). Quelques-uns de ces pacificateurs à leur insu reçurent des balles pour leurs services. D’autres y trouvèrent leur place véritable et entrèrent dans les affaires comme courtiers de la “survie du peuple”.

De la même manière, les phénomènes “Hip” ne sont pas tous tout à fait méprisables. Ce label, qui dénote ordinairement de profondes illusions à propos de la communauté et une communauté de profondes illusions, prend sous son aile quelques ruptures réelles avec le mode de vie dominant, et quelques expériences réelles vers une communauté sans illusions. Que les individus qui ont participé à ces expériences arrivent à sortir des marécages du hippiisme, cela va précisément dépendre de leur habileté de ressortir sur eux, c’est-à-dire qu’il va leur falloir faire basculer ouvertement toute leur superstructure idéologico-religieuse ; et à cette condition, c’est la véritable authenticité de leurs expériences, associée à la compréhension de ce qui en elles était vivant et était mort, qui les portera inévitablement vers des activités d’une radicalité toujours plus rigoureuse.

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“J’ai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire qu’elle n’est pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus qu’I.C.O. ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, c’est nous-mêmes, c’est notre propre opération. Le sous-développement de la critique interne dans l’I.S. signifie nettement, en même temps qu’il le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique).”

—Guy Debord, Remarques sur l’I.S. aujourd’hui

(document interne de l’I.S., juillet 1970)

L’incapacité pour CONTRADICTION de comprendre sa propre histoire fut en partie héritée de son incapacité à comprendre d’une manière cohérente sa préhistoire, à l’époque de la formation du groupe. La plupart des futurs membres de CONTRADICTION se sont rencontrés, à la fin de 1970, principalement sur un consensus critique à propos de leurs activités respectives passées. La plupart venaient des groupes quasi-situationnistes récemment désagrégés : le CONSEIL POUR L’ÉRUPTION DU MERVEILLEUX et le groupe “1044”. Le fait que nous ayons été capables d’exprimer ces critiques entre nous ou à des individus çà et là, n’est pas plus remarquable que le fait que quelques-uns des membres les plus forts de CONTRADICTION écrivirent des textes qui étaient publiables, mais qui, dépendant de la parution de la revue, furent ajournés au-delà du moment de leur opportunité ou de leur intérêt. Nous avons échoué pour faire un compte rendu collectif et public sur nous-mêmes, sur notre activité collective et publique antérieure. (La seule exception significative fut notre distribution de Critique de “Sur le maniement du scalpel subversif” par l’un de ses auteurs avec en appendice : Ce que la subversion est en réalité par un certain Frédéric Engels du groupe “1044”. Ces textes étaient adressés a ceux qui avaient lu Sur le maniement du scalpel subversif du C.E.M.) Ainsi, nous nous sommes passablement englués dans les séquelles de notre passé, pour avoir corrigé d’une manière trop peu méthodique l’assortiment de fantaisies que nous avions si activement disséminées durant l’année 1970 (une conception du détournement irrationaliste et confusionniste, l’opposition manichéenne entre la “cohérence” et l’ “incohérence” de l’organisation et de l’activité, le fétichisme du “Ne-travaillez-jamais !”, le fétichisme du communautaire, etc.), et qui restaient normalement liées dans l’esprit de beaucoup de gens à nos positions et à nos projets plus intelligents et plus récents.

L’édition de De la misère en milieu étudiant par le C.E.M. contenait, d’une part des éléments rajoutés (qui allaient de la simple inadéquation au mysticisme) et d’autre part des omissions, sans que ces altérations à l’égard du texte original de cette brochure aient été mentionnées. Par ailleurs, Émeute et représentation : le sens de l’émeute des Chicanos par le groupe “1044” reproduisait, entre autres choses, d’une manière trop simpliste les remarques de l’I.S. à propos de Watts ; le pillage et la violence anti-policière ont eu une signification différente pour les Chicanos(3) parce que ces actes participaient à une idéologie, pesante et spectaculaire, de la violence et du Tiers-Monde, apparue dans les cinq années écoulées depuis Watts. Cette brochure était signée “Herbert Marcuse”. Si cela était susceptible d’élargir l’audience du texte, tout en en réduisant sa qualité (il fut réimprimé par le Street Journal de San Diego), cette attribution se fit aussi aux dépens de la clarté : Marcuse fut contraint de renier la brochure (dans le journal étudiant de l’Université de Californie à San Diego) ; néanmoins, ignorant ce fait, beaucoup de gens continuèrent à le lui attribuer ; ce qui donnait à ce professeur dialectiquement illettré un crédit trop immérité.

CONTRADICTION aurait peut-être résolu plus rapidement et plus clairement beaucoup de ses difficultés, si ses membres avaient été plus rigoureux dans leurs relations mutuelles ; mais avant tout, plus rigoureux sur la question de leur appartenance à CONTRADICTION. La critique du Mouvement et de la Contre-Culture eut le mérite de commencer (autour d’octobre 1970) comme une franche mise à l’épreuve de notre accord pratique mutuel, même au-delà du consensus sur les erreurs de notre passé. Mais la formation de CONTRADICTION en décembre 1970, tandis qu’elle constituait une reconnaissance correcte de la manière dans laquelle nous menions à bien un projet délimité, nous fit perdre simultanément de vue le caractère expérimental de notre association, comme si nous y avions déjà trouvé une satisfaisante “égalité générale des capacités”. L’acceptation d’une extension de nos activités (publication d’une revue, élargissement de la critique du Mouvement, etc.), permit en fait la pseudo-résolution des différences de participation, quantitatives et qualitatives, qui s’étaient révélées dans le projet primitif plus limité, et qui, sans nul doute, auraient continué de s’y révéler toujours plus clairement, si nous avions continué notre collaboration sur cette base saine. Plus les projets sont grandioses, et plus il est aisé pour quelqu’un d’y “travailler” pendant des mois ; plus les projets sont nombreux, et plus il est aisé de se dissimuler derrière un tumulte d’activités apparentes. De cette manière, les membres les plus faibles ont pu se dispenser du développement nécessaire de leur propre pratique autonome, tandis que les membres les plus doués en étaient réduits à faire pour les plus faibles. Le désir abstrait de tout “prendre en charge” (venant de notre désir abstrait d’être un groupe “à la manière de l’I.S.”) eut pour conséquence d’imposer aux membres les plus capables la nécessité abstraite d’essayer de sauver des travaux pauvrement préparés ; au lieu de simplement les rejeter ; et peut-être même, de rejeter leurs auteurs avec.

Le fait que CONTRADICTION n’ait pas été une vraie fédération d’individus autonomes contribua à faire qu’il ne soit pas vraiment non plus une fédération autonome. Dans la mesure où nous étions mystifiés sur nous-mêmes, nous pouvions difficilement éviter d’être mystifiés sur les autres. Notre formation en groupe prématurée, et la participation insuffisamment élaborée aux projets communs à l’intérieur du groupe, trouvèrent comme corollaire à l’extérieur la quantité incroyable de temps et d’énergie que nous avons perdue — allant jusqu’à imaginer d’une manière fantaisiste une collaboration ou une “fédération” imminentes — avec des individus avec lesquels nous n’avions construit aucun projet commun, mais seulement des idées communes, des “perspectives”, ou même, en dernière analyse, seulement des prétentions communes. (Une exception : Sydney Lewis a vraiment participé au commencement de notre critique du Mouvement, mais il a quitté la ville juste avant la formation de CONTRADICTION. Une série de lettres de plus en plus confuses, et culminant dans une défense pathétique des illusions gauchistes et hippie les plus rétrogrades, nous amena à rompre avec lui en juin 1971.) En particulier, nous avons trop accepté la qualité de membre ou d’ex-membre de l’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE comme devant impliquer automatiquement une compréhension pratique supérieure des questions sur lesquelles nous-mêmes nous manquions de clarté ; illusion qui se trouvait encore renforcée quand par hasard il arrivait à l’un d’eux de nous prouver cette compréhension sur quelques autres questions.

Tout ceci ne s’est révélé nulle part d’une manière aussi frappante que dans l’histoire de nos relations avec CREATE SITUATIONS(4). Nous avons permis que leurs critiques, correctes pour l’essentiel, sur nos manques de rigueur et de cohérence organisationnelle, nous fassent esquiver nos propres exigences et nos propres positions à leur égard, nous fassent nous les cacher ou ajourner pour des mois. (Nos critiques concernaient notamment leur tentative d’ “utiliser” la presse “underground” en y sollicitant la publication de leurs bandes dessinées, ou des nôtres ; leur façon d’encourager “les individus prometteurs” qu’ils avaient sur la liste de leurs correspondants ; et leur manière bourbeuse et spectaculaire de “diffuser la critique” pour rassembler par cette voie, grossièrement et au plus pressé, “un millier de situationnistes”.) En réalité, c’était précisément dans la manière dont nous faisions ces critiques à leur propos, que cette incohérence organisationnelle était la plus évidente. Il arrivait parfois que l’un d’entre nous aventure une opinion qui abusivement était reçue par eux comme exprimant la position du groupe ; dans d’autres cas, le groupe avec insuffisamment de réflexion acceptait pour telles ces opinions, et se trouvait ensuite obligé, parfois même le jour suivant, de revenir sur ce qui se révélait comme des erreurs ; et parfois, en fin de compte, ces rectifications n’étaient pas le fruit de plus de réflexion. Finalement, pour les points que nous avions bien pesés parmi nos positions collectives, ces points furent privés de leur signification par notre échec à les appliquer, à les définir en termes pratiques (ce qui aurait consisté, par exemple, à refuser de faire quoi que ce soit avec CREATE SITUATIONS tant qu’ils n’auraient pas définitivement dépassé leur stratégie de la presse underground). Nous nous sommes lancés “pragmatiquement” dans une collaboration avec eux alors que d’importants différends n’avaient pas trouvé de solution ; par exemple : mes importantes corrections de leurs traductions des textes de l’I.S., Le commencement d’une époque et The Poor and the Super-Poor(5). (Malheureusement, ils ont merdé dans l’impression de la version finale et ont réussi à y réintroduire des erreurs nombreuses — quoique non fondamentales — dans la plupart des articles.) Parmi d’autres divergences, nous étions amenés à temporiser dans nos relations avec des individus avec lesquels ils avaient rompu ; laquelle hésitation se trouvait encore renforcée par l’incapacité de Tony Verlaan à répondre de manière adéquate aux critiques que Chasse et Elwell lui avaient adressées dans leur brochure A Field Study...(6). Comme cela fut trop souvent le cas dans nos relations avec des groupes ou des individus, nous devions d’abord recevoir un choc sur la tête avant de pouvoir en tirer la conclusion pratique la plus élémentaire. Même quand la nature cruciale de nos divergences ne pouvait être ignorée plus longtemps et que les possibilités de communication avaient complètement disparu, il fallut la proposition manifestement intolérable de CREATE SITUATIONS (de travailler avec nous en tant qu’individus, alors que nous restions membres d’un groupe, sous l’ “apparence” duquel ils ne voulaient aucun échange avec nous) pour nous contraindre finalement à rompre avec eux, en juillet 1971. En vérité lorsqu’ils notaient notre échec “à reconnaître les moments qui importent et ce qui importe dans un moment donné”, c’est précisément en regard de la longue arriération de nos relations avec eux qu’ils avaient le plus raison.

Des copies de notre correspondance et des autres documents relatifs à chaque rupture de CONTRADICTION peuvent m’être demandées par toute personne qui peut m’expliquer quel bon usage elle compte en faire.

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“Il y avait même des gens qui déjà se mettaient en devoir de répandre cette doctrine parmi les travailleurs sous une forme vulgarisée (...) en employant tous les artifices de la réclame et de l’intrigue. (...) Pourtant, il me fallut une année avant de me résoudre à négliger d’autres travaux pour mordre dans cette pomme acide. (...) Bien que cet écrit ne puisse avoir pour but d’opposer au “système” de M. Dühring un autre système, j’espère cependant que le lecteur ne jugera pas que manque le lien intime dans les vues exposées par moi. (...) C’est là une maladie d’enfance, symptôme de la conversion commençante du studiosus allemand au socialisme, symptôme qui ne saurait être séparé de cette conversion, mais dont triomphera bien vite le tempérament naturel remarquablement sain de nos ouvriers.”

—Engels, Préface de l’Anti-Dühring

“Quand j’entends le mot “situationniste”, je sors mon revolver.”

—Vieux dicton prolétarien

Nous avons rompu avec le groupe POINT-BLANK, en décembre 1971, en raison de leur attitude défensive dans leurs réponses à la critique. À l’époque où nous en arrivions à reconnaître une certaine part de notre échec et à vouloir agir en conséquence (c’est-à-dire : apporter au nouveau mouvement révolutionnaire une contribution originale et conséquente, ou rien), les membres de POINT-BLANK en étaient arrivés, eux, à préférer l’image de leur succès. Ces petits militants, depuis, ont fait plus que confirmer le diagnostic que nous en avions fait en ce temps. Leur principale activité durant la dernière année — qui prit jusqu’aux proportions d’une stratégie déclarée — eut pour objet de diffuser le spectacle de leur cohérence radicale. Leur façon de réinventer l’histoire des autres révèle — à la bonne vieille manière de la psychanalyse — leurs propres manques et leurs propres défenses. Ils sont obligés de redéfinir complètement la notion de “pro-situ” (comme référant uniquement à ceux qui font preuve d’une passivité absolue et d’une admiration pure) dans le seul but que cette notion ne puisse les inclure. Ils notent, en approuvant, que dès 1966 “la théorie de l’I.S. a dépassé le stade expérimental” (no 1 de la revue Point-Blank! p. 57, le point d’exclamation leur appartient). C’est évidemment POINT-BLANK qui s’est émancipé du stade expérimental. Ils sont allés “au-delà de l’I.S.” en “révisant” à la ronde tout ce qu’ils n’y comprenaient pas ; c’est-à-dire presque toutes les choses fondamentales. Ils pensent avoir découvert quelque chose en notant que Debord et Sanguinetti ne réagissent pas, comme eux le font, au stimulus de toutes les “oppositions partielles” en déclarant d’une manière illuminée qu’elles ne sont pas “totales”. Le déluge des exposés et des “analyses” simplistes qu’ils servent aux masses contient simplement (avec quelques exceptions) les mêmes choses indéfiniment répétées ; ce qui n’est pas surprenant car leur effort principal tourne depuis longtemps autour de la façon d’emballer leurs restes réchauffés en différentes présentations “scandaleuses”. C’est donc avec un certain bon sens qu’ils courtisent ceux qui ont l’habitude d’ “apprendre” par la méthode répétitive (cf. p. 92, la tentative risible de ces pauvres étudiants en misère étudiante de justifier leur incapacité à être autre chose que des mascottes subversives pour campus). Pour revenir à ce qu’ils révèlent malgré eux, nous y trouvons que les obstacles auxquels l’I.S. se serait heurtée (même autour de mai 1968 !) “se centraient sur la question d’étendre le radicalisme de l’I.S. au-delà de ses propres membres” (p. 60). En vérité, ce sont ces petits néo-léninistes qui considèrent que leur tâche est d’ “étendre le radicalisme” (c’est-à-dire le situationnisme explicite) de POINT-BLANK au-delà de ses propres membres. On conçoit dès lors à quels “obstacles” ils se heurtent.

C’est un trait constant dans cette sorte de situationnisme spectaculaire, que d’éviter scrupuleusement de prendre la moindre décision pratique, parce qu’il espère en échange que personne jamais ne prendra de décision pratique à son propos. Il aimerait présenter l’image d’une communauté internationale de situationnistes, regroupée autour de certaines idées intrigantes ; et c’est par la dissémination d’une telle image et de telles idées, que ces impuissants privés d’imagination espèrent se convaincre qu’ils sont bien en vie. Ainsi, les membres de POINT-BLANK disent “qui ils sont”, avec cette même rigueur par laquelle ils ont essayé de se rendre célèbres, en omettant de mentionner ce détail gênant qu’ils ont collaboré étroitement avec CONTRADICTION pendant presque une annee, que nous avons rompu avec eux, et pourquoi nous l’avons fait. De la même manière, un certain Paul Sieveking, membre fondateur du groupe prosituationniste éclectique anglaise B.M. DUCASSE (ou indifféremment : LES AMIS DE LAUTRÉAMONT), peut essayer de garder publiquement des contacts, simultanément avec CREATE SITUATIONS et avec nous, en se contentant d’acquiescer aux positions du groupe en présence duquel il se trouve. (Nous avons mis fin à son va-et-vient en rompant avec lui en décembre 1971.) De la même manière encore, une feuille underground, pour tenter de combler le vide idéologique du moment, publie un numéro spécial consacré au situationnisme en agglutinant tous ceux qui sont capables de balbutier quelques slogans sur le spectacle, le sacrifice, le léninisme, etc., et qui comprend un Lexique Situationniste pour l’édification de ceux qui ne sont même pas encore capables de cela.

L’ampleur et le sérieux de l’intérêt pour les théories et méthodes situationnistes qui se manifeste dans divers secteurs de la société — même à travers la médiation absurde de la propagande pro-situ — est un signe du progrès qui emporte la préhistoire moderne, et du progrès de sa critique. Cependant, les pro-situs mêmes ne sont que l’arrière-garde confuse et confusionniste du progrès de cette critique. Que de tels éléments infantiles et arriérés, associés par l’apparence à un label prestigieux, arrivent à concentrer sur eux l’attention d’autres qui sont souvent plus radicaux et plus originaux, voilà un phénomène qui est inévitablement provisoire. L’impuissance de ceux qui combattent les électeurs, les Jesus-Freaks, ou un Mouvement dont ils admettent eux-mêmes qu’il est mort, parce que n’importe quel autre ennemi serait trop pour eux ; ou encore, celle de ceux qui “rendent leur existence publique” et qui se trouvent obligés dès le lendemain, au cas où personne ne les aurait remarqués, d’annoncer combien ils ont scandalisé tout le monde ; pour tous leur impuissance est manifeste, sauf pour eux qui ont succombé à la brève euphorie d’une “certaine notoriété” dont ils parlent par ailleurs avec une indifférence si pauvrement feinte. Il n’y a qu’un pro-situ pour ne pas en reconnaître un.

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“Cependant, pour que ni le Monde, ni nous-mêmes, ne supportions plus longtemps les effets de tels malentendus, j’ai été persuadé, par la pénible insistance de mes Amis, d’entreprendre une complète et laborieuse Dissertation sur les premières Productions de notre Société ; lesquelles, hormis des Dehors attrayants destinés à l’Agrément des Lecteurs superficiels, ont renfermé en elles plus profondément, et d’une manière plus discrète, les Systèmes des Sciences et des Arts les mieux achevés et les plus raffinés.”

—Jonathan Swift, Un Conte d’une Baignoire

Bureaucratic Comix :

En janvier 1971, CONTRADICTION a publié l’affiche Comix Bureaucratiques, qui notait le rôle de divers héros politiques, locaux et importés, en regard du récent soulèvement des travailleurs en Pologne. Notre affiche fut réimprimée en avril par CREATE SITUATIONS ; la façon dont ils l’ont distribuée laissait néanmoins quelque peu à désirer en ce qui concerne la rigueur, comme je l’ai noté ci-dessus.

Open Letter to John Zerzan, Anti-Bureaucrat of the S.F. Social Service Employees’ Union :

En avril, nous avons distribué Lettre ouverte à John Zerzan... lors d’un meeting de ce syndicat vaguement “autogestionnaire”, mais soumis.

Wildcat Comics :

En juin, nous avons publié Comics sauvage, que nous avons principalement distribué aux conducteurs des tramways de San Francisco et où nous discutions la grève sauvage qu’ils avaient menée quelques mois auparavant.

Still Out of Order :

En juillet, nous avons publié — en collaboration avec POINT-BLANK — le tract en bandes dessinées : Encore en dérangement, que nous avons distribué aux travailleurs du téléphone pendant leur courte grève sauvage nationale.

Anti-ANTI-MASS :

En août, nous avons publié une critique de la brochure d’ANTI-MASS : Méthodes d’organisation pour les communautés, qui essayait de redonner vie au “Mouvement” en y incorporant, parmi d’autres choses, des fragments d’un situationnisme mal digéré.

Je considère cet Anti-ANTI-MASS comme une analyse décente, quoique un peu lourde ; en son temps et à sa place, Bureaucratic Comix fut une agitation appropriée, ce qui a été démontré par exemple par la rapidité et la véhémence avec lesquelles les militants locaux l’ont arrachée des murs de Berkeley, connu habituellement pour la coexistence paisible dont y bénéficient tous les fragments politiques et culturels. (“C’est assez bon d’être attaqué ; cela prouve qu’on a tracé une ligne claire entre nous et l’ennemi” comme disait une de leurs stars) ; en exceptant un peu Wildcat Comics, notre agitation ouvrière fut pitoyable ; elle fut suscitée par le désir abstrait de dire quelque chose aux ouvriers alors qu’en vérité nous n’avions pas grand-chose à leur dire, hormis des abstractions.

CONTRADICTION, qui dès le commencement avait déclaré son accord avec les principales thèses de l’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE, édita en mai 1971 un tract qui résumait quelques-unes de ces thèses et qui était ajouté à la Définition minimum des organisations révolutionnaires de l’I.S.

CONTRADICTION fit réimprimer les traductions anglaises des textes de l’I.S. suivants : les six premiers chapitres du Traité de savoir-sivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem (janvier 1971, 2.500 exemplaires) ; De la misère en milieu étudiant (mai 1972, 2.000 exemplaires) ; notre groupe a également continué à distribuer les textes édités par le groupe “1044” : Le déclin et la chute de la société spectaculaire-marchande, les Banalités de base de Vaneigem et le chapitre sur le nihilisme du Traité...

Dans nos éditions du Traité... et du Déclin et la chute... nous avons commis l’erreur de ne pas y faire figurer notre adresse, ce qui donnait l’impression que ces textes étaient édités par la section américaine de l’I.S. (qui n’existe plus).

Nous avons distribué L’aménagement du territoire (chapitre de La Société du Spectacle de Guy Debord) avec une bande dessinée de CONTRADICTION, lors de l’apparition à Berkeley de l’imbécile urbaniste Palo Soleri, en mars 1971. Le même mois, nous avons également distribué les thèses de l’I.S Sur la Commune, éditées sous forme d’affiche par CREATE SITUATIONS.

J’ai publié 750 exemplaires de ces Remarks on Contradiction and Its Failure.

* * *

“Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie. (...) Je craignais de déflorer les moments heureux que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, c’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur. (...) Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? Je l’espère (...) mais je dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la paresse me saisit déjà, j’ai presque envie de jeter la plume. Mais, au premier moment de solitude, j’aurais des remords.”

—Stendhal, Souvenirs d’égotisme

Six mois se sont écoulés depuis la dissolution de CONTRADICTION avant qu’un seul de ses ex-membres se montre capable même d’une chose aussi simple qu’un compte rendu public de cette dissolution. Cela démontre qu’on ne s’embarque pas dans de telles entreprises impunément. Les choses inachevées, les questions non-clarifiées, non-résolues ou falsifiées, s’accumulent avec leurs conséquences pénibles. Ce qui est refoulé finit par ressurgir. Ce long coitus interruptus collectif que fut l’histoire de CONTRADICTION (les projets radicaux que nous avions entamés et si peu réalisés) ne nous a pas seulement frustrés, il nous a plongés dans un état de blocage chronique. Nous ne sommes pas les premiers révolutionnaires, ni les derniers, à glisser mystérieusement dans des préoccupations culturelles plus ou moins cyniques, dans des combines pour survivre, dans des relations personnelles triviales ou fausses. Il faut continuer à courir pour se tenir à distance des griffes du vieux monde. Notre incapacité à résoudre publiquement la stase collective de notre pratique publique n’a pas été sans relations avec notre échec pour poser adéquatement les problèmes concernant des formes spécifiques d’appauvrissement de chacune de nos vies individuelles. En rejetant les illusions et les stupidités de notre préhistoire vaneigemiste, nous avons perdu, pour une grande part avec elles, le sens du jeu et la hardiesse que nous avions en ces beaux jours. Si nous en avions oublié les leçons les plus élémentaires, c’est que nous avions cessé de les vivre. Nos théories avaient cessé d’être les théories de nos vies réelles. Ce qui est resté, c’était d’un côté une idéologie de la passion et du plaisir qui médiatisait nos relations personnelles à l’intérieur et à l’extérieur du groupe ; et d’un autre côté, en réaction aux résultats risibles de cette idéologie, une tendance qui voulait éviter de considérer collectivement nos vies “personnelles”.

Personne plus que moi ne fut victime de toutes les contradictions de CONTRADICTION. C’est moi qui ai le plus insisté pour étendre prématurément nos activités, pour devenir un groupe “à la manière de l’I.S.”. Personne plus que moi ne s’est identifié à CONTRADICTION comme famille spectaculaire. Selon le mot d’un vieux camarade, “Knabb s’est réalisé à travers la politique situationniste” ; si cela voulait signifier que le groupe m’était moins aliénant qu’à aucun autre — parce que c’est moi qui m’y exprimais le plus pleinement — cela mesure également la profondeur de ma propre aliénation. Si j’ai été l’initiateur du plus grand nombre de projets et si j’y ai participé avec conséquence, souvent aussi, j’ai été le moins radical pour reconnaître leurs échecs et en tirer les conclusions. C’est moi, plus que tous les autres, qui me suis cramponné aux illusions sur les possibilités de CONTRADICTION quand, depuis des mois déjà, sa forme était manifestement devenue surannée et oppressive. En bref, je puis dire que je serais capable d’écrire un véritable Anti-Dühring à propos de POINT-BLANK (entreprise lugubre même à imaginer !), c’est que je sais de quoi je parle, pour être passé moi-même par les abords de ce petit monde bizarre de l’idéologie. Je me reconnais — dans mon passé et même encore trop dans mon présent ! — dans la quasi-totalité des thèses du portrait du pro-situ par Debord et Sanguinetti (Thèses sur l’I.S. et son temps).

Pour les autres membres, tous se sont contentés de reconnaître passivement les erreurs de leur passé. Et quelques-uns parmi eux semblent vouloir inclure dans ces erreurs le fait d’avoir pu vivre avec passion, rigueur et originalité. Voilà comment ils ont “mûri”. Ils se sont insurgés comme un seul homme, d’une manière défensive, lors des critiques publiques les plus élémentaires sur les manques de tel ou tel de leurs associés. Ont-ils tout oublié ? Alors, ils devront accepter que soit encore plus connue la même critique à leur propos ! Jusqu’à présent, la plupart d’entre eux ont toujours eu à réellement parler pour eux-mêmes. Même ceux-là qui autrefois en étaient le plus capables, à présent ne le sont plus. Ils sont à la traîne de leur époque. Et cette époque continuera à les démoder toujours plus, si ils ne tentent rien de désespéré.

* * *

“Le temps pour écrire est mûr, car je ne dois rien épargner de ce que j’ai gâté. Le champ n’a pas encore été labouré : (...) le temps de l’art est passé, le temps de la philosophie est passé, les neiges de ma souffrance se sont évanouies. (...) L’été est là ; comment est-il venu, je n’en sais rien ; jusqu’à quand durera-t-il, je n’en sais rien : Il est là !”

                                                                                     —Paracelse

Les membres de CONTRADICTION auraient peut-être bien affronté leurs dilemmes s’ils s’étaient approprié, pour venir à bout des impasses, cette tactique fondamentale qui se concentre précisément sur la résistance à l’analyse. De cette façon, ils n’auraient pas uniquement découvert les erreurs de base collectives et organisationnelles que j’ai décrites dans ces Remarques, mais aussi nos résistances individuelles, c’est-à-dire nos caractères. Ces résistances étaient flagrantes au moment de l’écroulement final du groupe, dans notre soudaine indifférence pathologique pour nos activités passées, qui étaient souvent très passionnantes, pour les raisons qui ont fait sombrer ces activités dans une routine ennuyeuse, pour les possibilités pratiques de supprimer cet état de choses ; notre indifférence, enfin, de chacun pour chacun. Ce phénomène fait surgir des questions (esquissées dans l’excellent Reich, mode d’emploi de Jean-Pierre Voyer) qui sont manifestement d’une importance cruciale. Il me suffira de noter pour le moment que, s’il est indiscutable que la pratique de la théorie est individuellement thérapeutique, il me semble également vrai que la lutte contre son propre caractère est socialement stratégique ; que cette lutte constitue une contribution pratique au mouvement révolutionnaire international. Le caractère du pro-situ se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle (évidemment, le caractère du pro-situ est le plus manifeste dans son incapacité à en reconnaître l’existence d’une autre manière que comme une soi-disant “banalité” ; jusqu’à ce que des symptômes excessifs, pouvant aller jusqu’à inhiber sa pratique sociale, l’aient contraint à y porter attention). Au pôle opposé, toute la lucidité d’un Artaud, qui s’attaque à son caractère dans l’isolement, ne peut empêcher le spectacle marchand “extérieur”, qu’il délaisse dédaigneusement, de réapparaître dans sa vie intérieure, lui créant l’illusion d’être possédé et d’être en proie à des forces malignes. Tout comme pour une révolution dans une région limitée, la personne qui rompt un blocage, détruit une routine ou un fétiche, doit d’une manière offensive chercher à découvrir ou susciter des alliés radicaux à l’extérieur, au risque sinon de perdre ce qu’elle a gagné et de tomber comme la victime de son propre Thermidor intérieur. La dissolution du caractère et la dissolution du spectacle sont deux mouvements dont l’un implique l’autre et qui se fondent l’un sur l’autre.

Ces formules devront être précisées.

KEN KNABB

(janvier-mars 1973)

[NOTES DU TRADUCTEUR]

1. Yippies : Petit groupe animé par Jerry Rubin, partisan fantasque d’actes ultra-spectaculaires utilisant les mass-media. Par extension, hippies politisés. Weathermen : groupe américain ultra-militant, quasi-terroriste.

2. Fragging : maniére de régler un différend avec un officier en plaçant sous son lit une grenade à fragmentation.

3. Chicanos : Population mexicaine de Los Angeles qui s’est émeutée en automne 1970.

4. CREATE SITUATIONS : groupe animé par Tony Verlaan après la scission entre l’I.S. et sa section américaine.

5. The Poor and the Super-Poor : Choix de textes de la revue I.S. portant tous sur la question du Tiers-Monde.

6. A Field Study in the Dwindling Force of Cognition Where It Is Least Expected : A Critique of the Situationist International as a Revolutionary Organization. Février-mars 1970.

Version française de Remarks on Contradiction and Its Failure. Traduit de l’américain en 1974 par Daniel Denevert avec la collaboration de l’auteur.

Anti-copyright.

DOUBLE-RÉFLEXION

Préface à une Phénoménologie

de l’aspect subjectif de l’activité pratique-critique

“Quand la pensée a trouvé son expression correcte, ce qui est atteint par une première réflexion, alors vient une seconde réflexion, qui est relative au rapport entre la communication et son auteur.”

—Kierkegaard, Post Scriptum aux “Miettes philosophiques”

Ouverture

“L’I.S. devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique.”

                   —Internationale Situationniste no 8 (1963)

Chaque fois qu’un individu redécouvre la révolte, il se rappelle les expériences précédentes qu’il a eues d’elle, elles lui reviennent toutes comme de brusques souvenirs d’enfance.

Je pars de ce phénomène bien connu : “Que le sujet sombre dans la folie, qu’il pratique la théorie ou qu’il participe à une émeute (...) les deux pôles de la vie quotidienne — contact avec une réalité étroite et séparée d’une part et contact spectaculaire avec la totalité d’autre part — sont abolis simultanément pour faire place à l’unité de la vie individuelle” (Voyer).

Or, la folie a ses inconvénients(1) et on ne dispose pas tous les jours d’une émeute ; mais la pratique de la théorie est constamment possible. Pourquoi, alors, la théorie est-elle si peu pratiquée ?

Bien sûr, il y a ça et là des gens mal renseignés qui ne la connaissent pas encore. Mais que dire de ceux qui la connaissent ? De ceux qui ont découvert qu’en dépit de ses indéniables difficultés, l’activité pratique-critique est si souvent comique, absorbante, significative, euphorisante, amusante — ce qui, après tout, n’est pas chose courante — ; comment se fait-il qu’ils oublient, qu’ils en viennent à dériver imperceptiblement du projet révolutionnaire, allant jusqu’à un point de refoulement absolu des moments de réalisation qu’ils y avaient trouvés ?

Une personne non-avertie ne manquera pas de se demander pourquoi nous nous engageons dans cette étrange activité. Mais ce qui doit paraître étrange à ceux qui savent pourquoi, c’est que nous nous y engagions si peu et si irrégulièrement. Les moments d’enthousiasme et de conséquence réels nous viennent presque exclusivement par hasard. Il nous manque la conscience de pourquoi nous n’avons pas fait ce que nous n’avons pas fait. Pourquoi ne nous révoltons-nous pas plus ?

Marx comprend l’activité pratique-critique comme “activité humaine sensible”, mais il ne l’examine pas en tant que telle, en tant qu’activité subjective.

Les situationnistes comprenaient l’aspect subjectif de la pratique comme une affaire tactique. (“L’ennui est contre-révolutionnaire.”) Ils posaient la bonne question.

Il est grand temps que nous examinions cette activité elle-même. En quoi consiste-t-elle ? Que nous produit-elle à nous qui la produisons ? Alors que les sociologues étudient l’homme dans son comportement “normal” — c’est-à-dire réduit à la survie, une somme de rôles, de banalités — nous allons étudier l’homme lorsqu’il agit pour supprimer tout cela : l’Homo negans. “En agissant sur la nature extérieure pour la modifier, il modifie en même temps sa propre nature” (Le Capital).

Les travailleurs sont en train de devenir des théoriciens et la pratique de la théorie un phénomène de masse. Pourquoi entreprendre maintenant cette investigation ? Pourquoi, camarades, n’a-t-elle pas été entreprise jusqu’à maintenant ?

Le théoricien comme sujet et comme rôle

HOLMES : “Mon esprit refuse la stagnation. Donnez-moi des problèmes, du travail, donnez-moi le cryptogramme le plus obscur ou l’analyse la plus complexe, et me voilà dans l’atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimulants artificiels. Mais je déteste la morne routine de l’existence. C’est pourquoi j’ai choisi cette profession particulière, ou plutôt, pourquoi je l’ai créée, car je suis le seul au monde de mon espèce. (...) En pareil cas, je ne demande aucune reconnaissance. Mon nom ne figure dans aucun journal. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver un terrain pour mes capacités personnelles, sont ma plus haute récompense. Mais vous-même avez déjà une certaine expérience de mes méthodes de travail.”

WATSON : “En effet. Et jamais rien ne m’a tant frappé. A tel point que je les ai exposées dans une petite brochure.”

—Arthur Conan Doyle, Le signe des quatre

L’aliénation du prolétaire consiste en ceci : son travail a de la substance mais il est sans liberté ; ses loisirs ont de la liberté mais ils n’ont pas de substance. Ce qu’il fait de conséquent ne lui appartient pas, ce qu’il fait qui lui appartient est sans conséquence ; il n’y a pas de mise à son jeu. (D’où l’attrait pour tous les “jeux dangereux” — jeux de hasard, alpinisme, légion étrangère, etc.)

C’est cette schizophrénie sociale, ce besoin désespérément ressenti de saisir leur propre action, de faire quelque chose qui leur appartienne vraiment, qui incite des masses de gens à s’adonner à des métiers artisanaux ou au vandalisme ; et qui en incite d’autres encore à tenter de supprimer la scission en s’attaquant à la séparation de façon unifiée, en s’adonnant à un vandalisme cohérent : le métier du négatif.

Quel sentiment procure cette activité ? Lecteur, tu le connais — ou du moins, il t’est déjà arrivé de l’éprouver. C’est comme lorsque tu partages un secret ou comme lorsque tu réussis à jouer un bon tour. Mais ce sentiment est repoussé en marge de la vie pour que son image puisse accaparer l’avant-scène. Et il finit par être oublié.

Eh bien, nous ne voulons pas oublier. Une révolution est la meilleure plaisanterie que l’on puisse faire à une société qui, elle, est une si mauvaise blague.

Pour mener mon investigation je distingue artificiellement des aspects inséparables de l’activité révolutionnaire. Pour la simplicité de l’expression j’utilise le terme “théoricien” — celui qui pratique la théorie — en vue d’analyser un genre d’activité dont les modalités sont à certains égards assez différentes de celles d’une foule de gens qui s’insurgent un beau matin, sans y avoir beaucoup réfléchi la veille. Alors que certains phénomènes analysés ici sont communs à tous les moments de l’activité négatrice radicale, d’autres se trouvent évidemment dépassés au moment d’une émeute de masse. Cette Préface concerne principalement la situation du révolutionnaire dans une situation non-révolutionnaire.

La pratique de la théorie comporte ses satisfactions particulières, mais aussi ses pièges particuliers, qui résultent de son développement inégal, de son rapport inégal à l’ensemble du mouvement révolutionnaire, et du fait que le théoricien est un individu refoulé comme n’importe quelle autre personne. Le mouvement de l’histoire est une force à laquelle il est redoutable de se lier : on se soûle de lucidité, mais on s’enivre aussi vite d’illusions.

Notre(2) Phénoménologie sera donc en même temps une Pathologie.

* * *

Le flash négatif est l’activité critique séquentielle concentrée engendrant une rupture orgastique plus ou moins continue de l’effet de spectacle. Dans le flash négatif (“flash” étant compris dans le sens de la drogue : une fièvre excitante qu’il est presque impossible de faire tomber), se produit une sorte “d’effondrement en cascade” des blocages idéologiques ; la destruction d’une illusion conduit à examiner les autres de plus près ; la mise en chantier d’un projet pratique en suggère d’autres qui le corrigent, le renforcent ou l’élargissent ; les idées succèdent aux idées à une cadence si rapide que le théoricien est submergé, possédé, comme un medium transmettant au mouvement historique lui-même son propre oracle ; la complexité du monde devient tangible, cristalline ; il voit les endroits du choix historique. Alors qu’il rompt avec la passivité habituelle et commence de se mouvoir historiquement à la vitesse vertigineuse des événements, ses jambes sont emportées comme le sont les masses au moment insurrectionnel. (Une insurrection est un flash négatif public.) Mais si ces masses ne sont pas préparées pour l’explosion qui menace violemment la vieille réalité et la “santé d’esprit” qui va avec, elles ont de la compagnie dans leur crise et peuvent ainsi voir qu’elle ne leur est pas purement personnelle, mais qu’elle est générale. Le théoricien radical, par contre, doit être préparé aux crises personnelles que la compréhension et l’éclaircissement de la crise générale de la société peuvent déclencher en lui. Sur des terrains où il est encore sans défense, le théoricien redécouvre à nouveau des aliénations contre lesquelles ont été développées des défenses partielles, religio-caractérielles. La forme marchande réapparaît à chaque nouvelle étape ; la théorie de la valeur est vue comme une théorie qui a de la valeur, et le théoricien comme son prophète. Un concept révolutionnaire devient sa muse. Il en est éperdu. Il est le contraire du militant car il sert sa déesse avec ferveur. La situation est ambiguë. La théorie peut corriger ses excès mystifiés ou bien le théoricien, dans son engouement, risque de devenir complètement dingue et de sombrer dans un narcissisme théorique.

Il y a aussi des flashes négatifs collectifs. La rencontre de projets convergents développés parallèlement élimine les pétrifications, les hésitations, les impasses respectives, place les efforts de chacun dans une perspective plus large et plus précise. Une seule rencontre décisive peut, a un moment donné, déclencher un véritable feu d’artifice d’activité subversive pendant plusieurs jours, une personne ou un texte agissant comme catalyseur d’un petit cercle de gens. Des rapports historiques deviennent des rapports personnels. (“Quand on est toujours profondément occupé on est au-dessus de tout embarras.”) Les goûts disparates de la survie sont relégués à l’arrière-plan ; tous se découvrent un sens commun de l’humour (car là où il y a contradiction, le comique est aussi présent). La bacchanale est souvent très contagieuse, propageant à ceux qui ordinairement ne participent pas, le désir d’aller au-delà d’une simple jouissance par intermédiaire.

Mais cela ne dure pas. Sans compter les innombrables entraves objectives qui pèsent sur ce genre d’effort, nous pouvons noter que ce qui engendre la réaction en chaîne est moins une “masse critique” qu’une masse de critiques, un choc de défis. Les étincelles jaillissent du frottement de deux pôles indépendants l’un contre l’autre. Lorsque les pôles s’assemblent, les charges se neutralisent dans des félicitations réciproques, la contradiction est mise sur un piédestal et oubliée, et le groupe piétine ; tout ce qui reste en commun sont des illusions d’une participation collective, et des souvenirs de l’époque où elle n’était pas illusoire.

* * *

À la différence de la pure prétention révolutionnaire, le rôle révolutionnaire est une illusion bien fondée. Ce n’est pas une simple bêtise qu’on peut adroitement esquiver en étant sincère ou modeste, c’est un produit objectif sans cesse engendré par l’activité révolutionnaire ; c’est l’ombre qui accompagne la réalisation radicale, l’éventualité réactionnaire, l’effet-en-retour intérieur ou extérieur du positif.

Le positif est l’inertie du négatif. Ainsi, nous voyons une action négatrice incisive dégénérer en militantisme (imitation du négatif, pratique de la répétition) ou un jugement sans illusion sur ses possibilités conduire à un succès qui, lui-même, reconduit à une nouvelle illusion sur ses capacités (mégalomanie révolutionnaire). Le spectacle, secoué par le négatif, réagit en cherchant un nouveau point d’équilibre, absorbant le négatif comme moment du positif. Le rôle révolutionnaire est la forme que prend le rétablissement de cet équilibre chez l’individu. Le caractère du révolutionnaire se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle. En levant le voile de fausse-conscience (idéologie, effet de spectacle), l’individu du négatif se place en contradiction ouverte avec l’organisation même de l’inconscience (caractère, capital) et avec sa défense de choc (armure caractérielle, État). L’organisation de l’inconscience se protège à la manière d’un pneu increvable : elle utilise précisément l’activité du négatif pour colmater et repriser les entailles. Tout comme une classe dominante en mauvaise posture peut accorder quelques postes ministériels à des révolutionnaires, le caractère offre une “meilleure situation” dans laquelle le sujet acquiert un intérêt psychologique au maintien du statu quo spectactulaire-rèvolutionnaire. Pour avoir si bien frappé, l’insatisfaction se transforme en auto-satisfaction. Ce qui était un effort de libération personnelle devient un ornement de la “personnalité”. La politique forme le caractère.

(Mais pas d’excuses pour le trucage. Il n’y aura rien de plus vulgaire que de futurs “théoriciens” déplorant — d’une manière néo-dostoïevskienne pleine d’indulgence pour eux-mêmes — les rôles-pièges que leur difficile position de théoriciens place sur leur route. Il s’agit simplement de saisir les bases objectives qui engendrent le rôle ou soutiennent la prétention pour mieux attraper le rôle et pour rejeter plus vite le simulateur.)

Il est parfois difficile de se frayer un chemin entre l’emploi du rôle révolutionnaire pour résoudre ses problèmes individuels, et l’emploi du rôle de non-révolutionnaire pour se protéger contre la dialectique dans sa vie quotidienne. On comprend aisément qu’un travailleur désire laisser une séparation aussi grande que possible entre son travail et ses efforts pour vivre. Mais l’embarras du révolutionnaire transparaît chaque fois qu’on lui demande : “De quoi t’occupes-tu au juste ?” Précisément dans la mesure où il n’est pas un militant, il ne peut laisser son “travail” au vestiaire avant de se consacrer au “plaisir”. Quelque chose meurt en lui chaque fois qu’il tait sa qualité de révolutionnaire. Il dissimule une part de lui-même. C’est un mensonge, une auto-mutilation, une trahison. Mais par contre, s’il se présente comme “révolutionnaire”, une série de nouveaux problèmes surgissent, sans tenir compte des grossières mécompréhensions auxquelles cela donne lieu chez un étranger (qui l’assimile aussitôt à un militant). D’où la misère particulière des rapports amoureux en milieu situationniste (en plus de toutes les misères ou presque que les individus de ce milieu partagent avec n’importe qui) : tentatives pathétiques et maladroites pour faire naître l’amour de la camaraderie, ou la camaraderie de l’amour ; isolement spectaculaire comme genre de personnalité spécial et fantasque (ex. : le phénomène groupie) ; effet pygmalion (le révolutionnaire découvre que son partenaire est l’image même — et seulement l’image — de sa pratique et que sa louange automatique de tous ses gestes est l’incarnation de la faiblesse et de l’auto-dépréciation qu’il déteste tant lui-même) ; etc. En fait, dans leurs efforts pour allier substance et passion dans leurs relations, les révolutionnaires vivent en miniature le conflit entre la crise du vieil ordre et les signes qui annoncent le nouveau, signes qui, pour longtemps encore, resteront nécessairement presque exclusivement inscrits en négatif. Les vieilles formes marginales de jeu séparé, isolé — l’art, la bohème, l’amour romanesque — sont de plus en plus exclues par la planification globale de la vie, ce qui simplifie le problème en créant de nouvelles complications à un autre niveau : le dialogue se trouve confronté au fait qu’il doit se soucier de supprimer les conditions qui partout suppriment le dialogue. Le dialogue est révolutionnaire ou il ne dure pas, et il commence de le savoir.

Le derrièrisme, ou la colonisation par la théorie

Il chasse sa pensée sans en tenir compte, simplement parce que c’est la sienne. Dans chaque oeuvre de génie nous reconnaissons les pensées que nous avons rejetées ; elles nous reviennent avec une certaine majesté aliénée. (...) Demain, un étranger dira avec un bon sens magistral ce que précisément nous n’avons pas cessé de penser et de ressentir, et nous serons obligés de recevoir honteusement notre opinion de la bouche d’un autre.”

—Emerson, “La confiance en soi”

Dans certaines courses (par exemple cyclistes), le coureur qui est devant coupe le vent et crée un vide qui aspire ; si l’on parvient à se rapprocher suffisamment près de lui, on progresse sans effort. Le derrièriste est une personne qui entretient un rapport similaire avec la théorie révolutionnaire ou les théoriciens : il a beau “avancer”, il se retrouve toujours dans le sillage des autres.

Le rapport derrièriste n’est possible que dans un contexte de créativité, de contenu qualitatif. (A cet égard, l’analogie linéaire avec une “course” risque d’être trompeuse.) Ainsi, le phénomène est connu des écrivains qui tentent de se débarrasser de l’influence irrésistible de leur maître et de trouver “leur propre voix” ; il se produit aussi dans les multiples changements de formation des groupes musicaux, où chacun quitte le groupe pour former le sien, dont les nouveaux membres, à leur tour, quelques années plus tard formeront leurs propres groupes. Donc, le derrièrisme n’existe pas dans le milieu gauchiste où le qualitatif est absent et où le rapport leader-suiveur, loin d’être considéré comme un problème, est plutôt recherché ou, si ce rapport y est vaguement ressenti comme un problème, il est plus aisé à ceux qui sont en bas d’y échapper. (Il n’est pas besoin de beaucoup de respect de soi pour ressentir une manipulation patente, de beaucoup d’initiative pour la refuser, ni de beaucoup d’imagination pour devancer on milieu où la pénurie d’intelligence est artificiellement entretenue.) Le derrièrisme est la “maladie du progrès” du secteur le plus avancé du mouvement révolutionnaire. Plus la théorie est correcte objectivement, plus est forte son emprise sur le derrièriste.

La conscience de la pratique humaine est elle-même un genre de production humaine, à laquelle une foule de gens participent de différentes façons et à des degrés variables de conscience. La théorie exprimée est seulement un moment de ce processus, un produit affiné des luttes pratiques, une conscience momentanément cristallisée dans une forme qui va être de nouveau brisée et ramenée à l’état de matière première pour livrer d’autres batailles. C’est seulement dans le monde inversé du spectacle révolutionnaire que ce moment visible de la théorie parait être la théorie elle-même, et que son articulateur immédiat paraît être son créateur.

L’aliénation du derrièriste au profit du mythe de la révolution (ce qui est le résultat de sa propre activité semi-consciente) s’exprime ainsi : plus il s’approprie, moins il est autonome ; plus il participe partiellement, moins il comprend ses capacités à participer totalement. Le derrièriste se tient dans un rapport aliéné aux produits de son activité, soit qu’il s’aliène lui-même dans l’acte de production (son activité n’est pas passionnée mais imposée, elle n’est pas la satisfaction d’un désir de révolte mais un simple moyen de satisfaire d’autres désirs, par exemple, celui d’être reconnu par ses semblables), soit qu’il s’aliène lui-même en se tenant hors de l’acte de production (sa participation tend fortement vers l’aspect distributif(3) du processus).

Fondamentalement, la cohérence est moins le développement de la théorie ou de la pratique d’un individu que le développement de leur rapport mutuel. Ainsi, nous pouvons constater que le derrièriste souffre d’un déséquilibre théorico-pratique : il s’empare de la théorie dans des proportions sans rapport avec l’usage qu’il en fait, ou il s’engage dans une pratique qui a toujours été initiée par d’autres. Sa pratique est celle de l’appropriation qui arrive toujours trop tard. Il est à l’abri des risques. Il ne découvre pas, il est informé que tels livres sont essentiels, que telles révoltes ont été les plus radicales, que telles personnes sont des idéologues, qu’on doit rompre pour telles bonnes raisons... Où qu’il aille, quelqu’un est déjà passé par là. La théorie générale est son spectacle personnel. Mais il est tellement esclave de la théorie que plus elle le rend impuissant, plus il ressent le besoin de la poursuivre, espérant toujours que cet aperçu magique qui lui permettra finalement de “comprendre” ce qu’il doit faire et comment il peut le faire, va se produire au bout de la rue. Il a tant tourné dans ce cercle vicieux que s’il tombe sur un terrain où personne ne l’a précédé, il suppose que c’est parce que ce n’était pas “assez important” — comme s’il n’y avait pas des millions de projets subversifs qui vaillent la peine, et dont la plupart n’ont même pas encore été conçus. Le rayonnement de la subversion passée engendre une étroite orthodoxie de facto à propos de ce qu’est la “pratique cohérente”.

Le derrièrisme est un problème organisationnel permanent de notre époque. Une personne localement autonome peut fort bien être derrièriste par rapport à l’ensemble du mouvement ou par rapport à ses théoriciens les plus clairvoyants. (En dernière analyse, le prolétariat est collectivement derrièriste en tant qu’il lutte nécessairement pour l’autogestion de sa propre théorie.) Généralement parlant, la lecture pratique d’un texte radical est caractérisée par une attitude critique apparemment quasi-impitoyable envers ce qui peut être piqué dans ce texte, mais qui ne prête aucune attention au mérite intrinsèque de ce qui ne peut pas l’être. Tandis que le sentiment suivant : “C’est formidable ! Il y a un tas de choses là-dedans que je ne connais pas ! Il faut que je me mette à lire tout cela !”, annonce la colonisation naissante par la théorie.

Chaque révolutionnaire doit faire ses propres erreurs, mais il ne rime à rien de répéter celles qui ont déjà été faites et surmontées par d’autres. Le problème est de constamment découvrir un équilibre entre l’appropriation de certitudes et l’exploration de nouveaux terrains. Il me semble que la conception est l’aspect dont peut le moins se dispenser le derrièriste qui tente de sortir de son cercle vicieux. Une fois qu’un projet est choisi et entamé, il est moins mystifiant de consulter un texte ou une personne parce que le point de contact est plus étroit et plus précis.

Il est important de distinguer le derrièriste, qui se trouve dans une position difficile à cause de son rapport aux autres révolutionnaires, de la masse de parasites-courtisans qui trouvent tout bonnement passionnant de s’associer avec des révolutionnaires, ou du moins de le faire savoir dans leur entourage. Le parasite-courtisan se figure qu’il est plus avancé que les masses parce que sa fréquentation plus ou moins accidentelle de révolutionnaires lui permet de savoir de quel côté tourne le vent. Il voudrait apprécier les actes radicaux des autres esthétiquemant, comme de meilleurs spectacles que ceux dont on dispose ordinairement. Donc, même comme spectateur de la révolution, il ne voit pas tout le processus des contradictions et des irrégularités de cette révolution, mais seulement ses derniers résultats visibles. En ce sens, il est le spectateur non de la révolution, mais de sa récupération. Il peut bien voir des milliers de personnes dans les rues, mais il ne peut pas entendre les sujets de millions de conversations ; si la révolution n’évolue pas de façon claire, linéaire et cumulative, il proclame alors qu’elle n’existe plus(4) (et les pires des parasites-courtisans à cet égard sont les révolutionnaires retraités). Le parasite-courtisan ne cherche pas à transformer le monde mais à parvenir à une réconciliation avec ceux qui veulent le transformer. Si sa complaisance est dérangée, il se plaint du mouvement révolutionnaire, exactement comme il se plaindrait d’une marchandise défectueuse ou d’un politicien qui l’aurait trahi, et il croit faire preuve d’autonomie en menaçant de lui retirer son précieux vote de confiance. Le derrièriste sérieux n’hésitera pas à se séparer de ses meilleurs camarades s’il ne voit pas d’autre moyen de développer son autonomie ; tandis que le parasite-courtisan abandonne sans plus y penser toutes ses prétentions révolutionnaires s’il se trouve dans un milieu où celles-ci ne sont pas à la mode.

Comment se faire des amis et influencer l’histoire

“Comment ?vous demandez-vous. C’est un chapitre assez vaste, je l’admets. Et en s’efforçant de récolter des matériaux pour le remplir, nous devons emprunter des chemins détournés et douteux, car cela dépend pour beaucoup de vous, de votre auditoire, de votre sujet, de votre matériau, de votre occasion, etc. Nous espérons cependant que les propositions expérimentales discutées et illustrées plus loin vous seront utiles et précieuses.

—Dale Carnegie, Comment développer la confiance

en soi et influencer les gens par le discours

Le héros d’une fantaisie de la Renaissance découvre (sur la lune, je crois) la demeure de toutes les choses perdues de l’histoire, toutes les choses qui ont été égarées et jamais retrouvées, Imaginez que nous allions voir, regroupés sur une énorme pile, tous les projets situationnistes perdus ! Il est toutefois probable que pour les retrouver nous devrions aussi aller sur la lune, car, ainsi que Swift l’observe : “Les pleurnicheries passionnées et les bons mots minables sont transportés doucement, grâce à leur extrême légèreté (...) et (...) les boursouflures et les bouffonneries qui sont par nature sublimes et de peu de poids, montent plus haut que tout le reste.”

Combien de fois avons-nous vu un projet prometteur, commencé avec enthousiasme, devenir ennuyeux et être alors abandonné ? Combien de fois avons-nous vu un projet s’élargir (et un bon projet a presque toujours tendance à s’élargir) au point qu’il domine son créateur, au point que celui-ci est complètement enlisé dans l’immensité de la tâche qu’il s’est imposée et qu’il finit par refouler la totalité de son expérience, comme un militant du P.C., complètement vidé après les années trente. Combien ne reviendront jamais ? Hélas !

Bien sûr, il est vrai que dans la plupart de ces cas nous n’avons probablement pas raté grand-chose : comment un théoricien pourrait-il mener à bien les tâches organisationnelles des masses s’il ne peut organiser son propre travail en cours ? Croit-on vraiment que l’on puisse critiquer l’économie si l’on n’a pas réalisé l’économie de sa critique ?

Il nous faut établir la morphologie du projet unique. Par exemple : conception —> commencement —> élargissement —> réorientation —> élagage —> attaque finale —> réalisation —> répercussions ; ou peut-être même : avant-plaisir —> orgasme —> relaxation. Et il nous faut certainement cultiver l’art de l’interdépendance des projets. Malgré les hommages qui sont de temps en temps rendus en paroles à Fourier, combien de fois voyons-nous un révolutionnaire varier consciemment son activité, sélectionner deux ou trois genres de projets différents pour pouvoir passer de l’un à l’autre selon son humeur ? Ou choisir un projet pour sa valeur éducative de telle manière que, comme certains musiciens, il découvre dans le même temps qu’il communique ? Ou encore, rechercher soigneusement le ratio optimal de collaboration/rivalité avec ses camarades ?

Nous ne pouvons intervenir parmi les travailleurs si nous ne savons pas comment intervenir dans notre propre travail. Les agitateurs doivent être agités. “Préparez de nouveaux succès, si petits soient-ils, mais quotidiens.”

(Oui nous pouvons prévoir qu’un capablisme va naître de la popularisation des techniques critiques (par exemple, on pourrait voir se répandre la capacité de rédiger un tract, en gros “correct”, à n’importe quelle occasion). Mais cette prolifération détruira à la base la monopolisation d’une image situationniste par une infime minorité d’individus, ce qui dialectiquement provoquera le dépassement qualitatif de ce mauvais usage.)

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“Il est difficile de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ; de même s’il y a toujours plus d’inconvénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre aucun.”

—La Bruyère, Les Caractères   

L’alpha et l’omega de la tactique révolutionnaire, c’est la décision. La décision est le grand clarificateur : c’est elle qui permet toutes les mises au point. Comme un rayon de soleil qui finit par percer un ciel couvert, la proposition concrète dissout le brouillard de la spéculation. La méthode la plus simple pour le dépistage des conneries est d’observer si les décisions d’un individu l’entraînent à agir et si son action l’entraîne à prendre des décisions : “Ah, je comprends, tu penses x : ce qui signifie que tu vas faire y ?Panique ! “Euh... non... euh, je voulais seulement dire que...”

Examinons l’enthousiasme de la conversion à une religion ou à une manie : c’est le bref instant où est fait un choix conscient parmi différents modes de soumission au donné. On fait le grand pas et décide de servir le Christ, d’adhérer à un club ou à un groupe politique. Pourtant l’excitation est imputée au contenu du choix.

La société marchande contient cette contradiction : elle doit susciter ces enthousiasmes passionnés, à la fois pour garantir le bon fonctionnement du marché idéologique, et pour maintenir la survie psychologique de ses consommateurs ; mais elle joue avec le feu en agissant ainsi : une décision peut en entraîner une autre. La plupart des révolutionnaires conséquents peuvent remonter le cours de leur évolution jusqu’à un moment décisif où ils se sont déterminés — ou, le plus souvent, sont tombés — sur un acte mineur mais concret. Assez souvent, ils hésitaient, doutaient d’eux-mêmes, pensaient que ce qu’ils faisaient était peut-être stupide, et en tous cas insignifiant. Mais rétrospectivement, on peut fréquemment s’apercevoir que telle conversation, lettre, tract, ou n’importe, marquait un point de départ — après cela, rien ne fut plus exactement pareil. En fait, l’embarras et la maladresse sont presque le signe qu’un individu est en train de perdre sa virginité révolutionnaire. Dans la subversion, on peut partir de n’importe où. Mais le pouvoir subjectif de l’acte est proportionnel au degré de subversion non pas seulement d’une situation, mais aussi de la personne elle-même en tant que partie de cette situation. Une longue expérience a prouvé que le plus passionnant, et souvent même le plus essentiel, est de commencer par critiquer la branche sur laquelle on est assis. La pratique de la théorie commence chez soi.

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“En cas de doute faire entrer un homme, revolver en main.”

—Raymond Chandler

La décision est intervention, perturbation, délimitation. Elle a un caractère arbitraire, aristocratique, dominateur. C’est la médiation nécessaire, le sujet s’imposant en s’imposant à lui-même. La décision est la limitation agressive : un acte est rendu possible par l’élimination de tous les autres actes possibles. Décider c’est faire intervenir un élément limitatif arbitraire. (Les mots “décision” et “concision” viennent tous deux du latin : couper).

L’élément limitatif peut même être accidentel. Il suffit simplement que la part de hasard soit calculée. Les expériences des surréalistes étaient généralement placées sous le signe d’un abandon déclaré à l’irrationnel et à l’imprévisible — ce qui équivaut à admirer sa propre impuissance. En elle-même, l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le hasard n’est pas évoqué ici pour lui-même, mais en tant qu’agent de contre-conditionnement. L’usage systématique du hasard est un “raisonné dérèglement” du comportement, selon le principe que le déconditionnement ne suit pas d’autre chemin que le conditionnement lui-même. En général, un conditionnement dominé dévoile la face cachée du conditionnement dominant.

Nous vivons dans un brouillard si épais que nous le discernons à peine — comme des poissons qui essaieraient d’appréhender “l’eau” — ; introduisons une routine de plus, une routine suffisamment arbitraire pour que nous puissions la distinguer et conséquemment la modifier tout comme un fumeur qui pour cesser de fumer décide de remplacer au début le tabac par des bonbons. Ayant découvert un fétiche, retournons-le contre lui-même. Brûler ou détourner les marchandises n’aurait aucun sens pour des gens qu’elles ne domineraient pas. Mais puisque nous sommes réellement ensorcelés par la marchandise spectacle, nous pouvons transformer le charme en contre-charme, le fétiche en talisman. L’anti-esthétique anti-manipulatrice du détournement n’a pas d’autre fondement : moins une image est magique, moins elle possède d’autorité pour manipuler l’observateur (dans le cas-limite, la communication tire exclusivement son pouvoir de sa propre vérité) ; plus une image est magique, plus l’autorité déjà existante est utilisé pour dénoncer les conditions qui pouvaient rendre possible une telle manipulation. Il nous reste à ajouter que le détournement n’est pas fait pour démystifier seulement les autres.

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“Rien n’éclaircit mieux une affaire que de l’exposer à quelqu’un d’autre.”

—Sherlock Holmes

“Le plus facile est de juger ce qui a du contenu et de la solidité ; il est déjà plus difficile de le saisir ; mais plus difficile encore est de réunir les deux et d’en faire la somme”, comme le disait Georges Hegel, il y a quelque temps, dans une autre préface à une autre Phénoménologie. Il est bien connu que le simple fait de coucher une question sur le papier et d’essayer d’y répondre, peut souvent aider à démêler un écheveau de confusions. (Par exemple : “Quels sont les obstacles que je rencontre actuellement dans ce projet ?” “Quelle est ma position par rapport à cette théorie ? par rapport à cette personne ?” “Quel est le rôle de telle ou telle idéologie dans la société prise dans son ensemble ?” “Quels sont les choix qui s’offrent maintenant ?” Le secret réside en partie dans la clarification intrinsèque résultant de la concentration sur une question précise(5), et en partie dans la démystification subjective qui provient de l’objectivation du problème : en “exprimant” (objectivant) les données, on effectue une “distanciation” qui permet de mieux en venir aux prises avec le problème (en admettant qu’il s’agisse de quelque chose avec quoi on puisse en venir aux prises). Ce processus d’objectivation est l’élément essentiel de l’efficacité subjective réelle de toutes les religions, thérapies et autres programmes de “perfectionnement de soi” (comme, par exemple, la confession à un prêtre ou à un psychanalyste).

La pratique de la théorie se soucie moins des victoires — les victoires s’entretiennent d’elles-mêmes — que des problèmes. Il s’agit moins de trouver des solutions que de soulever les bonnes questions et de bien les poser. Elle recherche les liens, les recoupements, les choix qui “font la différence”. Le but de la subversion n’est pas de confondre les choses mais de les clarifier — et c’est précisément ce qui plonge le spectacle dominant dans une telle confusion. Si la subversion semble étrangère c’est seulement parce que ce monde est vraiment étranger. À l’inverse de la publicité, cet “art qui dissimule l’art”, le détournement est l’art qui révèle son propre art, qui explique comment il est venu là et pourquoi il ne peut y rester.

En formulant les véritables questions, nous forçons les polarisations les plus radicales, et plaçons ainsi le dialogue à un niveau plus élevé. C’est ce qui fait notre “influence disproportionnée” qui rend nos ennemis fous-furieux. Notre stratégie est une sorte de “défaitisme révolutionnaire” — nous incitons à la rigueur et à la publicité, même si elles s’appliquent en premier lieu contre nous. Notre méthode consiste à exposer nos propres méthodes ; notre force vient de ce que nous savons comment faire compter nos erreurs.

Si le théoricien possède quelque influence, il l’exerce précisément à provoquer le dépérissement de cet état de choses. Dans ce sens, il se détourne lui-même, il détourne sa propre position de facto. Il démocratise tout ce qui le sépare réellement des autres prolétaires (méthodes, connaissances spécialisées) et démystifie les séparations apparentes (ses réalisations sont les preuves non pas de ses capacités étonnantes, mais des capacités étonnantes du mouvement révolutionnaire de son époque). Il aimerait que ses théories s’emparent des masses, qu’elles fassent corps avec la propre théorie des masses. Mais, plus important encore, il tente de faire en sorte que même la défaite de ses théories contribue à la progression du mouvement qui les a éprouvées et trouvées insuffisantes. Même si sa théorie de la pratique sociale échoue, il désire que la manière dont il pratique la théorie socialement soit à la fois exemplaire en elle-même, et instructive par la façon dont elle expose au grand jour le cheminement de cette théorie.

Il est bon de dépasser, mais il est encore meilleur d’inciter à son propre dépassement !

La pratique de la théorie étant la pratique de la clarté, tout individu qui se dit révolutionnaire devrait être capable de définir en quoi consiste son activité : ce qu’il a fait, ce qu’il est en train de faire, ce qu’il se propose de faire. Ceci est une base minimale absolue, sans laquelle toute discussion sur la théorie, la tactique, etc., n’est qu’un verbiage inutile. Se dire révolutionnaire à moins est une insulte — on ne devrait jamais avoir à deviner si quelqu’un déconne, quelles sont les chances qu’il accomplisse ce qu’il a vaguement promis qu’il ferait. La théorie est la “véritable confession” que le prolétariat se fait à lui-même en permanence, l’incantation qui exorcise les faux problèmes afin de poser les vrais. Seulement, le prolétariat ne peut “s’exprimer lui-même” que dans la lutte pour les moyens d’expression. Quelle que soit la diversité subjective de millions de misères distinctes et contradictoires, la solution est unitaire et objective parce que la diversité de la misère est maintenue par des moyens unitaires et objectifs. Pour le prolétariat, “faire la somme” de ses propres conditions est inséparable de régler ses comptes avec tout ce qui, et tous ceux qui, les maintiennent.

Le détournement affectif : alternative à la sublimation

“Et j’ai joué de bons tours à la folie.”

       —Rimbaud, Une saison en enfer

Le principal défaut de toutes les psychanalyses — y compris celle de Reich — est de considérer la névrose, ou le caractère, comme un phénomène séparé, et donc d’admettre implicitement (même en tant qu’idéal inaccessible) la possibilité d’un “individu sain” à l’intérieur de la société actuelle. Mais attaquer le caractère dans l’isolement est une tentative vouée à l’échec, parce que le caractère ne fonctionne pas dans l’isolement. Pour la plupart, si elles sont dissoutes, les formations caractérielles ne font que se reconstituer sous une forme légèrement différente ; la seule alternative est la folie ou la mort. Le caractère est la misérable défense du monde contre sa propre misère. L’exigence de dissoudre les défenses caractérielles est l’exigence de dissoudre les conditions contre lesquelles nous avons besoin de défenses. Il n’y a pas de psychanalyse révolutionnaire, il y a seulement un usage révolutionnaire de la psychanalyse.

Il est communément admis depuis longtemps que l’activité politique n’est bien souvent qu’une pauvre compensation à l’échec personnel. Mais il est également vrai que notre activité “personnelle” dans son ensemble n’est qu’une pauvre compensation à l’échec révolutionnaire. Un refoulement renforce une répression. La fixation caractérologique tend à se reproduire sous forme de fixation idéologique, et vice versa. Un blocage personnel renforce un blocage théorique. L’idéologie est une défense contre la subjectivité, et le caractère une défense contre la pratique de la théorie.

Une personne qui tente de critiquer quelqu’un ou quelque chose qu’elle respectait auparavant, par exemple, ressentira souvent les résistances oedipiennes classiques, comme si elle était sur le point de tuer son père ; doute de soi, culpabilité, hésitation, et elle finit par se dégonfler au dernier moment. Remarquez combien il est fréquent qu’une personne ayant fait une critique parfaitement juste, se sente obligée d’y ajouter des excuses : “Je suis désolé, je l’ai fait parce que j’y étais obligé ; maintenant je vais tâcher de rattraper cela en apportant une contribution positive.”

détournement affectif : activité critique doublement-réfléchie subjectivement, c’est-à-dire interaction consciente entre l’activité critique et le comportement affectif ; orientation d’un sentiment, d’une passion, etc., vers son objet approprié, vers son expression réalisable optimale.

La notion de détournement affectif est indissolublement liée à la reconnaissance des effets subjectifs du travail du négatif, et à l’affirmation d’un comportement ludique-destructif, ce qui l’oppose en tous points aux positions classiques de la psychanalyse ou du mysticisme.

Au niveau le plus simple, le comportement affectif et l’activité critique peuvent être opposés l’un à l’autre, l’un manipulé en renfort de l’autre, sans qu’il y ait là aucune relation particulière, directe, entre eux (ou, du moins, pas une relation consciente). En raison de l’interconnexion des refoulements et des répressions, lorsque le sujet brise une contrainte, une fixation ou un fétiche, les deux pôles de la mystification politique — empirisme et utopisme — sont affaiblis simultanément pour faire place à la saisie pratique des événements. L’effet de spectacle est rompu, dissolvant l’apparence d’impuissance inéluctable ou, ce qui revient au meme, la brume des multiples projets “possibles” qui ne seront jamais réalisés.

Reich notait que lorsque son analyse atteignait un point sensible, le patient pouvait faire remonter à la surface un matériel abondant jusqu’ici refoulé — en tant que piège, en tant que distraction superficielle, comme une “offre de corruption” de l’analyste. J’ai découvert que l’on peut arranger son “auto-analyse” de telle sorte que l’on se gratifie soi-même de cette “offre”, sous la forme d’une énergie et d’une lucidité historique temporairement accrues. Le caractère l’emportera ; mais on peut le soumettre au chantage, le lui faire payer en le mettant au supplice.

Inversement, certaines brèves interventions subversives peuvent être entreprises d’une façon un peu arbitraire ou volontariste, dans la simple intention de se tirer de l’ornière où l’on s’est enfoncé.

D’une manière plus directe, et donc plus complexe, le contenu d’un affect peut être relié au contenu de l’activité critique, leur “interaction” se transformant alors d’une entrave inconsciente en une alliance consciente.

Le détournement affectif ne prétend pas réaliser les passions, ni détruire définitivement les frustrations. Tandis que la sublimation substitue une réalisation sur un plan en échange d’une non-réalisation sur un autre — substitution caractérisée par le refoulement du désir originel — le détournement affectif proclame ouvertement qu’à son origine il est désir frustré. Bien que son but soit de rendre coup pour coup à ce qui cause la frustration, il est par ailleurs distinct de tout syndrôme de vengeance (fixation sur l’objet détesté qui élimine également le désir originel) par le fait que le sujet domine : l’objet particulier de l’agression (s’il y en a un) est considéré comme un pur moyen.

Cet amour perdu, ce rêve qui se termine trop tôt — toutes les occasions manquées sont autant de faits qui demandent à être historiquement corrigés. Pour reprendre une définition qui a été appliquée au cubisme poétique, le détournement affectif est une “dissociation et une nouvelle combinaison d’éléments, consciente et délibérée”, la juxtaposition d’un affect et du projet révolutionnaire allant jusqu’au point de dépassement de l’un ou des deux éléments initiaux. Le dépassement peut être une simple négation — un exorcisme des aspects défaitistes de l’affect ou du projet — ou il peut être une question plus positive d’enrichissement mutuel. C’est seulement à travers une perversion spectaculaire que le désir peut être vu comme une chose qui simplement “arrive” à quelqu’un, qu’il est la présentation unilatérale d’un objet fixe à une personne, qui n’a plus qu’à attendre d’en “avoir” le désir. L’expression “concevoir un désir” contient l’idée que l’individu participe au développement de ses propres désirs. Chaque possibilité réalisée exige de l’être encore plus. En donnant une compagnie historique à l’ancien désir, le détournement affectif en engendre un nouveau.

Rien n’est plus prévisible que la récupération de nos techniques, sous forme de séances de rencontre, par exemple, ou de séances de happening, consacrées à la thérapie “anti-caractérielle” et placées dans une “perspective radicale”. (Ce serait une forme plus pure et moins diffuse de l’idéologie qui se cherche actuellement dans les tentatives de “thérapie radicale” ou de “culture alternative”, idéologie qui explique l’énorme popularité de Reich dont les travaux sont plus ou moins consciemment considérés comme comblant une lacune dans la recherche d’un réformisme psycho-social viable.) Il suffit de dire que ce n’est pas en nous changeant nous-mêmes que nous changerons le monde — illusion qui trouve sa vérité dans l’entreprise stalinienne de “construction de la société socialiste” par la construction de “l’homme socialiste” (selon la méthode procrustéenne). Celui qui déclare qu’un meilleur fonctionnement de son être est une victoire révolutionnaire ne fait rien que de la publicité pour le système. Le détournement affectif rompt avec la notion de cure permanente. Ou bien le refoulement réapparaît — comme exploitation ou comme symptôme modifiés — ou bien il n’a jamais disparu : qui prétend à une libération fondamentale à l’intérieur de la société marchande proclame sa propre compatibilité fondamentale avec la réification. Illusion de la permanence ou permanence de l’illusion.

Toutes les techniques sont permises, et pas uniquement la psychanalyse : il faut seulement qu’elles partent d’une compréhension démystifiée de la totalité et qu’elles contiennent leur propre critique. Le détournement affectif est une bataille continue et désabusée dans les conditions du double pouvoir permanent dans l’individu.

Dormeurs éveillés

Les forces qui veulent nous supprimer doivent d’abord nous comprendre — et ce faisant elles s’effondrent. L’inconscience même du spectacle le place déjà jusqu’à un certain point à notre disposition : comme si brusquement nous avions les villes à nous seuls, comme un enfant qui court parmi les ruines silencieuses d’une toile de Chirico. Lorsque vous détournez un film, une publicité, un immeuble, une station de métro, vous démystifiez leur apparente inviolabilité ; pour un instant vous les dominez ; ils ne sont plus que de simples objets, de la technologie. Mais est-ce bien vrai ? N’avez-vous pas l’impression de vous sentir un peu comme chez vous parmi eux ?

Mettre en avant l’image d’une lutte des classes qui nous présente comme séparés du spectacle, revient à démissionner devant l’ennemi sans nous y être mesurés, parce que cette image nous sépare de notre essence. Le spectacle n’est pas seulement l’image de notre aliénation, il est aussi la forme aliénée de nos aspirations réelles. D’où son emprise sur nous. Les fantaisies compensatoires tirent leur pouvoir de nos fantaisies réelles. Par conséquent, pas de puritanisme envers le spectacle. Il n’est pas un “simple” fétiche ; il est aussi un fétiche réel, c’est-à-dire qu’il est réellement magique, il est réellement une “usine à reves”, il exproprie réellement l’aventure humaine. La passion de Maldoror exprime parfaitement bien l’attitude ambivalente à adopter envers le spectacle : l’embrasser tendrement et sincèrement et pendant ce temps, d’une caresse amoureuse et délicate, lui déchirer la poitrine.

Nous expérimentons encore dans l’obscurité. L’arme la plus puissante que la société possède est sa capacité de nous empêcher de découvrir les armes que nous avons déjà — leur mode d’emploi. Nous devons pratiquer une “analyse des résistances” sur la société elle-même, en interprétant principalement non pas son contenu, mais ses résistances à “l’interprétation”. Chaque action subversive est expérimentale, comme un geste d’enfant au jeu de colin-maillard. C’est en faisant l’histoire qu’on apprend à la comprendre ; en jouant contre le système qu’on découvre ses faiblesses, là où il réagit. En dernière analyse, c’est de cela dont il est vraiment question dans la “dérive” : est-ce tout à fait une coïncidence si la critique moderne de l’urbanisme et du spectacle est née des recherches “psychogéographiques” des années cinquante ? On apprend plus précisément comment le système opère en observant comment il opère sur ses ennemis les plus précis.

Le mouvement révolutionnaire est un laboratoire qui se fournit son propre matériel. Toutes les aliénations y réapparaissent en une forme concentrée. Ses échecs sont autant de filons qui recèlent les minerais les plus précieux. Sa première tâche est toujours d’exposer sa propre misère, qui sera continuellement présente, que ce soit sous la forme de simples rechutes dans la misère dominante du vieux monde qu’il combat, ou sous celle de nouvelles misères créées par ses succès eux-mêmes. Voilà qui sera toujours le “présupposé de toute critique”. Lorsque le dialogue se sera armé, nous pourrons tenter notre chance sur le terrain du positif. Jusque-là, le succès d’un groupe révolutionnaire est trivial, ou dangereux. Suivant en cela la production marchande, nous devons apprendre à forger des organisations dont soit prévue “l’obsolescence”. La révolution perd toutes ses batailles, sauf la dernière. Notre but doit être d’échouer clairement, chaque fois, à maintes et maintes reprises. Tout ce qui est fragmentaire a sa place au calme, sa place dans le spectacle. Mais la critique qui veut en finir avec le Grand Sommeil ne doit pouvoir “trouver nulle part le repos”.

Soyez cruels avec votre passé et ceux qui voudraient vous y retenir.

KEN KNABB

Mai 1974

[NOTES]

1. L’individu fou découvre cette “unité de la vie individuelle” au prix de la non-intervention. Il se place lui-même hors de l’histoire, au-delà de toute possibilité de collaboration. Il faut mettre de la méthode dans notre folie.

2. notre : La “Phénoménologie” n’est pas un livre que je vais faire paraitre. Son développement est l’une des tâches prolétariennes globales de la décade à venir. Pour l’instant, nous en sommes pour ainsi dire au point d’essayer d’en esquisser la table des matières. Les prochaines livraisons (études en profondeur, études de cas, autres préfaces, critiques de celle-ci) seront faites par... qui ?

3. “Mais, avant d’être distribution des produits, elle est distribution : 1o) des instruments de production, et 2o) (ce qui est une autre détermination du même rapport) distribution des membres de la société entre les différents genres de production (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production.” (Marx, Introduction à la critique de l’économie politique.)

4. “C’est ridicule, an effet ! Et que l’histoire est riche en choses aussi ridicules ! Elles se répètent dans toutes les périodes critiques. Il n’y a là rien d’étonnant ! S’agit-il du passé, on voit tout d’un oeil favorable, on reconnaît la nécessité des changements et des révolutions qui ont eu lieu ; pourtant, on s’oppose par tous les moyens à leur application à la situation présente. Par myopie et paresse, on fait du présent une exception à la règle.” (Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir.)

5. “La discussion de ces perspectives conduit à poser la question : Dans quelle mesure l’I.S. est-elle un mouvement politique? (...) Le débat atteint une certaine confusion. Debord propose, pour dégager nettement l’opinion de la Conférence, que chacun réponde par écrit à un questionnaire demandant s’il estime qu’il y a des “forces dans la société sur lesquelles l’I.S. peut s’appuyer? Quelles forces? Dans quelles conditions?” (...)” (La Quatrième Conférence de l’I.S. à Londres (septembre 1960), in I.S. no 5.)

Le détournement affectif 

(une étude de cas)

 

J’ai esquissé dans Double-Réflexion (mai 1974) la nature et les limites du détournement affectif. La présent texte est l’examen d’une période de l’expérimentation (janvier-mars 1973) pendant laquelle beaucoup des points exposés dans ma brochure ont été découverts ou développés.

Dans le sillage des crises et de la dissolution du groupe Contradiction, les non-réalisations sont revenues me hanter. Le projet situationniste, une fois que j’avais cessé d’y participer, s’est changé en attachement désenchanté comme on cultive le souvenir d’un amour perdu.

Dans la société moderne, la consolation religieuse tend à prendre la forme de mythes individuels, non-officiels qui servent de neutralisateurs semi-conscients de la misère quotidienne. Mon ancienne activité radicale, en se trouvant réduite à un souvenir, ne pouvait qu’être adorée. Elle rejoignait donc les autres éléments de mon petit monde compensatoire — la musique, les livres, etc. — avec d’autant plus de pouvoir que je n’en avais aucun. J’avais ma propre petite fantaisie d’évasion : si seulement je pouvais recueillir assez d’argent pour aller à Paris... En attendant, ma vie quotidienne réelle devenait de plus en plus réifiée, se modelant et se concentrant de plus en plus étroitement autour des besoins de ma survie économique et psycho-esthétique.

Le retour, en décembre 1972, de quelques amis qui avaient été à Paris, a favorisé la mise à jour de cette misère. Même si ceux-ci étaient eux-mêmes loin d’une résolution pratique, ils purent déclencher un nouvel effort en moi — l’un en me signalant d’un point de vue assez vaneigemiste la réification et le manque d’aventure particuliers à ma vie, les autres, ex-camarades de Contradiction, en me rappelant ce qu’il y avait eu de passionnant dans nos anciennes activités.

Mes premières tentatives furent inévitablement diffuses et tâtonnantes. Mais en tout cela je partais de la compréhension que toute “libération” individuelle était vouée à l’échec si elle n’avait de liens avec la pratique historique. Idéologiquement du moins, je n’avais jamais abandonné mes perspectives situationnistes. Ainsi, quand je dis que j’ai abordé expérimentalement telle ou telle tactique “thérapeutique”, il doit être entendu que les tactiques particulières ont en elles-mêmes moins de signification que le contexte dans lequel je visais à les détourner.

J’ai affronté coup sur coup à diverses circonstances concrètes. Pour la plupart chaque effort concret a conduit à un autre. Souvent leurs connexions sembleront obscures, mais leurs relations sont en fait bien directes, et souvent même prévisible, puisqu’en réalité il ne s’agit pas ici d’une série de problèmes accidentels, mais d’expressions de la répression et du fétichisme marchand, intimement liées et qui se renforcent mutuellement.

Je fis un examen de ma “psychogéographie” individuelle en dressant par exemple une carte de mes déplacements quotidiens en ville ou chez moi, prenant un peu hors de leur contexte les premières expériences situationnistes, sur la base de ce principe que l’on découvre comment la société fonctionne en apprenant comment elle fonctionne contre soi. Je commençais à introduire des éléments arbitraires dans mon comportement, non pas avec l’idée surréaliste passive d’identifier l’imprévisible avec le merveilleux, mais pour me secouer — comme me promener à un endroit que j’avais l’habitude d’éviter, même si c’était parce qu’il était très banal.

J’ai revu Reich, mode d’emploi de Voyer, que j’avais déjà lu une année auparavant sans en faire grand cas (parce qu’à cette époque-là j’était déjà sur le déclin). Il en existait déjà une traduction anglaise, mais puisqu’elle était tellement bâclée, j’ai décidé de le retraduire et l’éditer moi-même. Cependant, je cherchais encore un projet théorique “original” dans lequel je pourrais retrouver les meilleurs éléments de mon ancienne activité radicale.

Un des legs de la période antérieure était un véritable fétichisme des livres. De l’estime pour les livres, comme fournissant la seule consolation sûre dans ma vie misérable, il n’y avait qu’un pas pour m’attacher et m’identifier à la masse même des livres (collections intégrales de mes auteurs favoris, etc.) fournissant une sorte d’armure caractérielle objective, un rampart marchand contre la folie ou une souffrance plus aiguë. Pris en eux-mêmes, les livres n’étaient que des objets dont la valeur dépendait de la manière dont je les utilisais. Mais pour moi, ils étaient plus que cela : dans la réalité inversée de ma vie, ils étaient magiques, ils possédaient une vie en eux-mêmes. Un soir, m’étant assis déprimé dans ma chambre, je commençai à écrire quels étaient mes choix concrets, ce qui me conduisit à écrire quels étaient les obstacles sur ma voie :

(...) Je dois observer ceci avec plus d’attention : Comme je prends la résolution de changer quelque chose dans ma vie, de lutter contre un raidissement, une réification, une marchandisation, cette résolution même tend fortement à prendre une forme marchandifiée. Par exemple, l’intention d’améliorer ma maison se transforme en une liste de choses que je dois obtenir. Un souci à propos de ma sexualité se transforme en une nouvelle liste de lectures (Reich, Stendhal, etc.). Ma tentative anti-marchande pendant ces dernières semaines, de choisir les livres et les disques que je vais vendre, s’est transformée en une liste de plus dans mon esprit. Ceci me donne une idée. Je ferai la même chose ce soir, mais en y ajoutant suffisamment de cruauté pour peut-être transformer qualitativement la situation. (à suivre)

        Assez. Ça fait presque deux cents misérables livres merdiques de moins. C’est devenu un peu assommant. Mais il est significatif comment, d’une manière primitive, je suis arrivé à identifier mon aliénation avec quelques-uns de ses signes les plus immédiats (comme l’ont fait les travailleurs qui ont détruit des voitures, des néon, etc. en France en 1961). C’est-à-dire, avec quelques exceptions entendues, j’ai maintenant vraiment une impulsion irrationnelle contre mes livres, mes disques et ma maison, comme s’ils étaient mes ennemis. Je suis réellement parvenu au point, si élémentaire que cela pourrait être pour un autre, où j’aurais peu de problèmes (plutôt même une jouissance positive) à me débarrasser de tout, s’il y avait une raison particulière de la faire.

        C’est vraiment drôle. Je me lève pour changer le disque. (...) Je reviens continuer ceci, et je peux à peine éviter de penser à des livres dont je devrais me débarrasser. C’est presque une obsession, non pas grave, mais comique. Comme je l’ai suggéré ci-dessus, c’est presque, pour ce cas particulier banal, une première étape prévisible et nécessaire (une surréaction) dans ce processus où je me retourne contre une aliénation, une rigidité. Ces trucs me font chier ! J’ai même envie d’en brûler quelques-uns ! (...)

        Maintenant, pour continuer dans le farfelu, je remplace le disque de Charlie Parker par de la musique indonésienne. (...) C’est très volatile ! Attention ! Que cette musique est dingue ! Bon, voici une petite résolution : je vais abolir ma liste de livres et de disques à chercher, à moins qu’il s’agisse réellement de quelque chose de pratique. Cela peut avoir des inconvénients, mais c’est plus amusant et plus nécessaire de rompre quelques-unes de ces petites habitudes qui non seulement reflètent la marchandisation de ma vie quotidienne, mais également la renforcent. Encore une résolution : je vais abolir mon aide-mémoire. S’il s’agit de quelque chose de très important que je risque d’oublier, je peux m’écrire un mémento. Mais non pour les choses routinières ; si je les oublie, tant pis !

        À présent, cher lecteur, quelque part dans le dernier paragraphe j’ai changé le disque pour “Boogey Woogey Rarities” (le seul nom en est un peu fantastique !). Or, je mentionne cela parce que je me sens mieux avec moi-même que je ne l’ai été depuis longtemps, et cela se réfléchit dans une sorte de complicité que je suis capable d’avoir avec cette sorte de musique. C’est peut-être comme la superstructure idéologique qui correspond au changement réel à la base ! Écoute lecteur (il est vrai qu’il y aura peu de lecteurs de ces notes), ce farfelu, c’est ici mon arme la plus forte. Je m’amuse maintenant de penser que tu riras de moi (et j’espère aussi avec moi), mais je m’amuse même plus encore de penser qu’une partie de cela t’apparaîtra tellement ridicule que cela te mettra mal à l’aise. J’espère que cela te fera gondoler comme moi !

                                                                               (20 janvier 1973)

J’ai vendu la plupart des livres, mais juste pour une bonne mesure, pour me prévenir de vivre cette expérience seulement comme une opération commerciale intelligente, j’en ai porté quelques-uns dans un parc public et les ai brûlés. J’ai mis une pancarte près du feu : “Mort à la marchandise qui nous domine !” ou quelque chose d’approchant, et je m’en suis allé en souriant.

Je commençais à réenvisager mes rapports avec les gens — ce que je pouvais faire avec eux, avec quelles limites, quelles étaient les critiques d’eux que j’avais à faire, etc. Dans le cas l’un d’eux — c’était l’amie d’un ex-camarade de Contradiction — j’ai conclu qu’elle était vraiment trop conne. Même si ma relation avec elle était assez minime, elle avait duré longtemps et avait des ramifications pour d’autres amis. Plutôt que de continuer le truquage ou d’essayer seulement de l’éviter, je lui ai écrit une lettre et en ai envoyé des copies à nos amis communs :

Je dois te rendre justice en t’exprimant ma critique et ma décision de ne plus te voir qui en résulte, puisque je l’ai déjà exprimée à d’autres.

        Pendant toute la période où je t’ai connue, je peux à peine me souvenir d’un moment où tu t’es exprimée, où tu t’es présentée à un autre comme une personne réelle, comme une subjectivité. Je n’ai jamais remarqué aucune sincérité fondamentale dans tes rapports avec d’autres gens. Tu joue continuellement des rôles. Ce n’est pas plus compliqué. Je peux prendre comme exemple n’importe quelle conversation, et me souvenir des moments embarrassants quand tu as dit “ce qu’il ne faut pas dire” — non parce que tu exprimais honnêtement une opinion erronée, mais parce que tu avais mal deviné “ce qu’il aurait fallu dire” pour être “correcte”, sociable, ou pour faire impression.

        Je reconnais ma part, et celle d’autres, dans la tolérance ou la contribution à ces situations et rapports bêtes, dénués de sens et sans dépassements ; mais cela n’excuse pas ta part centrale.

        À quoi t’ont servi les gens de qui tu as essayé de t’entourer ? (...) Je pense que tu nous as utilisés pour confirmer une image de ton indépendance, à travers ta vague appartenance à un vague cercle à la mode de gens “autonomes” ; comme lorsqu’il y a un ou deux mois tu m’a expliqué que quelque chose te faisait te sentir vraiment “hors” de la société — toi hors de la société ! Les seuls sauts que tu as jamais faits (petits sauts pour entrer et sortir du mouvement de libération des femmes, de la “révolution” et... l’école de droit) étaient aussi aventureux, aussi pleins de risque qu’adhérer à un club de bridge ou tester une nouvelle marque. Tu ne pourrais pas être plus dedans cette société écoeurante.

        Le fait que pendant cette demi-année je t’ai rendu visite (je puis à peine dire que je t’ai rencontrée) une demi-dizaine de fois, voilà qui ne fait que mesurer la stagnation dans ma vie pendant cette période ; je ne me suis pas abusé, simplement je désespérais tellement de pouvoir parler à quelqu’un. Tellement dénué d’imagination. Maintenant on fait une croix là-dessus ! Je réserverai mes conversations aux murs si je ne peux faire mieux. (...)

        Encore un point. Tu es vraiment égoïste, dans le sens mesquin et non éclairé du terme. Tes faveurs sont manipulatoires ou tu les donnes à contrecoeur, ou les deux à la fois. Tu manque de générosité spontanée.

        Tu as encore un long chemin à parcourir, ma belle.

                                                                                 (27 janvier 1973)

Quoi qu’il en soit de l’exactitude ou des justifications de ce genre de lettre, la décision de l’écrire, quelle forme lui donner, ou même à qui l’écrire, peuvent avoir un caractère un peu arbitraire, et les exagérations y sont courantes (le destinataire servant souvent de repoussoir, opposé à ce que l’on veut). Mais l’allègement et la lucidité qui résultent de la polarisation d’une situation sont souvent remarquables.

Le lendemain la recherche pour savoir “que faire” s’est soudainement résolue. Je voulais affronter les questions des activités, des crises et la disparition de Contradiction. Une fois ce projet conçu, rien n’apparaissait plus évident, bien que pendant les six derniers mois je n’aie pas même écrit une seule ligne à propos de Contradiction et le souvenir m’en rendait à chaque fois mal à l’aise. Cette première journée j’ai écrit plus d’une quarantaine de pages de narrations. Je me suis également décidé à différer la traduction de Voyer jusqu’à ce que j’ai publiquement réglé mes comptes avec les immenses irrésolutions accumulées de mes activités antérieures.

Le mois suivant fut principalement consacré à l’écriture de mon texte sur Contradiction. Typiquement, j’écrivais chez moi pendant quelques heures, jusqu’à ce que mon esprit s’alourdisse, et alors je me promenais longtemps et lorsque j’étais arrivé à un café, je me trouvais rafraîchi et désireux de retourner à mon écriture. (Je trouvai, par ailleurs, que les restaurants vulgaires de la consommation de masse avec leur clientèle “régulière” étaient souvent plus favorables à la pensée critique que les endroits plus hip ou plus sophistiqués où les prétentions et les rôles sont tellement abondants.) Pendant ce temps, je continuais également une recherche plus “personnelle” sur moi-même, en examinant divers traits caractériels et blocages affectifs et en expérimentant des techniques, comme des exercises néo-reichiens ou l’écriture sur moi-même à la troisième personne.

Un soir je dîne chez deux amis où se trouvait également un de leurs amis. Ce dernier était assez représentatif de ce genre de personnes en marge du milieu situ, mais qui en sont suffisamment proches, et suffisamment habile, pour savoir de quel côté tourne le vent et affirmer de tout coeur leur approbation de tout ce qui se trouve être les dernières trouvailles qui y font sensation. Il bavardait ainsi à propos de Voyer, du “caractère”, de la “subjectivité passionnée”, etc. Je lui demande un exemple concret de ce que signifie tout ce verbiage — c’est-à-dire une décision pratique qu’il a exécutée. Jeté dans la confusion, il bavarde sur le “concret” — oui, cela est réellement la chose essentielle, etc. Quelques jours plus tard, lui aussi reçut une lettre, avec copies aux amis communs :

(...) Tes remarques situationnistes préfabriquées qui suivent la mode me donnent la nausée. (...) Le déluge de pures conneries par lesquelles tu as évité ce soir-là toute confrontation avec toi-même ou avec notre situation ne peut en aucune manière trouver d’excuse en invoquant par exemple une timidité à mon égard, parce que tu “ne me connais pas suffisamment”, etc. Si après tout ce temps tu ne me connais pas assez bien pour savoir que tu dois me parler sans détour ou te taire, tu es un imbécile. La seule raison qui te fait avoir peur avec moi (à la différence d’être honnêtement maladroit), c’est que tu n’as rien à présenter que tes prétentions, et qu’avec moi tu craignais (à juste titre) de ne pouvoir les simuler plausiblement.

        Je ne partage rien d’autre avec toi, que ce que je partage avec des millions de gens, qui ne montrent d’ailleurs pas les prétentions que tu affiches.

        Pour reprendre une phrase que tu as utilisée une fois pour te cacher, sans même en savoir la signification, tu n’as aucune “compréhension de l’histoire” ; tu n’as pas la moindre idée comment la faire, aussi et surtout comment faire la tienne. Toute ta lecture de Hegel, de Marx, de Reich, de Debord, ad nauseam, et ta faculté de parler et d’écrire en vaneigemien spectaculaire ne valent absolument rien. Ce n’est qu’une coquille.

        Est-ce qu’il y a quelque chose en dedans ?

                                                                                   (4 mars 1973)

J’avais résolu la question de ce “parasite-courtisan” et placé la question non encore éclaircie de mes relations avec mes amis sur une base plus concrète. C’était dès lors leur problème et dans la mesure où ils avaient d’abord répondu défensivement et sans compréhension, mon indépendance à l’égard de cette faiblesse raffinée ne s’en trouvait que confirmée.

En règle générale, une personne qui se trouve en permanence en compagnie d’autres a de grandes chances de dissiper ses idées, de perdre la faculté de réfléchir et de se concentrer. J’ai trouvé que les “flashes” théoriques les plus puissants proviennent souvent d’une rencontre décisive (par ex. : avec une personne ou une brochure) suivie immédiatement de quelques jours de solitude. Ainsi, dans le cas ci-dessus, j’ai effectivement fait en sorte d’être seul, de n’avoir plus à compter que sur moi-même, à un moment où mes recherches avaient mûries, étaient parvenues à un point critique.

Je me suis mis à un programme psychanalytique expérimental plus délibéré, inspiré en grande partie par la lecture de l’Analyse caractérielle. Plus j’expérimentais dans le sens de l’aventure, plus je me rendais compte de quel zombi j’étais — dans les structures compulsives de ma pensée, de mes gestes, etc.(1) Je commençais à obtenir une idée plus précise de mon “caractère” en le combattant, par déduction, par une “triangulation” qui tendait à montrer la formation psycho-physique répressive qui était la source cohérente des divers symptômes irrationnels apparemment sans liens. Mais, tandis que Reich traite le caractère d’une manière un peu indépendante, je supposais que le caractère était en relation dynamique avec la société, non pas quelque chose qui pouvait être dissout en lui-même, puisqu’il n’existe pas en lui-même, mais plutôt une sorte de corrélatif intérieur au spectacle marchand. J’adoptai la formule provisoire : La lutte anti-caractérielle soit s’armer, le mouvement révolutionnaire doit rompre ses propres blocages.

Je mets un stylo et du papier près de mon lit pour être prêt à noter mes rêves immédiatement après m’être réveillé. Le lendemain après les avoir noté, j’essaye une analyse par libre-association, remarquant où j’éprouve des blocages sur divers sujets (par ex. étant soudainement “fatigué”, me souvenant d’autres choses “que je dois faire”, recevant des apperçus périphériques qui fonctionnent comme distractions). Quelques-unes de ces associations me rappellent des fantasmes sexuelles de mon enfance, que je me mets en devoir de reproduire. Une fois faufilé dans un état d’esprit de l’enfance, des souvenirs refoulés depuis des années se succèdent.

Le soir suivant, éprouvant le besoin d’agir un peu dans le monde “extérieur” pour maintenir et concrétiser ma perspective au milieu de toute cette psychologisation, j’entre à la dérobée dans un cinéma où se joue ce film stupide WR : les mystères de l’organisme et j’écris ces graffiti que les spectateurs verront en sortant un à un :

REGARDER “WR” VOUS REND

ORGASTIQUEMENT IMPUISSANTS.

IL NE S’AGIT PAS D’ASSISTER AU

SPECTACLE DE LA DISSOLUTION DU CARACTÈRE,

MAIS DE

DISSOUDRE LE CARACTÈRE ET LE SPECTACLE.

Avec l’intensification de mon auto-analyse, je commençais à me sentir un être plus vibrant et plus érotique (jusqu’au point que je pouvais pour la première fois imaginer affectivement le plaisir homosexuel, ce qui équivalait pour moi à avoir une disposition d’esprit plus appréciative que refoulée envers mon propre corps). Parfois des étrangers faisaient un effort spécial pour me rencontrer, et de mon côté, j’initiai souvent des conversations avec étrangers, indifférent à ce qu’ils me croient fou. Alors que je suis normalement assez peu observateur des gestes des autres, j’y devenais assez sensible parce que plus sensible aux miens, et je commençai à combattre mon trait caractéristique de parler d’une manière dominatrice et unilatérale. (Bien sûr, si “ouvert” qu’on soit, il faut pour un dialogue du contenu et plus qu’une personne ; donc la plupart de ces rencontres se trouvaient normalement être peu de chose, après des commencements brefs, parfois passionnants.)

Un effet de l’affinement de mon auto-compréhension était que je me trouvais plus capable d’apercevoir et de combattre les irrationalités psychologiques dans mon texte sur Contradiction. Par exemple, je découvrai que dans le processus de la critique de mon passé, j’avais tendance à donner trop d’importance au groupe Point-Blank comme me fournissant une sorte de repoussoir absolu. Il devenait évident, une fois que j’examinais honnêtement mes sentiments et même mes rêves, que mon attitude envers eux était irrationnellement excessive : ils étaient à la fois une “menace” et la réalisation de nombreuses tendances que je pouvais voir chez moi. Si pauvre que soit leur activité, son existence même était un reflet de mon impuissance.

Cette attitude se trouvait objectivement renforcée par le fait que la rareté de textes et d’activité véritablement situationnistes aux États-Unis donnait une apparence disproportionnée aux diverses manifestations confusionnistes qui étaient identifiées à l’I.S. par l’esprit commun. Aussi longtemps que ces manifestations étaient rares et espacées, je pouvais en envisager des dénonciations critiques, me voyant comme restaurateur de la “pureté” que la théorie situationniste avait semblé avoir autrefois quand peu de gens en Amérique en avaient connaissance. La dernière goutte, qui un peu avant avait fait déborder le vase, avait été le numéro spécial du journal New Morning consacré au situationnisme. J’ai écrit ce “télégramme” à moi-même et l’ai affiché sur le mur en face de mon bureau :

ASSEZ ! RIEN DE PLUS !

LE DERNIER RESTE SITUATIONNISTE RECHAUFFE DANS NEW MORNING EST LE COMBLE STOP DESORMAIS JE REFUSE DE ME JETER DANS CETTE ACTUALITE NAUSEEUSE STOP EN ESSAYANT AINSI DE COMBATTRE LE DELIRE QUI SE RECONSTITUE DANS LA POSITION MEME QUI PRETEND LE COMBATTRE JE NE PARVIENS QU’A LE RECONSITUER EN MOI-MEME STOP JE ME RAPPELLERAI QUE CE PETIT SPECTACLE D’IMPORTANCE SECONDAIRE N’EST PAS AUSSI SERIEUX QU’IL VOUDRAIT SE CROIRE STOP CE N’EST QU’UNE DES MANIFESTATIONS LES PLUS ARRIEREES D’UN RADICALISME CROISSANT DANS LA SOCIETE STOP JE N’AI AUCUNE THEORIE A DEFENDRE STOP JE N’AI QUE MOI-MEME A DEFENDRE STOP DONC JE M’OCCUPERAI DE CETTE SORTE DE CHOSE LORSQU’ELLE COMBAT DIRECTEMENT MON ACTIVITE STOP C’EST MIEUX DE CASSER LA GUEULE A CES GENS OU DE RIRE D’EUX QUE DE PERDRE MON TEMPS ET MON ENERGIE EN RUMINANT LA MANIERE DE LES DEMASQUER STOP QUE L’ESPRIT DE BEETHOVEN DONT J’AI ECOUTE LA MUSIQUE PENDANT QUE JE TAPAIS CELA ET QUI A PEUT-FTRE COMMENCE PAR M’INSPIRER RESTE AVEC MOI STOP C’EST-A-DIRE QUE LORSQUE JE FERAI QUELQUE CHOSE DE GRAND CES PETITS ENNUIS PRENDRONT LEUR JUSTE PLACE STOP LE POINT-BLANKISME SI JE N’ARRIVE PAS A OCCASIONNER TA CHUTE PAR MES PROPRES PROJETS ALORS QU’ON M’APPELLE UN PRO-SITU STOP SINCEREMENT LUDWIG VAN KNABB

                                                                                (18 février 1973)

La critique de Point-Blank dans Remarques sur le groupe Contradiction, qui était originellement assez longue pour constituer à elle-même une brochure, a par conséquent été condensée pour n’en laisser qu’assez pour exposer quelques tendances principales dans l’activité pro-situationniste américaine à l’état naissant, représentées par ceux qui étaient à ce moment leur manifestation la plus substantielle et la plus visible ; et pour faire un peu de bruit, susciter un peu de polémique polarisatrice.

De même, d’autres éléments de Remarques qui n’auraient exprimé que de simples compensations psychologiques furent éliminés ou du moins réduits. Je m’abstint de débattre de divers sujets dont le véritable objet n’aurait été que de donner une image plus favorable de mes activités, ou démontrer que j’étais capable de traiter de tel ou tel sujet.

Pendant la deuxième semaine de mars, je me trouvais dans un état d’agitation fébrile, avec une énergie que je n’avais pas eue depuis l’enfance. À tout moment je tentais de tirer le tapis qui se trouvait sous mes pieds. Je visais particulièrement à m’opposer à tout sérieux défensif en m’exposant constamment l’absurdité et la sottise de mon moi. Quelquefois, quand il n’y avait personne autour de moi, je me promenais dans la rue en chantant des associations libres et riais de moi-même. J’étais possédé, oscillant entre une lucidité joyeuse et une peur de sombrer dans la folie. Mon caractère devenait presque tangible et réagissait avec des symptômes physiques, ainsi qu’avec des “pots-de-vin” théoriques (comme l’association complémentaire du tortionnaire et de la personne “sympathique” qui regrette la nécessité désagréable de la torture, dont on pourrait se passer si seulement la victime était “raisonable”). D’un côté, les tactiques critiques-analytiques (analyse quotidienne des rêves, etc.) commençaient à devenir répétitives et à perdre leur efficacité, et je commençais à perdre l’initiative qui était nécessaire pour les dépasser. De l’autre côté, les “pots-de-vin” se faisaient presque plus nombreux que ce dont j’avais besoin ou que ce que je pouvais prendre en main. Le texte sur Contradiction, issu du retour de tant d’événements qui avaient été refoulés dans notre passé, avait commencé de prendre des proportions qui menaçaient de m’engloutir, tout comme les projets dans Contradiction qui étaient devenus si grands qu’ils avaient fini par nous lasser et nous rendre incapable de les achever. (L’augmentation continue de matériel pour un texte sert souvent également de tampon défensif, cernant et neutralisant les formulations les plus audacieuses et tranchantes.) Donc, dans la mesure où je pouvais voir et maîtriser la situation j’acceptai Remarques comme la “paie” en échange d’une nouvelle formation caractérielle qui était en tout cas inévitable. Prenant la narration chronologique comme matière première, j’ai réécrit le texte, qui se concentrait cette fois non pas sur l’histoire de Contradiction mais sur ce que j’en avais à dire, les conclusions que je pouvais en tirer. J’appliquai également plusieurs techniques analytiques que j’avais employées sur moi-même à l’écriture de la brochure (“brain-storming”, etc.).

Avec l’achèvement et la publication de Remarques, l’équilibre caractériel — quoique peut-être un peu relaché ou “étendu” — s’est largement rétabli.

KEN KNABB

Janvier 1976

[NOTE]

1. Comparer les nombreuses histoires de science-fiction où l’humanité est en proie à une sorte de parasite psychologique. Souvent le protagoniste, devenu temporairement “libre”, éprouve une montée subite d’intelligence et de pouvoir : le parasite se maintient en maintenant l’homme dans l’ignorance de ses propres capacités. Une grande partie de la fascination de telles histoires provient du fait qu’elles extériorisent comme une puissance littéralement étrangère la domination de l’humanité présente par la marchandise (tout comme ce genre connexe d’histoire d’androïdes présente des machines littérales qu’on peut à peine distinguer des humains).

La société du

situationnisme

“Le système de la consommation marchande, quand bien même une théorie situationniste constituée n’aurait jamais existé, comme source possible d’inspiration, contient implicitement son propre situationnisme.”

—Daniel Denevert, Théorie de la misère, misère de la théorie   

1

Le deuxième assaut du prolétariat contre la société de classes est entré dans sa deuxième phase.

2

La première phase, qui a commencé d’une façon diffuse dans les années 50 et qui a atteint son point culminant dans les luttes ouvertes de la fin des années 60, a trouvé son expression théorique la plus avancée dans l’Internationale Situationniste. Le situationnisme est l’idéologisation directe ou implicite de la théorie situationniste, dans le mouvement révolutionnaire et dans la société dans son ensemble.

3

L’I.S. a théorisé l’ensemble du mouvement mondial au même moment où elle participait à ce mouvement chez elle, faisant “passer l’agressivité des blousons noirs sur le plan des idées”, et donnant une implication pratique immédiate à ses positions théoriques. Elle présentait ainsi un modèle au mouvement révolutionnaire, non seulement dans la forme de ses conclusions, mais aussi en montrant par l’exemple la méthode de la négation permanente ; et c’est dans cette méthode même que se trouve la raison pour laquelle ses conclusions furent presque toujours justes.

4

En engendrant chez nombre de ses partisans les mêmes exigences qu’elle pratiquait elle-même, et en forçant les moins autonomes à devenir autonomes au moins vis-à-vis d’elle, l’I.S. démontra qu’elle savait éduquer révolutionnairement. En l’espace de quelques années, on a assisté à une démocratisation de l’activité théorique, qui n’avait pas été atteinte — si même elle avait été recherchée — dans le vieux mouvement pendant un siècle. Marx et Engels n’ont pas réussi à susciter des rivaux; aucun des courants du marxisme n’a maintenu la perspective unitaire de Marx. L’observation de Lénine en 1914 qu’ “aucun des marxistes depuis un demi-siècle n’avait compris Marx” est en réalité une critique de la théorie de Marx, non parce qu’elle était trop difficile, mais parce qu’elle n’avait pas reconnu et calculé sa propre relation avec la totalité.

5

La nature même des erreurs des situationnistes — exposées et critiquées par eux sans aucune pitié — est une confirmation de leurs méthodes. Leurs échecs, aussi bien que leurs succès, servent à mettre au point, à clarifier et à forcer des décisions. Aucun autre courant radical dans l’histoire n’avait connu un tel degré de débat théorique public intentionnel. Dans le vieux mouvement prolétarien, la prise de parti théorique conséquente était toujours l’exception, l’éclatement qui s’ensuivait était contraire aux intentions des théoriciens eux-mêmes, et cela n’arrivait seulement que comme dernier ressort, quand la poursuite même d’une unité factice n’était visiblement plus possible. Marx et Engels ont laissé passer l’occasion de se désolidariser du Programme de Gotha publiquement parce que “ces ânes de journaux bourgeois ont pris ce programme très au sérieux, ils y ont lu ce qu’il ne contient pas et ils l’ont interprété comme étant communiste; et les travailleurs semblent faire la même chose” (Engels à Bebel, 12 octobre 1875). Ainsi, en défendant par le silence un programme contre ses ennemis, ils l’ont défendu également contre ses amis. Quand Engels disait dans la même lettre que “si la presse bourgeoise avait compté un seul individu à l’esprit critique, il aurait démonté ce programme phrase par phrase, aurait examiné le contenu réel de chaque phrase, aurait démontré son non-sens avec la plus grande clarté, aurait révélé ses contradictions et ses bourdes économiques (...) et aurait rendu notre parti tout entier affreusement ridicule”, il décrivait comme une déficience de la presse bourgeoise ce qui en réalité était précisément une déficience du mouvement révolutionnaire de son temps.

6

L’expression concentrée de la subversion historique actuelle est elle-même devenue décentralisée. Le mythe monolithique de l’I.S. a éclaté à jamais. Pendant la première phase, ce mythe avait une certaine base objective : au niveau auquel elle opérait, l’I.S. n’avait pas de rivaux sérieux. Maintenant, on assiste à un affrontement public et international de théories et d’idéologies situationnistes autonomes qu’aucune tendance n’est près de monopoliser. Toute orthodoxie situationniste a perdu son point de référence central. À partir de ce stade, tout situationniste, ou prétendu tel, doit suivre sa propre voie.

7

Les premières critiques du situationnisme sont restées fondamentalement anhistoriques. Elles mesuraient la pauvreté théorique des pro-situs par rapport à la théorie de la première phase. Elles voyaient bien la misère subjective et les contradictions internes de ce milieu, mais non sa position en relation à la somme des vecteurs théoriques et pratiques d’un moment donné ; elles n’ont pas saisi cette “première application non dialectique” comme la faiblesse qualitative de l’ensemble, comme un nécessaire “moment du vrai”. Même les Thèses sur l’I.S. et son temps — qui sont à tant d’égards l’expression récapitulative de la première phase à son point de transition avec la deuxième — ont à peine abordé l’aspect proprement historique du situationnisme.

8

À chaque étape de la lutte, la réalisation partielle de la critique engendre un nouveau point d’équilibre propre avec la société dominante. La théorie échappant à ses formulateurs, elle tend, à travers son inertie idéologique autonome, à se formuler dans toutes les permutations et combinaisons possibles ; mais principalement celles qui reflètent les développements et les illusions nouvelles du moment. Pris dans la transition de la première à la deuxième phase, les pro-situationnistes du “reflux de l’après-mai” personnifiaient l’inertie d’une théorie confirmée. Cette inertie idéologique — à travers laquelle les partisans de la théorie situationniste ont affronté d’une manière défaillante les développements nouveaux dans leur propre pratique, dans celle du prolétariat et dans celle de la société dans son ensemble — a mesuré la faiblesse du mouvement situationniste ; alors que la rapidité, sans précédent dans l’histoire, avec laquelle s’engendrait sa propre négation interne — il s’est effectivement saboté lui-même afin de soutenir une explosion qui lui avait déjà échappé et faire place nette pour une nouvelle phase — confirme sa vérité fondamentale.

9

Les pro-situationnistes ont vu les questions de la deuxième phase dans les termes de la première. En traitant les nouvelles luttes des travailleurs, répandues et relativement conscientes, en actes nihilistes isolés d’une époque antérieure à qui aurait manqué avant tout la proverbiale “conscience de ce qu’elles ont déjà fait”, les pro-situs ont seulement montré qu’il leur manquait la conscience de ce que d’autres étaient déjà en train de faire, et la conscience de tout ce qui manquait effectivement encore. Dans chaque lutte, ils voyaient la même simple conclusion totale et ils identifiaient le progrès de la révolution à l’appropriation de cette conclusion par le prolétariat. Ainsi, en concentrant abstraitement l’intelligence de la pratique humaine au-dessus du processus complexe du développement de la lutte des classes, les pro-situs activistes furent les aspirants bolchévisants d’un fantaisiste coup de la conscience de classe ; ils ont espéré par ce raccourci faire passer dans la réalité leur programme conseilliste, dont ils ont négligé les implications par leur incompréhension ou par leur impatience.

10

L’I.S. ne s’est pas appliquée jusqu’à appliquer sa propre théorie dans l’activité même de la formulation de cette théorie, bien que la nature même de cette théorie ait impliqué la nécessité de sa démocratisation et ait ainsi mis cette question à l’ordre du jour. Dans l’après-mai, ni l’I.S., ni la nouvelle génération de rebelles qu’elle avait inspirés, n’avaient réellement examiné le processus de la production théorique, ni dans ses méthodes, ni dans ses ramifications subjectives, en dehors de quelques procédés vagues et empiriques. Le contrecoup de la réalisation partielle de la théorie situationniste les a lancés, sans défenses, du délire mégalomane à l’incohérence, dans des réactions en chaîne de ruptures sans contenu, dans l’impuissance, et finalement, jusqu’au refoulement en masse de toute l’expérience sans qu’ils se soient jamais demandé ce qu’il leur arrivait.

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Même si l’I.S. a attiré de nombreux partisans pauvrement préparés, le fait même que tant de gens sans expérience particulière de la politique révolutionnaire, ni aucune aptitude ou goût pour celle-ci, aient pensé trouver dans l’activité situationniste un terrain où ils pourraient s’engager de façon autonome et conséquente, est une confirmation de la radicalité de la théorie et de l’époque. Si le milieu situationniste a manifesté tant de prétentions et d’illusions, cela n’était que l’effet en retour normal de la première victoire d’une critique qui a fait éclater tant de prétentions de la société dominante, et d’illusions sur elle.

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Dans la mesure où les idéologies hostiles de la première phase ont délibérément masqué tout ce qui avait rapport aux situationnistes — y compris donc les concepts les plus explicitement associés à eux — la découverte ultérieure de la critique situationniste avait cet effet inverse et exagéré de conférer aux situationnistes un monopole apparent de la compréhension radicale de la société moderne et de son opposition. D’où le caractère abrupt, fanatique, d’une soudaine conversion religieuse qu’a revêtu l’adhésion à la critique situationniste (qui a souvent donné lieu ultérieurement, par une attitude exactement symétrique, à un rejet de celle-ci in toto). Au contraire, le jeune révolutionnaire qui maintenant adhère aux positions situationnistes tend à être moins sujet à cet excès fanatique, précisément parce que les diverses nuances de la lutte situationniste et de sa récupération sont devenues un aspect familier de son monde.

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Dans la deuxième phase, la révolution n’est plus un phénomène apparemment marginal, mais un phénomène visiblement central. Les pays sous-développés ont perdu leur monopole apparent de la contestation ; mais les révolutions ne s’y sont pas arrêtées, elles sont simplement devenues modernes, et ressemblent de plus en plus aux luttes dans les pays avancés. La société qui proclamait son bien-être est maintenant officiellement en crise. Les gestes de révolte autrefois isolés contre une misère elle-même apparemment isolée, se connaissent maintenant pour être généraux, prolifèrent, débordent et découragent tout effort pour les dénombrer. 1968 fut le moment où les mouvements révolutionnaires commencèrent à se voir en compagnie internationale, et c’est cette nouvelle visibilité mondiale qui fit définitivement voler en éclats les idéologies qui voyaient la révolution partout, sauf dans le prolétariat. 1968 fut également le dernier moment où les révoltes importantes pouvaient sembler être des révoltes d’étudiants.

14

Le prolétariat a commencé à agir par lui-même, mais jusqu’à présent à peine pour lui-même. Les révoltes continuent, comme elles l’ont été pendant les cent dernières années, à être des réactions principalement défensives : appropriation des usines abandonnées par leurs propriétaires, ou appropriation des luttes abandonnées par leurs dirigeants (notamment dans les périodes d’après-guerre). Si des secteurs du prolétariat ont commencé à parler pour eux-mêmes, ils ont encore à élaborer un programme franchement révolutionnaire internationaliste, et à exprimer effectivement leurs buts et leurs tendances d’une façon internationale. Si ces secteurs du prolétariat servent déjà d’exemples à des prolétaires d’autres pays, c’est encore à travers la médiation de facto de groupes radicaux, et de l’information spectaculaire.

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Cette idéologie de la première phase qui insistait sur la réalisation concrète du changement radical sans saisir le négatif ou la totalité, a trouvé sa réalisation dans la prolifération de ce que l’on a appelé les institutions parallèles. L’institution parallèle diffère du réformisme classique en étant principalement un réformisme immédiat et autogéré, qui n’attend pas l’État. Elle récupère l’initiative et l’énergie des petits mécontents, et est un indicateur sensible des défauts du système et de leurs solutions possibles. La production parallèle — dont le développement en marge de l’économie récapitule le développement historique de la production marchande — fait fonction de correctif libre-entreprise à l’économie bureaucratisée. Mais la démocratisation et l’ “autogestionnisation” de structures sociales, bien que génératrices d’illusions, sont aussi un facteur favorable pour le développement de la critique révolutionnaire. Elles laissent derrière elles les questions superficielles de la lutte, tandis qu’elles procurent un terrain plus sûr et plus facile à partir duquel il est possible d’aller aux essentielles. Les contradictions dans la production fondée sur la participation démocratique, et dans la distribution parallèle rendent facile le détournement de leurs biens et de leurs moyens, au point de permettre des “Strasbourg des usines” quasi-légaux.

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La notion hippie de trip exprime ce fait que quand les marchandises deviennent plus abondantes, plus adaptables et plus disponibles, la marchandise particulière se dévalorise en faveur de l’ensemble. On ne trouve pas dans le trip une marchandise ou une idée particulières, mais un principe d’organisation qui permet de sélectionner parmi toutes les marchandises et toutes les idées. Par contraste avec le bloc de temps où “tout est compris”, qui est encore vendu comme une marchandise distincte, le caractère marchandise du trip qui est indéfiniment étendu (art, artisanat, passe-temps, marotte, sous-culture, style de vie, projet social, religion), et qui comporte un complexe plus souple de marchandises et de vedettes, est caché derrière l’activité quasi-autonome que l’individu a l’impression de dominer. Le trip exprime ce moment où le spectacle est devenu si surdéveloppé qu’il devient participatoire. Il retrouve l’activité subjective qui manque au spectacle, mais il se heurte aux limites du monde dominé par le spectacle ; limites qui sont encore absentes dans le spectacle tant qu’il reste plus distant de la vie quotidienne.

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L’affaiblissement de l’empire exclusif du travail, et l’extension en conséquence du loisir et de sa fragmentation, donnent naissance au dilettantisme toujours plus étendu de la société moderne. Le spectacle présente l’agent secret qui sait au degré près à quelle température correcte le saké doit être servi, et initie les masses aux techniques de la vie exotique et aux plaisirs sophistiqués antérieurement réservés aux classes supérieures. Mais le “néo-honnête-homme” dont le spectacle fait l’éloge reste aussi loin de la maîtrise de sa propre vie. Quand le spectacle devient surdéveloppé et veut se défaire de la misère et de l’unilatéralité de son origine, il avoue simplement n’être qu’un parent pauvre du projet révolutionnaire. Il peut multiplier les amusements et les rendre plus participatoires, mais leur base marchande les refoule inéluctablement dans le moule de la consommation. Des individus isolés peuvent, dans une caricature de Fourier, s’assembler sur la base de nuances toujours plus précises des goûts spectaculaires communs, mais ces liens les laisseront malgré tout séparés les uns des autres et de la totalité sociale ; et l’activité passionnée recherchée s’enfoncera dans sa trivialité. Le nouveau cosmopolite reste historiquement provincial.

18

À l’insatisfaction grandissante, suscitée par sa tendance vers l’uniformité du plus-petit-dénominateur-commun, le spectacle répond en se diversifiant. Les luttes sont canalisées en luttes pour une place dans le spectacle ; ce qui conduit au développement semi-autonome de divers spectacles destinés à des groupements sociaux spécifiques. Mais le pouvoir singulier d’un spectacle ne lui vient que d’avoir été placé un moment au centre de la vie sociale. Ainsi l’accroissement des choix spectaculaires réduit au même moment le pouvoir spectaculaire, qui dépend de l’importance et de l’asservissement totalitaire de la pseudo-communauté que le spectacle réunit. Le spectacle doit contradictoirement être tout pour tous les hommes individuellement, et se réaffirmer continuellement comme leur unique et exclusif principe d’unification.

19

Le spectacle ressuscite ce qui est mort, importe ce qui est étranger, réinterprète ce qui existe. Le temps nécessaire pour que quelque chose acquière le juste degré de banalité baroque pour être “rétro” diminue continuellement ; l’original est lancé sur le marché simultanément avec sa caricature, dont on peut souvent à peine le distinguer ; les discussions sur les oeuvres artistiques se circonscrivent de plus on plus autour de la seule question de savoir si quelque chose est une parodie ou non. Cela exprime le mépris croissant pour le spectacle culturel ressenti par ses propres producteurs et ses propres consommateurs. La société produit un écoulement de plus en plus rapide des modes et des idéologies, parvenant à un délire qui n’échappe à personne. À mesure que toutes les permutations et combinaisons possibles sont utilisées, les misères et les contradictions individuelles se font connaître, et la forme commune qui réside sous des contenus divers commence à se discerner ; “changer d’illusion à un rythme accéléré dissout peu à peu l’illusion du changement”. Avec l’unification mondiale exercée par le spectacle, il devient de plus en plus difficile d’idéaliser un système parce qu’il est dans une région différente du monde ; et la circulation mondiale des marchandises et donc des personnes rend toujours plus proche la rencontre historique des prolétariats de l’Est et de l’Ouest. Le recyclage permanent de la culture dessèche et dissout toutes les vieilles traditions pour ne laisser que la spectaculaire “tradition du nouveau”. Mais le nouveau perd sa nouveauté, et l’impatience de nouveauté engendrée par le spectacle peut se transformer en impatience à réaliser et à détruire le spectacle, la seule idée qui en permanence reste vraiment “nouvelle et différente”.

20

Parce que la théorie situationniste est une critique de tous les aspects de la vie aliénée, les nuances diverses de situationnismes doivent refléter, dans une forme concentrée, les illusions générales de la société ; les défenses idéologiques engendrées par les situationnistes préfigurent les défenses idéologiques du système.

21

La théorie situationniste a bouclé une boucle quand sa critique de la vie quotidienne arrive à fournir le vocabulaire sophistiqué pour une justification du statu quo. On a vu, par exemple, reprocher à des individus un manque d’ “aptitude à la jouissance”, de “sens du jeu” ou même de “subjectivité radicale”, parce qu’ils ont exprimé leur insatisfaction des pseudo-jouissances dans le milieu situationniste ; et qui ont été accusés de “volontarisme” ou de “militantisme” pour avoir proposé concrètement des projets radicaux ou des activités plus expérimentales qu’à l’ordinaire.

22

Le vaneigemisme est une forme extrême de l’anti-puritanisme moderne qui doit feindre de prendre du plaisir à ce qui est supposé en donner. Tout comme le citadin qui affirme sa préférence pour “la vie à la campagne” bien que, pour une raison ou pour une autre, il n’y aille jamais, ou qui, quand il y va, s’ennuie bientôt et revient à la ville, le vaneigemiste doit feindre le plaisir parce que son activité est par définition “passionnante”, même quand cette activité est en fait ennuyeuse ou inexistante. En faisant connaître à tout le monde qu’il “refuse le sacrifice” et qu’il “demande tout”, il ne diffère de l’homme des publicités qui “exige le meilleur”, que par le degré de sa prétention et par son aveu idéologique — souvent à peine plus que symbolique — des obstacles qu’il rencontre dans la voie de sa réalisation totale. On oublie l’insatisfaction et l’ennui quand ils sont dénoncés d’une manière ennuyeuse ; au moment où même les idéologies les plus rétrogrades deviennent franchement pessimistes et auto-critiques dans leur décomposition, le vaneigemiste présente une image effective de satisfaction du présent.

23

L’égoïsme idéologique vaneigemiste considère comme l’essence radicale de l’humanité cette condition la plus aliénée de l’humanité, qui était reprochée à la bourgeoisie qui “ne laissait subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt” ; ce n’est qu’accidentellement qu’il diffère de la version bourgeoise en envisageant un moyen de réalisation différent pour cette agglomération d’egos isolés. Cette position est démentie par l’expérience historique réelle des révolutions, et souvent même par les actions de ceux qui l’invoquent.

24

L’esprit critique des situationnistes, ainsi que leur “arrogance” calculée et leur utilisation souvent appropriée des insultes — une fois sortis du contexte de la lutte active pour changer la vie — trouvent une place naturelle dans un monde où tout le monde est présenté avec un spectacle d’infériorité, et où chacun est encouragé à penser qu’il est “différent” ; où chaque touriste cherche à éviter “les touristes” et où chaque consommateur s’enorgueillit de ne pas croire les publicités (illusion de supériorité souvent intentionnellement programmée dans les messages publicitaires, en vue de faciliter la pénétration simultanée et subconsciente du message principal). L’individu pseudo-critique affirme, à travers ses critiques méprisantes et sans conséquences, sa supériorité statique sur d’autres individus qui ont des illusions plus simples ou du moins différentes. L’humour situationniste — produit de la contradiction entre les possibilités latentes de l’époque et son absurde réalité — une fois qu’il cesse d’être pratique, se rapproche simplement de l’humour populaire moyen d’une société où le bon spectateur a été largement supplanté par le spectateur cynique.

25

En tant que réinvestisseurs des richesses culturelles du passé, les situationnistes, une fois que s’est perdu l’usage de ces richesses, rejoignent la société spectaculaire comme simples promoteurs de culture. Le processus de la révolution moderne — la communication contenant sa propre critique, la domination permanente du présent sur le passé — s’engrène avec le processus d’une société qui dépend de l’écoulement permanent des marchandises, où chaque nouveau mensonge critique les mensonges précédents. Le fait qu’un ouvrage ait quelque chose à voir avec la critique du spectacle — parce qu’il contient un élément de “radicalité authentique” ou qu’il représente un moment de la décomposition du spectacle qui a été théoriquement exposé — est à peine désavantageux pour lui du point de vue du spectacle. Bien que les situationnistes aient raison de signaler les éléments détournables de leurs prédécesseurs, ils leur gagnent simultanément ainsi une place dans le spectacle qui, parce que le qualitatif lui fait si cruellement défaut, fait bon accueil à l’affirmation qu’on peut le trouver sur le marché parmi les marchandises culturelles. Le fragment détourné est redécouvert en tant que fragment ; quand l’usage s’en va, la consommation demeure ; les détourneurs sont détournés.

26

Un concept aussi vital que situationniste connaît nécessairement à la fois les emplois les plus vrais et les plus mensongers, avec une multitude de confusions intermédiaires.

27

Tout comme avec d’autres concepts théoriques charnières, on ne peut supprimer la confusion intéressée qui s’applique au concept de situationniste en supprimant l’étiquette de situationniste. Les ambiguïtés de ce terme reflètent les ambiguïtés de la critique situationniste elle-même, à la fois séparée de la société qu’elle combat et en faisant partie, à la fois parti séparé et négation de cette séparation. L’existence d’un “milieu situationniste” distinct, qui est tout autant la concentration sociale de la conscience révolutionnaire avancée et la personnification sociale du situationnisme concentré, exprime les contradictions du développement inégal de la lutte consciente dans cette époque. Même si être explicitement situationniste peut à peine être la garantie d’une pratique intelligente, ne pas l’être est presque une assurance de visées falsificatrices, ou d’une ignorance de plus en plus difficile à maintenir involontairement. Le “spectacle” sera considéré comme un concept spécifiquement situationniste, aussi longtemps qu’il ne sera considéré que comme un élément périphérique parmi d’autres de la société. Mais quand cette société refoule simultanément ses aspects centraux et la théorie qui les a articulés le plus radicalement, et pense ainsi faire d’une pierre deux coups en traitant ensemble ces deux éléments de la réalité qui ne se laissent pas mettre dans des catégories, elle confirme leur réelle unité ; comme lorsque, par exemple, la bibliographie d’un ouvrage associe dans une même rubrique “Vie quotidienne, société de consommation et thèmes situationnistes”.

28

Pour l’I.S., l’étiquette situationniste a servi à trancher entre l’incohérence dominante et une exigence nouvelle. L’importance de ce terme dépérit dans la mesure où les nouvelles exigences sont largement connues et pratiquées, dans la mesure où le mouvement prolétarien devient lui-même situationniste. Une telle étiquette facilite également la mise en catégorie spectaculaire de ce qu’elle représente. Mais cette mise en catégorie expose dans le même temps la société à la cohérence des diverses positions situationnistes qui rend possible une étiquette unique ; le côté de la barricade en faveur duquel penchera cette balance dépend de l’ensemble des significations portées par le terme dans un moment donné. C’est le tranchant du terme qui est en jeu dans les affrontements divers pour savoir si quelqu’un ou quelque chose est situationniste ; c’est une victoire notable de ce tranchant que le terme “pro-situationniste” ait été rendu péjoratif pour tout le monde. Bien que leur association à l’étiquette ne puisse servir à défendre des actes, en un certain sens les actes des situationnistes défendent le terme de “situationniste”, qu’ils contribuent à rendre comme une bombe trop concentrée et trop dangereuse pour que la société joue avec. Ainsi, la société qui présente avec peu de difficultés certains de ses secteurs comme “communistes”, “marxistes” ou “libertaires” trouve encore impossible ou imprudent de présenter un de ses aspects comme étant “situationniste”, alors qu’elle l’aurait certainement déjà fait si par exemple un sens “nashiste” (opportuniste et néo-artistique) du terme avait prévalu.

29

À ses débuts, aussi longtemps que personne d’autre ne leur est proche, la critique situationniste semble si intrinsèquement anti-idéologique à ses défenseurs, qu’ils ont de la peine à imaginer un situationnisme, qui ne serait pas un énorme mensonge ou un malentendu. “Il n’y a pas de situationnisme”, c’est un “vocable privé de sens” déclare Internationale Situationniste no 1. Une simple différenciation suffit à défendre le terme du mésusage. La 5ème conférence de l’I.S. décide que tous les travaux artistiques produits par ses membres doivent être explicitement qualifiés d’ “anti-situationnistes”. Mais la critique situationniste, qui s’oppose par définition à son idéologisation, ne peut définitivement ou absolument s’en séparer. L’I.S. découvre une tendance “infiniment plus dangereuse que la vieille conception artistique que nous avons tant combattue. Elle était plus moderne donc moins évidemment claire. (...) Notre projet s’est formé en même temps que les tendances modernes à l’intégration. Il y a donc une opposition directe, et aussi un air de ressemblance, en ce que nous sommes réellement contemporains. (...) Nous sommes forcément sur la même route que nos ennemis — le plus souvent les précédant” (I.S. no 9).

30

Il est notoire que l’intelligentsia moderne a souvent utilisé des éléments de la théorie situationniste ; autrefois sans l’avouer, plus récemment en l’avouant la plupart du temps (c’est qu’un tel plagiat est devenu plus difficile à masquer, mais qu’en même temps l’association spectaculaire avec les situationnistes augmente le prestige de ce plagiat, plus que la révélation de sa dépendance envers eux ne le diminue). Mais il y a plus significatif : ce sont les nombreuses manifestations théoriques et idéologiques qui, sans aucune influence directe des situationnistes, et même sans connaître leur existence, sont inéluctablement entraînées aux mêmes questions et aux mêmes formulations, parce que ces dernières ne sont rien d’autre que les points charnières intrinsèques de la société moderne et de ses contradictions.

31

Dans la mesure où la théorie situationniste se développe et s’approfondit, la société moderne doit en récupérer de plus en plus d’éléments ; simplement pour comprendre un minimum de son propre fonctionnement et de son opposition, ou pour construire le spectacle qui répondra à ce qui est le plus généralement désiré ; sinon, se refoulant l’existence de cette théorie, elle s’expose à ses propres “angles morts” qui grandissent en conséquence.

32

Tout ce que l’I.S. a dit sur l’art, le prolétariat, la vie quotidienne, l’urbanisme, le spectacle, se trouve aujourd’hui répandu partout, moins l’essentiel. Dans l’anarchie du marché idéologique, des idéologies particulières incorporent des éléments de la théorie situationniste, en les séparant de leur totalité concrète ; mais si l’on considère ces manifestations dans leur ensemble, elles réunissent effectivement ces éléments en tant que totalité abstraite. Toute l’idéologie moderniste, prise en bloc, constitue le situationnisme.

33

Le situationnisme est le vol de l’initiative au mouvement révolutionnaire, la critique de la vie quotidienne menée par le pouvoir lui-même. Le spectacle se présente, sinon comme l’initiateur, du moins comme le forum nécessaire où peuvent se discuter les idées de sa destruction. Les thèses révolutionnaires n’apparaissent pas comme les idées des révolutionnaires, c’est-à-dire liées à une expérience et un projet précis, mais plutôt comme un subit accès de lucidité des dirigeants, des vedettes et des marchands d’illusions. C’est la révolution qui y devient un moment du situationnisme.

34

La société du situationnisme ne sait pas qu’elle l’est ; ce serait lui faire trop d’honneur que de lui prêter cette lucidité. Seul le prolétariat peut en comprendre la totalité en la détruisant. C’est le camp révolutionnaire principalement, qui engendre les diverses illusions et les nuances idéologiques qui peuvent étayer le système et justifier un statu quo restauré. Les succès mêmes des révoltes, qui sont arrivées à un point d’équilibre ambigu avec le système, servent en partie à faire la publicité de la grandeur d’un système qui peut engendrer et s’accommoder de tels succès radicaux.

35

Il est dans l’essence du situationnisme de n’être pas réalisable immédiatement, ni complètement. Il ne veut pas être pris au mot, mais suivi à un infime degré de distance ; si cette distance est supprimée, la mystification apparaît.

36

En produisant son situationnisme, la société fait voler en éclats la cohésion des autres idéologies, balaie les falsifications archaïques et accidentelles, et réunit les fragments qu’elle peut se réintégrer. Mais en concentrant ainsi la fausse conscience sociale, la société prépare la route à l’expropriation de cette conscience expropriée. La finesse de la récupération contraint les révolutionnaires à se désabuser, son unité pousse le conflit vers un niveau plus élevé, et les éléments de situationnisme diffusés mondialement incitent à leur dépassement, dans les régions où ils ne s’étaient même pas encore développés à partir d’une base théorique locale.

37

L’I.S. fut exemplaire non seulement pour ce qu’elle a dit, mais surtout pour tout ce qu’elle n’a pas dit. La prolixité dilue le pouvoir de la critique. La discussion sur les points qui ne font pas la différence obscurcit les points qui la font. Lorsqu’elle monte à la tribune du pseudo-dialogue dominant, la vérité se transforme en un moment du mensonge. Les révolutionnaires doivent savoir se taire.

KEN KNABB

1976

Version française de The Society of Situationism. Traduit en 1976 par Daniel Denevert, Françoise Denevert et Ken Knabb.

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La réalisation et la suppression de la religion

Pour ce qui est de la connerie, en quantité autant qu’en diversité, aucune autre activité humaine ne surpasse la religion. Si, de plus, on prend en compte sa complicité avec la domination de classe tout au long de l’histoire, on ne s’étonnera pas qu’elle se soit attiré le mépris et la haine d’un nombre toujours croissant de gens, en particulier des révolutionnaires.

Les situationnistes ont repris la critique radicale de la religion, abandonnée par la gauche, et l’ont élargie à ses formes modernes et sécularisées — le spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou aux idéologies, etc. Mais leur attachement à une position unilatérale et non dialectique envers la religion a reflété et renforcé certains défauts du mouvement situationniste. Se développant à partir de la perspective selon laquelle, pour être dépassé, l’art doit être à la fois réalisé et supprimé, la théorie situationniste n’a pas su voir qu’une position analogue devait être adoptée à l’égard de la religion.

La religion est l’expression aliénée du qualitatif, “la réalisation fantastique de l’homme”. Le mouvement révolutionnaire doit s’opposer à la religion, mais non pas pour lui préférer un amoralisme vulgaire ou un bon sens philistin. Il doit se placer de l’autre côté de la religion. Pas moins qu’elle, mais plus.

Quand les situationnistes traitent de la religion, ce n’est généralement que sous ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires, comme un chien de paille que réfuteront avec mépris ceux qui sont incapables de réfuter quoi que ce soit d’autre. Exceptionnellement, il leur arrive d’admettre vaguement un Jakob Boehme ou une Fraternité du Libre Esprit dans leur panthéon, parce que l’I.S. les a cités avec approbation; mais jamais rien qui les toucherait intimement. Des questions qui mériteraient un examen et un débat sont laissées de côté parce qu’elles ont été monopolisées par la religion ou parce qu’elles se sont trouvées formulées en des termes à connotation religieuse. Certains peuvent pressentir l’inadéquation d’un tel rejet, mais ils ne savent pas trop comment on pourrait agir autrement sur un terrain aussi tabou, et donc eux aussi se taisent ou retombent dans des banalités. Pour des gens qui veulent “dépasser tous les acquis culturels” et réaliser “l’homme total”, les situationnistes sont souvent étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires de la religion.

Il ne s’agit pas d’ajouter une dose de religion pour arrondir notre perspective, de créer un situationnisme “a visage humain”. On n’humanise pas un outil, une méthode critique. (La notion “d’humaniser le marxisme” révèle simplement la nature idéologique dudit marxisme). Il s’agit d’examiner les angles morts et les rigidités dogmatiques qui se sont développés à partir d’une attaque critique contre la religion, attaque qui a eté en grande partie légitime. C’est justement quand une position théorique l’a emporté qu’il devient à la fois possible et nécessaire de la critiquer avec plus de rigueur. La formule approximative qui avait valeur de provocation dans un précédent contexte devient la base de nouvelles idéologies. Un progrès qualitatif s’accompagne souvent d’un retard apparemment paradoxal.

Il ne suffit pas d’expliquer la religion par son rôle social ou son développement dans l’histoire. Il faut découvrir le contenu qui s’exprime dans les formes religieuses. C’est parce que les révolutionnaires n’ont pas vraiment fait face à la religion que celle-ci ne cesse de revenir les hanter. C’est parce que sa critique est restée abstraite, superficielle, matérialiste-vulgaire que la religion renaît continuellement sous de nouvelles formes, y compris parmi ceux qui s’y opposaient auparavant pour toutes les bonnes raisons “matérialistes”. Les situationnistes peuvent bien observer avec complaisance que “toutes les Églises se décomposent” et ne pas remarquer qu’on assiste également, et ceci précisément dans les pays industriels les plus avancés, à la prolifération de milliers de religions et de néo-religions. Toute nouvelle manifestation religieuse est un signe de l’échec de la théorie radicale à exprimer la signification authentique et cachée qui est recherchée à travers ces formes.

La religion comprend de nombreux phénomènes dissemblables et contradictoires. Mis à part ses aspects purement apologétiques, elle offre des rituels esthétiquement attirants; des défis moraux; des formes de contemplation pour se “recentrer”; des principes pour organiser sa vie; une communion que l’on trouve rarement dans le monde profane; etc. En faisant sauter ce conglomérat, la révolution bourgeoise n’a pas détruit la religion, mais a servi, dans une certaine mesure, à en dégager les divers aspects. Se retrouvant indépendants, des éléments de la religion qui, à l’origine, étaient pratiques sont contraints de le redevenir, ou de disparaître.

Les voies et les techniques néo-religieuses sont innombrables: modifications ou combinaisons de religions traditionnelles; thérapies psychologiques ou psychophysiques; stages de perfectionnement de soi; techniques de méditation; psychédéliques; activités adoptées comme “modes de vie”; expériences communautaires... Ayant été démythifiées, rationalisées, mises sur le marché, ces pratiques sont, dans une certaine mesure, adoptées pour leur valeur d’usage, plutôt qu’imposées par une Église officielle et toute-puissante. Bien sur, les usages qu’on en fait sont amplement variés, souvent triviaux ou dans un simple but d’évasion; et beaucoup des vieilles superstitions et mystifications persistent même sans la raison d’être sociale qui les renforçait précédemment. Mais cette expérimentation populaire n’est pas seulement un reflet de la décomposition sociale, c’est également un important facteur positif dans le mouvement révolutionnaire actuel, l’expression largement répandue de gens essayant de prendre en main leur propre vie. La théorie situationniste a oscillé entre deux visions: celle de gens totalement aliénés explosant un beau jour, libérant toute leur rage et leur créativité refoulées; et celle de microsociétés de révolutionnaires vivant déjà selon les exigences les plus radicales. Elle a peu réussi à traiter des expériences plus ambiguës qui oscillent entre la récupération et la radicalité, là où les contradictions s’expriment et se développent; elle les abandonne à la récupération qui, elle, semble confirmer pareille attitude. Il ne s’agit pas d’être plus tolérant envers ces expériences, mais de les examiner et de les critiquer plus à fond, plutôt que de les rejeter avec mépris.

À mesure que nous développons une critique plus radicale, plus profonde de la religion, on peut envisager des interventions sur les terrains religieux analogues à celles que faisait l’I.S. à ses débuts sur les terrains artistique et intellectuel; attaquer, par exemple, une néo-religion non pas seulement dans la perspective “matérialiste” classique, mais parce qu’elle ne va pas assez loin dans ses propres termes, parce qu’elle n’est pas, pour ainsi dire, assez “religieuse”.

On oublie souvent que la théorie révolutionnaire n’est pas fondée sur des préférences ou des principes, mais sur l’expérience du mouvement révolutionnaire. La base de la critique du “sacrifice”, par exemple, n’est pas que l’on doit être égoïste par principe — que c’est une mauvaise chose d’être altruiste, etc. — mais vient de la constatation que le sacrifice et l’idéologie sacrificielle tendent à être des facteurs importants dans le maintien de la hiérarchie et de l’exploitation. Ce n’est qu’une heureuse coïncidence historique si l’activité révolutionnaire actuelle a tendance à être intéressante et agréable, et si se faire un instrument de la manipulation politique n’est pas seulement désagréable, mais aussi non stratégique. Les situationnistes avaient raison de montrer et d’affirmer l’aspect ludique des luttes radicales ou l’aspect radical d’actes ludiques en apparence insignifiants (le vandalisme, etc.). Mais la coïncidence de telles constatations a conduit bien des gens à la conclusion séduisante, sinon tout à fait logique, que l’activité révolutionnaire est par définition agréable; ou même que le plaisir est par définition révolutionnaire. Le problème est plutôt de savoir comment affronter ces situations où le plaisir immédiat ne coïncide pas nécessairement avec les besoins révolutionnaires; chercher des façons de rapprocher les deux côtés (le détournement affectif), mais sans dissimuler les contradictions quand ce rapprochement n’est pas possible.

Les mêmes situationnistes qui montrent la bêtise de ce gauchisme qui réduit les luttes des travailleurs à des questions purement économiques, réduisent à leur tour la révolution à des questions purement “égoïstes” quand ils insistent sur le fait que les gens luttent — ou au moins devraient lutter — seulement “pour eux-mêmes”, “pour le plaisir”, etc. Leurs exhortations à “refuser le sacrifice” se substituent à toute analyse, ou mènent à de fausses analyses. Dénoncer le maoïsme, par exemple, simplement parce qu’il se base sur le “sacrifice”, cela ne répond pas aux sentiments communautaires sains et généreux dont la récupération est pour beaucoup dans l’attrait du maoïsme. Ce qui est contre-révolutionnaire dans le maoïsme, ce n’est pas le sacrifice en lui-même mais le genre de sacrifice et l’usage qui en est fait. Les gens n’ont pas seulement accepté, quand cela était nécessaire, de subir la pauvreté, la prison et d’autres souffrances pour la révolution, ils l’ont même souvent fait avec joie, considérant le confort matériel comme relativement secondaire, trouvant une satisfaction plus profonde dans la conscience de l’efficacité et de la beauté de leurs actes. Il y a des victoires qui ne sont pas visibles par tous, des moments où l’on peut voir que l’on a “déjà gagné” une bataille, même s’il peut sembler superficiellement que rien n’a changé.

Il est nécessaire de faire la distinction entre la dévotion de principe à une cause qui peut comporter quelque sacrifice de ses intérêts égoïstes les plus étroits, et l’avilissement devant une cause qui exige le sacrifice du “meilleur de soi-même” — son intégrité, son honnêteté, sa magnanimité.

En mettant exclusivement l’accent sur les jouissances immédiates que l’on peut trouver dans l’activité révolutionnaire (à cause d’un enthousiasme naïf ou dans un but de séduction politique ou sexuelle), les situationnistes se sont exposés aux griefs de ces gens qui la rejettent sur cette base, déçus dans leur attente de divertissement.

On comprend pourquoi l’anti-sacrifice a été un pilier de l’idéologie situationniste tant épargné par la critique. D’abord, il fournit une excellente défense contre le fait d’avoir à rendre des comptes à soi-même ou aux autres: on peut justifier pas mal de manquements en disant simplement qu’on n’éprouvait pas un attrait passionné à faire ceci ou cela. Ensuite, l’individu qui n’est révolutionnaire que pour son propre plaisir sera, on peut le supposer, indifférent ou même contre-révolutionnaire quand cela lui conviendra mieux. Pour éviter qu’on ne remarque ce corollaire embarrassant, il est donc contraint de postuler que l’activité révolutionnaire va toujours automatiquement de pair avec le plaisir.

Le succès même de l’I.S. a contribué à l’apparente justification d’une pose anachronique provenant des circonstances accidentelles de ses origines (dans l’avant-garde culturelle française, etc.) et même peut-être de la personnalité de certains de ses principaux animateurs. L’agressivité du ton situationniste reflète le recentrage de la révolution dans l’individu réel, engagé dans un projet qui veut abolir tout ce qui existe en dehors de lui. À la différence du militant, le situationniste est naturellement prompt à réagir contre la manipulation. Bien qu’une telle attitude soit tout à fait le contraire d’élitiste, elle peut aisément le devenir par rapport à ceux qui ne possèdent pas cette autonomie ou ce respect de soi. Ayant éprouvé l’excitation de prendre en main sa propre histoire (ou du moins s’étant identifié à ceux qui l’ont fait), il en vient à ressentir de l’impatience et du mépris pour la docilité dominante. De ce sentiment parfaitement compréhensible à une pose néo-aristocratique, il n’y a qu’un pas. Cette pose n’est pas toujours la marque des proverbiales “aspirations hiérarchiques”; c’est plutôt que, frustré par la difficulté d’atteindre sensiblement la société dominante, le situationniste cherche une compensation dans le fait de toucher sensiblement au moins le milieu révolutionnaire, d’y être reconnu comme ayant raison, comme ayant accompli des actions radicales valables. Son égoïsme devient de l’égotisme (culte du moi). Il commence à croire qu’il mérite un respect inhabituel pour être si inhabituellement anti-hiérarchique. Il défend avec hauteur son “honneur” ou sa “dignité” quand quelqu’un a l’effronterie de le critiquer, et il trouve dans l’I.S. et ses précurseurs reconnus un style qui va bien avec cette nouvelle manière de se voir.

Un mécontentement intuitif, provoqué par ce style égotiste, est à la source d’une grande partie des discussions exprimées d’une façon quelque peu trompeuse en termes de “féminité” et de “masculinité”. Il n’y a rien d’intrinsèquement “masculin”, par exemple, dans le fait d’écrire; les femmes vont devoir apprendre comment le faire si elles ne veulent pas rester impuissantes. Ce qu’elles n’ont pas à apprendre, c’est la pose néo-aristocratique sans intérêt qui a caractérisé l’expression situationniste dominée par des hommes.

Certains situationnistes n’ont eu aucune inclination naturelle particulière pour cette pose. Mais il a été difficile de l’isoler et donc de l’éviter, puisque les accusations “d’arrogance”, “d’élitisme”, etc., sont dirigées souvent à tort sur les aspects précisément les plus tranchants de la pratique situationniste. C’est difficile de ne pas se sentir supérieur quand on vous adresse telle ou telle pseudo-critique que vous avez déjà entendue et réfutée cent fois. De plus, la fausse modestie peut être trompeuse. Il y a des choses que l’on ne peut laisser passer. Bien qu’un révolutionnaire ne doive pas penser qu’il est (lui ou son groupe) essentiel au mouvement, ni par conséquent qu’il doit être défendu par tous les moyens, il doit défendre ses actions dans la mesure où il croit qu’elles reflètent des aspects importants de ce mouvement. Il ne s’agit pas de stocker secrètement la modestie et d’autres vertus que Dieu reconnaîtra et récompensera finalement, mais de participer à un mouvement mondial dont l’essence même est la communication.

Le genre situationniste, en fournissant un terrain favorable à la vanité et aux intrigues de sectes, a attiré bien des gens qui n’ont pas grand-chose à voir avec le projet révolutionnaire; des gens qui, en d’autres circonstances, auraient été des bellâtres, des dandys, des intrigants, des dilettantes culturels, des courtisans. Il est vrai que le mouvement situationniste a réagi contre beaucoup de ces individus avec une vigueur qui leur était peut-être inattendue, et qui a découragé beaucoup d’autres de penser qu’ils pourraient y parader impunément. Mais souvent, ce n’était pas à cause de leur rôle prétentieux mais parce qu’ils ne pouvaient maintenir ce rôle de manière assez crédible.

Réciproquement, le genre situationniste a pu répugner d’autres individus sérieux à bien des égards, qui ressentaient cet égoïsme prétentieux comme un anachronisme très éloigné de toute révolution à laquelle ils auraient pu s’intéresser. À voir cette prétention apparemment liée à la radicalité tranchante des situationnistes, beaucoup de gens les ont rejetées, d’une manière simpliste, toutes les deux en bloc, pour s’engager dans d’autres voies qui, quoique plus limitées, évitaient au moins cette pose répugnante. Le mouvement qui comptait sur l’attrait radical de l’activité anti-rôle et anti-sacrificielle a fini par repousser des gens qui n’avaient aucun désir de se sacrifier au rôle situationniste réactionnaire.

Le situationniste égoïste a une conception assez philistine de la libération humaine. Son égoïsme n’est que l’inversion de l’humiliation de soi. Il prône le “jeu” dans un sens puéril, comme si la simple rupture des contraintes était automatiquement productrice de plaisir. En évoquant l’enfant, il ne sympathise pas seulement avec sa disposition à la rébellion, mais aussi avec son impatience et son irresponsabilité. Sa critique de “l’amour romantique” ne vient pas seulement de la perception des illusions et de la possessivité névrotique qu’on y trouve, mais aussi d’une simple ignorance de l’amour et de ses possibilités. Ce n’est pas tant la communauté humaine aliénée qui l’embête que ce qui l’empêche d’y participer. Ce dont il rêve vraiment, sous le verbiage situationniste, c’est d’une societé spectaculaire cybernétisée qui répondrait à ses caprices dans des formes plus variées et plus sophistiquées. Dans son insistance forcenée sur le “plaisir sans limites”, la satisfaction d’une “multiplication infinie de désirs”, il reste un consommateur, et qui s’affiche. S’il n’aime pas la “passivité”, c’est moins parce que le fait d’y être réduit freine ses élans créateurs que parce qu’il a un besoin frénétique d’activité et qu’il ne sait pas quoi faire de lui-même s’il n’est pas entouré d’un tas de distractions. De la contemplation comme moment de l’activité, ou de la solitude comme moment du dialogue, il ne connaît rien. Bien qu’il ait toujours “l’autonomie” à la bouche, il lui manque le courage d’agir sans se soucier de ce que les autres penseront de lui. Ce n’est pas sa vie qu’il prend au sérieux, c’est son moi.

La théorie critique ne présente pas une vérité immuable, “objective”. C’est une attaque, une formulation qui a été abstraite de la réalité, simplifiée et poussée à l’extrême. Le principe est: “Si ça vous va, prenez-le”. Les gens se voient forcés de se demander dans quelle mesure la critique sonne juste, et ce qu’ils vont en faire. Ceux qui veulent fuir le problème se plaindront de ce que la critique est injustement partiale, et ne présente pas la situation totale. Réciproquement, le révolutionnaire qui ignore la dialectique et qui veut affirmer son extrémisme, approuvera la critique (tant qu’elle n’est pas dirigée contre lui) comme une évaluation objective et équilibrée.

Beaucoup des extravagances théoriques révolutionnaires viennent du fait que, dans un milieu où la “radicalité” est la base du prestige, on a intérêt à faire des affirmations toujours plus extrémistes et à éviter tout ce qui pourrait être pris comme témoignant de l’affaiblissement de son intransigeance envers ce qui est officiellement mauvais. Ainsi les situationnistes voient d’un assez bon oeil les aspirations ludiques ou érotiques (“Il est seulement nécessaire qu’elles aillent au bout de leurs implications les plus radicales”, etc.) tout en repoussant avec des insultes les aspirations morales, bien que celles-ci ne soient pas plus ambiguës que celles-la.

En réaction exagérée contre la complicité générale de la morale avec l’ordre dominant, les situationnistes s’identifient fréquemment à l’image que se font d’eux leurs ennemis, et affichent leur propre “immoralité” ou “criminalité”. Une telle identification n’est pas seulement puérile, elle n’a pratiquement aucune signification, aujourd’hui qu’un libertinage irresponsable est un des modes de vie les plus largement acceptés et exaltés (bien que la réalité reste ordinairement bien inférieure à l’image). C’est la bourgeoisie qui fut dénoncée dans Le Manifeste Communiste pour n’avoir “laissé subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt”. Si nous avons à nous servir des oeuvres d’un Sade — cette image même de l’aliénation humaine — ou d’un Machiavel, ce n’est pas comme manuels pour conduire nos relations, mais comme des manifestations inhabituellement candides de la société bourgeoise.

L’idéologie égoïste anti-moraliste a sans aucun doute contribué à toutes ces ruptures inutilement acrimonieuses et de mauvaise foi qu’a connues le milieu situationniste. Bien sûr, les situationnistes sont souvent des gens tout à fait gentils; mais c’est presque en dépit de tout leur environnement idéologique. J’ai vu des situationnistes se sentir gênés et presque s’excuser d’avoir fait un acte aimable (“Ce n’était pas du sacrifice...”). Il manque une théorie pour toute la bonté spontanée qu’ils peuvent avoir. Le vocabulaire éthique de base se trouve inversé, confus et oublié.

Le fait qu’on puisse à peine employer un mot comme “bonté” sans paraître démodé donne une bonne mesure de l’aliénation de cette société et de ses opposants. Les concepts des différentes “vertus” sont trop ambigus pour être employés sans avoir été critiqués et précisés, mais leurs contraires ne le sont pas moins. Les concepts éthiques ne doivent pas être laissés à l’ennemi sans combat; ils doivent être contestés.

Un facteur important dans ce qui rend les gens mécontents de leur vie, c’est leur propre pauvreté morale. De tout côté, on les encourage à être petits, mesquins, vindicatifs, rancuniers, lâches, avides, jaloux, malhonnêtes, etc. On pourrait dire que cette pression du système enlève une bonne part du blâme pour ces travers; mais cela ne rend pas moins désagréable le fait de les avoir. Un facteur important dans l’extension des mouvements religieux est qu’ils répondent à cette inquiétude morale, inspirant aux gens une certaine pratique éthique qui leur donne la paix d’une bonne conscience, la satisfaction de dire ce qu’ils pensent et d’agir en conséquence (unité de la pensée et de la pratique qui les fait traiter de “fanatiques”).

Le mouvement révolutionnaire, lui aussi, devrait pouvoir répondre à cette inquiétude morale, non pas en offrant un ensemble fixé, rassurant, de règles de conduite, mais en montrant que le projet révolutionnaire est le foyer actuel de ce qui a du sens, le terrain de l’expression la plus cohérente de la compassion; un terrain où les individus doivent avoir le courage de faire les meilleurs choix qu’ils peuvent et les suivre, sans en ignorer les conséquences fâcheuses mais en évitant de nourrir un inutile sentiment de culpabilité.

L’acte de compassion n’est pas révolutionnaire en soi, mais il est un dépassement momentané des relations sociales marchandes. Il n’est pas le but, mais il est de même nature que le but. Il doit avouer ses propres limites. Quand il devient satisfait de lui-même, il a perdu sa compassion.

À quoi bon les évocations lyriques de futures revanches sur les bureaucrates, les capitalistes, les flics, les prêtres, les sociologues, etc.? Elles servent à compenser le manque de substance d’un texte et ne reflètent habituellement même pas les véritables sentiments de leur auteur. C’est une vieille banalité de stratégie de dire que si l’ennemi sait qu’il sera de toute façon tué, il combattra jusqu’à la fin plutôt que de se rendre. Bien sûr, il ne s’agit pas d’être non-violent, pas plus que d’être violent, par principe. Ceux qui défendent violemment ce système attirent la violence sur eux-mêmes. Il est d’ailleurs remarquable que les révolutions prolétariennes sont habituellement très magnanimes. La vengeance se limite en général à quelques attaques spontanées contre les tortionnaires, la police ou les membres de la hiérarchie notoirement responsables d’actes cruels, et s’apaise vite. Justifier certains “excès” populaires est une chose; les exiger comme tactiques essentielles en est une autre. Le mouvement révolutionnaire n’a aucun intérêt à recourir à la vengeance; mais ni, non plus, à l’empêcher.

Il est bien connu que le taoïsme et le zen ont inspiré de nombreux aspects des arts martiaux orientaux: dépassement de la conscience d’ego, de façon à éviter l’anxiété qui générait l’action lucide; non-résistance, de façon à retourner la force de l’adversaire contre lui plutôt que de l’affronter directement; concentration détendue, de façon à ne pas gaspiller son énergie mais à faire converger toutes ses forces précisément au moment de l’impact. On peut probablement se servir de l’expérience religieuse, d’une façon analogue, pour enrichir tactiquement cet art martial suprême qu’est la théorico-pratique révolutionnaire moderne. Pourtant, la révolution prolétarienne a peu en commun avec la guerre classique, car il s’agit moins de deux forces de même nature s’affrontant directement, que d’une majorité écrasante qui développe la conscience de ce qu’elle pourrait être à tout moment. Dans les pays les plus développés, le succès d’un mouvement a davantage dépendu, en général, de sa radicalité, et donc de sa contagion, que du nombre d’armes dont il pouvait disposer. (Si le mouvement est suffisamment répandu, l’armée passera de son côté, etc.; sinon, les armes seules ne suffiront pas, si ce n’est pour accoucher d’un coup d’État minoritaire.)

On doit réexaminer les expériences des mouvements radicaux non-violents, religieux ou humanistes. Leurs défauts sont nombreux et évidents. Leur affirmation abstraite de “l’humanité” est une affirmation de l’humanité aliénée. Leur foi abstraite dans la bonne volonté de l’homme les conduit à tenter d’influencer moralement les dirigeants, et à encourager une “entente” mutuelle plutôt que de chercher une compréhension radicale. Leur recours à des lois morales transcendantes renforce la capacité du système à faire de même. Leurs victoires obtenues en maniant l’économie comme une arme sont en même temps des victoires de l’économie. Leurs luttes non-violentes reposent encore sur la menace de la force, ils évitent seulement d’en être directement les agents, laissant ce soin à “l’opinion publique” et ainsi, en dernière analyse, généralement à l’État. Leurs actes exemplaires deviennent souvent de simples gestes symboliques, permettant à tous les partis de continuer comme avant, avec la différence que les tensions se sont relâchées, que les consciences se sont allégées en “s’exprimant”, “ayant été fidèles à leurs principes”. En s’identifiant à un Gandhi ou à un Martin Luther King, le spectateur se donne une raison pour mépriser d’autres gens qui attaquent l’aliénation de façon moins magnanime; et pour ne rien faire lui-même, la situation étant trop “complexe” puisqu’on trouve des gens bien intentionnés des deux côtés. Ces défauts et d’autres ont été dévoilés théoriquement et pratiquement depuis longtemps. Il n’est plus question de tempérer la soif de pouvoir des dirigeants, leur cruauté ou leur corruption par des admonitions éthiques, mais de supprimer le système dans lequel de tels “abus” peuvent exister.

Néanmoins, ces mouvements ont parfois obtenu de remarquables succès. À partir de quelques interventions exemplaires, ils se sont répandus comme une traînée de poudre et ont profondément discrédité le système et l’idéologie dominants. Dans leurs meilleurs moments ils ont employé — et souvent inventé — des tactiques tout à fait radicales, en comptant sur la propagation contagieuse de la vérité, du qualitatif, comme arme fondamentale. Leur pratique communautaire fait honte à d’autres milieux radicaux, et ils ont souvent été plus explicites sur leurs objectifs et sur les difficultés à les atteindre que bien des mouvements plus “avancés”.

Les situationnistes ont adopté une optique spectaculaire de l’histoire révolutionnaire en se fixant sur ses moments les plus visibles, les plus directs et les plus “avancés”. Ces moments ont souvent dû beaucoup de leur force vive à la longue influence préparatoire de courants plus discrets, plus subtils. Ils étaient souvent “avancés” simplement parce que des circonstances extérieures accidentelles les ont poussés à des formes et des actes radicaux. Ils ont souvent échoué parce qu’ils ne savaient pas très bien ce qu’ils faisaient ni ce qu’ils voulaient.

Les mouvements révolutionnaires comme les mouvements religieux ont toujours eu tendance à engendrer une sorte de division du travail sur le plan de la morale. Des exigences irréalistes, quasiterroristes, intimident les masses au point qu’elles adorent leurs propagateurs plus qu’elles ne s’inspirent d’eux, et qu’elles laissent volontiers un engagement total à ceux qui ont les qualités et le dévouement apparemment nécessaires pour ce faire. Le révolutionnaire doit s’efforcer de démythifier l’extraordinaire apparent des mérites qu’il peut avoir, tout en se gardant de se sentir ou de paraître supérieur à cause d’une modestie manifeste. Il ne doit pas tant être admirable qu’exemplaire.

La critique radicale permanente a été un facteur clé dans le pouvoir subversif des situationnistes; mais leur égoïsme les a empêchés de mener cette tactique jusqu’au bout. Plongé dans tout ce verbiage à propos de “subjectivité radicale” et de “maîtres sans esclaves”, le situationniste n’apprend pas à faire sa propre critique. Il se concentre exclusivement sur les erreurs des autres, et son aisance dans cette méthode défensive renforce son assurance hautaine. En recevant de mauvaise grâce les critiques, il mutile son activité; et quand finalement une critique l’atteint du fait de ses conséquences pratiques, il peut être traumatisé au point d’abandonner toute activité révolutionnaire, ne gardant de son expérience que de la rancune contre ceux qui l’ont critiqué.

Par contraste, le révolutionnaire qui accepte volontiers la critique a une plus grande flexibilité tactique. Confronté à une critique qui lui est faite, il peut se servir “offensivement” des points faibles de cette critique, la réfutant par une démonstration de ses contradictions et de ses suppositions cachées. Ou bien, il peut prendre une attitude de “non-résistance” et se servir des atouts les plus forts de cette critique comme point de départ, la transformant en l’acceptant dans un contexte plus profond que celui qu’on projetait. Même s’il a raison dans une écrasante proportion, il peut choisir de se concentrer sur des erreurs assez subtiles de sa part, au lieu de rabâcher celles plus évidentes des autres. Il ne critique pas ce qu’il y a de plus critiquable mais ce qu’il y a de plus essentiel. Il se sert de lui-même comme moyen pour aborder des questions plus générales. En se mettant lui-même dans l’embarras, il embarrasse les autres. Plus une erreur est exposée concrètement et radicalement, plus il est difficile pour d’autres d’éviter de telles mises en cause d’eux-mêmes. Même ceux qui se réjouissent de la chute apparente d’un ennemi dans quelque sorte d’exhibitionnisme masochiste, se rendent vite compte que leur victoire est vaine. En sacrifiant son image, le révolutionnaire sape l’image des autres, que le résultat consiste à les démasquer ou à leur faire honte. Sa stratégie diffère de celle qui consiste à “subvertir son ennemi par l’amour”, non pas nécessairement en ayant moins d’amour, mais en mettant plus de cohérence dans son expression. Il peut être cruel à l’égard d’un rôle ou d’une idéologie, tout en aimant la personne qui en est prisonnière. S’il amène des gens à se mettre en cause d’une manière profonde, peut être douloureuse, il lui importe peu qu’ils pensent momentanément qu’il est un sale type qui n’agit ainsi que par malveillance. Il désire pousser les autres à participer, ne serait-ce qu’en les entraînant dans une polémique publique contre lui.

Nous avons besoin de développer un nouveau style, un style qui garde le tranchant des situationnistes mais avec une magnanimité et une humilité qui laissent de côté leurs rôles et intrigues sans intérêt. La mesquinerie est toujours contre-révolutionnaire. Commence par toi-même, camarade, mais ne t’arrête pas là.

Appendice

Communalism: From Its Origins to the Twentieth Century de Kenneth Rexroth (Seabury, 1974) contient un exposé vigoureux des voies par lesquelles la dialectique de la religion a continuellement donné naissance à des tendances qui ont été des épines au pied de la société dominante et de l’orthodoxie religieuse, en l’occurrence, dans la forme des mouvements millénaristes et des communautés utopiques. Quoique le style anecdotique de Rexroth serve souvent à illustrer de façon concise un aspect, une grande partie de son bavardage au sujet des manies et des illusions des communalistes, bien qu’amusante, obscurcit des questions essentielles qu’il n’a pas examinées avec assez de rigueur. Il considère les mouvements communalistes en grande partie dans leurs propres termes — la nature de leur vie communautaire, les pièges qu’ils ont rencontrés, le temps qu’ils ont duré. Il lui importe plus de savoir si la société dominante est parvenue à les détruire, que de savoir s’ils ont réussi à y faire quelques brèches. Et en effet, dans bien des cas où ils eurent un certain effet subversif, ce fut seulement accidentel. Bien des courants religieux qui exercèrent une force plus consciemment radicale dans les luttes sociales, comme le gandhisme ou les quakers dans le mouvement antiesclavagiste, ne prirent évidemment pas une forme communaliste, et ne sont donc pas traités dans son ouvrage.

Dans la période suivant la défaite du premier assaut prolétarien, quand la plupart des intellectuels s’avilirent dans le stalinisme, la réaction ou l’ignorance historique intentionnelle, Rexroth fut un des rares à maintenir une certaine intégrité et intelligence. Il continua de dénoncer le système à partir d’une perspective qui était profonde même si elle n’était pas révolutionnaire de façon cohérente. Dans la “gauche” de la culture, il critiqua plusieurs aspects de la séparation entre la culture et la vie quotidienne, mais sans poursuivre jusqu’à la conclusion la plus radicale: attaquer la séparation comme telle, explicitement et de façon cohérente. Puisque la société réprime la créativité, il imagine “l’acte créateur” comme étant le moyen d’une subtile subversion de la société par le qualitatif; mais il conçoit en grande partie cette expression créative en termes artistiques, culturels (“J’écris de la poésie pour séduire les femmes et renverser le système capitaliste”).

Rexroth a certainement eu une influence déterminante sur nombre de gens — moi, entre autres. Mais cette influence, quoique salutaire à maints égards, n’a malheureusement pas assez conduit à une théorico-pratique révolutionnaire lucide. Il n’a pas su reconnaître bien des caractéristiques et expressions de la révolution moderne, en les assimilant trop rapidement à l’échec du vieil assaut prolétarien. Comme il ne voit pas la possibilité d’une révolution, ses analyses sociales contiennent des aperçus lucides aussi bien que des protestations libérales pitoyables. Il retombe sur la notion d’une “société alternative” des individus pratiquant discrètement une authentique communauté dans les interstices de la société condamnée; selon la thèse que, même s’il y a peu de chances d’éviter une apocalypse thermonucléaire ou écologique, c’est la voie la plus satisfaisante pour conduire sa vie en attendant. La prolifération de tels individus qui tiennent à des valeurs radicalement différentes est bien un rejet pratique de l’idéologie marchande, une critique vivante de l’effet de spectacle. C’est une des bases possibles de la révolution moderne. Mais ces individus doivent saisir les médiations historiques à travers lesquelles ces valeurs pourraient être réalisées. Sans cela, ils tendent à retomber dans une vulgaire complaisance quant à leur supériorité à l’égard de ceux qui n’ont pas fait une telle rupture, et s’enorgueillissent de leur irréconciliabilité avec le système alors même qu’ils s’y intègrent.

Je recommande particulièrement l’essai de Rexroth sur Martin Buber dans Bird in the Bush (New Directions, 1959).

KEN KNABB

March 1977

Version française de The Realization and Suppression of Religion. Traduit de l’américain par l’auteur et des amis français. Distribution: J.-F. Labrugère, B.P. 144, 38002 Grenoble cedex, France.

 La brèche en Iran

Le soulèvement en Iran est le plus bel événement depuis la révolution hongroise de 1956. Il a fait trembler tous les pouvoirs du monde et démasqué leur collusion. Les régimes arabes sont aussi inquiétés qu’Israël. La bureaucratie chinoise s’est retrouvée en mauvaise posture: elle soutenait le chah et dénonçait l’opposition à son régime (continuant ainsi la politique de Mao et Zhou, qui le louaient pour son “anti-impérialisme”). Quant à la bureaucratie russe, loin de “fomenter des troubles” en Iran, elle a toujours visé à y maintenir un régime stable et hautement policé, comme partout sur ses frontières, afin que la rébellion ne vienne pas contaminer le peuple russe. Elle a vendu des armes au chah et livré à la S.A.V.A.K. des radicaux iraniens en fuite. C’est seulement lorsque le chah fut sur le point d’être renversé qu’elle commença prudemment à jouer sur les deux tableaux. Les bruits de sabre entre la Russie et les U.S.A. étaient strictement destinées aux spectateurs. L’ambassadeur William Sullivan reconnaissait: “Nous contrôlions le Laos, mais en Iran, ce pays terriblement important pour nous, ni nous ni personne d’autre ne pouvons rien faire. Par une ironie du sort, toutes les grandes puissances — les États-Unis, l’Angleterre, la France, la Chine et l’Union Soviétique — sont tourmentées par ce qui se passe en Iran.” (New York Times, 13 novembre 1978.)

L’éventualité que l’insurrection de masse puisse déborder la médiation bureaucratique ou religieuse, voilà la véritable raison de cette horreur, ressentie par tous les pouvoirs, du “chaos” ou de la “vacance du pouvoir” en Iran. Le mouvement iranien n’est pas essentiellement religieux; seulement, la marge partielle d’immunité concédée à l’expression religieuse lui fournissait une entrée en matière et un point de ralliement. Les femmes, qui auparavant portaient le voile en signe de défi au chah, défient maintenant Khomeiny en refusant de le porter; ses émissaires ont dû lui faire savoir que les ouvriers du pétrole “ne respectent pas la religion”; l’impulsion et la contagion du mouvement ont même déjà poussé plusieurs religieux à outrepasser ses diktats. La destruction de banques, de magasins et de cinémas n’est pas une réaction contre la “modernisation” ou l’ “occidentalisation”, elle est de même nature que l’assaut contre l’aliénation des révoltes modernes en Occident, de Watts à Gdansk.

Il y avait, et il y a encore, des contradictions flagrantes entre le clergé, la bourgeoisie et l’armée. Mais aucun ne pouvait se passer des deux autres. Malgré sa rhétorique intransigeante, Khomeiny négociait en coulisses et, comme le Front National, depuis longtemps il a bien pris soin de conserver l’armée aussi intacte que possible, sommant ses partisans de ne pas la pousser trop loin. En fin de compte, dans la deuxième semaine de février, des éléments radicaux lancèrent l’assaut final sans lui, et lui forcèrent la main. L’armée, au bord du démantèlement, n’avait plus qu’à reconnaître son gouvernement; c’était sa dernière chance d’endiguer l’insurrection populaire.

Comme au Portugal dans le sillage de la chute du régime fasciste, l’impraticabilité politique d’une intervention extérieure ajoutée à la faiblesse et aux contradictions des forces dominantes internes en Iran peut ouvrir quelque temps le champ à des expérimentations sociales partiellement libres. Les grévistes qui ne sont retournés au travail que sur leurs propres bases; les gens qui ont saisi et géré leurs propres villes, “n’obéissant qu’à eux-mêmes” — tous ces faits illustrent des situations de double pouvoir qui n’ont pas été complètement contrôlées. En dépit des appels de Khomeiny, des centaines de milliers d’armes, saisies par des groupes de guérilla ou distribuées au peuple, n’ont pas encore été restituées. Et les mouvement autonomistes kurdes, baloutches et azerbaïdjanais tentent leur chance et peuvent étendre l’insurrection aux pays voisins déjà en pleine crise, où vivent d’autres secteurs de ces mêmes peuples.

Les dirigeants et commentateurs feignent de voir dans toute action radicale l’oeuvre des communistes ou autres gauchistes. En réalité, le parti “communiste” iranien — le parti Toudeh — s’est depuis longtemps discrédité par son réformisme et sa servitude vis à vis de la politique étrangère russe. Bien que virtuellement balayé par la police du chah, il a néanmoins approuvé sa “révolution par le sommet” tout en dénonçant les soulèvements populaires de 1963 et 1978. Il appelait récemment à une coalition gouvernementale pour travailler à la “normalisation de l’économie” et “mettre fin à la crise actuelle aussi vite que possible”.

Quant aux groupes de guérilla et aux étudiants militants, bien largement désillusionnés par les différents régimes “communistes”, ils donnent dans l’organisation hiérarchiques et dans les diverses manipulations qui ont conduit à telles bureaucraties capitalistes d’État. Soixante années de contre-révolution stalino-léniniste ne leur ont rien appris. Ils grossissent la pollution idéologique de leur verbiage creux, ils rabaissent la conscience des ouvriers “patriotes et assidus” (ainsi applaudis précisément pour leur aliénation) avec leurs rengaines sur la “direction correcte”, le “clergé progressiste”, l’ “armée populaire”, les “États ouvriers”, et sur d’autres contradictions du même tonneau. Mais qui se bat pour le véritable pouvoir des soviets?

Un gouvernement “populaire” ne peut pas défendre la révolution, parce qu’il doit se défendre lui-même contre la révolution. Mais une fois qu’il a désarmé et démoralisé le peuple, qui peut le défendre contre la réaction? Mossadegh a déblayé le terrain pour le coup de la CIA en envoyant l’armée contre les grévistes et les manifestants; Ben Bella a chauffé la place pour Boumédienne, qui, lui, a liquidé les îlots d’autogestion en Algérie, et Allende (avec le soutien de Castro) celle de Pinochet en s’en prenant aux ouvriers et aux paysans qui s’étaient armés et emparés des usines et des terres.

La question fondamentale n’est pas de se demander quelle combinaison de forces tiendra l’État, mais de savoir si les ouvriers s’affirmeront contre lui, de manière autonome. S’ils ne parlent pas en leur nom, les bureaucrates le feront à leur place. S’ils ne communiquent pas leurs expériences et analyses (en s’emparant, par exemple, d’imprimeries ou de stations-radio), les mass média continueront à les censurer ou les falsifier. Le seul moyen de défendre la révolution, c’est de l’étendre. Même si elle est vaincue, ce sera autant à défaire. Un mouvement réformiste ou bureaucratique n’intéressera guère des ouvriers qui vivent déjà dans des sociétés réformistes ou bureaucratiques. Seul un mouvement qui s’en prend à tout le système trouvera chez eux un écho, gagnera leur appui pour s’opposer à toute intervention de l’extérieur, et leur inspirera une révolte parallèle. “Les prochaines révolutions ne peuvent trouver d’aide dans le monde qu’en s’attaquant au monde, dans sa totalité” (Internationale Situationniste).

Chaque fois que des gens commencent à faire leur propre histoire, ils redécouvrent les moments les plus forts des tentatives réprimées du passé. Une révolte comme celle de l’Iran est une percée, une ouverture, elle bat en brèche la confusion organisée et la passivité forcée, elle pose les questions en termes concrets. Elle est le moment de la vérité sociale.

BUREAU DES SECRETS PUBLICS

12 mars 1979

Version française de The Opening in Iran. Traduit de l’américain par Jean-François Labrugère, Jean Martaguet et Ken Knabb. Distribution: J.-F. Labrugère, B.P. 144, 38002 Grenoble cedex, France.

Anti-copyright.

 Confessions d’un

ennemi débonnaire de l’État

 

Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy.

—Montaigne      

 

Enfance

Je suis né en 1945 en Louisiane, où ma mère était allée rejoindre mon père qui y faisait son service militaire. Pendant la guerre, nous vivions à la ferme de mes grands-parents maternels dans le Minnesota. Quand mon père est revenu deux ans plus tard, nous nous sommes installés à Plainstown, sa ville natale, dans les Ozarks, région valonnée entre le sud du Missouri et le nord de l’Arkansas.

Dans cette ville un peu en retard par rapport au reste du pays, on pouvait encore goûter la vie américaine provinciale et “prétélévision” du début du siècle, idéalisée par l’illustrateur Norman Rockwell — le monde des balancelles sous les vérandas et des après-midi oisifs, des éclaireurs et des parties de base-ball sur des terrains de fortune, des quadrilles folkloriques et des pique-niques paroissiaux, des foires régionales, des camps d’été, des feuilles d’automne, des Noëls sous la neige. Ce style de vie a été souvent décrié, mais il avait quand même quelques avantages par rapport au genre d’existence banlieusarde et artificielle qui commençait déjà à le remplacer. Malgré leur naïveté à bien des égards, les habitants de l’état dont la devise officielle est “Je ne crois qu’à ce que je vois” gardaient toujours quelques vestiges de scepticisme et de bon sens twainiens (Mark Twain est du Missouri). Même les gens les plus pauvres possédaient souvent leur propre maison ou leur propre ferme. L’entraide des grandes familles donnait une certaine sécurité dans les temps difficiles. La vie était tranquille. Un gosse pouvait grandir sans se rendre bien compte des problèmes du monde extérieur.

Des séjours annuels dans la ferme du Minnesota permettaient de garder le lien avec les vieilles traditions. Je me revois encore en train de fouiller dans l’immense grenier à foin de la vieille grange, d’explorer la vieille maison avec ses meubles à l’ancienne mode et plein de choses fascinantes, telles qu’une glissière pour le linge qui allait de l’étage jusqu’au sous-sol, lequel sentait le moisi et était remplis de bibelots et de machins bizarres du dernier siècle. Ou bien de balades avec mon grand-père, un type alerte et plein d’entrain qui travaillait toujours aux champs malgré ses quatre-vingt-dix ans.

 Mon père était un des derniers médecins de famille de la vieille école, accouchant les femmes sur plusieurs générations, ne prenant que cinq dollars pour une visite à domicile, même au milieu de la nuit, et parfois rien du tout si la famille était dans la gêne. Tout comme son père avant lui, il travaillait à temps plein comme médecin, et en plus comme fermier. Et s’il a arrêté l’exercice de la médecine il y a deux ans, il s’occupe encore un peu de la ferme. Ma mère était diplômée en physiothérapie, mais elle consacrait le plus clair de son temps à s’occuper de mes deux soeurs et de moi.

Sam, mon premier et meilleur ami, avait deux ans de plus que moi et habitait à deux pas. Nous jouions à tous les jeux typiques — le base-ball, le basket-ball, le football américain, le badminton, le ping-pong, kick-the-can, les billes, les cartes, le Monopoly, le Scrabble... Mais ce qui nous plaisait le plus, c’étaient les activités que nous inventions nous-mêmes : des constructions compliquées avec des assortiments de petits rondins ou de petites poutrelles métalliques; le déploiement de cow-boys et d’indiens miniatures dans des forts et des tunnels que nous creusions dans un tas de sable; la construction de deux petites cabanes, dont l’une était dans un arbre; l’organisation de spectacles et de fêtes foraines pour les autres gosses au voisinage.

Les souvenirs de l’école primaire sont également chers à mon coeur. Sans être vraiment “progressiste”, le système d’enseignement était assez souple et me réussissait plutôt bien. Comme j’apprenais toutes les leçons sans effort, les institutrices me dispensaient d’une partie des devoirs ordinaires pour me permettre de poursuivre des projets indépendants, seul ou en compagnie d’autres élèves doués: des recherches sur la géographie, l’histoire, l’astronomie ou la physique nucléaire dans les encyclopédies, la compilation de listes, de diagrammes et de tableaux, des expériences, des exposés scientifiques.

En dehors de l’école je dévorait les livres — les sciences, l’histoire et la bande dessinée Pogo étaient mes lectures favorites — et j’apprenais quelques nouveaux jeux : le tennis, le billard, les échecs et surtout le bridge, un jeu fascinant. Je lis d’ailleurs toujours avec plaisir des livres sur la stratégie du bridge, bien que je n’ai joué que rarement depuis que j’ai quitté la maison. Mais là encore, ce sont les activités que nous avons inventé pour nous-mêmes, mes amis et moi, qui m’ont laissées les plus doux souvenirs. A trois, nous avons créé un îlot imaginaire habité par des familles de personnages découpés dans du caoutchouc mousse, pour lesquels nous avons composé des généalogies et inventé des histoires détaillées. Avec un autre ami, nous avons inventé un jeu inspiré par notre fascination des grands voyages de découverte. Les obsédées de political correctness trouveront là une belle occasion de montrer les dents. Mon ami était l’Angleterre du XVIe siècle, j’étais la France, et nous concourrions pour l’exploration et la colonisation du reste du monde. Tour à tour, les yeux fermés, nous mettions le doigt sur un globe tournant, puis nous jetions trois pièces : la combinaison des piles et des faces déterminait la distance que nous pouvions effectuer à partir de cet endroit (cette distance variant selon que le voyage se fit par mer, par fleuve ou par voie de terre) et combien de territoire nous pouvions revendiquer. Je crois qu’il y avait d’autres règles régissant les fortifications et les batailles dans les territoires contestés. Tout était marqué en couleurs différentes sur une carte du monde vierge. Pendant les week-ends nous passions souvent la nuit ensemble, jouant jusqu’à ce que nos parents nous envoient nous coucher et une bonne partie du lendemain, jusqu’à la fin du jeu par épuisement ou parce que toute la carte était finalement partagée entre nous.

Je passais aussi des bons moments avec les scouts, acquérant de plus quelques compétences utiles : le sauvetage, le secourisme, des tours de main divers, des connaissances en histoire naturelle, le camping. Et le canoë, combinaison sublime de quiétude et de glissement silencieux sur un cours d’eau sinueux au pied des vieilles falaises érodées par des intempéries millénaires, en observant les poissons ainsi que le grouillement des écrevisses et d’autres animaux au fond de la rivière... Malgré des aspects patriotiques et quasi militaristes contestables, le scoutisme mettait un accent salutaire sur les principes écologiques et professait pour l’Indien d’Amérique un respect inhabituel pour l’époque. Mon initiation à “l’Ordre de la flèche” compris une journée entière dans un silence total au milieu les bois; inspirée des rites indiens, elle n’était pas très différente de mes expériences Zen ultérieures.

Avec le recul, je me rends compte de ma chance d’avoir vécu toutes ces expériences. Grâce à des parents aimants et aux encouragements de mes instituteurs, je pouvais explorer les choses par moi-même et éprouver les joies de l’activité indépendante et auto-organisée. Je plains les gosses d’aujourd’hui qui passent tout leur temps devant la télévision et les jeux vidéo sans se rendre compte qu’il est bien plus amusant de lire ou de créer ses propres projets. Pour ma part j’ai aimé quelques-unes des premières émissions de télévision, mais nous avons acheté notre premier poste assez tardivement, et j’avais déjà eu l’occasion de découvrir que les livres étaient la porte ouverte à des mondes bien plus riches et bien plus intéressants.

Comment je suis devenu athée

Parmi tous mes souvenirs d’enfance, les seuls qui soient désagréables concernent la religion. Comme la plupart des habitants de Plainstown, mes parents m’avaient donné une éducation protestante assez conservatrice. Lorsque j’étais enfant j’acceptais aisément la version du christianisme présentée à l’école du dimanche; mais en grandissant, je commençais à comprendre ce que la Bible voulait dire réellement et la menace de l’enfer commença à me hanter. Même si je pensais pouvoir y échapper, j’étais horrifié à l’idée que qui que ce soit puisse être livré à la torture pour l’éternité, serait ce le pire des pécheurs. Je ne parvenais pas à admettre qu’un soit-disant “Dieu d’amour” se révèle infiniment plus cruel que le pire dictateur sadique. Mais j’avais du mal à remettre en question le dogme biblique alors que tous ceux que je connaissais semblaient l’accepter, y compris des adultes apparemment intelligents. Et à l’exception de quelques vagues références aux “communistes athées” vivant à l’autre bout du monde, je n’ai jamais entendu dire qu’on puisse professer une autre croyance.

Mais un jour, à 13 ans, feuilletant l’anthologie The World of Mathematics de James Newman, j’ai commencé à lire un article autobiographique de Bertrand Russell. Après quelques pages je suis tombé sur un passage où il racontait comment il était devenu agnostique dans sa jeunesse en se rendant compte du caractère fallacieux d’un des arguments classiques avancé pour preuve de l’existence de Dieu. J’étais abasourdi. Russell ne le mentionnait qu’en passant, mais la découverte qu’une personne intelligente puisse rejeter la religion suffit à me faire réfléchir. Le lendemain, à l’heure de coucher, j’étais sur le point de faire ma prière habituelle quand je me suis dit : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est que tu fais ? Tu ne crois plus à tout ça !”

Je n’osais en souffler mot à personne pendant plus qu’une année. En apparence je restais un garçon poli, conventionnel et dévot, faisant ce qu’il faut pour progresser dans les rangs scouts, jusqu’à obtenir le grade suprême d’ “Aigle”, et faisant mine de penser comme tout le monde. Mais en même temps je réexaminais secrètement tout ce que j’avais accepté auparavant.

L’année suivante, quand j’ai commencé à aller au lycée, j’ai rencontré quelques élèves un peu plus vieux que moi qui mettaient ouvertement la religion en question, ce qui suffit pour que je fasse de même. Il en résultat un petit scandale. Le fait que le garçon loué affectueusement pendant des années par les instituteurs comme le gosse la plus intelligent de la ville ait subitement déclaré son athéisme choqua tout le monde. Des élèves me montraient du doigt en chuchotant que j’étais voué à l’enfer, les professeurs ne savaient guère s’y prendre avec mes remarques impertinentes, et mes pauvres parents, qui ne savaient absolument pas comment une telle chose avait pu arriver, m’ont envoyé voir un psychologue.

Une fois que j’ai compris l’absurdité du christianisme, j’ai commencé à douter d’autres idées reçues. Il m’est apparu évident, par exemple, que “l’américanisme capitaliste” était aussi criblé d’extravagances. Je n’avais cependant aucun intérêt pour la politique parce que selon la philosophie hédoniste et amoraliste que j’avais adoptée, je ne devais tenir aucun compte du bien public à moins qu’il rencontrât mes propres intérêts. J’étais par principe contre toute morale, bien qu’en pratique je ne fisse rien de plus immoral que d’être insupportablement sarcastique. Je n’hésitais plus à exprimer mon mépris pour tous les aspects de la vie conventionnelle, que ce soit la culture populaire, les moeurs sociales ou le contenu de mes études.

Depuis quelque temps déjà, ma véritable éducation provenait plutôt de mes lectures personnelles et de discussions avec quelques amis qui avaient à peu près les mêmes. J’aimais toujours les sciences et l’histoire, mais je m’intéressais de plus en plus à la littérature, et en deux ou trois ans j’ai lu un bon nombre d’ouvrages classiques — Homère, la mythologie grecque, L’Âne d’or, Les Mille et Une Nuits, Omar Kháyyám, Le Décaméron, Chaucer, Rabelais, Don Quichotte, Tom Jones, Tristram Shandy, Poe, Melville, Dostoïevski, Tolstoï, Bernard Shaw, Aldous Huxley, Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, pour mentionner quelques-uns de mes favoris. Comme je n’avais que très peu d’expérience de la vie, il y a bien des nuances de ces ouvrages que je n’ai pas saisies; mais au moins m’ont-ils donné quelques notions de la diversité des façons de vivre et de penser dans le monde entier. Bien sûr je me sentais attiré surtout par les écrivains les plus anticonventionnels. Nietzsche était un de mes favoris — je me délectais à scandaliser les professeurs et les élèves en lisant des passages de ses critiques cinglantes du christianisme. Mais mon idole était James Joyce. Je ne me suis intéressé à Joyce pendant longtemps, mais à l’époque j’étais véritablement impressionné par ses innovations stylistiques et ses références multiculturelles, et j’ai dévoré tous ses livres, même Finnegans Wake, ainsi que plusieurs ouvrages qui lui étaient consacrés. J’étais aussi un peu francophile : je trouvais Stendhal et Flaubert plus intéressants que les romanciers victoriens, et j’étais déjà fasciné par Baudelaire et Rimbaud alors que j’avais encore une piètre connaissance de la poésie anglaise ou américaine.

J’ai découvert des révoltés littéraires plus actuels par l’entremise de J.R. Wunderle, un copain qui a grandi à Saint Louis et qui avait donc un peu plus d’expérience cosmopolite que mes autres amis. J’avais déjà entendu des vagues rumeurs sur les beats, mais c’est J.R. qui m’a fait connaître les écrits de Ginsberg et de Kerouac. En plus, il affectait lui-même un certain style bohème, dans la faible mesure du possible pour un lycéen habitant une ville provinciale très rétro. Un peu plus tard il est allé à Venice West (près de Los Angeles) et a vécu quelques temps en plein coeur du milieu beat.

De mon côté, je n’y étais pas prêt. À part quelques vacances en famille, je n’étais jamais sorti des Ozarks, et je n’avais jamais travaillé, si ce n’est tondre le gazon dans le voisinage. Mais je voulais absolument m’échapper de Plainstown. La perspective d’y vivre encore deux ans de plus me déprimait profondément, d’autant plus que je voyais plusieurs de mes amis plus âgés partir pour l’université.

Une issue heureuse est survenue. Un conseiller de mon lycée à qui je serai pour toujours reconnaissant est tombé sur un catalogue de Shimer College, petite école d’enseignement supérieur qui acceptait des élèves exceptionnels sans attendre qu’ils eussent étés reçus au baccalauréat, et il a pensé immédiatement à moi. Cela semblait idéal pour tout le monde. Je pourrais sortir de Plainstown et entrer dans un milieu intellectuellement intéressant sans avoir d’emblée à me débrouiller tout seul. Mes professeurs furent sans doute soulagés d’apprendre que je ne serais plus là pour leur taper sur les nerfs; et pour mes parents c’était l’occasion de résoudre un problème sur lequel ils n’avaient aucune prise.

Shimer College et mes premières aventures indépendantes

Je m’inscrivis à Shimer en automne 1961, et j’ai tout de suite aimé cet établissement. Situé dans une petite ville du nord-ouest de l’Illinois, Shimer s’inspirait du programme de discussion des grandes oeuvres universelles qui avait été développé à l’Université de Chicago dans les années 30 par Robert Hutchins et Mortimer Adler. Il comptait trois cents étudiants environ dont une dizaine pour le cours moyen. Il n’y avait pas de manuels scolaires, et presque pas de conférences. On ne négligeait pas les connaissances, mais on attachait plus d’importance à ce que les étudiants apprennent à penser, à questionner, à expérimenter et à exprimer des idées en participant à des tables rondes sur des textes classiques riches et originaux. Le rôle du professeur n’était que de faciliter la discussion en posant, de temps en temps, une question pertinente. Nous étions encouragés à exprimer n’importe quel point de vue, même le moins orthodoxe, mais il nous fallait le défendre avec compétence; une simple opinion sans fondement ne suffisait pas.

Shimer n’était ni socialement radical, ni libertaire, comme l’ont été certaines autres écoles expérimentales auparavant et depuis lors. L’administration était assez conventionnelle et les règlements assez conservateurs. Le programme d’études était eurocentriste et accordait peut-être une trop grande importance aux discours philosophiques systématiques tels que ceux d’Aristote et Thomas d’Aquin, favoris d’Adler et de Hutchins (un quolibet disait que l’Université de Chicago sous Hutchins était “une université protestante où des professeurs juifs enseignent la philosophie catholique à des étudiants athées”).

Mais quels que soient les défauts du système de Shimer, c’était au moins un système, et un système assez cohérent. Trois années sur quatre étaient consacrées à un tronc commun obligatoire de cours étroitement liés, comprenant les lettres, les sciences humaines, les sciences naturelles, l’histoire et la philosophie, ce qui ne laissait que peu de place pour des enseignements facultatifs. Mais avec ces connaissances de fond les étudiants n’avaient généralement aucun mal à se mettre à niveau dans leur spécialisation. D’ailleurs, contrairement aux partisans conservateurs de l’enseignement classique, Adler et Hutchins ne destinaient pas seulement leur programme à une élite minoritaire. Ils pensaient que tout le monde pourrait et devrait se colleter avec les questions fondamentales traitées dans les grandes oeuvres, comme base d’une éducation qui doit continuer pendant toute la vie. S’ils avaient la naïveté d’accepter sans esprit critique la “société démocratique” occidentale, ils ont au moins sommé cette société de vivre en accord avec ses propres principes, en montrant que son bon fonctionnement exige la participation de citoyens informés et critiques, et en relevant que ce qui de nos jours fait figure d’éducation est très loin de permettre la réalisation de cette ambition.

Bien que ces études fussent assez intéressantes, j’apprenais en fait bien plus auprès des autres étudiants. Mon camarade de chambre, Michael Beardsley, sortait d’un milieu semblable au mien : il venait d’une petite ville du Texas et il avait sauté comme moi les deux dernières années du lycée. Mais la plupart de mes nouveaux amis étaient des juifs de Chicago incarnant une culture radicale, sceptique, humaniste et cosmopolite qui était pour moi d’une rafraîchissante nouveauté. Il y avait aussi quelques personnages plus apolitiques, dont un des plus mémorables était un prodige aux échecs et grand connaisseur de musique classique, rondelet à barbiche qui se comportait comme un potentat oriental et qui s’est porté une fois candidat au gouvernement estudiantin avec la seule promesse électorale que son élection serait agréable à son moi ! Il a été élu, bien sûr. Il y avait aussi quelques types plus conventionnels, mais ils étaient nettement minoritaires, et même ceux-là s’amusaient tout comme nous de ce que Shimer détenait le record national du plus grand nombre de défaites consécutives dans le seul sport où nous concourrions avec d’autres universités, le basket.

À Shimer, et pendant les vacances à Chicago, mes nouveaux amis m’ont fait connaître l’alcool, le jazz, la musique populaire et classique, le cinéma étranger, les cuisines de tous les pays, la politique gauchiste et un milieu multiracial plein d’entrain. Bien que Plainstown ne fût pas franchement raciste comme les états du Sud profond, il y avait une ségrégation de fait entre les différents quartiers, de sorte que je n’y avais guère rencontré de noir. Il n’y en avait que quelques uns à Shimer, mais j’en ai rencontré beaucoup aux fêtes de mes amis à Chicago. C’était l’âge d’or du premier mouvement pour les droits civiques et il régnait une camaraderie chaleureuse, franche et enthousiaste, bien différente du rapport interracial troublé et méfiant qui s’est développé quelques années plus tard dans les milieux radicaux. Bien que je restasse par principe apolitique, je commençais à abandonner mon amoralisme guindé. Mes nouveaux amis et le nouvel environnement dans lequel je me trouvais m’aidaient à me dégeler, à devenir plus humain et plus humaniste.

Une autre influence importante qui allait dans le même sens était la renaissance de la musique populaire traditionnelle. Sa simplicité et sa pureté présentaient un contraste rafraîchissant avec la musique insipide en vogue à l’époque. Le premier album de Joan Baez était le plus populaire sur le campus, mais quelques-uns de mes amis avaient été élevés par leurs parents progressistes au régime Woody Guthrie et Pete Seeger, et avaient déjà développé des goûts de puristes. Ils m’ont fait connaître des artistes plus anciens, plus authentiques et plus passionnants — surtout le grand Leadbelly. Je fut aussi inspiré par le premier chanteur de ce genre que j’ai vu en personne, Jack Elliot, interprète dans la tradition de Guthrie qui voyageait dans tout le pays au volant d’une vieille camionnette. Je n’aspirai à rien d’autre qu’à jouer de la guitare comme lui. D’ailleurs, une telle aspiration n’était pas complètement irréaliste. La musique populaire se prêtait à la participation : n’importe qui peut chanter avec les autres, et ce n’est pas très difficile de jouer d’un instrument, au moins à un niveau modeste. Plusieurs de mes amis le faisaient déjà. Je commençais à apprendre la guitare et plus tard j’ai appris à jouer quelques airs simples au violon.

Cet hiver là, après quelques relations amoureuses qui n’avaient pas dépassé le pelotage poussé, j’ai trouvé enfin une fille plus obligeante. L’événement bienheureux se produisit dans le bureau du Club folklorique, qui avait par hasard un sofa convenable. Trouver un endroit pour faire l’amour était un problème récurrent à Shimer, avant que les règlements des dortoirs ne fussent libéralisés quelques années plus tard. Au printemps et en automne nous recourions au terrain de golf, qui n’a jamais eu aucun autre usage, ou au cimetière à côté; mais en hiver il faisait trop froid, et nous avons essayé toutes sortes d’autres lieux aussi précaires bien qu’abrités.

Quelques semaines plus tard j’ai perdu également ce que l’on pourrait appeler ma virginité spirituelle. Il faut rappeler qu’en1962 les drogues étaient pratiquement inconnues sauf dans quelques milieux urbains marginaux. Rares étaient les étudiants qui avaient essayé ne serait ce que la marijuana. Quant aux psychédéliques, presque personne n’en avait entendu parler et ils n’étaient même pas encore illégaux. Avec Mike Beardsley nous avons commandé un grand carton de boutons de peyotl à un ranch du Texas, qui furent dûment livrés sans que les services postaux ni les autorités de l’école n’y prêtassent la moindre attention. Quelques jours plus tard, sans savoir très bien ce qui nous attendait, nous en avons ingéré quelques-uns.

Après la nausée qui accompagne inévitablement la prise du peyotl, nous commençâmes à sentir monter en nous quelque chose d’étrange et d’extrêmement inquiétant. Je cru d’abord que j’étais en train de devenir fou. Puis je réussis à me détendre et à vivre cette nouvelle expérience. Nous avons passé presque toute la journée allongés dans notre chambre, les yeux fermés, en regardant les motifs changeants évoqués par divers morceaux de musique, dont les plus inoubliables étaient les trois premiers concertos pour piano de Prokofiev que nous savourions pour leur combinaison unique de lucidité classique, d’extravagance romantique et d’élan folâtre. Tout était frais, comme si nous étions revenus en enfance ou si nous nous étions réveillés au jardin d’Éden; ou bien, comme si les choses que nous n’avions vues jusque là qu’en noir et blanc et à plat étaient apparues subitement en couleurs et en relief. Mais ce ne sont pas seulement les effets sensoriels qui ont rendu l’expérience si bouleversante, mais le fait que le sens même du “soi” était ébranlé. Nous ne regardions pas tout cela de l’extérieur; nous-mêmes faisions partie de ce monde vibrant et pulsatoire.

La tête pleine des visions de Rimbaud et de Kerouac, nous négligions nos classes et commencions à rêver de quitter l’école pour explorer le monde. Au printemps nous l’avons fait. Mike et sa copine Nancy sont allés à Berkeley, où elle avait des amis. Pour ma part, je me suis décidé à aller à Venice West, où j’avais quelques contacts grâce à J.R.

Venice était bourré de poètes beat, de peintres tachistes, de musiciens de jazz, de non-conformistes sexuels, de toxicos, de clochards, de prostitués, d’escrocs — et de nombreux flics de la police des moeurs. C’était tout à fait passionnant, mais aussi très paranoïaque; bien différent de l’esprit ouvert, détendu et joyeux du milieu hippie que j’allais connaître ultérieurement. Et sans le matelas économique qu’avaient les hippies (qui au besoin pouvaient se débrouiller facilement en mendiant), c’était bien plus indigent. Ne sachant jamais d’où viendrait mon prochain repas, ni où je finirais par passer la nuit, je vivotais de mille manières...

À la fin je me suis fait pincer pour un larcin. Comme j’étais encore mineur et que j’avais un casier judiciaire vierge, je ne suis resté que trois jours en prison avant d’être expédié à Plainstown et remis sous la garde de mes parents.

Ce fût heureusement ma seule expérience de la prison. Le fait d’être enfermé est déjà bien pénible, mais ce qui m’a vraiment écœuré, c’est l’ambiance méchante, malsaine, inhumaine qui régnait dans ces lieux-là. Comme un garçon blanc de la classe moyenne, je ne faisais évidemment que déconner un peu et je restais toujours libre de revenir à une vie plus aisée; mais je n’oublierai jamais ceux qui n’ont pas été aussi favorisés par le destin. Penser que des gens sont enfermés pendant des années me met plus en colère que presque n’importe quoi d’autre.

Pendant quelques mois je vécu chez mes parents, travaillant dans une librairie et lisant beaucoup — Blake, Thoreau, Lautréamont, Breton, Céline, Hesse, D.T. Suzuki, Alan Watts, et surtout celui qui était devenu mon auteur favori, Henry Miller. Après des décennies d’interdiction ses deux “Tropiques” venaient d’être édités en Amérique, et ils m’ont ébloui. Voilà enfin, pensais-je, une personne vraie parlant de la vie réelle, au-delà de tous les artifices de la littérature. Aujourd’hui je ne le prends plus au sérieux en tant que penseur, mais j’apprécie toujours l’humour et l’entrain de ses romans autobiographiques.

Une autre influence salutaire et plus durable fût celle de Gary Snyder. Je le connaissais déjà comme “Japhy Ryder”, héros des Clochards célestes de Kerouac. C’est un beau livre, mais certains aspects de Snyder dépassaient largement l’entendement de Kerouac. Ses écrits étaient plus lucide, et sa vie était plus exemplaire. Ce que j’avais lu sur le bouddhisme zen m’avais intrigué, mais voilà une personne qui avait réellement étudié les langues orientales et qui était même allé au Japon pour des années d’initiations rigoureuse au zen. J’étais très éloigné de ce genre de discipline personnelle, mais je commençais à lire de plus en plus de livres sur le sujet avec l’idée que je pourrais explorer cette voie en pratique à l’occasion.

En plus de la poésie de Snyder, je fus frappé par son essai “L’anarchisme bouddhiste” (reproduit dans Le Retour des tribus [Éditions Bourgois, 1972] sous le titre “Le bouddhisme et la révolution à venir”). Malgré ma sympathie pour les droits civiques et d’autres causes dissidentes épousées par quelques-uns de mes amis de Shimer, j’étais resté jusque là apolitique par principe, estimant, tout comme Henry Miller, que la politique n’était que de la foutaise superficielle et qu’un changement fondamental exigerait quelque sorte de “révolution du coeur”. Détestant instinctivement ce que Rexroth appelle le Mensonge Social, l’objectif de permettre aux gens de mener une “vie normale” ne me semblait pas digne d’intérêt, étant donné que la vie normale actuelle était précisément ce que j’avais méprisé depuis l’âge de treize ans. L’essai de Snyder ne m’a pas fait abandonner ce point de vue, mais il m’a montré comment une perspective radicale pouvait se rattacher à une quête spirituelle. Je ne prêtais toujours guère attention aux questions politiques, mais la voie était ouverte pour un engagement social ultérieur.

En janvier 1963 j’avais gagné assez d’argent par mon travail à la librairie et en jouant au poker dans un cercle local pour pouvoir quitter mon boulot et reprendre la route. D’abord, j’ai fait du stop jusqu’à Saint Louis où j’ai retrouvé J.R. qui fréquentait un milieu de motocyclistes et travaillait dans un hôpital psychiatrique, ce qui était le plus inattendu qu’on puisse imaginer. J.R. lui-même, s’il n’était pas exactement dément, était depuis toujours un personnage assez excentrique. Par la suite il adoptât successivement tant de rôles intentionnellement extravagants, depuis celui d’un charlatan à la W.C. Fields jusqu’à celui de réactionnaire acariâtre, en passant par pionnier du Far West, que je ne suis pas sûr que lui-même ait toujours distingué l’ironie de la réalité. Il y a quelques années il est mort de la cirrhose du foie, à l’âge de 46 ans.

Puis j’ai fait un deuxième voyage en Californie, cette fois avec Sam. Je ne l’avais pas vu souvent depuis l’enfance — nous étions allés à des écoles différentes, et il était resté un garçon assez conventionnel et grégaire à l’époque où j’étais déjà en fervente révolte intellectuelle. Mais une fois à l’université il est vite devenu branché, et quand je l’ai revu il avait découvert le jazz, laissé pousser sa barbe et commençait à écrire de la poésie libre. Pendant ses congés scolaires nous avons pris la voiture d’un négociant du Missouri, nous l’avons conduite à Berkeley, puis à Los Angeles où nous avons vu mes copains de Venice West et où nous l’avons livrée, pour revenir enfin dans le Missouri en autocar, tout cela en l’espace de dix jours.

Ensuite je me suis rendu au Texas, où Mike et Nancy Beardsley étaient revenus depuis qu’ils avaient eu leur enfant. Cette époque me semble toujours magique, bien que je ne puisse me rappeler que vaguement quelques-unes de nos équipées — sauter sur un train de marchandises en marche simplement pour l’expérience; essayer la belladone, drogue toxique des sorciers, et se retrouver dans un monde psychotique et cauchemardesque... Même si nos équipées étaient parfois assez insensées, nous explorions les choses par nous-mêmes, et les médias ne propageaient pas encore des rôles de “révoltés” à imiter. Isolés au coeur de l’Amérique, rencontrant de temps en temps quelques âmes soeurs avec lesquelles nous partagions passionnément telle découverte, telle aspiration ou telle prémonition, cherchant à tâtons la sorte de perspective qui prendrait forme quelques années plus tard dans la contre-culture hip, nous pressentions qu’il se tramait quelque chose de nouveau. Mais la seule chose dont nous étions sûr, c’était que le monde où nous nous trouvions était fondamentalement absurde. Et ce monde lui-même était encore complètement inconscient de ce qui se préparait. Il faut rappeler que la plupart des choses pour lesquelles les années 60 sont devenues célèbres n’ont réellement démarrées (ou au moins n’ont été portées à la connaissance du public) qu’en 1965 ou 1966.

Au printemps nous avons déménagé à Chicago et nous nous sommes installés ensemble dans un appartement de Hyde Park, le quartier universitaire. Je travaillais occasionnellement, d’abord dans un entrepôt, puis, ce qui était plus agréable, dans un magasin qui vendait des instruments et des disques de musique populaire traditionnelle; ou bien je gardais le bébé pendant que Mike et Nancy travaillaient. Je fréquentais aussi quelques autres amis que j’avais connus à Shimer. J’ai découvert également un petit centre Zen qui m’a donné un aperçu de la méditation traditionnelle.

Cette expérience, et le fait que je commençais à me lasser des inconvénients de la pauvreté, m’a donné l’envie d’organiser ma vie et de passer à autre chose. J’ai donc décidé de retourner à Shimer pour obtenir mon diplôme, dans l’idée, comme Snyder, de poursuivre des études orientalistes de deuxième cycle, et ensuite peut-être d’aller au Japon pour m’initier au Zen dans un monastère.

Rentré à Shimer, j’avais deux activités principales en dehors de mes heures de cours. La première était de faire amour avec ma belle copine, Aili. La deuxième était la musique populaire. Avec plusieurs amis, nous jouions à toute occasion, modelant notre style sur les enregistrements les plus anciens et les plus authentiques — ballades et airs de violon des Appalaches, groupes à cordes (Charlie Poole, Gid Tanner, Clarence Ashley, les Carolina Tar Heels), field hollers [braillements des champs], jug bands, blues primitifs (Blind Lemon Jefferson, Sleepy John Estes, Charley Patton, Son House, Robert Johnson).

L’âge d’or était celui des années 20, quand les musiciens populaires de toutes les régions du pays étaient enregistrés presque au hasard par des compagnies cherchant des tubes éventuels. Il y avait une grande variété de styles; ceux d’une région étaient souvent bien différents que ceux de l’état ou même du comté voisins. La crise des années 30 a anéanti le marché local, les disques et la radio favorisant une homogénéisation croissante, les musiciens locaux étaient de plus en plus influencés par les vedettes nationales, comme Jimmie Rodgers, la famille Carter et les premiers groupes bluegrass et country (ou d’une manière analogue dans la musique noire, par les blues et le jazz plus urbanisés).

J’aimais quelques-unes des chansons de Rodgers et des Carter, mais c’était la limite la plus moderne de mes goûts. La musique bluegrass me semblait trop clinquante, et elle n’avait pas pour moi le caractère fascinant des vieilles ballades et vieux airs des montagnes (je ne parle même pas de la sensiblerie de la musique country.) Pour trouver de la véritable musique d’époque, nous recourions aux enregistrements commerciaux des années 20, à ceux réalisés localement dans les années 30 pour la bibliothèque nationale, et aux concerts des quelques grands artistes traditionnels survivants qui ont été redécouverts et amenés à jouer devant des auditeurs urbains ravis. Pour les puristes comme nous, le festival folklorique annuel de l’Université de Chicago était le meilleur du pays. Je me souviens encore les fêtes d’après concerts dans les appartements de mes amis — des centaines de gens dans toutes les pièces et même dans les escaliers, jouant de minuit jusqu’à l’aube, puis, après quelques heures de sommeil, se précipitant vers le campus pour les concerts et les séminaires de la journée suivante. Compte tenu de la taille plus modeste de Shimer, nous n’avons pas mal fait non plus. Pendant les deux années où j’étais président du Club de musique folk, j’ai réussi à y organiser des concerts de Dock Boggs, Son House, Sleepy John Estes et Big Joe Williams, en plus des New Lost City Ramblers, premier des groupes modernes à reprendre la vieille musique traditionnelle et dont les concerts annuels à Shimer étaient devenus une institution. Avec J.R., nous avons fait une expédition sur place, faisant du stop de St. Louis à Memphis pour enregistrer Gus Cannon et Will Shade, les deux derniers membres des grand jug bands des années 20.

Je crois que la véritable éducation est généralement l’auto-éducation, l’éducation de soi-même par soi-même, et j’ai une piètre opinion de la plupart des institutions d’enseignement. Mais je voudrais dire que loin d’entraver la mienne comme l’auraient fait la plupart des écoles, Shimer l’a favorisé à bien des égards. Ainsi, un de mes derniers cours m’a fait connaître deux des écrivains qui m’ont le plus influencé. Nous examinions différentes philosophies (Kierkegaard, Buber, Camus, etc.). Pour moi, Je et Tu de Buber surpassait tous les autres livres. Martin Buber était un sage véritable, un des rares penseurs religieux occidentaux que je puis supporter sans nausée. Pendant une de nos discussions, un camarade d’étude a sorti Bird in the Bush de Kenneth Rexroth pour lire quelques passages de son essai sur Buber. Je l’ai emprunté immédiatement, je l’ai dévoré, et je n’ai plus jamais été le même à partir de ce moment là.

En 1965, quand j’ai obtenu mon diplôme de Shimer, il n’y avait aucune incertitude sur ma prochaine destination. Tout ce que j’avais entendu sur la Bay Area de San Francisco me semblait formidable, depuis la renaissance de la poésie des années 50 jusqu’au Mouvement pour la liberté de parole (Free Speech Movement) qui venait de se déclarer à l’Université de Californie à Berkeley. Pour ajouter à cet attrait, mon ami Sam, qui vivait maintenant avec sa femme et son bébé, s’y était déjà installé pour faire des études de deuxième cycle en poésie. Un de ses professeurs n’était autre que Gary Snyder, revenu récemment en Amérique après plusieurs années d’initiation Zen au Japon; et en automne il comptait suivre un autre cours de Kenneth Rexroth ! Après avoir travaillé l’été dans une aciérie à East Chicago, je me suis installé à Berkeley. J’y suis resté depuis lors.

Le Berkeley des années 60

C’était le moment le plus merveilleux pour arriver là. On sentait encore les répercussions vivifiantes du Free Speech Movement. Il y avait des discussions animées sur le campus, dans la rue, dans les cafés, partout — et pas seulement parmi les hippies et les radicaux. Les libéraux et même des jeunes conservateurs, conscients que tout était mis en question, se laissaient entraîner dans des débats sur tous les aspects de la vie.

Pendant la première année j’ai fait des études orientalistes de deuxième cycle à l’American Academy of Asian Studies, petite école à San Francisco qui n’existe plus. Mais le plus souvent je me donnais du bon temps avec Sam. Par son entremise je me suis mêlé au milieu très vivant de la poésie de Bay Area, rencontrant beaucoup de jeunes poètes et assistant à de nombreuses lectures publiques par quelques-uns des personnages les plus marquants de la génération précédente — Rexroth, Snyder, William Everson, Robert Duncan, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg, Philip Whalen, Lew Welch. Bien que je n’ai pas beaucoup écrit moi-même, je me plongeais dans la poésie. Avec Sam, nous lisions à haute voix Whitman, Kenneth Patchen ou William Carlos Williams, parfois sur une musique de jazz, ou bien nous improvisions des poèmes chain (où plusieurs personnes écrivent en alternance) pendant que nous traversions en voiture le pont à San Francisco, lorsque je l’accompagnais au cours du soir de Lew Welch et au “cours” de discussions libres animé par Rexroth au San Francisco State College.

J’aimais beaucoup Rexroth, mais je me suis passionné dans un premier temps pour Welch. Il était plus jeune, comme un pair, partageant notre sens de l’humour zany (expression difficilement traduisible qu’on peut rendre par dingue, toqué, cinglé) et nos enthousiasmes juvéniles pour les psychédéliques et la nouvelle musique rock. Je me souviens surtout de son insistance sur le mot juste. Croyant que les poètes ont une vocation chamanique d’exprimer les réalités essentielles de la manière la plus tranchante, il dénonçait sans cesse toute “tricherie” dans un poème, toute expression négligée, sentimentaliste ou “inexacte”.

Rexroth, bien que lui aussi vît nos enthousiasmes d’un assez bon oeil, était plus détaché et ironique. Il raillait les psychédéliques, par exemple. Je pensais d’abord que c’était parce qu’il ne savait pas de quoi il parlait; mais à la lecture de quelques-uns de ses poèmes mystiques, je me suis rendu compte qu’il connaissait à fond ces expériences, qu’il eût ou non employés des moyens chimiques à en arriver là. Peu à peu j’en vins à apprécier sa sagesse et sa magnanimité subtiles et discrètes.

Pendant mes deux premières années à Berkeley j’ai fait une douzaine de trips psychédéliques avec Sam et d’autres amis. Nous étions généralement trois ou quatre, réunis dans quelque endroit tranquille à l’abri des irruptions extérieures, accompagnés de préférence d’un non-participant expérimenté qui pourrait s’occuper de toute commission nécessaire. Le plus souvent nous écoutions simplement de la musique, laissant l’ouverture d’un raga indien nous ramener au début éternel de l’univers, ou les notes d’une pièce pour clavecin de Bach nous traverser comme une averse de bijoux. Parfois nous entrions dans une zone d’humour où le sens de la sainteté universelle était inséparable du sens de la drôlerie fondamentale de tout; et le lendemain nous aurions encore les joues douloureuses à cause des multiples orgasmes de rires. Quelquefois nous allions dans les bois : je me souviens deux trips spécialement charmants, à la psilocybine dans une petite hutte d’un cañon avoisinant — dans la réaction euphorique j’avais presque envie de fonder un culte pour l’adoration de la nature. Les psychédéliques étaient déjà suffisamment bouleversants pour moi sans ajouter le bruit et la confusion des grandes foules, mais j’ai fait une exception pour un des rares concerts de Bob Dylan à Berkeley. Une autre fois avec Sam nous avons pris du LSD avant d’aller à une des premières manifestations contre la guerre du Vietnam, en octobre 1965. Nous savions bien sûr que cela ne serait pas idéal pour un trip tranquille, mais nous pensions qu’il pourrait être intéressant de voir comment les deux domaines se conjugueraient. Pas trop mal, en fait. Les péroraisons de quelques-uns des politicards straight me semblaient assez agaçantes, mais j’aimais la sensation d’être partie prenante d’une communauté engagée.

En automne 1966 j’ai quitté l’école. Il y avait tant d’autres choses plus passionnantes ! La contre-culture hip, qui avait fait surface l’année précédente, se répandait comme une traînée de poudre. Le quartier de Haight-Ashbury débordait dans la rue en fête quasi permanente. Des milliers et des milliers de jeunes venaient ici pour voir ce qui se passait, y compris des dizaines de mes amis de Shimer, de Chicago et du Missouri.

Ma petite maison (deux pièces de 3 mètres sur 3, une cuisine et une salle de bains, contre 150 francs par mois) servait d’étape, logeant parfois jusqu’à sept ou huit personnes à la fois. Maintenant que je suis habitué à une vie solitaire et plus tranquille, j’ai du mal à imaginer comment je pouvais supporter ça. Mais à l’époque nous étions tous jeunes, nous partagions les mêmes enthousiasmes, et quand nous n’allions pas aux concerts, quand nous ne cabriolions pas à Telegraph Avenue, au Haight-Ashbury, à Chinatown ou au Golden Gate Park, quand nous n’allions pas à la campagne pour faire du camping, nous étions contents de rester chez moi en lisant, en bavardant, en faisant des boeufs, en écoutant des disques et en bouffant du pain délicieux que nous faisions tous les jours, sans nous préoccuper qu’il n’y ait guère de place pour mettre nos sacs de couchage. Bien sûr le fait que nous planions à l’herbe presque en permanence favorisait l’harmonie générale.

Mes parents ont subvenu à mes besoins quand j’étais à l’école, mais dès que je l’ai abandonnée j’ai dû me débrouiller seul. Comme tant d’autres dans les années 60, j’ai survécu avec presque rien, touchant des bons de nourriture pour les pauvres, partageant un loyer bon marché avec plusieurs personnes, colportant des journaux underground, effectuant des petits travaux de temps en temps. En quelques minutes je pouvais me rendre en stop n’importe où à Berkeley ou dans la baie de San Francisco, et j’étais souvent branché par le conducteur qui m’offrait de l’herbe. Au besoin je pouvais facilement mendier le prix d’un repas ou d’un concert.

Après une année de ce mode de vie agréable mais précaire, j’ai travaillé comme facteur pendant six mois; puis j’ai quitté ce travail et j’ai vécu de mes économies pendant les deux années suivantes. Quand cet argent a commencé à s’épuiser j’ai découvert un cercle de poker. Et la centaine de dollars que j’y gagnais tous les mois, augmenté des gains d’un boulot d’un jour par semaine comme chauffeur de taxi pour une compagnie coopérative hip, m’ont permis de me débrouiller pendant quelques années de plus.

Si les psychédéliques étaient le coeur de la contre-culture, son expression la plus visible, ou plutôt la plus audible, était évidemment la nouvelle musique rock. Quand la musique de plus en plus subtile des Beatles et d’autres groupes a rencontré les paroles de plus en plus sophistiquées de Bob Dylan, qui portait la musique populaire bien au-delà des chansons de protestation éculées et de la fixation rigide aux formes traditionnelles, nous avons eu enfin notre propre musique populaire. Pendant que Dylan, les Beatles et les Rolling Stones devenaient plus franchement psychédéliques, les premiers groupes totalement psychédéliques se développaient dans la Bay Area. Bien avant qu’ils n’eussent enregistré des disques, nous pouvions écouter les Grateful Dead, Country Joe and the Fish, Big Brother and the Holding Company et des dizaines d’autres groupes passionnants à presque n’importe quel moment, au Fillmore, à l’Avalon ou gratuitement dans les parcs.

Quand ils sont parvenus finalement à se faire enregistrer, leurs disques étaient loin de restituer l’expérience de ces concerts en public, partie intégrale d’une contre-culture qui battait son plein. Ces premiers concerts, Trips Festivals, Acid Tests et Be-Ins, aussi éculés que de tels termes pourraient sembler maintenant, comprenaient beaucoup d’improvisation et d’interaction, et pas seulement sur la scène. La musique et les light shows étaient manifestement subordonnés aux trips de ”l’assistance”, et plutôt que des spectacles, c’étaient l’accompagnement d’une célébration extasiée. S’il y avait quelques personnes célèbres sur l’estrade (Leary, Ginsberg, Kesey), ils n’étaient pas des vedettes inaccessibles; nous savions qu’ils étaient aussi bouleversés que nous, compagnons d’un voyage dont personne ne pouvait prédire la destination, mais qui était déjà fantastique.

Et ces grands rassemblements publics n’étaient que la partie émergée de l’iceberg. Les expériences les plus significatives étaient plutôt personnelles et interpersonnelles. La contre-culture avait bien plus de substance intellectuelle que ne le pensaient les observateurs superficiels. Certes il y avait bien des flower children (hippies stéréotypés) naïfs et passifs, surtout parmi la deuxième vague des adolescents, qui adoptaient les ornements extérieurs d’un style de vie hip déjà existant sans avoir eu à faire aucune expérience indépendante; mais nombre de ”hips” avaient plus de sens critique, vivaient des expériences plus profondes et diverses qu’on le croit communément, et ils se consacraient à une grande variété de projets créatifs et radicaux.

D’aucuns seront peut-être surpris du contraste entre la critique caustique de la contre-culture à laquelle je me suis livré dans quelques-uns de mes anciens écrits et l’image plus favorable que j’en présente ici. C’est le contexte qui a changé, pas mes opinions. Au début des années 70, quand tout le monde était encore bien conscient des aspects radicaux de la contre-culture, je pensais qu’il fallait défier sa suffisance, signaler ses limites et ses illusions. Maintenant que les aspects radicaux ont été pratiquement oubliés, il me semble tout aussi important de rappeler son côté fantastique et libérateur. À côté de toute la publicité spectaculaire, des millions de gens procédaient à des changements radicaux dans leur vie, se livrant à des expérimentations audacieuses et scandaleuses qu’ils n’auraient guère songé à faire quelques années auparavant.

Je ne nie pas que la contre-culture comprenait beaucoup de passivité et de sottise. Je veux seulement souligner que nous visions — et dans une certaine mesure vivions déjà — une transformation fondamentale de tous les aspects de la vie. Nous savions à quel point les psychédéliques avaient changé profondément notre propre état d’esprit. Au début des années 60 il n’y avait que quelques milliers de gens qui en avait fait l’expérience; cinq ans plus tard le chiffre avait dépassé un million. Qui aurait pu dire que cette tendance ne continuerait pas, pour saper finalement le système entier ?

Tant qu’elle a duré, la contre-culture était remarquablement bienveillante. Je trouvais tout naturel de faire du stop avec n’importe qui, d’offrir un joint à des inconnus, ou de les inviter à pieuter chez moi s’ils venaient d’arriver en ville. À l’époque cette confiance n’était presque jamais abusée. Il est vrai que l’âge d’or de Haight-Ashbury n’a pas duré longtemps. Les choses ont commencé à empirer vers 1967, quand la publicité faite à “l’été d’amour” attirât un énorme afflux de jeunes qui étaient moins expérimentés et plus vulnérables, disposés à se faire exploiter par le flot d’arnaqueurs et de dealers qui débarquaient. Mais ailleurs la contre-culture allait continuer son plein essor pendant plusieurs années encore.

Pour ma part, je m’intéressais à des expériences qui “élargissent l’esprit” et les frissons d’évasion qui l’engourdissent seulement ne me séduisaient en rien. La plupart des gens que je fréquentais pensaient de même. A part une bière de temps en temps nous ne buvions guère d’alcool, et il nous était difficile d’imaginer que l’on puisse préférer les effets grossiers et souvent insupportables de l’alcool aux effets esthétiques et bénins de l’herbe, à moins qu’on ne soit extrêmement refoulé. Quant aux drogues dures, nous n’en avions presque jamais entendu parler, à l’exception notable des amphétamines. À dose modérée l’effet des speed n’est pas très différent de celui du café à haute dose, et la plupart d’entre nous en avaient pris de temps à autre pour veiller la nuit dans le but de rendre un devoir pour l’école, ou pour traverser le pays en voiture sans s’arrêter. Mais il n’en faut pas beaucoup pour qu’ils deviennent dangereux. Ils ont fini par tuer Sam.

Sam avait commencé à prendre beaucoup de speed en 1966, et en 1967 il devenait de plus en plus maniaque et paranoïde. Cette paranoïa s’exprimait par sa profession du culte de la terre creuse, selon lequel l’intérieur de la terre était habité par quelque sorte d’êtres mystérieux, les autorités constituées occultant cette information au grand public (comme dans le culte assez semblable des soucoupes volantes). À n’importe quelle mention du mot “underground”, par exemple, Sam faisait une inclination espiègle et entendue de la tête. En fait, presque n’importe quoi, un vers ou un couplet publicitaire, pouvait, par des jeux de mots, être interprété par lui comme un signe que l’auteur était de ceux qui étaient au courant de la terre creuse.

Une des expériences les plus pénibles de ma vie fût de voir mon meilleur ami devenir peu à peu de plus en plus dément alors que mes efforts pour le ramener à la raison n’avaient pas la moindre effet. Une fois, il s’est esquivé de la maison, nu et au milieu de la nuit, et nous avons couru avec sa femme partout dans les environs pendant des heures avant de le retrouver. Une autre fois il a été ramassé faisant du stop sur l’autoroute dans un état si délirant qu’un gendarme l’a conduit à l’hôpital psychiatrique à Napa. Sa femme l’a finalement ramené dans le Missouri.

Pendant les deux années suivantes son état a été très inégal. Parfois son exubérance et sa bonne humeur faisaient penser que ses divagations verbales n’étaient que d’espiègles improvisations poétiques qu’il ne prenait pas lui-même au sérieux. D’autres fois il sombrait dans des dépressions graves et était hospitalisé. La dernière fois que je l’ai vu, il avait l’air calme mais diminué (on l’avait mis probablement sous tranquillisants); il ne ressemblait plus à la personne que j’avais connue depuis toujours. Quinze jours plus tard on m’a téléphoné pour me dire qu’il s’était pendu. Il venait d’avoir 27 ans.

Rexroth a souvent remarqué qu’une proportion étonnamment importante des poètes américains du XXe siècle se sont suicidés. Il est à présumer que leurs efforts créatifs les avaient amené à devenir insupportablement sensibles à la laideur de la société, en plus de les avoir exposé à des extrêmes de frustration et de désillusion dans leur vie personnelle. Il reste que l’idée rimbaldienne de chercher des visions par un “dérèglement raisonné de tous les sens” a souvent inspiré des comportements tout simplement idiots et autodestructeurs. Quel que soient les facteurs sociaux ou personnels qui auraient pu contribuer à la folie de Sam, la cause immédiate était sûrement la grande quantité de speed qu’il prenait.

Il se peut que les psychédéliques aient joué également un rôle, mais j’en doute. Malgré quelques histoires de gens perdant la raison pendant des trips, auxquelles on a fait une publicité exagérée, des millions de gens en ont pris pendant les années 60 sans subir le moindre dommage. Pour ne pas perdre le sens des proportions, il convient de rappeler que le nombre de morts qu’on peut attribuer aux psychédéliques pendant toute la décennie était bien moindre que celui des morts dues à l’alcool ou au tabac pendant n’importe quel journée. Dans certains cas les psychédéliques ont sans doute amené à la surface des problèmes mentaux latents, mais probablement pour le meilleur plus souvent que pour le pire. Et j’ai le sentiment que bien plus de gens ont été sauvés de la folie par les psychédéliques, dans la mesure où l’expérience les avait ouverts à des perspectives plus larges et rendus conscients d’autres possibilités que celle de l’acceptation aveugle des valeurs folles du monde conventionnel.

En tout cas, je suis persuadés que les psychédéliques me furent salutaire. A part un seul trip vraiment infernal (sous DMT), ils furent presque tous merveilleux et je les compte parmi les expériences les plus chères de ma vie. Si j’ai cessé d’en prendre en 1967, c’est parce que j’en suis venu à me rendre compte que leurs effets salutaires sont irréguliers et ne durent pas. Ils ne vous donnent qu’une vision momentanée, une suggestion de ce qui est là. Voilà pourquoi nous sommes un certain nombre à avoir fini par aborder des pratiques de méditation orientales, pour explorer de telles voies plus systématiquement et pour essayer d’apprendre comment les intégrer plus durablement dans notre vie quotidienne.

Le bouddhisme Zen continuait à m’attirer. J’avais déjà découvert le Centre Zen de San Francisco, où j’allais de temps en temps pour faire de la méditation ou entendre des discours de Shunryu Suzuki, maître de zen petit et affable. Quand une branche de cette école s’est ouverte à Berkeley en 1967, j’ai commencé à y aller un peu plus régulièrement. Mais je n’ai pas continué longtemps, en partie parce que j’avais quelques doutes sur les formes religieuses traditionnelles, mais principalement parce que la pratique exigeait qu’on se lève à quatre heures au matin, ce qui était difficile à concilier avec mon style de vie de l’époque. Je donnais à fond et en même temps dans tant d’enthousiasmes différents qu’il m’est difficile de les raconter chronologiquement.

Une de mes passions était le cinéma. Au début de 1968, je fus subitement frappé d’émerveillement par ce genre artistique, et pendant deux ans j’en restais entiché. J’ai vu près de mille films, à savoir presque tous ceux qui sont sortis dans la Bay Area et qui avaient quelque intérêt, y compris huit ou dix par semaine au Telegraph Reportory Cinema que j’avais convaincu de m’accorder l’entrée libre permanente contre la distribution de leurs calendriers publicitaires, et j’y retournais souvent pour revoir une deuxième ou troisième fois les films que j’aimais le plus. Les films expérimentaux de Stan Brakhage m’ont donné l’idée de faire moi-même quelques petites expériences avec un caméra 8mm, mais pour l’essentiel je n’étais qu’un spectateur extasié. Mes favoris étaient les premiers classiques européens — Carl Dreyer, les films muets allemands et russes, les films français des années 30 (Pagnol, Vigo, Renoir, Carné) — ainsi que quelques films japonais de l’après-guerre. En dehors des anciens comiques (Chaplin, Keaton, Fields, les Marx Brothers, Laurel et Hardy), qui compensaient largement leur côté galvaudé par les moments sublimes d’hilarité poétique qu’ils atteignaient parfois, la plupart des films américains ne me plaisaient pas tellement. Hollywood a toujours rendu vulgaire tout ce qu’il touche, quelle que soit la qualité des acteurs, des auteurs ou des oeuvres littéraires dont ses films sont censés être tirés; mais avant que son influence en soit venue à dominer toute la planète, quelques-unes des industries cinématographiques étrangères toléraient encore quelques efforts créatifs.

Après avoir vu la plupart des classiques, en plus d’un assez grand échantillonnage des styles modernes, j’ai fini par me lasser. J’ai vu très peu de films d’aprés1970, et j’en suis presque toujours déçu. Presque tous, y compris les soi-disant chefs-d’oeuvre sophistiqués, ne sont conçus que trop évidemment pour des illettrés présentant des troubles émotifs. Pratiquement le seul cinéma récent auquel j’aie trouvé un peu d’intérêt est celui d’Alain Tanner. Il y a sans doute quelques autres oeuvres d’un certain mérite, mais il faut ingurgiter trop de rebuts pour les trouver. Je préfère presque toujours lire un bon livre.

Kenneth Rexroth

Les livres les plus intéressants que j’ai lus à l’époque étaient ceux de Rexroth ou d’autres auteurs qu’il m’a fait connaître. Je l’ai aimé dès que je l’ai lu et d’autant plus quand je l’ai rencontré pour la première fois; mais ce n’est que graduellement, en devenant un peu plus mûr, que j’en suis venu à l’apprécier à sa juste valeur, au point qu’il devint mon auteur préféré et mon mentor, éclipsant mes héros antérieurs, comme Henry Miller, Alan Watts, Allen Ginsberg, Lew Welch, et finalement même Martin Buber et Gary Snyder.

À la fois mystique et radical, terre-à-terre et urbain, Rexroth avait une largeur de vue que je n’ai jamais connue chez personne d’autre avant lui ou depuis lors. La philosophie orientale, les chants des Indiens d’Amérique, l’opéra chinois, la théologie médiévale, l’art d’avant-garde, les langues classiques, l’argot de la bohème, le yoga tantrique, les communautés utopiques, l’histoire naturelle, le jazz, la science, l’architecture, l’alpinisme — il semblait savoir bien des choses intéressantes sur presque tous les sujets, et comment elles s’accordaient entre elles. Le seul fait de suivre ses suggestions de lectures (surtout dans les courts essais si étonnamment vigoureux des Classiques revisités) constituait en soit un véritable enseignement de culture générale. En plus des nouvelles perspectives qu’il m’a données sur Homère, Lao Tseu, Blake, Baudelaire, D.H. Lawrence et Henry Miller, il m’a fait connaître une grande variété d’autres chefs-d’oeuvre que je n’aurais peut-être jamais découvert autrement : le journal modeste et méditatif du quaker anti esclavagiste John Woolman; l’autobiographie immodeste mais absorbante de Restif de la Bretonne (sorte d’Henry Miller ultrasentimental français du XVIIIe siècle); la magnanimité subtile de Parade’s End de Ford Madox Ford; la rude narration du Vaisseau des morts de B. Traven, le Kalevala, charmante épopée populaire finnoise; “Mister Dooley” de Finley Peter Dunne, barman irlandais de Chicago à la fin de siècle dont les monologues reflètent une expérience du monde aussi riche que Twain, et que je trouve même plus drôle...

Je relis deux des essais de Rexroth tant de fois que je finis par les connaître presque par coeur. Le premier, “Le hassidisme de Martin Buber”, en présentant un mysticisme dont l’expression ultime se trouve dans le dialogue et la communion, mettait en question les tendances contre-culturelles qui voyaient le mysticisme principalement sur le plan de l’expérience individuelle tout en minimisant les aspects sociaux et éthiques de la vie.

Le deuxième, “Le roman chinois classique”, m’a initié à la notion de magnanimité de Rexroth, que je tiens pour le thème central de son oeuvre. Cette notion remonte à l’idéal aristotélicien de l’homme “à grande âme” (ce qui est en effet le sens littéral de magnanimité), mais Rexroth l’enrichit en la reliant à l’idéal chinois traditionnel du sage “à coeur humain”. L’opposition établie par Rexroth entre la magnanimité et les formes diverses de “complaisance envers soi-même” fût pour moi une révélation. Elle dégonflait la “profondeur” et la “sensibilité” affichées par toute une gamme d’écrivains qui étaient à la mode à l’époque — Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Proust, Joyce, Pound, les surréalistes, les existentialistes, les beats... La liste pourrait être continuée presque indéfiniment : une fois que vous comprenez la perspective de Rexroth, il est difficile de trouver aucun écrivain moderne dont la complaisance envers lui-même ne saute aux yeux.

Comme toujours chez Rexroth, ce qui pourrait paraître seulement comme une discussion esthétique est en réalité une manière de parler des diverses façons d’aborder la vie. Cette distinction entre la magnanimité et la complaisance envers soi-même devint désormais une de mes pierres de touche. Un autobiographe peut difficilement prétendre être indemne de toute complaisance envers lui-même; mais si vous pensez que j’aie une telle complaisance aujourd’hui, imaginez ce que ç’aurait été sans l’influence modératrice de Rexroth !

Après avoir abandonné mes études, ce qui m’a fait perdre mon sursis d’incorporation, j’ai évité la conscription pendant deux ans au moyen d’une lettre du psychanalyste auquel mes parents m’avaient envoyé, selon laquelle je n’avais pas l’étoffe d’un bon soldat à cause de mon “ressentiment extrême par rapport à l’autorité”. Cependant, à la fin des années 60 l’armée avait un besoin de plus en plus pressant pour mener la guerre au Vietnam, et ce genre d’excuse ne suffisait plus. Quand je me suis présenté au conseil de révision à Oakland, le psychologue qui nous examinait n’a guère jeté qu’un coup d’oeil sur la lettre, puis, à ma grande horreur, il m’a pointé comme apte au service.

Je n’avais aucune intention d’aller à l’armée, mais je n’avais pas très envie non plus de me retrouver en prison ou de subir tous le tracas de l’objection de conscience. Au besoin je serais allé probablement au Canada, mais ça m’embêtait d’avoir à tout abandonner et à quitter la Bay Area. Je me suis donc juré de ne pas sortir du bâtiment avant d’avoir réglé la question une fois pour toutes.

Je pensai bien à lancer une chaise à travers la fenêtre, mais je ne voulais pas me retrouver avec la camisole de force. Je me suis décidé à me concentrer plutôt sur le psychologue qui m’avait déclaré apte. Me préparant pour le rôle dramatique le plus crucial de ma vie, j’ai fait irruption dans la pièce où il examinait quelqu’un d’autre, en hurlant : “Espèce de con, bête, tu penses que tu me comprends, écoute, quand je serai dans l’armée, attend que j’aie un fusil dans les mains, tu penses que j’abattrai pas le premier foutu officier qui me donne un ordre, hi hi, et quand j’aurai fait ça, je voudrais voir ta gueule quand tes chefs te demanderont comment tu as pu me déclarer apte, hi hi... ” (tout cela était accentué de grimaces, de tics et de cris perçants infantiles, de sorte que j’avais l’air d’une gosse piquant une crise de rage). Puis j’ai claqué la porte et me suis assis sur le seuil.

Quand il est sorti, je l’ai suivi en silence, déterminé de ne le quitter en aucun cas. Il va dans un autre bureau et ressort bientôt avec un officier, qui s’approche et dit : “Qu’est-ce que vous pensez faire, en menaçant le docteur Un tel ?” Je me lance dans une autre diatribe. L’officier me dit d’entrer dans son bureau. Après quelques minutes de plus de ma rodomontade, il me dit qu’il me renverra de l’armée. Mais il ne pouvait en rester là, il voulait sauver la face : “Or, c’est probablement exactement ce que vous voulez entendre. Mais je veux vous dire quelque chose encore. J’ai vu bien des gens dans ce travail. Certains étaient des objecteurs de conscience. Je n’étais pas d’accord avec eux, mais je pouvais les respecter. Mais vous ! À juger de votre comportement violent et révoltant, l’humanité n’a fait aucun progrès depuis les hommes des cavernes ! Vous ne méritez pas d’être dans l’armée !”

Me retenant de sourire, je suis resté silencieux, en lui lançant des regards mauvais et en serrant le bord du bureau comme si je risquais à tout moment d’être pris d’un spasme, pendant qu’il remplissait et signait le formulaire. Puis je le pris sans un mot, sortis d’un pas lourd et bruyant, remis le formulaire au bureau approprié, sortis du bâtiment, tournai au coin de la rue ... et continuai mon chemin en sautillant !

Comment je suis devenu anarchiste

Bien que je sois allé à quelques manifestations pour les droits civiques ou contre la guerre pendant mes deux premiers années à Berkeley, ce n’est qu’à la fin de 1967 que l’intensification de la guerre du Vietnam m’a amené à m’engager sérieusement dans la politique de la Nouvelle Gauche. Mon premier geste fût d’adhérer au Peace and Freedom Party, qui se proposait de soutenir la candidature de Martin Luther King et Benjamin Spock aux élections présidentielles de 1968. La plupart des 100.000 membres californiens du PFP n’avaient probablement pas plus d’expérience politique que moi, mais ils s’y sont inscrits simplement pour s’assurer qu’il y aurait un candidat antiguerre au élections. Mais bien que le PFP fût principalement un parti électoral, il faisait un effort pour encourager une participation qui allait au-delà du seul fait de voter. Je suis allé à plusieurs réunions de quartier du PFP et j’ai assisté aux trois jours de sa convention en mars 1968.

Il y avait beaucoup de bonne volonté et d’enthousiasme parmi les délégués, mais c’est là que je fus témoin pour la première fois des manoeuvres politiques. Totalement ouvert et éclectique, le PFP attirait naturellement la plupart des organisations gauchistes, chacune intriguant pour promouvoir sa propre ligne ou ses candidats. Quelques-uns des politicards me semblaient assez agaçants, mais en général j’admirais ceux qui avaient participé aux luttes pour les droits civiques ou au FSM, et j’étais bien content de m’en remettre à leurs avis plus expérimentés et vraisemblablement mieux informés. Bien que je puisse prétendre avoir participé dès le début à la contre-culture, et d’une façon relativement indépendante, dans le mouvement politique, je n’étais guère qu’un suiviste ordinaire et tardif.

Comme je devenais plus “actif” dans le PFP (mais jamais au delà des rôles subalternes, assister aux manifs, remplir les enveloppes, distribuer les tracts), je fus graduellement “radicalisé” par l’influence des politicards les plus expérimentés, surtout par les Panthères Noires. Rétrospectivement, je suis gêné de reconnaître avec quelle facilité j’ai été dupé par une manipulation si grossière, à travers laquelle une poignée d’individus se sont autoproclamés les seuls porte-parole authentiques de “la communauté noire”, tout en revendiquant le droit de veto, et en pratique la domination effective sur le PFP et n’importe quel autre groupe avec lequel ils condescendaient à former des “coalitions”. Mais ils étaient évidemment courageux, et à la différence des tendances séparatistes, ils étaient au moins disposés à collaborer avec les blancs. La plupart d’entre nous avons donc naïvement gobé la vieille escroquerie : “Ils sont noirs, emprisonnés, battus, tués; comme nous ne sommes rien de cela, nous n’avons aucun droit de les critiquer.” Presque personne, pas même les groupes dits antiautoritaires comme les Diggers, les Motherfuckers ou les Yippees, ne soulevait aucune objection sérieuse à cette “double mesure” raciste, qui revenait à contraindre tous les autres Noirs à l’alternative de soutenir leurs soi-disant “serviteurs suprêmes” ou de se taire.

Pendant ce temps les tendances “démocratiques-participatives” salutaires de la première Nouvelle Gauche étaient étouffées par l’intimidation, la spectacularisation et le délire idéologique. Des appels en faveur du terrorisme ou d’une “lutte armée” étaient répercutés dans bien des journaux underground. Les activistes qui croyaient que toute question théorique n’était que de la connerie furent pris au dépourvu quand le SDS a été pris en main par des sectes stupides débattant entre elles sur la question de savoir quelle combinaison de régimes staliniens elles devaient soutenir (la Chine, Cuba, le Vietnam, l’Albanie, la Corée du Nord). La grande majorité d’entre nous n’avait aucune sympathie pour le stalinisme. Pour ne parler que de moi, rien qu’en lisant, enfant, des articles sur l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, j’avais assez de bon sens pour comprendre que le stalinisme était de la pure connerie. Mais dans notre ignorance de l’histoire politique, il nous était facile de nous identifier avec des héros martyrisés tels que Che Guevara ou le Vietcong, d’autant plus qu’ils étaient exotiques. Fixés d’une façon obsédante et quasi exclusive sur le spectacle des luttes tiers-mondistes, nous n’avions pas conscience des véritables enjeux de la société moderne. Certes, une des affrontements les plus durs à Berkeley a commencé comme une “manifestation de solidarité” avec la révolte de Mai 1968 en France, mais nous n’avions aucune connaissance de ce qui s’y passait vraiment — nous avions l’impression confuse qu’il s’agissait d’une sorte de “protestation contre de Gaulle” plus ou moins dans le style que nous connaissions.

De nos jours l’écroulement du mouvement est souvent attribué à l’opération COINTELPRO du FBI, qui mis en oeuvre la désinformation pour semer des soupçons entre divers groupes radicaux, l’emploi de provocateurs pour les discréditer, et des machinations contre certains individus. Il n’en est pas moins vrai que la structure autoritaire des Panthères et des autres groupes hiérarchiques se prêtait à ce genre d’opération. Dans l’ensemble les provocateurs n’avaient besoin que d’encourager des tendances idéologiques qui étaient déjà délirantes, ou d’attiser des rivalités qui existaient déjà.

Pour moi la goutte d’eau qui fit déborder le vase a été le congrès des Panthères pour un “front uni contre le fascisme” en juillet 1969. J’ai assisté consciencieusement aux trois jours. Mais son orchestration militariste, l’adulation frénétique des héros martyrisés, les chants scandés, les slogans pavloviens, les mots d’ordre mesquins, les rodomontades sur la “ligne correcte” et la “direction correcte”, les mensonges et les manoeuvres cyniques des groupes bureaucratiques provisoirement alliés, les menaces violentes contre les groupes rivaux qui n’avaient pas accepté la ligne actuelle des Panthères, le télégramme “fraternel” du Politburo nord-coréen, le portrait encadré de Staline sur le mur du bureau des Panthères — tout cela finit par m’écoeurer, et m’a amené à chercher une perspective qui s’accorderait mieux avec mes sentiments.

Je croyais savoir où la trouver. Un de mes amis de Shimer qui avaient emménagés ici était anarchiste, et ses commentaires désabusés sur les tendances bureaucratiques du mouvement m’ont empêché de m’emballer trop vite. Je me suis allé chez lui pour emprunter un plein sac de textes anarchistes — écrits classiques de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Emma Goldman, Alexander Berkman; brochures sur Cronstadt, la révolution espagnole, la Hongrie de 1956, la France de 1968; et des revues plus récentes comme Solidarity et Anarchy (Londres), Anarchos (New York), Black and Red (Michigan)...

Ce fut une révélation. J’avais intuitivement une certaine sympathie pour l’anarchisme, mais comme la plupart des gens je supposais qu’il n’était pas vraiment praticable; que sans un gouvernement tout s’écroulerait dans le chaos. Les textes anarchistes ont démoli cette erreur, en me révélant les possibilités créatrices de l’auto-organisation populaire et en montrant comment les sociétés pourraient très bien fonctionner — et dans certaines situations ou à certains égards, ont très bien fonctionné — sans les structures autoritaires. Dans cette perspective il devenait facile de voir que les formes d’opposition hiérarchiques tendent à reproduire la hiérarchie dominante (l’évolution rapide du Parti bolchevique en stalinisme en étant l’exemple le plus évident) et que la dépendance par rapport à n’importe quel chef, même le plus radical, tend à renforcer la passivité des gens au lieu d’encourager leur créativité et leur autonomie.

J’ai découvert que “l’anarchisme” comprenait une grande variété de tendances — individualistes, syndicalistes, collectivistes, pacifistes, terroristes, réformistes, révolutionnaires. Pratiquement la seule chose sur laquelle la plupart des anarchistes étaient d’accord était l’idée qu’il faut s’opposer à l’État et encourager l’initiative et la gestion populaires. Mais c’était là au moins un bon début. Voilà une perspective que je pouvais embrasser de tout coeur, qui expliquait les défauts actuels du mouvement et donnait une indication générale sur le sens dans lequel il fallait aller. Pour moi, l’anarchisme concordait parfaitement avec l’idée de Buber et de Rexroth sur une communauté interpersonnelle authentique, par opposition aux collectivités impersonnelles. Certains des articles récents de Rexroth avaient signalé le lien entre Kropotkine et l’écologie. Rexroth et Snyder avaient fait allusion à une “grande culture souterraine”  comprenant divers courants non-autoritaires à travers l’histoire, et ils avaient exprimé l’espoir qu’avec la contre-culture actuelle ces tendances pourraient être enfin sur le point de prendre corps dans une communauté mondiale libérée. L’anarchisme semblait être l’élément politique d’un tel mouvement.

Ron R0thbart (un copain de Shimer qui s’était installé récemment à Berkeley) est vite devenu un converti tout aussi enthousiaste que moi. Nous commencions à regarder le mouvement d’une façon plus critique et à prendre nous-mêmes quelques modestes initiatives, vantant l’anarchisme auprès de nos amis, commandant des publications pour la diffusion locale, portant des drapeaux noirs dans les manifestations. Après avoir découvert quelques autres anarchistes locaux avec qui nous avons formé un groupe de discussion, nous avons projeté la réimpression de certains textes anarchistes, et envisagé l’ouverture d’une librairie à Berkeley. Mon tout premier écrit “public” fût un tract ronéoté diffusé à quelques dizaines d’amis et de connaissances où j’essayais de faire connaître les aspects anarchistes de Rexroth et Snyder.

Partie 2

Comment je suis devenu situationniste

En lisant des textes anarchistes récents, Ron et moi, nous avons trouvé mentionnée à plusieurs reprises l’Internationale Situationniste (l’I.S.), petit groupe d’une certaine notoriété qui avait joué un rôle clé dans la catalyse de la révolte de Mai 1968. Je me souvenais vaguement avoir vu quelques textes situationnistes l’année d’avant, mais à cette époque là je les avais remis en rayon. Un bref coup d’oeil m’avait donné l’impression qu’il s’agissait d’une variante de plus des systèmes idéologiques européens (marxisme, surréalisme, existentialisme, etc.), lesquels semblaient vieux jeu après les psychédéliques. En décembre 1969 nous sommes tombé encore une fois sur quelques brochures situationnistes dans une libraire locale, et cette fois, naturellement, nous les avons lu.

Nous fûmes immédiatement frappés de la grande différence par rapport au style simpliste et propagandiste de la plupart des écrits anarchistes. Le style situationniste semblait assez étrange et tortueux, mais il était très provocant, conçu à l’évidence plus pour saper les habitudes et les illusions des gens que pour les convertir à quelque “perspective libertaire” vague et passive. D’abord nous restâmes perplexes, mais en relisant et en discutant ces textes, nous commençâmes peu à peu à voir comment tout ça se raccordait. Les situationnistes semblaient être le chaînon manquant entre les différents aspects de la révolte. Visant une révolution sociale d’une radicalité que la plupart des gauchistes n’ont même pas imaginé, ils s’attaquaient en même temps aux absurdités de la culture moderne et à l’ennui de la vie quotidienne, reprenant le flambeau là où les dadaïstes et les surréalistes l’avaient laissé. Totalement iconoclastes, ils rejetaient tout idéologie — y compris le marxisme, l’anarchisme et même le “situationnisme” — et adoptaient ou adaptaient toute idée qu’ils trouvaient pertinente, quelle que soit sa provenance. Conformément à la tradition anarchiste, ils s’opposaient à l’État, mais ils avaient développé une analyse plus globale de la société moderne et une pratique de l’organisation plus rigoureusement antihiérarchique, et ils menaient une attaque plus cohérente contre les moyens que le système s’était donné pour transformer les gens en suivistes et en spectateurs passifs (leur nom venait de leur objectif premier, celui de créer des “situations” ouvertes et participatives, par opposition aux oeuvres d’art figées). Enfin, et ce n’est pas le moins important, ils rejetaient énergiquement “la politique de culpabilité”, qui prétend baser la révolution sur le sacrifice, l’auto flagellation ou le culte des martyres.

Deux mois plus tard, nous avons découvert quelques tracts de style situationniste écrits par un groupe local au nom fascinant, Conseil pour l’éruption du merveilleux (CEM). Nous leur avons écrit pour leur proposer un rendez-vous. Ils ont accepté, et le lendemain nous avons rencontré deux d’entre eux. Ils répondirent brièvement mais clairement à nos questions, se livrant à la critique acérée de la plupart de nos projets fumeux, dédaignant notre anarchisme comme une idéologie de plus qui nous empêchait de faire quoi que ce soit d’important. Prompts à exprimer leur mépris envers pratiquement tout ce qui passait pour radical, ils savaient de quoi ils parlaient, pensaient ce qu’ils disaient, et n’avaient pas l’air de plaisanter. Cependant il était évident que malgré leur sérieux, ils s’amusaient bien. Leur pratique subversive, qui consistait principalement en interventions critiques dans des situations diverses, semblait joindre le calcul soigneux à une espièglerie exquise. Nous ayant bien fait comprendre qu’ils n’avaient aucune intention de gaspiller leur temps en efforts supplémentaires pour nous convaincre, ils s’en sont allés.

Nous étions abasourdis, mais aussi stimulés. Même si nous n’étions pas sûrs d’être d’accord avec eux en tous points, leur autonomie était déjà un défi pratique. S’ils pouvaient distribuer des tracts exprimant leurs propres vues, pourquoi ne pourrions nous pas faire de même ?

Nous sommes revenus chez Ron, nous avons fumé un joint, puis nous avons écrit chacun un tract. Le mien était un collage de slogans anarchistes et situationnistes suivi d’une liste de livres recommandés; le sien était une satire contre la façon dont la révolution était transformée en banal spectacle. Nous en avons ronéoté 1500 exemplaires de chaque et les avons distribué à Telegraph Avenue près de l’Université. Même si cette action était assez abstraite, le seul fait de créer quelque chose et de le publier était pour nous une avancée passionnante.

Au cours des deux mois suivants nous avons réalisé plusieurs autres tracts expérimentaux. J’en ai écrit un sur le thème que les gens ne doivent jamais abandonner leur pouvoir à des chefs, que j’ai distribué à l’occasion de la projection du film Viva Zapata, et j’ai composé un comic sur la nature irréfléchie et ritualiste des combats de rue à Berkeley. Ron a écrit un compte rendu d’Utopie et socialisme de Buber, ainsi que la critique d’une intervention inepte effectuée par quelques-unes de nos connaissances anarchistes dans un cours à l’université. Toutes ces actions étaient assez rudimentaires, mais par les réactions diverses qu’elles provoquaient, nous apprenions peu à peu à intervenir publiquement. Il y avait une progression vers toujours plus de tranchant.

Ce faisant, nous essayions de trouver un compromis viable entre notre milieu contre-culturel relax et l’extrémisme rigoureux des situationnistes (au moins tel que nous le comprenions assez confusément). Nous avions des discussions avec plusieurs de nos amis dans le but de les inciter à quelque expérimentation radicale, mais bien que certains fussent vaguement intrigués par notre “nouveau trip”, pratiquement aucun d’entre eux n’a répondu par une quelconque l’initiative. Même si elles n’ont probablement rien apporté de plus, ces confrontations nous ont au moins permis de nous éclaircir les idées. Nous nous étions engagés si loin dans nos nouvelles aventures qu’il ne nous intéressait guère de continuer les mêmes relations dans les anciennes conditions.  

Quant aux anarchistes que nous fréquentions, de même qu’ils n’avaient envers nous aucune exigence, ils n’entendaient en accepter aucune de notre part. Quand nous leur avons fait quelques critiques modérées (bien plus modérées que celles que le CEM nous avait faites) ils ont réagi par la défensive. Et nous commencions à nous rendre compte que malgré quelques aspects pertinents, l’anarchisme fonctionnait à la manière d’une idéologie comme toutes les autres, avec sa propre galerie de héros et d’idées fétichisées. Après plusieurs mois de discussions individuelles et collectives, le groupe s’est montré incapable de mener à bien aucun des projets de réimpression, encore moins celui d’ouvrir une librairie. Nous avons conclu que si nous voulions faire quelque chose, il fallait que nous agissions nous-mêmes; et que les interventions autonomes avaient plus de chances de toucher la corde sensible des gens que la diffusion de quelques exemplaires supplémentaires des classiques anarchistes.

Nous ne voyions que rarement le CEM, mais nous étions parfois avertis de certaines de leurs interventions plaisamment scandaleuses, dont la combinaison de tactique situationniste du détournement avec une pointe d’influence surréaliste et de William Burroughs était théorisée dans leur brochure Du maniement du scalpel subversif. Entre autres choses ils ont caricaturé le rôle spectaculaire des militants sacrificiels avec un tract montrant la crucifixion des Chicago Eight. Ils sont allés de porte en porte dans une banlieue aseptisée, habillés en complet, pour distribuer un tract exhortant les habitants à tout lâcher pour chercher la vraie vie. Ils ont interrompu une apparition locale de Godard avec des tomates pourries et des tracts bilingues. Ils ont distribué des paquets de trading cards représentant des personnages stéréotypés (ménagère, mendiant, marchand hip, etc.) et des “grands moments dans le vide” (coincés dans un embouteillage, faisant les courses au supermarché, regardant la télé).

Nous avons rencontré aussi deux émissaires d’un groupe du Massachusetts également influencé par les situationnistes, le Conseil pour l’existence consciente (CCE). Le CCE était moins amusant et moins surréaliste que le CEM, mais tout aussi intense, intransigeant et iconoclaste. Leur exemple redoublait le défi que nous avait lancé le CEM de mettre en question tout notre passé, et de renverser toutes nos idoles.

Un des rares héros qui me restait était Gary Snyder. Je voulais bien admettre que la plupart des leaders du mouvement et de la contre-culture étaient des manipulateurs hiérarchiques ou des confusionnistes spectaculaires, mais Snyder me semblait encore presque entièrement admirable. Et de toute façon, je partageais l'idée répandue, mais fallacieuse, selon laquelle, pour avoir le droit de critiquer quelqu’un, je devrais être meilleur que lui; et je n’imaginais guère que je pourrais me comparer à Snyder.

Un beau jour, j’ai appris qu’il allait venir à Berkeley pour lire sa poésie. Auparavant, ç’aurait été un grand moment pour moi. Mais maintenant j’étais partagé. Est-ce que je pensais toujours qu’un tel événement était une bonne chose ? Ou était-il “spectaculaire”, contribuait-il à entretenir la passivité des gens, leur suffisance, leur culte des vedettes ? Après quelques réflexions, j’ai décidé que la façon la plus convenable de régler cette question serait de rédiger un tract à distribuer lors de l’événement — ce qui provoquerait en même temps les autres personnes concernées. Le délai était également un bon défi : la lecture aurait lieu dans trois jours.

Au départ, j’ai commencé par des critiques assez modérées. Mais plus je considérais la situation, plus je la mettait radicalement en question. Jusque là, j’avais accepté Snyder comme un tout, comme une sorte de marché-global spectaculaire : sa vie et ses écrits “m’inspiraient”, mais seulement d’une manière vague et générale. Maintenant, je me rendais compte que s’il disait quelque chose que je pensais utile, il fallait le mettre en pratique. Et que s’il disait quelque chose que je pensais erronée, il fallait le montrer. Il s’agissait de retourner quelques-unes de ses remarques les plus valables contre d’autres aspects de sa pratique qui étaient insuffisants.

Chaque petit pas ouvrait la voie pour les suivants. J’ai eu du mal à “ruiner” ma précieuse photo de Snyder et de ses amis en la découpant et la collant sur le tract, mais une fois que je l’eu “détournée” en y ajoutant des bulles, mon fétichisme a disparu. Maintenant elle n’était qu’une image qui ne m’intéressait que parce que je pourrais l’utiliser à saper le fétichisme d’autrui. Je riais de moi en m’apercevant de mes propres résistances psychologiques, tout comme je riais en imaginant la perplexité dans laquelle tel ou tel aspect du tract allait plonger les gens qui le liraient. Peu importait que j’aboutisse à quelque chose qui semblait bizarre ou maladroit. Je créais mon propre genre, et la seule règle était le désir d’aller jusqu’au bout de la situation et de l’exposer de la manière la plus provocatrice qui soit.

J’ai achevé le tract juste avant la lecture publique, et j’en ai fait imprimer une centaine d’exemplaires. En approchant de la salle, les serrant nerveusement dans mes bras, j’hésitais. Ce projet n’était-il pas trop extrême ? Comment osais-je attaquer Snyder de cette façon ? Lui-même était plus ou moins anarchiste; il n’essayait pas de recruter qui que ce soit; il ne demandait même pas d’argent. Est-ce que je n’en faisais pas trop ? J’ai décidé de m’asseoir un moment dans l’assistance pour me rendre compte de l’ambiance.

Il y avait plusieurs centaines de personnes. Snyder a commencé par dire qu’avant de passer à la poésie, il voulait prononcer “quelques mots sur la révolution”. Il a fait quelques remarques un peu vagues, mais pas mauvaises. Quand il a fini, les spectateurs ont applaudi.

C’était assez pour me décider. Rien n’aurait pu rendre plus évidente la nature fondamentalement spectaculaire de l’événement. Les applaudissements étaient la preuve éclatante que les propos de Snyder n’étaient pas faits pour être mis en pratique, mais serviraient seulement de détails croustillants pour une excitation passive (j’imaginais les spectateurs rentrant après la lecture pour dire à leurs amis : “Il n’a pas seulement lu beaucoup de beaux poèmes, il a même dit des choses formidables sur la révolution !”). J’étais outré par la situation. Les aspects les plus insultants de mon tract n’étaient que trop justes. Je les ai sortis, les ai jetés dans la foule et me suis enfuit. Je n’avais plus aucun intérêt pour ce que Snyder pouvait encore dire, et je ne voulais pas que le tranchant de mon acte soit dilué par un débat avec les spectateurs au sujet de l’alternative que j’avais à leur proposer. C’était leur problème .

On demande parfois si les situationnistes “font” effectivement quelque chose ou bien s’ils ne font “seulement qu’écrire”. Jusque là, j’avais estimé que je ne savais que faire, mais qu’en attendant il pourrait être utile d’écrire le tract pour clarifier les choses. Ce n’est que par la suite que je me suis rendu compte que j’avais bien fait quelque chose. Si une critique réussit à inciter ne serait-ce que quelques personnes à bien réfléchir, à dissiper un certain nombre d’illusions, à reconsidérer des pratiques, ou, mieux encore, à entreprendre eux-mêmes des nouvelles expériences, c’est déjà un effet tout à fait valable et très concret. Combien d’ “actions” obtiennent seulement le même résultat ? J’ai compris enfin que l’insistance sur le fait que l’on doit être “constructif” n’était qu’une mystification qui interdisait aux gens de faire face aux conditions de leur propre vie; et qu’une critique (contrairement à une condamnation morale pharisienne) n’implique pas forcément le sentiment de sa propre supériorité. S’il nous fallait être mieux que les autres avant de les critiquer, les “meilleurs” n’auraient jamais été critiqués (et les hiérarques tendent à poser les problèmes d’une manière qui renforce leur position dominante). Peu importe le talent de Snyder, sa sagesse ou ses bonnes intentions. Si le but de la poésie est de “changer la vie”, il y avait plus de poésie dans mon acte que dans n’importe quel poème qu’il aurait pu lire ce soir-là.

Je reconnais volontiers qu’en l’occurrence cette intervention était vaine et n’eut probablement aucun effet notable sur personne, si ce n’est sur moi même. Bien que le tract fût assez clair en attaquant la consommation passive de la culture, la perspective sociale sur laquelle cette attaque était basée n’était que vaguement esquissée (l’ “Ode sur l’absence de la véritable poésie” que j’ai publiée quelques mois plus tard était plus explicite à cet égard, mais elle était aussi plus pédante).

Mon action était également un fiasco en tant qu’intervention. J’avais cherché en vain un endroit comme un balcon d’où je pourrais lancer les tracts sur l’auditoire, pour créer une situation de “masse critique” où tout le monde serait suffisamment intrigué pour qu’ils se mettent tous à lire en même temps. J’aurais pu obtenir le même résultat de manière un peu moins dramatique en allant sans façons partout dans l’assistance. Aujourd’hui je trouverais tout naturel de faire cela, mais à l’époque j’étais novice à ce jeu et je n’eu pas le courage de le faire. Du fait de ma distribution plus timide, une fraction seulement de l’assistance eut le tract entre les mains, et comme j’en fus informé plus tard par des amis qui étaient présent ce soir là, la lecture a continué après une pause de quelques secondes, le reste des spectateurs présumant probablement qu’il ne s’agissait que d’un tract ordinaire sur le Pouvoir Noir ou la guerre du Vietnam.

Mais quel que soit l’effet de mon action sur l’assistance, elle fût très éclairante pour moi. En m’enfuyant de la salle je me sentais redevenu enfant, aussi ému qu’un écolier en train de jouer un tour. Ma véritable compréhension de la perspective situationniste date de ce moment là. J’avais déjà appris beaucoup de choses à la lecture des textes situationnistes, de l’exemple du CEM (qui après avoir critiqué vivement mes précédentes confusions, a eu la sagesse de me laisser tout seul pour mon prochain pas en avant), et de mes propres expérimentations pendant les mois précédents. Mais le fait d’avoir sapé ma propre passivité et mon culte de la vedette eut l’effet le plus libérateur qui soit. Le fait d’avoir choisi le cible qui était pour moi le plus difficile a fait de cette expérience le tournant le plus important de ma vie.

Les membres du CEM avaient bien conscience de mon admiration pour Snyder. Quand je leur ai montré le tract un peu plus tard, l’un d’entre eux a dit : “Ah ! Je vois que tu t’es subverti toi-même, autant que les autres !” Nous avons tous souri.

1044

Le CEM s’est dissout en juin 1970. Le groupe était traversé de plusieurs tendances, certains de ses membres n’étaient pas aussi autonomes ou engagés que les autres, et de toute façon, leurs contradictions idéologiques l’auraient très certainement fait exploser un jour ou l’autre. Après la dissolution, deux des anciens membres, Isaac Cronin et Dan Hammer, sont allés à Paris et à New York pour y rencontrer des membres de l’I.S.

En attendant, avec Ron, nous avons fondé notre propre groupe, dénommé rétrospectivement “1044”, du numéro de notre boîte postale. Ron a emménagé chez moi en juillet, et pendant quelques mois nous avons vécu collectivement, suivant l’idée erronée que nous nous étions faite à partir de l’exemple du CEM et du CCE, que c’était de rigueur dans toute organisation situationniste. En fait, bien que l’I.S. fût très rigoureuse en ce qui concernait la démocratie interne du groupe et pris grand soin d’éviter toute hiérarchie, l’adhésion n’impliquait aucun collectivisme économique ni aucun sacrifice de sa vie privée ou de son indépendance dans les affaires personnelles. Nous nous sommes vite rendu compte que notre méprise puriste n’était pas très viable, même si l’expérience de vivre et de travailler ensemble plus étroitement que d’habitude avait été intéressante à certains égards.

Notre mystification sur l’organisation cohérente était liée à une conception assez apocalyptique de la pratique cohérente. Notre petit texte “Dans ce théâtre...”, avec son évocation de la “triade unitaire”, participation, communication et réalisation (voir le chapitre 23 du Traité de savoir-vivre de Vaneigem) reflète assez bien notre état d’esprit de l’époque. Nous savions que les séparations dans notre vie ne pourraient être surmontées définitivement que par une révolution, mais nous croyions possible de faire une avancée importante en attaquant ces séparations d’une manière unifiée. Mon interruption de la conférence de Snyder avait été une telle révélation que j’avais tendance, plus que Ron, à donner trop d’importance à de telles expériences, les considérant comme indispensables ; j’imaginais que si seulement d’autres gens pouvaient faire un saut qualitatif semblable, ils découvriraient eux aussi ce nouveau monde de possibilités du “renversement de perspective”. Dans mon empressement à inciter des gens à faire eux-mêmes de telles expériences, je me montrais souvent trop pédagogique, une mauvaise habitude qui subsiste encore aujourd’hui. Je crois toujours que les gens doivent prendre des initiatives autonomes s’ils veulent échapper à leur conditionnement, mais il ne sert pratiquement jamais à rien de les prêcher et de les presser. Comme je l’ai dit ci-dessus, un des mérites du CEM fut qu’ils ne nous ont pas guidé en prodiguant des conseils détaillés, mais qu’ils nous ont fait simplement quelques critiques incisives et nous ont ensuite laissés tout seuls. Après plusieurs vains efforts pour réveiller nos amis, nous avons appris à faire de même.

À notre première rencontre avec les délégués du CEM, ils avaient apporté un magnétophone pour enregistrer notre conversation. C’était, d’une part, pour que les autres membres de leur groupe puissent l’écouter plus tard, mais aussi parce qu’ils trouvaient utile de passer constamment en revue leur propre pratique. Ron et moi nous fîmes la même chose lors de certaines de nos discussions avec des amis, relevant, en les écoutant par la suite, les moments où nous avions trop parlé, où nous étions devenus pédants, où nous avions insuffisamment répondu, etc. L’idée générale était de devenir plus conscients de tout ce que nous faisions, de prendre conscience des habitudes indésirables et de rompre avec celles-ci en modifiant les formes de comportement dictées par l’habitude. Parmi d’autres méthodes que nous avons employées dans ce même but, il y avait la “conversation en cercle” — au moins trois personnes s’assoient dans un cercle et chaque personne parle à son tour seulement —, la discussion de questions par écrit — pour nous forcer à mieux organiser nos idées —, et le détournement des bandes dessinées — en ajoutant de nouvelles bulles pour composer une nouvelle histoire sur un thème donné ou en y copiant des passages choisis au hasard des textes situationnistes ou d’autres écrits. Lors de notre expérience la plus importante de ce genre, nous avons réservé toute une journée pour un programme arbitraire mais détaillé d’activités diverses : de brèves périodes successives de lecture, de correspondance, de brain-storming, de dessin, de cuisine, de repas, d’écriture automatique, de danse, de ménage, de traduction, de comédie, de composition de tracts, de détournement de bandes dessinées, de jardinage, de méditation, d’exercice physique, de repos, de discussion, d’improvisation ; puis nous avons occupé la semaine suivante en écrivant un compte rendu de dix pages sur l’expérience, que nous avons fait imprimer à une douzaine d’exemplaires pour donner à quelques amis.

De peur que cela n’ajoute aux malentendus déjà nombreux sur “ce que font les situationnistes”, il convient de souligner que cet épisode est resté unique, et que les autres activités qui sont mentionnées ici n’étaient pas forcément typiques du milieu situ(1) en général. Bien que les groupes influencés par l’I.S. eussent tendance à expérimenter, dans la vie quotidienne comme dans l’agitation politique, les types d’expérimentation ont varié considérablement. Certains de nos projets reflétaient notre formation dans le milieu de la contre-culture, laquelle nous distinguait de nos homologues européens. Naturellement nous nous rendions bien compte des limites de telles expériences. Mais la libération, ne serait-ce que d’un petit espace pendant un cours laps de temps, incite à en désirer plus. On apprend à jouer avec des différents possibles au lieu de toujours présumer que le statu quo est inévitable, et on développe un sens plus concret des obstacles sociaux et psychologiques qui les entravent. L’avantage de ces expérimentations, c’est que dans ce cadre limité on peut essayer n’importe quoi sans aucun risque, sauf le risque salutaire de se déconcerter soi-même. Les mêmes principes sont applicables dans l’activité publique, bien que cela exige évidemment davantage de prudence.

Nos aventures publiques ont comporté plusieurs tentatives de détournement, tactique situationniste qui consiste à utiliser des fragments culturels pour de nouveaux emplois subversifs. Une de mes créations était une bulle de bande dessinée imprimée sur du papier autocollant, conçue pour être collée sur des affiches publicitaires de façon à ce que le modèle féminin d’une beauté stéréotypée fasse une critique de la fonction manipulatrice de son image : “Bonjour, les hommes ! Je suis l’image d’une femme qui n’existe pas. Mais mon corps correspond à un stéréotype que vous avez été conditionnés à désirer. Comme il est peu probable que votre femme ou votre petite amie me ressemble, vous êtes naturellement frustré. Les gens qui m’ont mis là vous ont justement par où ils veulent : par les couilles. Quand votre virilité est mise en question, vous êtes une pâte molle entre leurs mains...” (Si je puis me permettre de le dire moi-même, je pense que cette façon de retourner la manipulation spectaculaire contre elle-même est plus éclairante que les habituelles plaintes réactionnelles telles que “cette pub exploite les femmes” — comme si de telles pubs ne manipulaient ni n’exploitaient pas également les hommes.) J’ai profité aussi de la participation libre à une lecture de poèmes ouverte à tous pour y lire une longue critique des limites de la poésie purement littéraire, Ode sur l’absence de la véritable poésie ici cet après-midi, à la grande perplexité et au grand mécontentement des autres poètes présents, à qui la règle du jeu imposait d’écouter mon “poème” poliment et sans m’interrompre.

À la même époque, Ron avait écrit une brochure analysant une émeute récente des Chicanos de Los Angeles, et en guise de plaisanterie, l’avait signée “Herbert Marcuse”. Le procédé a attiré de nombreux lecteurs, d’abord parce que les gens ont supposé que Marcuse en était vraiment l’auteur, puis, quand Marcuse s’est senti obligé de la désavouer publiquement, parce que des gens encore plus nombreux se sont perdus en conjectures sur le véritable auteur d’un canular si étrange. Pour ajouter à la plaisanterie, nous avons écrit une série de lettres pseudonymes à des journaux locaux qui donnèrent encore plus de publicité à la brochure en la dénonçant. Cette tactique de publier des textes faussement attribués, que nous avions nommée plus tard “le contrefaçonisme”, fut employée sans précaution par la suite par d’autres groupes, produisant généralement plus de confusion que de clarté. Nous l’avons bientôt abandonnée, et à l’automne de cette année, je me suis livré, avec Isaac, à une critique de certains aspects de la brochure Sur le maniement du scalpel subversif qui donnait l’impression erronée que le détournement signifiait semer au hasard la confusion dans le spectacle.

Emboîtant le pas des situationnistes, nous avons aussi commencé à combler nos grandes lacunes en ce qui concerne la connaissance des tentatives radicales du passé, en explorant l’histoire des anciennes révoltes et en étudiant des personnages importants comme Hegel (difficile, mais même un minimum de familiarisation avec celui-ci nous permettait de développer un meilleur sens des processus dialectiques), Charles Fourier, dont l’utopie charmante mais quelque peu extravagante est basée sur l’encouragement, plutôt que la répression, de l’interaction de la variété des passions humaines, Wilhelm Reich (ses premières analyses socio-psychologiques, non pas ses théories “orgoniques” ultérieures) ; et certains des penseurs marxistes les plus radicaux, Rosa Luxembourg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, le premier Lukács.

Et Marx lui-même. Comme la plupart des anarchistes, nous ne savions pratiquement rien de lui à l’exception de quelques platitudes sur son autoritarisme supposé. Quand nous avons découvert que bien des idées les plus pertinentes des situationnistes, et même certaines de leurs phrases les plus frappantes, dérivaient de Marx, nous avons commencé à le réexaminer plus soigneusement. Nous nous sommes vite rendu compte que mettre Marx dans le même sac que le bolchevisme, ou pire encore que le stalinisme, trahissait une grande ignorance ; et que, bien qu’il y eut sans aucun doute des défauts importants dans sa perspective, ses analyses sur de nombreux aspects de la société capitaliste étaient si pénétrants qu’il était aussi ridicule d’essayer de développer une analyse sociale cohérente en n’en tenant aucun compte que d’essayer de développer une théorie biologique cohérente en ne tenant aucun compte de Darwin.(2)

Bien sûr, nous lisions tout ce que nous pouvions trouver de l’I.S.. Malheureusement, la plupart des textes situationnistes n’étaient disponibles qu’en français. A part cinq ou six brochures et quelques tracts, il n’existait en anglais que quelques traductions approximatives et manuscrites faites par des gens qui, bien souvent, ne savaient guère plus de français que nous. Je me rappelle encore l’exaltation, mais aussi la frustration, que nous avons éprouvées, en tombant pour la première fois sur une copie du Traité de savoir-vivre de Vaneigem, que nous nous sommes efforcés de lire dans une pâle photocopie d’une photocopie d’une photocopie d’une mauvaise traduction. Quand je me suis rendu compte du nombre de textes qui me restaient inaccessibles, j’ai commencé à me remettre au français, dont je n’avais jamais eu qu’une connaissance scolaire et que j’avais oublié depuis longtemps. J’avais toujours imaginé qu’il serait formidable de devenir assez savant pour lire mes écrivains favoris en français dans le texte, mais ce but était trop vague pour me faire entamer les études nécessaires. Les situationnistes m’ont donné la motivation pour le faire. D’ailleurs presque tous les gens que je connaissais qui leur portaient un véritable intérêt ont appris tôt ou tard le minimum de français nécessaire pour comprendre, ne fut-il que péniblement, l’essentiel des textes les plus importants. Dans nos rencontres postérieures avec des camarades d’autres pays, le français était notre lingua franca autant que l’anglais.

Contradiction

Pendant l’été 1970, Ron et moi avons rencontré Michael Lucas, qui s’était installé à la Bay Area, mécontent du groupe Anarchos de Murray Bookchin de New York auquel il avait participé pendant quelque temps. En octobre, Sydney Lewis, un des émissaires du CCE que nous avions rencontré au printemps, est arrivé en ville, ayant quitté le groupe à cause de ses désillusions quant à certaines des plus extravagantes de leurs rigidités idéologiques. Un peu plus tard Dan et Isaac sont revenus de Paris et de New York. En échangeant des conclusions sur nos expériences respectives, nous avons constaté une importante convergence de vues.

Nous avons développé deux projets collectifs : un groupe consacré à l’étude de La Société du Spectacle de Guy Debord (l’autre principal livre situationniste), qui venait d’être traduit par Black and Red, et une critique de la contre-culture et du mouvement radical américains. Le groupe d’étude n’a pas duré longtemps — nous avons vite trouvé que, pour comprendre les thèses de Debord, il valait mieux les utiliser directement (dans les graffiti, dans les tracts et dans les prémisses de notre critique du mouvement) que de les discuter seulement dans l’abstrait. Les premiers stades de la critique du mouvement confirmèrent un accord toujours plus étroit entre nous six, tout en éliminant trois ou quatre autres personnes qui avaient assisté au groupe d’étude, mais sans avoir jamais engagé aucune initiative autonome. En décembre Dan, Isaac, Michael, Ron et moi, avons fondé le groupe Contradiction. En plus de notre critique du mouvement, nous prévoyions l’édition d’une revue dans le genre de l’I.S. ainsi que diverses autres activités critiques.

Sydney aurait presque certainement été le sixième membre du nouveau groupe s’il n’était retourné dans l’Est juste avant sa formation ; mais une fois qu’il a quitté la ville il a évolué vers des perspectives assez différentes, et nous avons fini par rompre avec lui. Pendant ce temps, nous avions découvert un nouveau camarade à Berkeley. En flânant un jour sur le campus, j’ai entendu par hasard une conversation entre deux personnes, dont une faisait une critique intelligente du gauchisme bureaucratique. Après les avoir écoutés pendant un moment, je suis intervenu pour dire à ce dernier qu’il avait absolument raison, mais qu’il perdait son temps parce que son interlocuteur était évidemment incapable de comprendre ses arguments. Il m’a regardé d’un air étonné. En réfléchissant un moment, il s’est rendu compte que j’avais raison. Il a pris congé de l’autre, et nous nous sommes éloignés pour parler. D’abord je l’ai laissé faire la plupart des frais de la conversation, me bornant à faire des signes de tête affirmatifs et à lui poser quelques questions. Bien qu’il n’ait jamais lu un mot des situationnistes, il était parvenu par lui-même à presque toutes leurs positions. Puis, j’ai sorti des brochures de mon sac et lui ai lu quelques passages où se trouvaient précisément les idées qu’il avait voulu exprimer. Il en est resté baba ! Il commença à collaborer avec nous sur la critique du mouvement et finit par devenir le sixième membre de Contradiction. Cette rencontre avec John Adams m’a toujours semblé une confirmation frappante de la prétention des situationnistes à exprimer simplement les réalités qui étaient déjà là, plutôt qu’à propager une idéologie.

La première publication de Contradiction fut mon affiche Comics bureaucratiques, qui était inspirée par la révolte récente en Pologne. Maintenant que tout le monde est habitué à l’idée de l’écroulement du stalinisme, il vaut la peine de rappeler combien les gens considéraient autrefois sa permanence comme allant de soi, et le manque presque total de compréhension de la Nouvelle Gauche quand il s’agissait des questions soulevées par une telle révolte. Tandis que quelques groupes gauchistes ont essayé de faire une distinction entre régimes “révisionnistes” de l’Europe de l’Est et “révolutionnaires” du Tiers Monde, la plupart des journaux alternatifs n’ont pas même mentionné le soulèvement, ne sachant pas comment concilier un tel événement avec leur monde de fantaisie guevariste. Ainsi le détournement des divers héros du mouvement dans l’affiche, qui pourrait ne sembler que divertissant aux lecteurs d’aujourd’hui, eut un effet véritablement traumatisant sur leurs admirateurs, comme certains d’entre eux me l’ont avoué plus tard.

Pendant que nous expérimentions avec des méthodes inspirées par l’I.S., l’I.S. elle-même traversait des crises qui aboutiront finalement à sa dissolution.

En mars 1971 je suis allé à New York pour rencontrer Jon Horelick et Tony Verlaan, les derniers membres de la section américaine de l’I.S., et j’ai appris qu’ils s’étaient séparés récemment des Européens. Ils m’ont donné un gros tas de correspondances et de documents internes, la plupart en français, que je m’efforçais de lire en essayant de comprendre de quoi il s’agissait, généralement en vain. Puis j’ai pris l’avion pour Paris.

Les premières personnes que je suis allé voir furent Roger Grégoire et Linda Lanphear, anciens membres de Black and Red. Nous avions lu avec intérêt les publications de ce groupe (surtout l’excellent bouquin de Grégoire et Perlman sur leurs activités en Mai 1968), qui alliaient quelques traits situationnistes à une orientation anarcho-marxiste plus traditionnelle ; mais notre intérêt avait diminué quand le groupe a commencé à s’installer dans l’éclectisme ultragauchiste. Une lettre ouverte récente par laquelle Roger et Linda l’avaient critiqué (“Aux lecteurs de Black and Red”) montrait que, tout comme nous, ils évoluaient vers une pratique plus rigoureuse, à la manière des situationnistes. Nous nous entendions bien, et j’ai finalement logé chez eux pendant presque tout mon séjour

Je n’ai pas réussi à voir les derniers membres de l’I.S., mais j’ai rencontré plusieurs autres situationnistes parisiens, dont Vaneigem et deux autres ex-membres de l’I.S. Dans nos discussions se mêlaient des échanges de renseignements et d’idées vraiment intéressants avec les espoirs et les illusions exagérés qui surgissaient dans les suites enivrantes de Mai 1968.

Le seul fait d’être à Paris était passionnant. J’absorbais tous les nouveaux sons, les visions et les odeurs, errant pendant des heures à travers le labyrinthe des ruelles aux pavés ronds, parmi des petites boutiques obscures et des bâtiments vieux de plusieurs siècles ; prenant un verre à la terrasse des cafés en plein air, regardant tous les passants, saisissant au passage des bribes aguichantes de la langue étrange que je commençais à peine à comprendre ; faisant les courses sur les petits marchés qu’on trouvait à l’époque dans presque tous les coins ; savourant les délicieux repas français composés de plusieurs plats ainsi que les liqueurs et les vins excellents, pendant des heures de conversation animée...

Après six semaines à Paris (et des brefs voyages à Londres et à Amsterdam), je suis retourné à New York, où je suis demeuré pendant quinze jours chez Tony Verlaan. Jon Horelick et lui venaient de rompre, et Jon a effectivement disparu pendant deux ans, jusqu’à ce qu’il sorte sa revue Diversion. En attendant, Tony et Arnaud Chastel avaient formé le groupe Create Situations, et ils étaient en train de traduire quelques anciens articles de l’I.S. Je les aidai un peu dans ce travail, puis je suis revenu à Berkeley.

Pendant les mois suivants, nous avons eu beaucoup de visites : Tony et Arnaud (après quinze jours d’interaction tumultueuse, nous avons rompu avec eux) ; Point-Blank (un groupe de jeunes de Santa Cruz, petite ville universitaire au sud de San Francisco, avec lequel nous avons également rompu après avoir collaboré pendant quelque temps) ; Roger et Linda ; un ou deux camarades anglais ; et un jeune couple espagnol, Javier et Tita. Tita et moi nous nous sommes très bien entendus dès notre première rencontre, bien que notre communication verbale se soit d’abord bornée au sabir français. Quand Javier est retourné en Europe quelques semaines plus tard, elle est restée avec moi.

En même temps, nous continuions à travailler sur la critique du mouvement et sur d’autres articles pour notre revue. Malheureusement, aucun de ces travaux ne devait aboutir, à part quelques tracts d’intérêt secondaire. Il y avait beaucoup de bonnes idées dans nos brouillons, mais bien des insuffisances aussi, et nous nous sommes montrés incapables d’achever nos projets. La raison était d’une part que nous voulions trop en faire, et d’autre part que nous avions mal organisé le travail. Il y avait beaucoup d’efforts redondants. Une personne pourrait consacrer beaucoup de travail à un sujet pour apprendre ensuite que son brouillon devrait être réorganisé radicalement pour s’accorder avec des changements introduits dans d’autres articles ; mais à la prochaine réunion elle trouverait peut-être que des modifications supplémentaires de ces autres articles exigeaient encore plus de changements de son article... Les réunions devenaient de plus en plus ennuyeuses.

Rétrospectivement, je pense que nous aurions sans doute mieux fait de déléguer une ou deux personnes pour rédiger le texte final sur le mouvement, qui auraient pu tirer quelque chose des contributions individuelles sans s’obliger forcément à respecter les textes originaux dans le moindre détail. En plus, ç’aurait peut-être été une bonne idée de publier de brèves versions préliminaires de certains des chapitres, produites et signées par les différents auteurs de ces textes, à la fois pour affiner nos thèses en prenant en compte les réactions et les critiques, et pour développer plus d’autonomie individuelle.

En attendant, les diverses fractions du mouvement s’autodétruisaient, à cause des contradictions que nous avions analysées, et il y avait de moins en moins à attaquer, qui ne soit déjà discrédité. Au début de 1972, pratiquement la seule chose qui nous restait à faire était une autopsie plus lucide. Cela aurait quand même valu la peine (il faut comprendre ce qui a mal tourné si vous voulez faire mieux à l’avenir), mais à ce moment-là nous en avions tellement marre du projet que nous n’eûmes pas l’enthousiasme nécessaire. Nous avions déjà commencé à évoluer vers d’autres activités. Michael et moi nous donnions à fond dans la musique classique, et passions une grande partie de notre temps à écouter des disques ou à assister aux concerts et aux opéras. Dan et Isaac passaient beaucoup de temps à San Jose, une ville au sud de San Francisco, à travailler avec Jimmy Carr (ancien Panthère Noir et beau-frère de Dan) sur ses mémoires de prison.(3) Notre abandon de la critique du mouvement en avril 1972 a marqué la fin effective de notre groupe, bien que nous ne l’eussions dissout explicitement qu’en septembre.

Un exode s’ensuivit. John et Michael ont quitté la région. Dan, Isaac et sa copine Jeanne sont partis en Europe, où Tita était retournée un peu auparavant. Je voyais Ron de temps en temps, mais presque personne d’autre. Mes relations avec plusieurs des mes anciens amis s’étaient refroidies depuis nos affrontements de 1970, et quelques-uns de ceux avec qui je gardais encore des rapports intimes étaient retournés au Midwest, puisque la contre-culture tirait à sa fin. Les seuls jours heureux de toute cette année là furent les retrouvailles avec une ancienne copine, qui était venue de la Nouvelle-Angleterre pour une brève visite. Malheureusement il y avait trop d’obstacles pour continuer cette relation.

Isolé, déprimé et frustré par le coitus interruptus de Contradiction, je n’avais l’esprit pour rien d’autre que pour la lecture, la musique classique, et pour l’effort d’assurer ma survie grâce au poker.

Le cercle privé où j’avais l’habitude de jouer s’était dispersé, et je m’étais reporté sur les casinos d’Emeryville, petite ville avoisinante. C’était une affaire plus difficile : non seulement la concurrence était plus serrée, mais il fallait en plus payer un prix horaire à l’établissement. J’y ai bossé presque à plein temps pendant plusieurs mois, et très vite, je ne pouvais plus me passer du jeu. Groupés autour d’une table de feutre vert, isolés du monde extérieur, on devient blasé. La pensée de retourner à quelque boulot monotone semble insupportable quand on se rappelle la nuit où on s’en est sorti avec des gains de plusieurs centaines de dollars après quelques heures du jeu ; et on a tendance à oublier toutes ses pertes ou à les attribuer à une malchance passagère. J’avais espéré qu’avec l’expérience je deviendrai progressivement plus habile et gagnerai assez pour passer à des enjeux plus gros. Mais mes comptes montraient que mes gains nets se stabilisaient autour de 75 cents de l’heure. Finalement, en novembre j’ai renoncé.

Un nouveau commencement

C’était un pas dans la bonne voie, mais je ne savais pas très bien quoi faire par la suite. Inspiré par la lecture de Montaigne, j’ai essayé d’écrire des essais auto-exploratoires. Cela n’aurait peut-être pas été une mauvaise idée dans d’autres circonstances (cette autobiographie a comporté beaucoup d’auto exploration de ce genre), mais à l’époque il n’en est rien résulté parce que pratiquement n’importe quel sujet sur lequel je commençais à écrire m’amenait tôt ou tard à faire des rapprochements avec l’expérience de Contradiction, et cela me déprimait tellement que le courage me manquait pour y faire face. Mais la conscience d’éluder la question me mettait également mal à l’aise.

En décembre Dan, Isaac, Jeanne et Tita sont revenus d’Europe. Comme je l’ai raconté dans mon Étude de cas, leur retour a contribué à me ranimer. J’ai recommencé à expérimenter, j’ai réexaminé mes relations (ce qui a conduit à quelques ruptures traumatiques), et après avoir refoulé toute l’expérience de Contradiction pendant plusieurs mois, je me suis décidé finalement à l’exposer dans une brochure. Comme pour mon tract sur Snyder, c’était un moyen de faire d’une pierre deux coups : d’abord, je voulais arriver à comprendre pour moi-même ce qui s’était mal passé, et je voulais en même temps obliger d’autres gens à affronter ces questions, ceux qui étaient directement concernés aussi bien que ceux qui pourraient se trouver impliqués dans des expériences semblables à l’avenir.

Je ferai plus tard quelques remarques sur la pratique situationniste de la rupture. Pour l’instant je me bornerai à mentionner que je regrette la première lettre citée dans l’ “Étude de cas”, qui était écrite à C—, la copine de Ron. Les défauts pour lesquels je l’ai critiquée n’étaient en fait pas plus graves que le genre de menus mensonges ou de légères hypocrisies dont presque tout le monde se rend coupable. Il aurait probablement suffi de prendre poliment mes distances avec elle, comme on le fait généralement dans de tels cas, et comme je le ferais sûrement aujourd’hui. Et cela aurait été bien moins dur pour toutes les personnes concernées. Mais à ce moment là, j’ai cru qu’il fallait recourir à des mesures énergiques pour sortir de l’ornière dans laquelle j’étais tombé.

Ce fut bien le résultat de cette lettre, pour le meilleur et pour le pire. D’une part, elle m’a ouvert la voie pour le renouvellement personnel que j’ai décrit dans l’ “Étude de cas” ; d’autre part, elle n’a pas seulement mis fin à ma relation avec C—, mais également avec Ron, et finalement avec John et Michael. Cela m’a profondément attristé, mais j’en avais pris le risque sciemment. Ironie du sort, j’ai rencontré C— par hasard quelques années plus tard et nous avons renoué, à un niveau superficiel mais amical ; tandis que l’éloignement d’avec Ron a duré vingt ans, et n’a pris fin que récemment quand, après avoir reconsidéré l’incident en écrivant cette autobiographie, il m’est enfin venu à l’esprit de lui écrire une lettre d’excuses. 

(Nous avons perdu contact avec Michael Lucas — qui aux dernières nouvelles vivait en Allemagne — et avec John Adams. Est-ce que quelqu’un sait où ils se trouvent ?)

La deuxième lettre critique citée dans l’ “Étude de cas” (qui me semble plus justifiée dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une lettre de rupture, mais seulement d’un défi solennel) était adressée à un ami de Dan, Isaac et Jeanne, mettant ainsi en péril quelques-unes de mes autres relations proches. Mais après quelques hésitations, ils se sont vite rangés de mon côté. La parution des Remarques sur le groupe Contradiction, ajoutée aux changements surprenants que je réalisais dans ma vie, commençaient à leur inspirer des aventures semblables, ce qui nous rendait plus intimes que jamais.

Pendant les deux ou trois mois suivants il y eut chez nous une flambée d’auto-analyses, d’exercices néo-reichiens, de retranscriptions de rêves, de remises en cause de notre passé, et d’autres défis aux traits de caractère enracinés et aux relations pétrifiées. Tout cela était bien salutaire ; mais au bout de quelque temps je finis par penser que nous nous étions plongés de manière excessive dans l’introspection et dans la psychanalyse. Je leur ai donc écrit une lettre qui soulignait le contexte social de nos expériences et le besoin de dépasser continuellement notre situation pour ne pas retomber dans une autre ornière.

À ma plus grande joie, ils ont répondu à mon défi en faisant passer le dialogue à un autre niveau. Trois jours plus tard ils sont arrivés chez moi avec le brouillon d’une grande affiche :

NOUS EN AVONS ASSEZ DE JOUIR SEULS

Esprits vraiment voluptueux,

(...) Nous sommes trois personnes qui vous ressemblent à bien des égards. (...) Nous avions des perspectives communes à propos de la vie quotidienne, concernant ce que nous voulions ou ne voulions pas de la société comme elle est organisée actuellement. Nous travaillions aussi peu que possible, (...) lisions tous les meilleurs livres (Le Capital, Le Faucon maltais, etc.), écoutions la meilleure musique, mangions dans les meilleurs restaurants bon marché ; nous nous enivrions, nous faisions des excursions à pied, allions à la plage ou à Paris. (...)

      Nous étions des antispectateurs du spectacle de décomposition. Nous lisions les journaux tout comme vous, c’est-à-dire “d’une façon critique”, ce qui revient à dire que le cynisme chic qui nous semblait ajouter du piquant à notre vie contribuait en fait à nous vider l’esprit. Nous faisions bien des remarques astucieuses sur les manques et les excès du monde bourgeois, mais malgré le fait qu’on nous reprochait d’être trop audacieux, nous étions en fait trop timides. (...)

      Nous avons reçu des salutaires coups de pied au derrière par Reich, mode d’emploi de Jean-Pierre Voyer et par l’emploi de Voyer fait par notre ami Ken Knabb dans ses Remarques sur le groupe Contradiction et son échec. L’œuvre de Voyer était la première qui depuis Debord mettait concrètement en lumière notre aliénation. Nous nous sommes rendu compte que nous étions dans une grande mesure complices du spectacle régnant, et que le caractère est la forme de cette complicité. Nous avons commencé à mettre en œuvre le projet stratégiquement crucial de la dissolution du caractère — après des tentatives qui psychologisaient trop l’attaque contre le caractère (Isaac et Jeanne), ou qui se défendaient contre cette attaque en critiquant la psychologie (Dan) — comprenant dans cette attaque les traits de nous-mêmes que nous avions jusque là accepté comme faisant parties intégrantes, inévitables et permanentes de nos personnalités, traits que nous, dans notre timidité, avions crus “trop personnels” pour les soumettre à la critique sauf quand ils devenaient trop évidemment excessifs. Une fois entamé ce projet négatif, la positivité était libérée des chaînes de la répression. (...)

      Notre attaque contre cette pourriture a rendu les contraintes extérieures — surtout notre incapacité de vous rencontrer — d’autant plus insupportables. L’enrichissement des relations entre nous a mis en évidence la pauvreté de nos relations avec le reste de la ville. (...)

      Nous escomptons que cette adresse nous aidera à casser quelques-uns des obstacles qui nous empêchent de vous rencontrer. (...) Mais que vous la voyiez ou non, nous allons vers vous.

      Pour les jours sans entraves et les nuits sans cuirasse,

—Dan Hammer, Jeanne Smith, Isaac Cronin.

Comme l’affiche en bandes dessinées annonçant ma traduction du texte de Voyer allait être imprimée en même temps que la leur, nous nous sommes décidés à diffuser ensemble les deux affiches. Pendant les jours suivants nous en avons affiché plusieurs centaines partout dans la Bay Area.

Quelque fraîche et audacieuse que fût leur affiche, les réactions ont révélé qu’elle manquait de clarté. Les dizaines de lettres qu’ils ont reçues montraient bien qu’elle avait touché une corde sensible, mais la plupart de leurs auteurs avaient l’impression qu’il ne s’agissait que de surmonter l’isolement individuel en rencontrant plus de gens, et n’avaient guère saisi le rapport sous-entendu avec la critique sociale.

Toutefois, les deux affiches nous ont amenés à rencontrer bien plus de gens que d’habitude — non seulement ceux qui nous ont écrit, mais beaucoup d’autres dans la rue ou dans les cafés qui étaient intrigués par notre comportement espiègle et plein d’entrain et parce qu’à l’évidence nous nous amusions beaucoup. Ma nouvelle carte de visite, qui me présentait comme “investigateur spécial” du “Bureau des secrets publics”, ajoutait au mélange d’amusement et de mystère, quand les gens en arrivaient à la question inévitable : “De quoi vous occupez-vous au juste ?”

En automne 1973, nous sommes tous allés en Europe, mais pas tous aux même endroits en même temps. J’ai séjourné à Paris pendant trois mois, vivant encore chez Roger et Linda et passant la plupart de mon temps dans leur cercle d’amis, qui comprenait alors Jean-Pierre Voyer. J’avais été inspiré par le style drôlement audacieux de la première époque de Voyer (l’intitulé “Bureau of Public Secrets” était suggérée en partie par sa notion de publicité). Je trouvais qu’il était plein d’idées stimulantes, mais qu’il avait aussi tendance à s’emballer pour ses découvertes théoriques, les rabâchant au point qu’elles devenaient idéologiques. J’étais également déçu d’apprendre qu’il ne développait aucune des idées embryonnaires qui m’avaient le plus intéressé dans son texte sur Reich. Et je me suis rendu compte que si je voulais voir développer ces idées, je devrais le faire moi-même (ce que j’ai fait plus tard dans une certaine mesure dans Double-Réflexion et l’ “Étude de cas”).

Pendant mes premières semaines à Paris il y eut bien des discussions animées qui tournaient autour des idées de Voyer et de nos dernières aventures en Californie. J’en suis bientôt venu à penser que ce bavardage ne menait à rien et qu’il restait beaucoup de rigidités et de refoulements dans nos rapports, et j’ai écrit une lettre à Voyer et aux autres qui critiquait notre milieu en général ainsi que chacun des individus concernés. Cela a suscité une flambée de remises en question personnelles pendant quelques jours, mais n’a finalement rien changé. Dès lors nos relations se sont refroidies.

Mon impatience était en partie due au contraste entre eux et Daniel Denevert, que je venais de rencontrer. Il avait découvert un exemplaire de Remarks on Contradiction dans une librairie à Paris et avait décidé de le traduire; puis il a appris par hasard que j’étais à Paris, et il m’a recherché. Il se trouvait qu’il était lui-même l’auteur d’une brochure que j’avais trouvée excellente (Pour l’intelligence de quelques aspects du moment). Cet accord a contribué à une rencontre passionnante. J’ai passé presque tout le reste de mon séjour avec lui et les autres membres de son groupe, qui venait d’être formé, le Centre de recherche sur la question sociale (CRQS) : sa femme Françoise Denevert (pseudonyme Jeanne Charles), Nadine Bloch et Joël Cornuault.

Le groupe “Notice’’

Quand je suis revenu à Berkeley en décembre, je travaillais déjà sur Double-Réflexion. Dan et Isaac préparaient chacun des petits bulletins. Tita venait d’éditer une version espagnole de l’article de Voyer sur Reich et commençait à traduire les “Banalités de base” de Vaneigem. Robert Cooperstein (un ami que nous avions rencontré l’année d’avant) travaillait à une brochure sur les enfants, illustrée de bandes dessinées. En mars 1974 nous avons reçu une justification inattendue de nos perspectives quand Chris Shutes et Gina Rosenberg ont publié Disinterest Compounded Daily, une critique détaillée de Point-Blank de l’intérieur (Chris en était un ex-membre et Gina y a collaboré pendant quelque temps) qui était inspirée en partie par nos publications récentes.

Pendant les mois suivants il y eut bien des collaborations entre nous et le CRQS. Une fois que j’eus achevé Double-Réflexion (que Joël a commencé immédiatement à traduire en français) je me suis associé avec Dan et Robert pour traduire la récente brochure de Daniel, Théorie de la misère, misère de la théorie, ainsi que deux autres textes du CRQS ; le chapitre sur le “derrièrisme” dans Double-Réflexion a inspiré Chris pour écrire une brochure sur le sujet ; Chris et Isaac ont écrit une critique de la revue de Jon Horelick, Diversion, puis ils ont commencé à écrire leur propre revue, Implications ; Isaac et Gina ont traduit l’article de Debord sur la dérive ; Isaac et Dan ont composé un tract sur une émeute de baseballers à Cleveland, qu’ils ont distribué pendant une partie de base-ball à Oakland...

Comme on pouvait s’y attendre, nous commencions à être considérés comme une organisation de facto. Les gens nous écrivaient en bloc, ou présumaient qu’une lettre de l’un d’entre nous représentait également l’opinion des autres. Nous avons pensé qu’il pourrait être intéressant d’essayer de mettre au point une déclaration collective pour voir justement jusqu’à quel point nous étions vraiment d’accord. Nous avons finalement sorti un texte à la manière de la Déclaration du CRQS, mais qui précisait que bien que nous partagions certaines perspectives, chacun de nous agissait en son propre nom. Ce “Notice” (Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent) fut publié en novembre 1974 avec une deuxième affiche qui présentait nos publications.

Malgré l’indication contraire dans le Notice, la publication des deux affiches a contribué paradoxalement à renforcer l’idée (chez nous aussi bien que chez les autres) que nous constituions une tendance unifiée, dont l’activité se traduisait par un ensemble de textes approuvés mutuellement. Nous avions bien un accord très large, mais ce fut probablement une erreur de souligner ces aspects communs au prix de négliger la diversité de nos vues et de nos goûts. Nous étions plus soucieux de préserver la responsabilité individuelle que ne l’était Contradiction, mais Contradiction avait eu un projet commun d’une importance qui justifiait beaucoup plus la création d’une organisation formelle. Le fait de formuler une déclaration collective peut être un moyen fructueux pour mettre au point ses positions, mais il présente aussi des risques. Parler au nom d’une collectivité expose à être emporté par une rhétorique extravagante, que vous risqueriez moins d’employer si vous ne parliez qu’en votre propre nom. La prétendue arrogance de le Notice n’était bien sûr qu’un effort délibéré de défier autrui, et bien loin d’être “élitiste”, elle sapait évidemment toute tendance à nous accommoder de suivistes passifs. Il est vrai, néanmoins, que ce genre de style tend à devenir une habitude, et à favoriser une attitude pompeuse. Nous aurions probablement mieux fait d’être moins rigides, plus autonomes et plus modestes.

De toute façon, pendant les trois années suivantes nous fûmes tous assez proches, autant socialement que politiquement. Nous travaillions même ensemble — Jeanne, Dan et moi à la revue Rolling Stone à San Francisco, la plupart des autres comme peintres en bâtiments.

Quand je travaillais à Rolling Stone j’ai examiné la possibilité de réaliser quelques détournements, tel que la substitution d’une des pages par un texte qui aurait critiqué la revue et ses lecteurs, mais cela ne s’est pas avéré faisable sur le plan technique. De manière plus inoffensive, simplement pour amuser mes camarades de travail, une nuit pendant que j’attendais des textes à taper j’ai composé un pastiche de la table de matières de la revue, modelé sur le modèle des merveilleuses trading cards “grands moments dans le vide” de Dan...

[Nous n’avons pas reproduit ce pastiche, car il contient plusieurs blagues et jeux de mots qui sont difficiles à traduire et plusieurs références américaines qui seraient incompréhensibles au lecteur francophone.]

L’été 1975 j’ai quitté ma place à Rolling Stone pour recommencer à travailler sur des notes que j’avais mises en attente l’année d’avant. Le premier numéro (et le seul) de ma revue Bureau of Public Secrets a été achevé en janvier 1976. Dès qu’il a été imprimé et posté, je suis allé à Paris.

À part deux brefs voyages à Londres et à Bordeaux, j’ai vécu chez les Denevert pendant trois mois — ici comme ailleurs dans ce texte, j’omets bien des rencontres, des collaborations et des bons moments, pour mieux me concentrer sur quelques tournants essentiels. Dans l’ensemble nous faisions bon ménage. Mais malgré notre accord sur bien des points, une divergence est apparue de plus en plus clairement sur la question des ruptures. Pendant mon séjour ils ont rompu avec plusieurs personnes pour des raisons qui m’ont semblées assez abstruses. Cette divergence entraînait d’autant plus de difficultés quand de telles ruptures concernaient des gens avec qui j’avais des relations étroites. Joël Cornuault avait été exclu du CRQS quelques mois avant, et Nadine Bloch se trouvait dans une position assez inconfortable, entre lui et les Denevert. Le fait que je voyais fréquemment Nadine, alors que les Denevert ne la voyaient presque plus, a créé parfois des situations gênantes et délicates. À certains moments il pouvait sembler qu’un rapprochement était en cours ; puis, une nouvelle rupture intervenait à cause de quelque chose d’insignifiant en apparence. Bien que j’eusse progressé au point de comprendre assez bien le français, certaines des nuances me dépassaient encore. Alors, par exemple qu’une partie m’expliquait que telle phrase dans une lettre de l’autre était sarcastique et ironique, l’autre le niait...

La dissolution d’une communauté

Peu après que je sois revenu à Berkeley, j’ai reçu une lettre de Daniel qui annonçait une “rupture en chaîne” avec Nadine ; c’est-à-dire qu’il ne rompait pas seulement avec Nadine, mais également avec quiconque garderait la moindre relation avec elle. Je n’étais pas plus éclairé sur l’affaire qu’avant (il a justifié cet ultimatum par le seul ton d’une de ses lettres récentes), mais après avoir retourné la question avec un certain tourment, j’ai fini par me décider à me fier au sentiment de respect que j’avais pour le discernement de Daniel. Une telle confiance aurait pu être justifiée s’il s’était agi d’une inconnue, mais en l’occurrence j’aurais dû rejeter cette exigence. Même si cela aurait mis fin à ma relation avec Daniel, cela aurait pu poser pour nous tous la question des ruptures plus tôt, et d’une manière plus nette qu’elle ne l’a été par la suite. Après avoir capitulé de cette façon, il me devenait d’autant plus difficile de prendre une position claire sur les questions du même genre qui allaient se poser quelques mois plus tard.

Malgré le caractère affligeant de cette affaire, son impact sur moi a été diminué par le fait que, pour l’instant, il ne concernait que mes relations en France. À Berkeley, tout semblait aller assez bien. J’avais commencé à prendre des notes pour La réalisation et la suppression de la religion à Paris, et je me suis lancé dans ce projet à plein temps dès mon retour. J’ai commencé aussi à apprendre l’espagnol et le japonais en cours du soir. Un correspondant en Espagne préparait une petite anthologie des textes du BPS et du CRQS et je voulais comprendre assez bien l’espagnol pour pouvoir contrôler ses traductions (il a finalement abandonné son projet). Je correspondais également avec Tommy Haruki, anarchiste japonais qui manifestait un vif intérêt pour les situationnistes, et j’envisageais d’aller au Japon. En plus du mobile politique, je m’intéressais toujours au Zen et à la culture japonaise. Je faisais un peu de zazen chaque matin, et Robert, Tita et moi nous nous amusions beaucoup à un cours de karaté. Mes rapports avec eux et avec les autres amis qui avaient signé le Notice semblaient toujours assez bons.

Mais cela n’a pas duré longtemps. Quelques mois plus tard, une grave rupture allait intervenir entre nous. Ironiquement elle se produisit juste au moment où j’achevais la brochure sur la religion, qui était conçue en partie pour mettre en question les aspects du milieu situ qui tendaient à engendrer cette sorte d’hostilité et de délire.

En janvier 1977, Chris a écrit une lettre aux Denevert qui mettait en question les modalités de leurs ruptures avec Joël et Nadine. Ils ont répondu avec une lettre cinglante adressée en bloc à tous les signataires de le Notice. Dans cette réponse, les Denevert ne critiquaient pas seulement plusieurs des affirmations de Chris, ils considéraient aussi que sa lettre était une manifestation flagrante des diverses incohérences dont nous avions tous fait preuve, ou que nous avions au moins tolérées depuis longtemps. Après plusieurs discussions sur ces questions, nous avons décidé de rompre avec Chris — pas tant à cause des propos désapprouvés par les Denevert (sur certains de ces propos nous étions au moins partiellement d’accord avec Chris) qu’à cause de l’examen auquel nous nous étions livré à ce moment là de quelques tendances rémanentes dans son activité pendant les dernières années.

Les Denevert ont conclu que nous l’utilisions comme bouc émissaire, et ils ont rompu avec nous en avril. Quelques semaines plus tard Gina a fini par se ranger à la même position, et elle a exigé que chacun de nous “(1) fasse une dénonciation totale et publique de la rupture avec Chris et de la lettre qui formalisait cette rupture ; (2) (...) annonce son intention de faire un compte rendu public en tant que moment de son retour à la pratique révolutionnaire, (...) une formalisation par écrit de la vérité pratique qu’il aura saisi dans sa lutte pour mettre au point sa propre perspective depuis la fin de l’époque du Notice ; (3) cesse toute relation avec tout signataire du Notice qui n’aurait pas trouvé bon de satisfaire ces deux exigences”. Au cours du mois suivant Chris, Isaac, Robert et Tita ont accepté ces trois exigences. Dan et moi nous les avons refusées.

Je crois maintenant que la rupture avec Chris était injustifiée, surtout compte tenu des circonstances dans lesquelles elle s’était produite. Les Denevert nous avaient mis au défi de clarifier notre activité individuelle et collective. Nous aurions dû d’abord faire face à ces questions jusqu’à ce que chacun de nous sache où il en était, au lieu de nous emballer en exagérant l’importance des défauts de Chris, qui rétrospectivement ne me semblent pas avoir été tellement graves. Cependant, à l’époque je ne croyais pas que la rupture était si injustifiée qu’elle exige une “dénonciation totale” ; et de toute façon je n’avais aucune intention d’ “annoncer” un compte rendu public de l’affaire avant d’avoir quelque chose de précis à en dire.

Il s’est avéré qu’aucun de ceux qui se sont ralliés à la position de Gina n’ont jamais rempli sa deuxième exigence, à l’exception d’Isaac. Et son texte maussade (“The American Situationists : 1972-77”) comprenait tant de distorsions et de contradictions qu’il a fini par déplaire à Isaac lui-même et qu’il en a cessé la diffusion, bien qu’il ne se soit jamais donné la peine de le renier publiquement.

J’ai commencé une critique du texte d’Isaac, qui, entre autres choses, projetait sur moi des prétentions et des illusions auxquelles je m’étais en fait opposé avec véhémence chaque fois qu’elles se sont manifestées (le plus souvent chez Isaac ou Chris) ; mais j’ai conclu finalement que c’était une distorsion si grossière de la réalité qu’il faudrait un texte tout aussi long pour que la question soit suffisamment traitée. Je ne voyais aucun intérêt à me laisser entraîner dans un si lugubre projet, sachant que je n’aurais rien pu faire d’autre que de réfuter ses déformations ou de réitérer des propos que j’avais déjà tenus par ailleurs.

Daniel a diffusé une analyse plus sérieuse et plus cohérente de sa position sur l’affaire (“Sur les fondements d’un divorce”). Il y avait quelques aspects de son compte rendu que j’aurais pu contester, mais son propos principal était simplement que Françoise et lui avaient une position plus rigoureuse que nous sur les relations et les ruptures, ce qui était tout à fait vrai. Sans vouloir minimiser l’importance de nos autres différents, je crois que certains d’entre eux ne reflétaient que notre éloignement géographique. Ainsi mes vaines tentatives pour faire circuler les films de Debord aux États-Unis, où la théorie situationniste était encore presque inconnue et où ils auraient pu avoir un impact salutaire, étaient vues par Daniel comme allant à l’encontre de ses propres efforts pour critiquer le développement d’une orthodoxie “debordiste” en France (critique exprimée notamment dans son texte de décembre 1976, Suggestions relatives au légitime éloge de l’I.S.). Mais les conditions qui prévalaient en France étaient bien différentes.

Pourquoi n’ai-je pas réagi à ce gâchis en le livrant à la publicité, comme je l’avais fait dans Remarques sur le groupe Contradiction ? D’abord, ma frustration après l’écroulement de Contradiction avait été due au fait que tant d’efforts prometteurs n’avaient jamais eu d’aboutissement. Mais dans le cas présent nous avions déjà communiqué l’essentiel de ce que nous avions à dire dans de nombreuses publications. D’autre part, bien que j’eusse plusieurs choses à dire sur les raisons de l’échec de Contradiction, je n’étais parvenu à aucune conclusion claire sur les causes de la débâcle du groupe “Notice”. Pratiquement la seule conclusion que j’ai tirée de toute cette misérable affaire était une détermination personnelle de ne plus jamais céder à la pression en matière de rupture.

J’aurais probablement mieux fait de publier quand même au moins une déclaration publique, plutôt que de laisser l’affaire se prolonger par la circulation de rumeurs non réfutées. Mais avec le temps passé, alors que toutes les personnes concernées ont depuis longtemps abandonné leurs anciennes positions, il y aurait peu d’intérêt à rentrer plus avant dans les détails contestés, qui présentent peu d’intérêt.

Cependant il y a sûrement là une bonne occasion pour faire quelques remarques sur la question controversée des ruptures du type situationniste.

D’abord, simplement pour voir la chose dans son contexte et pour ne pas perdre le sens des proportions, il convient de rappeler que par la rupture, les situationnistes ne faisaient rien de plus que de choisir leurs propres fréquentations et de préciser, dans les cas où il y aurait pu avoir une certaine confusion, les personnes auxquelles ils ne voulaient pas être associés. Une telle pratique n’a rien d’élitiste. Ceux qui veulent vraiment recruter des partisans dévoués utilisent le tact, non pas les insultes. Les situationnistes se sont efforcés de provoquer les autres à agir de manière autonome. Si les “victimes” de leurs ruptures se sont montrées incapables de le faire, cela n’a fait que confirmer la justesse de la rupture.

Des projets de natures différentes requièrent des critères différents. Commençant par la critique du milieu culturel d’avant-garde dans lequel ils se trouvaient dans les années 50, puis évoluant vers une critique plus générale du système mondial, le projet des situationnistes était à la fois extrêmement ambitieux et étroitement lié à leur situation particulière. Il aurait été absurde pour eux d’accepter de collaborer avec ceux qui ne comprenaient pas la nature de ce projet, ou qui se raccrochaient à des pratiques qui étaient en contradiction avec celui-ci. Le boycott, par l’I.S. de telle ou telle institution culturelle, par exemple, aurait évidemment perdu toute sa force si l’un quelconque des membres de l’I.S. avait continué à maintenir des relations avec cette institution. Un de leurs premiers articles a souligné le risque de perdre sa cohérence radicale dans l’ambiguïté du milieu culturel :

“Pris dans ce cadre, les gens n’ont ni le besoin ni la possibilité objective d’aucune sorte de sanction. Ils se retrouvent toujours, au même point, poliment. (...) Le ‘terrorisme’ de l’exclusion dans l’I.S. ne peut en rien se comparer aux même pratiques dans des mouvements politiques, par des bureaucraties tenant un pouvoir. C’est au contraire l’extrême ambiguïté de la condition des artistes, à tout moment sollicités de s’intégrer dans la petite sphère du pouvoir social à eux réservée, qui impose une discipline. Cette discipline définit nettement une plate-forme incorruptible, dont l’abandon ne se rattrapera pas. Autrement, il y aurait rapidement osmose entre cette plate-forme et le milieu culturel dominant, par la multiplicité des sorties et des rentrées.” (I.S. nº 5, p. 3. Pour d’autres articles relatifs à des ruptures, voir I.S. nº 1, pp. 25-26 ; nº 10, pp. 68-70 ; nº 11, pp. 37-39.)

Il suffit de rappeler combien de mouvements politiques ou culturels radicaux ont perdu leur audace, et finalement même leur identité, en s’habituant à des petites compromissions, en s’aménageant des niches confortables dans le monde universitaire, en frayant avec les riches et les gens célèbres, en devenant dépendants des subventions gouvernementales ou de fondations, en se pliant aux goûts des spectateurs, en ménageant critiques et interviewers, et en s’accommodant de tant d’autres façons du statu quo. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que si l’I.S. n’avait pas eu une politique rigoureuse de ruptures et d’exclusions, elle aurait fini par se transformer en un groupe d’avant-garde amorphe et inoffensif, comme tous ceux qui apparaissent et disparaissent chaque année, et qui ne sont mentionnés que dans les notes en bas de page des études d’histoire culturelle.

C’est une question pratique, pas éthique. Ce n’est pas seulement que la publication de la brochure De la misère en milieu étudiant aurait semblé hypocrite si les situationnistes avaient été des universitaires. S’ils avaient été des universitaires, ils n’auraient pas été capables de l’écrire. La lucidité des textes de l’I.S. était liée directement à l’intransigeance de leurs auteurs. On ne parvient pas à la véritable avant-garde sans avoir rompu ses liens avec les routines et les compromissions ambiantes.

Mais ce qui était opportun pour l’I.S. ne l’est pas forcément pour d’autres gens dans d’autres circonstances. Quand les situationnistes étaient isolés et presque inconnus, ils ont bien fait de veiller à ce que leur perspective unique ne soit pas compromise. Maintenant que cette perspective est partagée par des milliers de gens partout dans le monde et ne pourrait absolument pas être réprimée (bien qu’elle puisse toujours, bien sûr, être récupérée des diverses façons), il me semble que la vieille morgue trouve moins de justification. Un groupe radical pourrait bien décider de se séparer de certains individus ou de certaines institutions, mais il a moins de raison d’agir comme si tout dépendait de sa propre intransigeance, et encore moins à laisser entendre que ses niveaux d’exigences propres devraient être adoptés par tout le monde.

La pratique de la critique publique menée par les situationnistes, qui oblige les gens à prendre des positions nettes et qui tend ainsi à produire des polarisations radicales, a eu le mérite de favoriser l’autonomie ; mais, en partie, je crois, à cause de certains des facteurs que j’ai examinés dans ma brochure sur la religion, cette pratique a fini par développer sa propre dynamique autonome et irrationnelle. Des antagonismes personnels de plus en plus insignifiants en sont venus à être traités en comme de graves différents politiques. Malgré le caractère justifié de certaines des ruptures, l’ensemble du milieu situ a fini par paraître assez ridicule à partir du moment où presque tout le monde s’était séparé de pratiquement tous les autres. Et bien des participants ont été tellement traumatisés qu’ils ont fini par refouler l’expérience dans son ensemble.

Je ne suis jamais allé jusque là. Je n’ai jamais renoncé à ma perspective radicale et, à quelques nuances près, fondamentalement situationniste ; et je n’ai aucune intention de le faire. Mais j’ai été découragé par notre rupture de 1977. Pendant des années je la ruminais, essayant de comprendre ce qui était arrivé. Tant qu’elle pesait sur moi, il m’était difficile d’être aussi audacieux que je l’avais été auparavant à certains moments. Je continuais à prendre des notes sur des sujets divers, mais à l’exception de deux ou trois projets qui étaient relativement courts et circonscrits, je n’étais pas capable d’achever quoi que ce soit. En plus des difficultés objectives attenantes aux sujets eux-mêmes (le reflux accéléré de l’activité radicale vers la fin des années 70, notamment) il y avait inévitablement des ramifications qui ramenaient au vieux trauma.

Quand, suite à la rupture, je me suis trouvé tout d’un coup éloigné de plusieurs de mes meilleurs amis, et dans l’incertitude quant à ce que j’allais faire par la suite, j’ai pensé que c’était le bon moment pour aller au Japon. Pendant les trois mois d’été j’ai suivi un cours intensif de japonais à l’Université, et en septembre j’ai pris l’avion pour Tokyo.

[NOTES]

1.  Bien que le terme situationniste se soit appliqué d’abord aux seuls membres de l’I.S., il a été employé par la suite dans un sens plus large, pour désigner d’autres individus qui poursuivaient des activités plus ou moins similaires. Ici comme dans mes autres écrits, le contexte doit généralement faire comprendre dans quel sens j’emploie le terme. Le passé ne s’applique ordinairement qu’à l’I.S. ; le présent — comme dans une grande partie de “La société du situationnisme” et de “La réalisation et la suppression de la religion” — indique généralement le sens élargi.

2.  Il convient de mentionner un autre penseur que nous avons découvert indépendamment de l’I.S., et qui nous a beaucoup influencés : Josef Weber. Il était le principal animateur de Contemporary Issues, revue radicale peu connue mais d’une qualité remarquable qui fut publiée à Londres entre 1948 et 1970. Nous avons beaucoup appris sur l’histoire récente en lisant les articles pleins de sens et bien documentés des anciens numéros de CI, et nous avons trouvé bien des idées stimulantes dans les écrits pénétrants, quoique parfois assez excentriques, de Weber. [CF. l’article sur Weber et CI dans Notes and Reviews.]

3.  Après l’assassinat de Jimmy en 1972 (qui fut peut-être le produit d’une machination COINTELPRO), ils les ont achevées et fait publier sous le titre Bad. [Traduction française : Crève, Stock, 1978 ; réédité récemment par Ivréa.]

Partie 3

Voyage au Japon et à Hong Kong

Je suis resté au Japon pendant deux mois. Dans un premier temps, j’ai séjourné à Fujinomiya, petite ville tranquille au pied du mont Fuji où habitaient Tommy Haruki et sa famille. C’était tellement loin des sentiers battus que certains des enfants du voisinage n’avaient jamais vu un étranger.

Après une ou deux semaines, je suis revenu à Tokyo pour rencontrer quelques jeunes anarchistes qui étaient en train de traduire mon texte “La société du situationnisme”. C’était un travail intéressant, mais du fait de l’absence d’activité situationniste au Japon, il y avait bien des nuances qu’ils ne saisissaient pas, et je doute que leur traduction ait jamais été bien comprise.

J’ai rencontré plusieurs autres anarchistes à Tokyo, mais dans l’ensemble j’ai trouvé ce milieu sans intérêt. Juste pour voir si je pourrais les réveiller un peu, j’ai écrit une lettre ouverte et vivement critique à un des groupes, que Haruki a traduite et diffusée à ses contacts anarchistes partout au Japon. Le groupe l’a réimprimée avec deux réponses sur le thème “Si vous n’avez rien d’aimable à dire, taisez-vous”.

En novembre je suis allé à Hong Kong pendant trois semaines pour rencontrer “les 70s”, groupe anarchiste qui diffusait des informations sur la dissidence en Chine, à une époque où tels renseignements étaient difficiles à trouver et où bien des gens se faisaient encore des illusions sur Mao et la “révolution culturelle”. J’ai publié plus tard une critique du groupe et de ses publications. À ma grande surprise et à ma grande déception, ce texte n’a reçu aucune réponse publique des 70s, même s’il semble avoir provoqué des débats internes. “Bien que quelques camarades de l’étranger eussent qualifié de dédaigneux ton tract ‘Un groupe radical à Hong Kong’, nous sommes un certain nombre ici (y compris des gens comme moi qui ne t’ont jamais rencontré) qui sont tout à fait d’accord avec tes critiques des 70s, jusque dans les moindres détails” m’a écrit un correspondant. Malheureusement, il a fini par se rallier au dogmatisme éventé du “Courant Communiste International”, ce qui n’était pas un progrès. Le groupe des 70s s’est dissout au début des années 80.

Revenu au Japon, j’ai rencontré quelques autres anarchistes à Kyoto et à Osaka. J’ai collaboré avec Haruki à la réimpression d’une traduction japonaise de la brochure De la misère en milieu étudiant que nous avions découverte; et muni de nombreux dictionnaires, j’ai savouré quelques dernières conversations accompagnées de tasses de saké chaud, ce qui était particulièrement agréable alors que le froid de décembre commençait à pénétrer les maisons mal isolées. Puis je suis revenu à Berkeley.

J’éprouvais des sentiments contradictoires par rapport au Japon. Bien sûr, je n’aimais pas le conformisme, ni l’éthique du travail, ni la persistance des hiérarchies et des barrières sexistes. Il faut même employer des formes grammaticales différentes selon que vous êtes homme ou femme, ou que vous parliez à un supérieur ou à un inférieur. Je ne pouvais pas prendre de telles choses au sérieux. Mais j’appréciais certains aspects de la culture : l’architecture et le décor traditionnels ; le comportement modeste et poli ; la cuisine délicieuse ; la propreté presque fanatique — la pratique d’enlever ses chaussures avant d’entrer dans une maison m’a semblé si pratique et si commode que je l’ai adoptée depuis lors. Et malgré sa difficulté, j’ai trouvé la langue fascinante. J’ai continué à l’étudier à Berkeley, dans l’idée que je pourrais y retourner pour y vivre quelque temps. Mais finalement je ne l’ai jamais fait, principalement parce que je n’ai entendu parler d’aucuns nouveaux développements intéressant dans ce pays ni d’aucuns nouveaux camarades à rencontrer. J’ai abandonné au bout d’un an, et j’ai maintenant presque tout oublié. Mais ça m’a bien plu le temps que ça a duré.

À part l’étude de japonais, j’ai passé le plus gros de l’année 1978 à faire de la correction d’épreuves. Pendant vingt ans je me suis débrouillé en travaillant en free-lance comme correcteur ou comme correcteur-rédacteur. Ce n’est pas un métier très passionnant, mais il me laisse beaucoup de temps libre. Ayant des goûts assez modestes et n’ayant pas à subvenir aux besoins d’une famille, j’ai réussi à vivre assez confortablement pendant toute ma vie d’adulte, avec des revenus qui n’ont jamais dépassé le seuil officiel de pauvreté. Mes deux seules prodigalités, l’écriture et les voyages, ne sont prodigalités qu’en apparence. Les ventes de mes publications ont presque couvert leurs frais d’impression — je ne compte pas mes heures de “travail”, qui ont généralement été agréables — et même mes voyages à l’étranger ont été relativement peu coûteux parce que je ne vais en général que là où il y a des amis chez qui je peux loger.

En automne j’ai commencé à suivre attentivement le développement de la révolte en Iran, lisant les comptes rendus dans la presse ainsi que des articles généraux sur l’histoire politique récente de l’Iran et du Moyen-Orient. En mars 1979 j’ai publié l’affiche La brèche en Iran, dont j’ai diffusé plusieurs centaines d’exemplaires aux groupes d’étudiants iraniens radicaux en Amérique. J’espérais que quelques exemplaires, ou au moins quelques-unes des idées, se retrouveraient en Iran, mais je ne sais pas si cela s’est jamais produit. Certains des iraniens que j’ai rencontrés étaient assez sympathiques, mais la plupart étaient trop pris dans la dynamique des événements, et trop attachés à l’Islam ou à une forme ou une autre du léninisme, pour comprendre une perspective vraiment radicale. Quelques-uns ont même menacé de me casser la gueule pour avoir décrié Khomeiny.

Mon texte a été critiqué pour avoir sous-estimé la prépondérance de l’élément religieux dans la révolte. J’avais présumé que la puissance et la nature réactionnaire du mouvement khomeiniste étaient déjà suffisamment évidentes pour qu’il y ait besoin de faire beaucoup de commentaires sur le sujet. D’ailleurs, bien qu’une victoire finale de Khomeiny semblât probable, je ne pensais pas que c’était réglé d’avance. Et de fait, il lui a fallu plusieurs mois pour vraiment consolider son pouvoir. À part la première phrase un peu trop enthousiaste que j’ai ajoutée poussé par une impulsion de dernière minute, mon texte était simplement une tentative de trancher les confusions courantes et de distinguer les forces et les facteurs en jeu Il présentait des possibilités, non des probabilités ni des prédictions. Quelqu’un m’a écrit plus tard : “J’étais en Iran peu après la révolution. J’ai fait du stop depuis la frontière pakistanaise jusqu’à la frontière turque. Je pourrais donner des dizaines d’exemples où les gens ordinaires ont pris le pouvoir. Votre analyse de la situation en Iran et de ses développements possibles est la seule chose que j’aie lu qui ait la moindre ressemblance avec la vérité.” Je ne sais rien sur la fiabilité de cette personne, mais chaque phrase de mon texte était basée sur des sources documentées, dont la plupart ne sont pas plus radicales que Le Monde ou le Christian Science Monitor.

Entre parenthèse, le Monitor est la seule revue d’actualités non alternative que je lise régulièrement. J’y suis abonné depuis que je l’ai découvert quand je faisais des recherches pour mon texte sur l’Iran. Bien sûr, il est loin d’être radical, mais je le trouve moins nauséabond que les autres journaux américains, et dans les limites de sa perspective vaguement humaniste et progressiste (sa perspective religieuse ne s’impose que rarement) il comporte plus d’informations internationales et laisse moins de place aux dernières nouvelles à sensation.

En automne 1979 je suis allé en Europe pendant quatre mois. J’ai passé plusieurs semaines à visiter mes contacts de Mannheim, Nantes, Bordeaux, Barcelone, Athènes et Thessalonique. Le reste du temps j’ai vécu à Paris, principalement chez Joël et Nadine, avec qui j’étais de nouveau en excellents termes (ils m’avaient rendu visite en Californie l’année précédente). J’ai vu également les Denevert quelques fois. Suite à notre rupture de 1977, ils avaient, eux aussi, passé une mauvaise période qui les avait finalement amenés à remettre en question l’hostilité et le délire qui avait souvent accompagnés les ruptures dans le milieu situ, et ils avaient entrepris de se réconcilier avec quelques-uns de ceux avec qui ils avaient rompu. Cela ne voulait pas dire qu’ils se fussent résignés à se réinstaller dans des relations superficielles ordinaires. Un an plus tard ils ont fait circuler une série de “Lettres sur l’amitié” où ils discutaient de leurs expériences récentes sur le terrain des rapports politiques et personnels et où ils se déclaraient en “grève d’amitié” pour une durée illimitée. Ce fut la dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles. Quand j’ai essayé de les contacter par la suite, ils étaient partis sans laisser d’adresse. (Est-ce que quelqu’un sait où ils se trouvent ?) [Note ajouté plus tard : Je les ai retrouvé depuis.]

À Paris, j’ai rédigé un tract, à propos de rien en particulier (j’envisageais de le diffuser au hasard dans le Métro, et dans d’autres lieux). Pour une raison quelconque, je ne l’ai jamais fait imprimer. Le voici donc pour la première fois, dix-sept ans plus tard :

SPLEEN DE PARIS

À Paris plus que partout ailleurs, surtout depuis les situationnistes, tout est dit et peu sont venus pour en tirer profit. Parce que la théorie est en soi banale, elle ne peut profiter qu’aux esprits qui ne le sont pas. Des textes radicaux deviennent aussi routiniers que le travail et la consommation qu’ils dénoncent. Certes il faut abolir l’État et le salariat, libérer notre vie quotidienne, etc. Mais on devient blasé. Il devient difficile de penser par soi-même. La révolution est contenue par la surexposition.

      Ce n’est qu’exceptionnellement que nos luttes sont ouvertes et claires. La plupart du temps nous nous sommes empêtrés dans ce que nous voulons combattre. Il est facile, et réconfortant, de blâmer les capitalistes ou les bureaucrates ou la police; mais ce n’est que grâce à la complicité passive des “masses” que ces petites minorités-là ont du pouvoir. Ce n’est pas tant la “faute” des syndicats ou des médias s’ils faussent les luttes ouvrières — après tout, c’est leur fonction — que la faute des ouvriers qui ne savent assurer la communication de leurs propres expériences et de leurs propres perspectives.

      Que le système nous exploite, nous fasse du mal et nous tienne dans l’ignorance, cela est assez mauvais ; mais le pire, c’est qu’il nous pervertit, qu’il nous transforme en créatures mesquines, méchantes, lâches. Si on nous présentait une seule tentation grossière d’auto-trahison, nous serions peut-être capables de la refuser. Mais peu à peu mille compromissions rongent notre résistance. Nous devenons incapables de la moindre expérimentation, de peur d’ébranler les défenses que nous avons bâties pour refouler notre honte. Même quand nous arrivons à considérer une action critique, nous hésitons; nous imaginons tant d’objections — nous avons peur de paraître bêtes ou d’avoir tort, nous craignons que notre idée ne marche pas, ou même si elle marche, qu’elle ne représente pas grand-chose.

      Hypocrite lecteur, votre expression blasée ne cache pas le fait que vous savez très bien ce que je dis. Vous passez d’une idéologie à une autre, dont chacune contient juste assez de vérité pour vous tenir, mais reste assez fragmentaire pour vous empêcher d’affronter concrètement la totalité. De désillusion en désillusion, vous finissez par ne croire à rien qu’à la nature illusoire de tout. Spectateur cynique, comme tous les autres vous vous enorgueillissez d’être “différent”. Vous vous consolez en méprisant le naïf, le provincial, le péquenaud, la personne qui croit encore en Dieu ou à son travail — dont la soumission caricaturée est présentée comme repoussoir précisément pour vous faire oublier votre propre soumission. Vous vous dites à l’instant que tout cela s’applique à la plupart des gens, mais pas à vous; tandis que la personne à vos côtés pense que cela s’applique à vous mais pas à elle.

      Vous imaginez vaguement que d’une manière ou d’une autre votre vie pourrait s’améliorer. Avez-vous vraiment la moindre raison de le croire ? Est-ce que vous allez continuer comme avant jusqu’à votre mort ? N’avez-vous pas d’audace, d’imagination ?

Le dialogue doit se soucier de supprimer les conditions qui suppriment le dialogue !

Résolvons la “question social” anachronique pour que nous puissions nous attaquer à des problèmes plus intéressants !

La mesquinerie est toujours contre-révolutionnaire !

L’Anthologie de l’I.S.

Revenu à Berkeley, j’ai commencé le travail sur la Situationist International Anthology. Pendant des années j’avais été frustré par le manque de traductions des textes de l’I.S. La plupart de celles qui existaient étaient inexactes, et les moins mauvaises, peu nombreuses, étaient souvent épuisées. Il était donc difficile, en ne lisant que quelques articles dispersés, de prendre connaissance de la perspective situationniste dans son ensemble et de se rendre compte de la manière dont elle s’était développée. Et la seule collection générale, Leaving the Twentieth Century de Christopher Gray, était insuffisante à bien des égards. J’avais déjà pensé faire moi-même des traductions, mais ma proposition de 1975 (dans l’affiche “Les aveugles et l’éléphant”) n’avait intéressé aucun éditeur, et l’idée de publier une grande collection par mes propres soins me semblait accablante. De plus, deux éditeurs commerciaux ont successivement annoncé leur intention de sortir le Traité de Vaneigem, pour ensuite abandonner le projet, et cela a encore retardé notre entreprise.

Enfin, après d’autres rumeurs de nouvelles traductions qui se sont révélées également sans fondement, j’ai conclu que si je voulais une collection acceptable, il faudrait la faire moi-même. Bien que ma connaissance du français fût loin d’être parfaite à l’époque, je comprenais presque parfaitement les textes situationnistes, et j’ai pu mettre à contribution Joël et Nadine pour clarifier tout ce qui me restait obscur.

Quand le travail a été suffisamment avancé, j’ai envoyé une présentation à une trentaine d’éditeurs. Mais on m’a objecté que les écrits situationnistes étaient trop difficiles ou trop obscurs — préjugé courant. Rétrospectivement, leur refus fut probablement une bonne chose. Si j’avais réussi à intéresser un éditeur, j’aurais peut-être eu à m’inquiéter de l’éventualité qu’il veuille discuter le choix des textes ou insister pour introduire une préface rédigée par une célébrité radicale, ou ajouter en quatrième de couverture des citations de critiques incompétents, ou retarder l’édition ou laisser le livre s’épuiser sans le rééditer, etc. En éditant le livre par mes propres soins, j’ai pu contrôler tout le projet. Entre autres choses, j’ai pu renoncer à tout copyright, comme le faisait l’I.S., maintenir le prix à un niveau raisonnable et envoyer une grande quantité d’exemplaires gratuits aux prisonniers ou aux camarades pauvres en Europe orientale et dans le Tiers-Monde.

La réalisation a pris presque deux ans. C’était juste avant l’avènement de la microédition bon marché. Avec la P.A.O, j’aurais pu épargner des centaines d’heures de travail et des milliers de dollars sur la composition, l’indexation, le collage, etc. Mais comme je pensais que ces textes étaient la somme de critique sociale la plus importante de ce siècle, j’étais heureux de faire tout ce qu’il fallait pour les présenter aussi exactement que possible.

Je ne crois pas qu’il y ait d’erreurs significatives dans ma traduction, bien que j’aurais peut-être pu rendre quelques passages plus clairement, comme je l’ai fait dans la nouvelle version de l’article sur l’émeute de Watts que j’ai publiée récemment. Certains ont critiqué ma décision de conserver les mots dérive et détournement dans la version anglaise, mais je n’ai trouvé aucune traduction satisfaisante. Par contre, je pense maintenant que récupération peut se rendre plus clairement par “cooptation”, malgré les connotations légèrement différentes de ces deux mots.

Comme pour toute anthologie, certains lecteurs se trouvèrent en désaccord sur le choix des articles. Michel Prigent, qui semble ne m’avoir jamais pardonné d’avoir signalé que ses propres traductions (éditées sous les noms “Piranha” et “Chronos”) étaient bourrées de maladresses parce que trop littérales, m’a accusé d’avoir fait une sélection en fonction de mes “perspectives idéologiques”. Mais à part la suggestion implicite d’inclure un ou deux textes que lui-même avait déjà traduits, sa seule proposition fût de réaliser une édition anglaise intégrale de tous les numéros de la revue française. J’espère que quelqu’un fera un jour un tel travail, mais cela aurait triplé le temps et le coût d’un projet qui était déjà assez écrasant.

D’autres critiques ont prétendu que j’avais occulté la première période (la plus “culturelle”) de l’I.S. Je conviens que j’ai donné un peu plus de poids à la période ultérieure plus “politique”, sans laquelle personne n’aurait jamais entendu parler de l’I.S. sauf quelques spécialistes des mouvements d’avant-garde, mais les principaux traits de la première période ne peuvent guère échapper au lecteur des douze premiers articles du livre. J’aurais probablement inclus d’avantage de’extraits de Potlatch et d’autres textes antérieurs à la création de l’I.S. si de tels textes avaient été disponibles à l’époque; mais si je ne me suis pas préoccupé de l’histoire des “nashistes” et d’autres tendances artistiques, c’est parce que je pensais qu’ils présentaient peu d’intérêt et n’avaient pas grand-chose à faire avec les apports plus originaux et plus essentiels des situationnistes. Depuis la parution du livre, ces critiques ont eu quinze ans pour éditer les textes vitaux que j’aurais cachés. Jusqu’à maintenant, ils n’ont pas sorti grand chose.

D’autres lecteurs auraient voulu qu’il y eût plus de notes pour expliquer des allusions obscures. L’obscurité supposée des textes situationnistes est en fait très exagérée. Leur compréhension n’exige généralement guère plus qu’une connaissance minimale de quelques oeuvres fondamentales et de quelques événements historiques majeurs que tous ceux qui ont un désir sérieux de comprendre et de transformer le monde doivent connaître. Le contexte rend généralement le sens assez clair, même si on ne connaît pas tel ou tel idéologue européen qui est dénoncé, de même qu’on peut apprendre beaucoup de choses en lisant Marx et Engels sans rien savoir sur les philosophes et les économistes qu’ils ont critiqués.

D’autres encore auraient voulu que j’inclue des illustrations tirées des revues originales. Je les apprécie tout autant que n’importe qui. Mais les meilleures d’entre elles, surtout les bandes dessinées détournées, ont été tellement reproduites et imitées qu’elles risquaient de distraire l’attention des textes et de renforcer l’idée très répandue, mais fausse, que les publications situationnistes consistaient en collages tapageurs conçus pour épater les gens. J’ai pensé qu’il ne ferait pas de mal aux intoxiqués d’images d’avoir à porter leur attention sur les textes en eux-mêmes et sans ornement.

Il y eut aussi, bien sûr, de nombreux commentaires sur les textes eux-mêmes. Ces dernières années les publications sur l’I.S. sont mêmes devenues plus nombreux qu’après Mai 1968, et l’I.S. est devenue plus fameuse et plus fascinante que jamais.

Un peu de l’aura a même déteint sur moi. Les anciens membres de l’I.S. étant pour la plupart impossibles à joindre, j’ai parfois été considéré comme le meilleur porte-parole situationniste, et on m’a demandé de faire des lectures publiques et des séances de signature en librairies, d’accorder des interviews, de faire des discours ou des enregistrements sur magnétoscopes, de contribuer à diverses publications, de fournir des renseignements pour des thèses universitaires, de participer à des congrès radicaux ou à des symposiums universitaires, de devenir “artiste associé” dans un institut, et même de fournir des matériaux pour une émission de télévision. J’ai repoussé toutes ses demandes.

Il ne s’agit pas d’un principe strict. Un de ces jours, si je suis d’humeur à le faire et si l’on me laisse suffisamment de liberté, je pourrais décider de détourner une de ces situations, comme l’a fait Debord dans un discours lors d’un colloque sur “la vie quotidienne” critiquant, entre autres choses, les limites et les impasses de tels colloques (CF: I.S. no. 6, pp. 20-27). Mais dans l’ensemble, je crois que les gens se trompent s’ils pensent que l’effet subversif de ce genre de publicité l’emporte sur la banalisation et la neutralisation, dont participe la tentation subtile d’en rajouter dans le genre branché ou sensationnel, tout en s’abstenant d’offenser qui que ce soit pour s’assurer qu’on sera réinvité. De toute façon, bien que je sois un peu moins rigoureux en cette matière que ne l’était l’I.S., je pense que pour présenter ou représenter “la perspective situationniste”, la meilleure façon est de refuser tout ce que les situationnistes eux-mêmes ont immanquablement refusé.

N’importe qui est libre de réimprimer, d’adapter ou de commenter l’Anthology ou n’importe laquelle de mes publications. Je ne puis prendre au sérieux ceux qui ne l’ont jamais fait, tout en cherchant à tout prix à me rencontrer ou à obtenir quelque scoop exclusif dans le but de donner aux spectateurs l’impression qu’ils ont les renseignements les meilleurs et les plus récents sur des textes qu’ils ne se sont souvent pas même donnés la peine de lire, et encore moins de mettre en pratique. Il me semble que le fait de maintenir cette distance contribue à clarifier les choses. Peu après la publication de l’Anthology, par exemple, une sorte d’écrivain professionnel voulut m’interviewer dans le but d’obtenir des renseignements pour un article que l’hebdomadaire East Bay Express lui avait demandé d’écrire sur les situationnistes. J’ai refusé d’avoir quelque rapport que ce soit avec lui, et l’article projeté n’a jamais paru. À peu près au même moment j’ai refusé également de rencontrer Greil Marcus qui préparait un compte rendu de l’Anthology pour le Village Voice de New York . Mais je dois mettre à son crédit que cela ne l’a pas empêché d’écrire un article long et très élogieux. Après tout, il y avait déjà beaucoup de renseignements dans les textes de l’I.S., et comme il les a lus avec soin, il a pu en faire un compte rendu assez correct, sans que quiconque lui eut léché les bottes. Quoique limité par certains aspects(1), son article était l’expression honnête de son propre point de vue sur les situationnistes, et de son intérêt enthousiaste, et non le fruit d’une commande. De sorte que tout a été beaucoup plus clair.

Au début des années 80 j’avais rétabli des rapports amicaux avec la plupart des autres signataires de l’ “Avis”. Ils avaient pris des directions différentes, et à part Chris et Isaac, qui avaient publié depuis lors chacun deux ou trois brochures, aucun d’entre eux n’a eu d’activité radicale significative depuis notre rupture en 1977. En 1982, Isaac et sa femme Terrel Seltzer ont sorti Call It Sleep, un film vidéo de 45 minutes un peu dans le style de Debord. Peu après, Isaac a répudié son ancienne perspective radicale, en justifiant sa dévotion ultérieure à des occupations principalement financières par une sorte d’idéologie néo-libérale qu’il a exposée dans un livre curieux écrit avec Paul Béland, Money : Myths and Realities (1986).

J’ai critiqué Isaac parce qu’il a exprimé des vues desquelles je me suis senti obligé à me dissocier. Mais je voudrais reconnaître ma dette envers lui et plusieurs autres anciens camarades. Nous avons vécu ensemble bien des moments passionnants. La quantité de polémiques dans le milieu situ a donné l’impression fausse qu’il n’y a eu que des problèmes. Pour moi, en tous cas, lors des aventures que je raconte ici brièvement, j’ai noué beaucoup de relations précieuses, j’ai eu beaucoup de bon temps, et une immense quantité de rires. Et même les fiascos étaient souvent amusants. J’espère que mes vieux amis ne les ont pas oubliés entièrement.

Une fois l’Anthology publiée, je ne me sentis plus obligé de consacrer tant de temps et d’énergie à expliquer la perspective situationniste, à corriger les méprises sur celle-ci, etc. Les questions les plus importantes étaient lucidement traitées par les situationnistes eux-mêmes dans les textes qui étaient maintenant disponibles. Au cours des années suivantes, j’ai continué à entretenir quelques correspondances, à rédiger des notes de temps à autre, à distribuer des textes et à écrire, mais j’ai surtout commencé à explorer de nouveaux domaines.

L’escalade

Ma première nouvelle aventure fût la varappe, une des dernières choses pour laquelle j’aurai imaginé m’enthousiasmer. Comme presque tout le monde, j’avais très peur du vide. Mais lors de mes dernières excursions, j’étais de plus en plus fasciné par l’idée de me lancer dans l’escalade, sentant une sorte d’attirance primordiale et primatiale à la vue des falaises ou des formations rocheuses. Enfin, j’ai dominé ma terreur et je me suis inscrit à un cours d’escalade pour débutants. Nous avons passé deux heures à apprendre les principes de base, puis nous sommes allés dans les collines de Berkeley pour faire des escalades. Quelques semaines plus tard j’ai suivi un cours plus avancé à Yosemite, et j’ai fait mes premières véritables ascensions sur les falaises de granit, des centaines de mètres à la verticale.

Pendant deux ans l’escalade a été ma passion dominante. Chaque fois que c’était possible, j’allais à Yosemite ou ailleurs dans la Sierra Nevada; mais la plupart du temps j’escaladais en ville, allant à vélo plusieurs fois par semaine à Indian Rock pour faire du bouldering (la pratique des mouvements difficiles sur des grosses pierres, où on reste près du sol). À condition de porter les bonnes chaussures (faites de semelles en gomme très adhérente et extrêmement serrées, pour que le pied soit comprimé en une seule unité rigide comme le sabot d’une chèvre des montagnes), on constate avec surprise que de petites dentelures dans le rocher peuvent donner prise à l’orteil ou au doigt. Une bosse de la grosseur d’un petit pois fera l’affaire si vous orientez le corps juste comme il faut, en recherchant le juste équilibre entre les forces opposées et en vous déplaçant précautionneusement, mais d’une manière assurée et détendue (si vous tremblez, vous aurez plus de chance de glisser).

Si on fait attention et si on utilise correctement les cordes, l’escalade n’est pas aussi dangereuse qu’on le croit. Néanmoins, il y a quand même un certain risque. Au début j’aimais tellement ça que je le considérais comme acceptable; mais après deux ans je me suis décidé à arrêter avant de tenter la Providence. Dans Île, roman utopique d’Aldous Huxley, faire au moins un trip psychédélique et escalader au moins une fois une falaise (mais pas en même temps !) fait partie de l’éducation de tout adolescent. Étant donné les risques, j’hésiterais à recommander l’un ou l’autre sans réserve, mais ces deux expériences ont certainement été précieuses pour moi.

De temps en temps je fais encore un peu de bouldering ou des randonnées (le plus souvent par mont et par vaux, à travers les bois et le long de la plage à Point Reyes, qui est tout près d’ici), mais mon principal exercice ces dernières années a été la pratique du basket et du tennis. Jouer au basket avec les jeunes Noirs du voisinage fût pour moi un bon défi culturel aussi bien que physique : il m’a semblé avoir véritablement accompli quelque chose quand j’ai enfin été plus ou moins accepté comme “one of the guys”. Aujourd’hui, je ne fais pratiquement plus de basket et je me suis mis au tennis — ce qui est d’ailleurs presque la seule chose que je regarde à la télévision : je sors mon poste de la cave trois ou quatre fois par an pour Wimbledon et pour d’autres tournois importants.

En automne 1984 j’ai fait un autre voyage en France, lors duquel j’ai vécu la plupart du temps à Paris chez mon ami Christian Camus. Nous nous étions rencontrés dans un contexte situ pendant ma visite précédente en 1979, mais depuis lors il s’est surtout consacré à expérimenter les diverses façons d’animer son propre milieu immédiat. Ça me convient : s’il me faut choisir, je préfère fréquenter des gens à l’esprit vif qui font des choses intéressantes dans leur vie, plutôt que des gens qui ne font que régurgiter des platitudes politiques et ronchonner constamment. Plein d’ironie, provocant et badin, amateur de blagues en plusieurs langues, et jugeant avec pénétration les jeux et les scénarios des gens (au sens d’Eric Berne), Christian me force à rester alerte quand je commence à me faire trop pédant.

J’ai fait deux petits voyages hors de Paris, en Dordogne où vivaient Joël et Nadine, et en Allemagne pour revoir mes amis de Mannheim et rencontrer un autre groupe à Berlin-Ouest.

Rexroth encore

Revenu à Berkeley, j’ai conçu deux projets relatifs à Rexroth. Pendant les années 70 mon intérêt pour lui avait diminué. À la lumière des perspectives situationnistes, ses analyses politiques semblaient insuffisantes, son idée d’une subversion par l’art et la poésie semblait douteuse, et certaines de ses activités semblaient trop compromettantes, telles qu’écrire des chroniques journalistiques ou le fait de donner dans le catholicisme.

Cependant, il avait continué à m’influencer indirectement. De me rappeler sa magnanimité sceptique m’a aidé à ne pas perdre le sens des proportions pendant certaines des affaires situ les plus traumatiques. Dans ma brochure sur la religion de 1977 j’essayais déjà de comprendre dans quelle mesure ces deux influences majeures sur ma vie (Rexroth et l’I.S.) pourraient se concilier, et depuis ce temps-là mon enthousiasme pour lui s’était complètement ravivé. En plus de relire tous ses livres, j’ai recherché et photocopié tous ses articles épars que je pouvais trouver à la bibliothèque de l’Université, y compris toutes les chroniques (plus de 800) qu’il a écrites pour l’Examiner de San Francisco.

Sans grand espoir, j’ai proposé à plusieurs éditeurs de publier une anthologie des chroniques. Cette proposition a suscité pendant un certain temps suffisamment d’intérêt pour que je consacre plusieurs mois à les relire de façon à en préparer un échantillonnage représentatif. En fin de compte, il n’y eut qu’une seule petite maison d’édition qui m’a fait une proposition, si peu satisfaisante que je l’ai rejetée et que je me suis résigné à mettre le projet au placard. J’aurais été content d’y travailler dur pour un revenu modeste, mais je n’avais pas envie de l’éditer moi-même.

J’ai pensé alors qu’il vaudrait mieux donner mon propre point de vue sur Rexroth, d’essayer de dire exactement en quoi je l’avais trouvé si formidable, ainsi que de clarifier les points sur lesquels je n’étais pas d’accord avec lui. En plus d’intéresser éventuellement d’autres gens, ce serait une bonne méthode pour mettre mes idées au clair sur toutes sortes de sujets.

Ce projet a fini par m’occuper par intermittence pendant cinq ans. Bien sûr j’aurais pu formuler presque tout ce que j’avais à dire dans un délai bien plus court; mais comme je n’avais aucune date limite, j’ai pris mon temps et j’ai donné libre cours à mes inclinations, relisant ses livres maintes et maintes fois, glanant mes citations favorites, accumulant des tas de notes, et suivant toutes sortes de sujets tangentiels. Il m’est venu à l’esprit, par exemple, qu’il serait intéressant de comparer Rexroth avec d’autres écrivains indépendants comme H.L. Mencken, Edmund Wilson, George Orwell ou Paul Goodman. Ce fût un bon prétexte pour relire plusieurs de leurs livres, même si finalement, j’en fis peu d’usage dans mon texte.

La pratique Zen

En 1985, j’ai commencé également à pratiquer le Zen régulièrement. Les dernières années j’avais fait un peu de zazen de temps à autre chez moi, mais je n’avais guère participé à une pratique de groupe formelle depuis les années 60. Comme je l’ai dit plus haut, j’étais gêné par certaines des formes traditionnelles de cette discipline. Bien que le Zen soit moins dogmatique et plus sophistiqué intellectuellement que la plupart des religions, la pratique traditionnelle est assez stricte et formelle. Je pouvais comprendre l’utilité de certaines formes pour faciliter la concentration ou l’autodiscipline, mais je me méfiais de certaines autres qui me semblaient être seulement des vestiges de la hiérarchie sociale orientale. J’étais bien conscient du rôle déplorable qu’avait joué la religion en renforçant la soumission des gens à l’ordre établi et leur remarquable capacité d’auto aveuglement(2).

Rexroth aimait dire que “la religion, c’est quelque chose que l’on fait, pas quelque chose que l’on croit”. Je ne sais si c’est vrai pour les grandes religions occidentales, mais ça s’applique au moins en partie à quelques-unes des religions orientales. Celles-ci contiennent probablement autant de foutaises que celles-là — d’habitude les aspects les plus superstitieux et insupportables sont passés discrètement sous silence dans les vulgarisations occidentales — mais elles sont généralement plus tolérantes et oecuméniques. Leurs mythes sont souvent présentés explicitement comme de simples métaphores spirituelles, et elles insistent assez peu sur la croyance. Le Zen en particulier est plus une pratique qu’un système de croyances. On y considère que les enseignements verbaux n’ont aucune signification à moins qu’on les mette à l’épreuve et qu’on se les approprie. Les enseignements les plus essentiels se délivrent par l’exemple vivant. Malgré un vestige de hiérarchie entre maître et étudiant (considérablement atténué quand le Zen s’est adapté en Occident), l’accent n’est pas mis sur le culte des êtres supérieurs, mais sur la pratique de la méditation et de l’attention à ses propres activités quotidiennes.

Dans mon livre sur Rexroth j’ai indiqué les limites que, personnellement, je me suis fixées : “C’est une chose que de pratiquer telle ou telle sorte de méditation, ou de participer à des rituels ou à des fêtes, là où tout le monde reconnaît qu’il ne s’agit que de formes arbitraires pour recentrer sa vie ou célébrer la communion humaine. C’en est une autre que de sembler accorder crédit à des institutions répugnantes et à des dogmes malsains auxquels beaucoup adhèrent encore.” Sans doute c’est en grande partie une affaire de goût. J’ai des amis qui se font moins de scrupules que moi d’y participer, et d’autres qui ne participeraient en aucun cas à aucune pratique religieuse formelle. Pour ma part, j’aime la plupart des rituels Zen, le silence, les cloches, l’encens, le décor net à la japonaise, le protocole ultra-prévenant. Et le fait de pratiquer avec un groupe offre beaucoup d’avantages quant à la camaraderie, l’enseignement, et l’encouragement mutuel.

De toute façon, j’avais envie de surmonter mes réticences et de tenter une pratique plus régulière. Le centre de Berkeley dans lequel j’allais parfois dans les années 60 avait continué discrètement la pratique du Zen Soto qui a été introduite en Amérique par Shunryu Suzuki(3). Le maître, Mel Weitsman, un des étudiants de Suzuki dont j’avais fait la connaissance à cette époque, était à la fois solide et discret, et les membres, laïcs en tous genres et généralement sympathiques qui essayaient d’intégrer la pratique Zen dans leur vie quotidienne, semblaient avoir gardé leur sens de l’humour et avoir évité le sectarisme. Et il n’y avait même pas besoin de se lever tôt : il y avait maintenant des séances de zazen l’après-midi aussi bien que le matin.

J’ai commencé par une séance quotidienne de quarante minutes.

Dans le zazen (méditation assise) on s’assied en tailleur sur un coussin dur, face à un mur blanc. Le ventre est poussé un peu en avant, de sorte que le dos soit bien droit et que le corps soit bien équilibré sur les fesses et les genoux. La bouche est fermée. Les yeux sont entrouverts mais baissés. Les épaules sont relâchées. On pose les mains contre l’abdomen, au niveau de l’aine, la gauche sur la droite, les pouces se touchant légèrement. Si c’est trop difficile de s’asseoir en tailleur, d’autres positions sont possibles pourvu que le dos reste droit. On peut s’asseoir sur les talons, toujours sur un coussin, mais avec les genoux en avant et les pieds en arrière, ou même sur une chaise. Mais c’est la posture du lotus (les pieds sur les cuisses opposées) qui permet la stabilité optimale. Ou à la rigueur certaines variantes plus faciles (un pied sur la cuisse ou le mollet opposé).

Dans le zazen Soto nous nous concentrons habituellement sur le maintien de la posture (rectifiant constamment les tendances à se voûter ou à se crisper) et sur le souffle, respirant par l’abdomen et comptant silencieusement les exhalations : “Unnn..., deuuux...” Quand on arrive à dix, on recommence. Les nombres ne servent que de foyer non-affectif pour aider à maintenir la concentration. Il s’agit d’approcher aussi près que possible d’un état de “ne rien faire”, tout en restant totalement alerte et vigilant.

Ce n’est pas aussi facile qu’on le pense. La plupart d’entre nous avons développé une vive résistance au fait d’être dans le présent. Ce qui arrive généralement, c’est qu’avant d’être arrivé à “trois” ou “quatre”, on se trouve entraîné dans des souvenirs, des rêveries, des désirs, des soucis, des craintes, des regrets. Cette cacophonie répétitive existe la plupart du temps dans notre esprit, mais le zazen nous en rend plus profondément conscients. 

Il peut être bouleversant de se rendre compte de la petitesse et du caractère compulsif de ses pensées et de ses sentiments. C’est ce que j’ai éprouvé, en tout cas. Ceci m’a permis de comprendre comment les chrétiens qui ont connu des expériences semblables pouvaient les percevoir comme une confirmation de la culpabilité inhérente de l’homme, ne leur laissant aucune solution que la foi en une rédemption surnaturelle. Le bouddhisme aborde ces questions plus calmement, d’une manière plus tolérante et plus objective, sans insister pour que les gens se frappent inutilement la poitrine. Essayer de réprimer “l’esprit singe” ne fait que provoquer plus de confusion émotionnelle. Mais si on se tient simplement tranquille, si on laisse passer toutes ces pensées sans formuler aucun jugement, et si on revient constamment à la respiration, alors les perturbations, privées de renforcement, tendront à se déposer, à s’apaiser, et on devient moins émotif, moins sujet aux habitudes et aux associations compulsives. Il ne s’agit pas d’éliminer les pensées ou les émotions, mais de cesser de s’y cramponner — de cesser de se cramponner même au sens de votre progrès vers le but de ne plus se cramponner. À l’instant où vous commencez à penser : “Ah ! Enfin je fais des progrès ! Un tel va être impressionné !” vous avez perdu la conscience du présent. Enregistrez ce fait tout simplement et calmement, puis recommencez : “Unnn..., deuuux...”

Après deux mois de séances journalières, j’ai commencé à participer aux sesshins mensuelles. Une sesshin consiste en un ou plusieurs jours de pratique Zen intensive, principalement consacré au zazen, mais où toutes les autres activités sont effectuées avec un effort semblable pour se concentrer attentivement sur tout ce qu’on fait. Une sesshin typique se déroule de 5 à 21 heures. On fait du zazen pendant des périodes de quarante minutes, alternées avec des périodes de dix minutes de kin-hin (méditation très lente à pied, pour se dégourdir les jambes). Des coups de cloches ou de claquoirs de bois signalent le début et la fin des périodes. On ne parle pas sauf pour la communication minimale et discrète qui reste nécessaire pendant le travail. Les repas se déroulent également dans le zendo (salle de méditation), et la manière de servir et de manger est minutieusement ritualisée. Les serveurs apportent un plat, vous vous saluez bien bas, ils vous servent, vous faites un geste de la paume pour signaler “assez”, vous vous saluez encore, puis ils passent à la personne suivante...

Je préférais les sesshins les plus longues (cinq ou sept jours). Le premier jour d’une sesshin on peut encore être préoccupé par ses affaires, mais après trois ou quatre jours on ne peut guère s’empêcher de s’adapter au rythme de sesshin. On dit qu’il y a deux genres d’expérience Zen. L’une est subite et incontestable, comme quand on prend un seau d’eau sur la tête. L’autre est plus graduelle et plus subtile, comme quand on se promène dans la brume, et qu’on se rend compte que ses vêtements se sont imperceptiblement trempés. Vous vous sentez un peu comme ça vers la fin d’une sesshin. Tout commence à s’harmoniser.

Ca peut également être assez pénible, avec fatigue, épaules ankylosées, dos douloureux, genoux sensibles. Bien que ça devienne plus facile à mesure que le corps s’y habitue, la plupart des gens éprouvent toujours quelque douleur aux genoux pendant les sesshins. Il ne s’agit pas de voir combien de douleur on peut supporter (si c’est vraiment trop, on peut toujours changer pour une position plus facile), mais d’apprendre à s’y prendre avec équanimité avec tout ce qui arrive; à s’installer dans le moment présent et à cesser de languir après le passé ou l’avenir. Au bout de quelque temps on découvre que la cause de la souffrance réside moins dans la douleur présente que dans l’appréhension craintive de douleurs éventuelles. Le premier jour d’une sesshin peut être horrifiant si on s’y assied avec la pensée qu’il y aura encore sept jours à subir. Mais si on le prend “un seul souffle à la fois”, ce n’est pas si mal.

C’est un des plus grands avantages de la pratique collective. Quand on s’assied seul, c’est trop facile d’arrêter quand quelque chose gêne un peu; mais quand plusieurs participants se sont engagés à suivre une sesshin et que tous s’assoient ensemble, chacun encourage tous les autres par son effort.

A partir du moment où vous avez acquis un peu de pratique zazen, d’autres responsabilités vous sont imposées qui exigent tout autant d’attention. Si vous êtes serveur, vous ne devrez pas être distrait, sinon vous pourriez renverser de la soupe sur quelqu’un. Si vous êtes amené à diriger une équipe de plongeurs, vous devrez veiller à ce que la vaisselle soit rangée correctement, sans pour autant perturber les efforts de concentration des autres en jacassant à tout propos. Chaque situation présente de nouveaux défis pour trouver le juste milieu entre l’efficacité et la présence d’esprit, le calcul et la spontanéité, l’effort et l’aise.

On espère que quelques-unes de ces habitudes s’intègrent graduellement à sa vie quotidienne. Je ne veux pas donner l’impression que le zazen soit une panacée, mais je suis sûr que la pratique régulière d’une méditation quelle qu’elle soit aide à développer un peu plus de patience et de sens de la perspective; à reconnaître que certains problèmes sont illusoires ou sans importance, et à s’y prendre plus calmement et plus objectivement avec ceux qui semblent toujours importants.

Après un an et demi de participation intensive au centre, je m’en suis un peu lassé, et j’ai recommencé à faire mon zazen journalier chez moi. Cependant je continuais à participer aux sesshins les plus longues. J’ai commencé aussi à prendre part aux sesshins d’autres centres Zen de la Californie du Nord, notamment celui que Gary Snyder et d’autres (dont un vieil ami de Sam que j’avais connu depuis les années 60) ont bâti sur leur terrain dans les contreforts des Sierra Nevadas. Comme on pouvait s’y attendre, ils connaissent et apprécient la nature : certaines de leurs sesshins sont combinées avec des randonnées de sept jours (sac au dos) — combinaison ardue mais puissante !

Vers le début de 1988 j’ai envisagé de prendre part à une “période de pratique” intensive de trois mois au monastère de Tassajara. Depuis des années j’avais vaguement imaginé qu’aller dans un monastère Zen serait une des expériences suprêmes de la vie; et à ce moment, j’ai commencé à penser que je pourrais le faire vraiment. Au printemps je me suis rendu à Tassajara huit jours pour voir l’ambiance, et je l’ai bien apprécié. Revenu à la Bay Area, j’ai participé à quelques autres sesshins et mis mes affaires en ordre, puis vers la fin septembre je suis retourné à Tassajara.

Premier monastère Zen dans l’hémisphère Ouest, fondé en 1967 par Shunryu Suzuki, Tassajara se trouve dans les montagnes côtières à 200 kilomètres au sud de San Francisco. C’était autrefois un lieu de vacances à sources chaudes, et il fonctionne toujours en été; mais pendant le reste de l’année il est fermé au public.

En plus de Mel, qui le dirige, la “période de pratique” comptait 26 participants (14 hommes et 12 femmes), et deux employés qui s’occupaient de l’entretien technique et des achats. Pendant les trois mois suivants aucun d’entre nous n’est parti de Tassajara, et personne d’autre n’y est venu, sauf deux moines japonais de passage et deux ou trois personnes du Centre Zen de San Francisco.

Nous étions onze à être là pour la première fois et il nous a fallu subir une initiation de cinq jours, à savoir une sesshin ultra-intensive qui était même plus dure, physiquement et mentalement, qu’une sesshin ordinaire (pas de kin-hin, ni de travail). À part une pause d’une demi-heure après chaque repas et pour aller aux toilettes si nécessaire, nous devions rester sur nos coussins de quatre à 21 heures.

Encore plus que pendant une sesshin ordinaire, tout finit par s’aplanir. Le temps ralentit. L’attention se concentre sur les choses les plus simples. Rien d’autre à faire que de mijoter dans votre jus (littéralement aussi bien que métaphoriquement : il fait très chaud) et d’apprendre calmement à ne tenir aucun compte des petites mouches implacables qui se délectent à vous ramper autour des yeux, des oreilles et des narines. (La seule solution, c’est de les accepter : “D’accord, petits fripons, rampez-y si vous y tenez ! Je ne bougerai pas.”) Ne faites rien que vous asseoir, parfaitement tranquille, souffle après souffle... La cloche sonne. Levez-vous lentement, en gardant les yeux toujours baissés. Rejoignez les autres pour un rituel. Puis, retournez à votre coussin pour un repas. Puis une pause. Sortez lentement du zendo, essayant de maintenir la concentration totale malgré la splendeur découverte subitement de la nature à l’extérieur. Prenez une tasse de thé. Massez vos jambes endolories. Il reste encore quelques précieuses minutes pour vous asseoir à côté du ruisseau et laisser couler le son de l’eau à travers la tête. Puis revenez au zendo. Installez-vous dans la posture correcte. Tranquillisez-vous complètement. Rien que ce souffle, souffle après souffle...

Après l’initiation, nous sommes revenus à un programme journalier un peu moins intensif. Tous les matins à quatre heures nous étions réveillés par quelqu’un qui descendait le sentier principal en courant et en faisant retentir une cloche sonore. Il y avait juste assez de temps pour se débarbouiller, faire quelques exercices d’étirement en yoga, mettre sa robe de méditation et aller au zendo. Le matin était comme une sesshin : principalement le zazen, avec le petit déjeuner et le déjeuner servis comme un rituel dans le zendo. Dans l’après-midi nous travaillions pendant trois heures. J’étais dans l’équipe qui s’occupait des travaux divers, je faisais de la charpente, le jardinage, la vaisselle, le nettoyage, etc., et je me chargeais aussi de la bibliothèque. Après le travail nous jouissions de la partie la plus voluptueuse de la journée: un bain chaud tranquille suivi d’une heure de temps libre. Puis nous remettions nos robes et retournions au zendo pour le dîner. Puis une période d’étude suivi d’un supplément de zazen, et enfin nous nous couchions à neuf heures et demi. Je n’avais jamais aucun mal à m’endormir : la prochaine chose que j’entendrais serait la cloche du réveil.

Tous les cinq jours nous avions le privilège de pouvoir dormir jusqu’à cinq heures. Puis, après une séance de zazen et le petit déjeuner, nous avions notre temps libre jusqu’au soir. Nous l’employions généralement à faire la lessive, à emballer le déjeuner et à faire une randonnée, ou à rester là en lisant, en écrivant des lettres ou en s’entretenant doucement. Le soir nous avions une classe sur le “Genjo Koan” de Dôgen : “Étudier la voie bouddhique, c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même, c’est s’oublier. S’oublier, c’est être illuminé par toutes les existences. Être illuminé par toutes les existences, s’est laisser tomber le corps et l’esprit. C’est voir disparaître toute trace d’éveil et faire naître constamment l’éveil sans trace...”

Après quelques semaines le temps s’est rafraîchi. À l’ombre des montagnes ambiantes, Tassajara devient froid et humide en automne et en hiver, au moins jusqu’à midi, et il n’y a ni chauffage ni calorifugeage. Au moins le froid nous aidait à nous réveiller. Bien que la routine fuît spartiate à certains égards, c’était stimulant d’en venir à l’essentiel et de vivre dans une communauté où tout le monde travaillait ensemble tranquillement. Pour moi, une sesshin ou une “période de pratique” suggère les véritables possibilités de la vie. Quand nous croisions quelqu’un sur le sentier, nous nous arrêtions tous les deux, nous nous saluions bien bas, puis nous reprenions notre chemin sans un mot. Merveilleux !

Lectures, écrits, traductions, musique

Rentré à Berkeley, je suis revenu à ce qui a été ma pratique Zen depuis ce temps-là (à savoir, une brève période de zazen chez moi tous les matins, en plus des longues sesshins quelques fois dans l’année), et j’ai repris le travail sur Rexroth [Éloge de Kenneth Rexroth]. J’avais accumulé des centaines de pages de notes, mais j’ai finalement décidé d’en mettre la plupart de côté et de réduire le texte à une présentation brève et relativement accessible de quelques thèmes principaux. Le livre a été enfin achevé en 1990. Les ventes ont été assez modestes, mais (ce qui est un des avantages de l’auto édition) j’ai pu donner des exemplaires à des centaines d’amis et de connaissances, parfois même à des inconnus. Je continuerai à faire cela avec les nombreux exemplaires que j’ai encore, mais j’ai inclus le texte également dans ce livre parce qu’il traite beaucoup de questions importantes pour moi qui ne sont pas traitées dans mes autres écrits.

En janvier 1991 la guerre du Golfe a fait descendre des centaines de milliers de gens dans la rue pour la première fois depuis des années. J’ai commencé immédiatement à écrire le tract La guerre et le spectacle. La plupart des idées de ce texte étaient déjà largement discutées ou connues intuitivement, mais je pensais que le concept situationniste de spectacle aiderait à les relier. Avec l’aide de mes amis, j’en ai diffusé 15.000 exemplaires en quelques mois. En plus de les envoyer aux individus, aux groupes et aux librairies radicales partout dans le monde, j’ai saturé le milieu antiguerre local, les distribuant aux manifestations, aux rassemblements, pendant des films, lors de concerts humanitaires, de représentations de théâtre guérilla, dans les parcs, de débats sur “la guerre et les médias”, et des apparitions de Ramsey Clark et de Thich Nhat Hanh. Ce fût le texte le mieux reçu de ceux que j’ai diffusés. Parmi tous ceux qui l’ont eu entre les mains, presque personne ne s’est plaint de ne l’avoir pas compris, bien des gens m’ont dit plus tard qu’ils l’avaient photocopié et envoyé à leurs amis ou qu’ils l’avaient transmis par des réseaux télématiques, et il fût généralement réimprimé et traduit.

Un des rares critiques du texte s’est dit surpris qu’il m’ait fallu plus de deux mois pour écrire un si bref article. J’envie les gens qui savent écrire plus vite, mais cette lenteur m’est habituelle. J’écris certes beaucoup — en prenant des notes sur tout ce qui pourrait avoir le moindre rapport avec mon sujet, parfois même en me laissant aller à associer librement les idées —, mais d’habitude je ne suis pas satisfait avant d’avoir condensé radicalement les matériaux, réexaminant tous les détails à maintes reprises, éliminant les redondances et les exagérations, essayant divers réarrangements, examinant d’éventuelles objections et malentendus. Je crois qu’un texte bien réfléchi aura un effet plus pénétrant, et finalement une plus grande portée, qu’une dizaine de textes peu soignés.

Comme je n’aborde que des sujets qui m’intéressent vraiment, ce processus est généralement assez absorbant. Quelquefois je parviens à l’état extasié du “rush négatif” que j’ai décrit dans Double-Réflexion — mon esprit est envahi de tant d’idées que je n’ai guère le temps de les transcrire. En me promenant il faut m’arrêter toutes les deux ou trois minutes pour en prendre note. Je pourrais même me lever au milieu de la nuit pour griffonner des notes. Parfois je suis tellement pris que si j’étais confronté à la mort imminente, mon premier souci serait : Si seulement je pouvais achever ce texte, alors je mourrai content !

D’autres fois je déprime, et tout ce que j’ai écrit me semble ennuyeux et banal. Je peux travailler toute une journée sur un passage, passer une nuit blanche en y pensant, puis au matin, écoeuré, tout jeter à la poubelle. Quand le texte approche de sa publication, je me tourmente à propos des conséquences éventuelles. Une mauvaise formulation peut entraîner une grande perte de temps, à cause des malentendus ; une bonne formulation peut provoquer un tournant dans la vie de quelqu’un.

Nous avons tous une tendance naturelle à refouler les choses qui contredisent nos vues. À mon avis, la meilleure façon de contrer cette tendance est celle qu’employait Darwin : “Depuis des années j’ai suivi une règle d’or : à chaque fois que je suis tombé sur un fait publié, une nouvelle observation ou une pensée qui contredisait mes théories, j’en ai pris note sans faute et sans délai ; car j’avais constaté que de tels faits et de telles pensées sont bien plus susceptibles d’échapper à la mémoire que ceux qui sont favorables.” J’essaye de suivre cette règle, en me faisant l’avocat du diable sur toute question, en examinant soigneusement toute critique et en notant immédiatement toute objection qui me vienne à l’esprit — en y répondant si je peux, en modifiant ou abandonnant ma position si je ne le peux pas. Même les attaques les plus délirantes contiennent habituellement quelques points valables, ou au moins elles révèlent des malentendus à clarifier.

Il faut cependant trouver le juste milieu psychologique. Trop se préoccuper des objections éventuelles vous empêche de faire quoi que ce soit. Les situationnistes orthodoxes méprisent mon mysticisme, les adeptes du New-Age ont l’impression que je suis trop rationaliste, les gauchistes traditionnels me reprochent de minimiser l’importance de la lutte des classes, les arbitres du political correctness laissent entendre que je devrais exprimer plus de contrition pour ma qualité de mâle blanc et américain, les universitaires me prennent en défaut pour mon manque d’objectivité savante, les types relax me trouvent trop méticuleux, certains se plaignent de ce que mes écrits soient trop difficiles, d’autres m’accusent de trop simplifier... Si je prenais toutes ces objections au sérieux, je deviendrais catatonique ! En fin de compte il faut foncer !

Autant que possible j’essaye de faire en sorte que tout projet soit une nouvelle aventure, en choisissant un sujet que je n’avais jamais exploré ou une méthode que je n’avais jamais employée. Ca le rend plus intéressant au moins pour moi, et pour le lecteur aussi, j’espère. J’essaye également d’éviter de me charger de trop de choses à la fois. On se retrouve vite assommé si on absorbe constamment toutes les mauvaises nouvelles du monde ou si on essaye de contribuer à toutes les bonnes causes. Je me concentre généralement sur un ou deux projets qui m’intéressent si profondément que je suis disposé à y consacrer tout le temps et tous les frais nécessaires, en ne prêtant aucune attention aux choses à propos desquelles je n’ai rien l’intention de faire.

Je me suis rendu de nouveau en France en automne de 1991, logeant encore chez Christian, avec sa copine et son frère, et à cette occasion, j’ai fait trois voyages hors de Paris : à Grenoble pour rendre visite à Jean-François Labrugère, un ami qui a traduit plusieurs de mes écrits avec une méticulosité exemplaire; à Varsovie pour rencontrer des jeunes anarchistes qui venaient de découvrir les situationnistes; et à Barcelone, où j’ai rejoint quelques-uns de mes amis allemands. À mon retour vers Paris, j’ai passé quelques jours en Dordogne pour voir Joël et Nadine. Bien des années auparavant je leur avais fait connaître Rexroth. Ils ont fini par devenir des rexrothiens aussi enthousiastes que moi, et ils venaient d’achever une traduction du premier de ses livres à paraître en France : Les Classiques revisités.

Je passai une grande partie de mon temps à Paris en me livrant à ma principale passion musicale des dernières années, la chanson française, parcourant les marchés aux puces et les magasins de disques d’occasion, enregistrant les collections de mes amis et essayant de déchiffrer les paroles les plus obscures et argotiques. C’est un monde riche et fascinant, depuis les chanteurs de cabaret du XIXe siècle comme Aristide Bruant (l’homme à l’écharpe rouge et à la cape noire représenté sur l’affiche bien connue de Toulouse-Lautrec, qui fût commandée pour la publicité du café où chantait Bruant), en passant par les “chansons réalistes” tragiques et sordides (Fréhel, Damia, la première Piaf) et les artistes de music-hall des années 30, comme le délicieux “fou chantant” Charles Trenet, jusqu’à la renaissance des grands chanteurs poètes après-guerre, avec Georges Brassens (le plus grand, allant des élégies émouvantes et sagaces aux satires extravagantes), Anne Sylvestre (une charmante parolière, qui fait penser un peu au premier Leonard Cohen et à Joni Mitchell), Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, Jacques Brel, Guy Béart, Félix Leclerc, ainsi que bien des excellentes interprètes de chansons plus anciennes, dont ma favorite est Germaine Montero.

Il est difficile de trouver une telle musique aux États-Unis, mais mes amis et moi nous en avons de temps en temps un échantillon quand le Quartette Baguette se produit au “Freight and Salvage” à Berkeley, qui a présenté tant de musiciens merveilleux depuis trois décennies. Bien que j’aie eu plusieurs passions musicales au cours des années, depuis les sons primordiaux des ensembles de tambours japonais (taiko) jusqu’aux chansons grecques du milieu (rebetica), j’ai toujours gardé une prédilection particulière pour l’ancienne musique populaire américaine, probablement parce que c’est le seul genre que je sois capable de jouer moi-même. Je prends encore plaisir à le faire dans des petites réunions d’amis (dont j’ai connu certains à Shimer et à Chicago), et je ne manque que rarement les “East Bay Fiddlin’ and Pickin’ Potlucks”, rassemblements mensuels chez quelqu’un qui a une maison suffisamment grande, lors desquels une centaine de gens apportent des plats et jouent de la musique pendant tout l’après-midi. Entre la bouffe et le bavardage les gens se regroupent selon leurs genres préférés — le bluegrass, disons, dans l’arrière-cour, la musique irlandaise dans l’entrée, le chant choral en haut, le swing des années 30 autour du piano, s’il y en a un, des anciens airs de violon sous la véranda, du blues, ou bien peut-être de la musique acadienne dans l’allée ou sur le trottoir... Je me trouve habituellement dans l’un ou l’autre des groupes les plus “traditionnels”, chantant et jouant du violon ou de la guitare — rien de compliqué, mais assez pour bien m’amuser. Tout le monde participe à son niveau : les joueurs moins habiles, comme moi, font ce qu’ils peuvent pour suivre de leur mieux, mais chacun est toujours libre de lancer une chanson ou un des airs qu’il connaît. Ces rassemblements se déroulent sans difficulté notable depuis presque vingt ans, de façon purement autogérée et volontaire. Je pense quelquefois à ceux-ci, et à tant d’autres cercles et réseaux semblables qui existent partout sans jamais rechercher ou connaître la moindre notoriété dans le spectacle, comme préfigurant la manière dont les choses pourraient fonctionner dans une société sensée. Je conviens que ce n’est pas grand-chose. Justement. Voilà l’intérêt : le fait qu’ils soient tellement simples.

Je suis toujours d’accord avec les situationnistes pour penser que les arts ne sont que des formes limitées de la créativité, et qu’il est plus intéressant d’essayer d’exercer celle-ci au projet de transformer nos vies et en fin de compte notre société entière. Quand je me suis engagé dans ce grand jeu, j’ai pensé voir diminuer mon inclination pour les activités artistiques. Mais il y a un temps pour chaque chose. La critique situationniste du “spectacle” (c’est-à-dire du système spectaculaire) est la critique d’une tendance sociale excessive; elle ne veut pas dire que ce soit un péché d’être spectateur, pas plus que la critique marxienne du système marchand n’implique que les gens doivent se passer de biens.

J’ai toujours trouvé drôle que les radicaux croient devoir justifier leur consommation culturelle en faisant semblant d’y discerner toujours quelque message radical. Personnellement je préfère de loin lire les oeuvres d’un être humain plein d’entrain et avec un pétillement dans les yeux, comme Rexroth, Mencken, Henry Miller ou Ford Madox Ford, plutôt que quelque bégueulerie politically correct. En fait, je préfère Homère, Basho, Montaigne ou Gibbon à presque n’importe quel écrivain moderne. Je peux encore apprécier à leur juste valeur certaines grandes oeuvres du passé, en reconnaissant que leurs limitations étaient naturelles dans le contexte de leurs temps; mais il m’est difficile de prendre au sérieux les soit-disant visionnaires littéraires qui ne sont même pas aperçu des nouvelles possibilités de la vie après 1968. Quand il s’agit des auteurs contemporains, je ne lis guère que des oeuvres d’évasion qui n’ont aucune prétention de profondeur ou de radicalité. Parmi mes favoris, les romans policiers de Rex Stout (pas tant pour l’intrigue que pour le monde amusant du ménage de Nero Wolfe et pour la narration animée d’Archie Goodwin); les fantaisies et la science-fiction de Jack Vance (pour sa remarquable variété de sociétés bizarres et pour ses dialogues sardoniques et ironiques); et les essais scientifiques d’Isaac Asimov, qui avait un talent rare pour se rendre à la fois instructif et divertissant sur n’importe quel sujet, qu’il explique les dernières découvertes de l’astronomie ou de la physique des particules élémentaires, ou qu’il spécule sur les rapports sexuels dans une station spatiale en apesanteur.

En 1992 je me suis proposé de traduire en français mon livre sur Rexroth. Même s’il ne devait jamais être édité, je voulais en avoir au moins une version acceptable sous la main pour donner à mes amis et à mes connaissances. Ce fût également une bonne occasion pour perfectionner mon français, qui étaient encore assez limité. J’ai fait un premier jet sur mon nouvel ordinateur épatant, puis, au cours de l’année suivante, j’ai envoyé des essais successifs à Jean-François Labrugère, qui a fait des nombreuses corrections et suggestions pour en améliorer le style. Nous avons fait circuler une version provisoire en 1993 et une nouvelle version revue et corrigée fût éditée en 1997.

Pendant la même période j’ai commencé à collaborer également avec Joël Cornuault sur une série de traductions des oeuvres mêmes de Rexroth, en commençant par une édition bilingue d’une trentaine de ses poèmes (L’automne en Californie, 1994) et en poursuivant par un choix de ses chroniques (Le San Francisco de Kenneth Rexroth, 1997).

J’ai eu beaucoup de plaisir à collaborer avec ces deux traducteurs, parce que tous les deux prennent le temps de vérifier soigneusement la nuance précise de chaque expression, même si cela prend parfois beaucoup de temps quand c’est fait par correspondance.

Comment ce livre a été écrit

L’année 1993 a rassemblé bien des choses de ma vie, amenant finalement au livre que vous avez dans les mains. Au début de l’année j’ai enfin réussi à lire en entier À la recherche du temps perdu de Proust. Plongé dans cet ouvrage immense, parfois assommant, mais fascinant dans l’ensemble, il m’est venu à l’esprit d’explorer mon propre passé. J’ai donc commencé à écrire tout ce que je pouvais me souvenir de mes premières années, principalement parce que cela m’intéressait, mais aussi avec l’idée que je pourrais tôt ou tard montrer le texte à quelques amis intimes. Une chose me rappelant une autre, il y eut bientôt plus de cent pages.

Cela s’est révélé une bonne façon d’affronter plusieurs problèmes et erreurs de mon passé. Le fait de me rappeler les bons vieux temps m’a incité aussi à me remettre en rapport avec plusieurs anciens amis, dont Mike Beardsley, que je n’avais pas vu depuis plus que vingt ans. J’ai réussi à le retrouver, nous avons eu quelques longues conversations au téléphone, et en juin je me suis envolé à Chicago pour le voir. Il se retrouvait finalement à exercer la profession assez stressante d’instituteur dans les quartiers déshérités du centre ville, il était passé par plusieurs mariages et plusieurs divorces orageux, et il avait beaucoup grossi ; mais il avait gardé aussi beaucoup de son vieil esprit sauvage et indépendant. Ce fut merveilleux de le revoir. Pour ajouter à la nostalgie, nous avons pris la voiture pour aller au vieux campus de Shimer, à l’occasion d’une réunion qui par hasard avait lieu au même moment, et nous avons revu plusieurs autres vieux amis pour la première fois depuis les années 60.

Deux mois plus tard j’ai reçu la nouvelle de sa mort subite. Pour supporter ma douleur, j’ai écrit par association libre une longue élégie célébrant notre vieille amitié. Puis je l’ai retravaillée jusqu’à obtenir un texte plus court que j’ai fait circuler parmi quelques amis et parents :

MICHAEL BEARDSLEY

(1945-1993)

Mike est mort le 29 août d’un arrêt du coeur pendant qu’il était à l’hôpital pour soigner une pneumonie.

      Nous fûmes les meilleurs amis pendant seulement deux ans, de 1961 à 1963, mais ce fût une époque essentielle et passionnante pour tous les deux. Nous nous sommes rencontré à Shimer College, où nous étions camarades de chambre, alors que nous n’avions que 16 ans, puis nous avons tous les deux quitté l’école pour vagabonder en Californie, au Texas, où sa première femme, Nancy, avait leur bébé et à Chicago. Quelques années plus tard allait surgir une contre-culture qui incarnait quelques-unes de nos aspirations et elle allait se répandre parmi des millions de gens. Mais au début des années 60 elle ne faisait encore que se tramer clandestinement ça et là. Avec nos compagnons de la quête, nous étions encore assez isolés, avançant tout seuls, gauchement et à tâtons, vers de nouvelles visions, de nouveaux styles de vie. À certains égards cet isolement rendait les choses plus difficiles pour nous, mais il donnait aussi une saveur particulière aux aventures et même aux mésaventures que nous avons partagées tous les deux — découvrant le Zen et le peyotl, Rimbaud et les beats, Henry Miller et Hermann Hesse, Leadbelly et Ravi Shankar; vivant au jour le jour, expérimentant constamment, parfois jusqu’à la témérité, partant en stop à travers le Middle West vaste et inconscient, nous retrouvant parfois en rade quelque part au milieu de la nuit, mais sans jamais nous faire trop de souci, descendant en flânant la grande route déserte en chantonnant du Coltrane et en imaginant le vaste monde, là-bas, qui restait à explorer.

      Nous nous sommes finalement séparés, chacun suivant son chemin, et nous n’avons pas beaucoup communiqué au cours des trente années suivantes. Puis une humeur nostalgique m’a heureusement soufflé d’aller le retrouver, et je suis allé à Chicago pour le voir il y a juste deux mois. Malgré toute l’eau qui était passée sous les ponts depuis le vieux temps, nous avons revécu quelques beaux moments de notre vieille camaraderie. Je me réjouissais déjà de faire revivre notre amitié dans les années à venir. Puis, tout d’un coup, il n’est plus là.

      Comme je pleurais sa mort je me suis rendu compte que je pleurais en fait sur moi-même, parce qu’une partie précieuse de ma vie avait disparu. Je sais que d’autres, qui étaient proches de lui, éprouvent eux aussi la même perte. Il est triste de penser à toutes les choses que nous avons partagées, ou que nous aurions pu partager avec lui. Pourtant, en fin de compte, je ne crois pas qu’il ait manqué grand chose dans la vie. Mike avait une vie très tumultueuse, pleine de passions et de peines, mais il l’a vécu avec émerveillement et intensité. Une fois il est entré dans ma chambre sans crier gare, alors que j’étais endormi et il s’est écrié : “Ken ! Réveille-toi ! Le monde est magique !” “Quoi ? Oh, oui, je sais, Mike, mais écoute, je me suis couché assez tard cette nuit...” “Mais Ken, je veux que tu voies réellement que le monde est magique. Ici même ! Tout de suite ! Regarde !” Inutile de me disputer avec lui — il m’a fallu me lever et voir. Et bien sûr, il avait raison.

      Adieu, vieux copain.

C’est la mort de Mike, plus que quoi que ce soit d’autre, qui m’a décidé à publier cette autobiographie. Je me réjouissais à l’idée de la lui montrer et qu’il aurait pu me rappeler des choses que j’avais oubliées. Maintenant c’est trop tard. Je ne m’attends pas à casser ma pipe dans un proche avenir, mais ce genre de choc nous rappelle que nous ne vivrons pas éternellement, et que si nous voulons faire quelque chose, il vaut mieux de nous y mettre sans attendre.

Le fait de rassembler et de mettre au point tant d’aspects divers de ma vie m’a incité à reprendre aussi mes vieilles notes. Depuis la fin des années 70 j’avais accumulé des observations sur diverses questions de tactiques radicales, mais sans jamais réussir à les organiser d’une façon cohérente. Maintenant les deux projets commençaient à se compléter. La forme plus lâche de l’autobiographie se prêtait à y inclure de brèves remarques sur de divers sujets qui n’auraient pas mérités des articles entiers (réponses aux questions qui me sont souvent posées, clarifications de quelques malentendus, tentatives de communiquer ce que j’ai trouvé intéressant sur tel ou tel sujet), qui serviraient dans certains cas à illustrer, développer ou préciser des thèmes qui étaient présentés plus objectivement dans “La joie de la révolution”. Les matériaux peuvent être transférés d’un texte à l’autre comme bon me semble.

J’ai pensé aussi à réunir et à rééditer mes anciennes publications. À part quelques déclarations extravagantes et quelques réflexes de rhétorique situ, je revendique encore la plupart de ce que j’y ai écrit, bien que ces textes puissent sans doute sembler obscurs à ceux qui ne se sont jamais engagé dans le genre d’activités qui y sont traitées.

Pendant quelque temps j’envisageais plusieurs publications séparées : réserver l’autobiographie aux amis intimes, tout en éditant les autres écrits sous forme de brochures ou de petits livres; ou peut-être retravailler des extraits de l’autobiographie pour servir de commentaire aux anciens textes réédités; ou bien publier une revue qui comprendrait La joie de la révolution ainsi que d’autres textes divers. À la fin il m’est venu à l’esprit que bien des choses seraient simplifiées si je mettais tout dans un seul livre. Aussi hétéroclite que puisse paraître une telle compilation, elle aurait l’avantage de révéler les corrélations (qui, sans cela, pourraient ne pas être évidentes aux lecteurs) aussi bien que les contradictions (que, sans cela, je ne pourrais regarder en face).

Sachant que le livre serait lu par une assez grande variété de gens, dont la plupart, mais pas tous, connaîtraient les situationnistes, présentait plusieurs défis intéressants, dont celui de lier entre eux les divers aspects et celui de trouver le juste milieu entre trop et trop peu d’explications. Sans doute le mélange qui en résulterait (en partie chronique politique, en partie auto-analyse, en partie simple nostalgie) ne satisfera complètement personne — certains se demanderont pourquoi j’aborde certains sujets, d’autres souhaiteront au contraire que je donne plus de détails savoureux.

Une fois que j’ai décidé de publier l’autobiographie, j’ai enlevé bien des détails personnels qui étaient dans le premier jet, soit parce qu’ils pourraient embarrasser les personnes concernées, soit parce qu’ils auraient présenté peu d’intérêt pour la plupart des lecteurs. À quelques exceptions près je n’ai désigné personne par son nom à moins qu’il ne se soit engagé dans une activité publique.

Je conviens que cette autobiographie montre une assez grande complaisance envers ma propre personne. Bien que j’y aie mentionné quelques épisodes pénibles qui étaient trop cruciaux pour être omis, dans l’ensemble je n’ai pas été trop dur envers moi-même, ne traitant que des choses que je trouve agréable de me rappeler et qui, je crois, pourraient intéresser mes amis et peut-être quelques autres. Si certains lecteurs me tiennent pour un égotiste pour m’être permis d’écrire sur ma vie relativement peu spectaculaire, j’espère que d’autres seront par là encouragés à réexaminer leurs propres expériences.

* * *

“J’arrondis et je n’achève rien, ou presque rien, ce qui contredirait ma perspective. Le lecteur ou la lectrice aura toujours son rôle à jouer, tout comme moi. Je cherche moins à exposer un motif ou une pensée qu’à vous amener, lecteur, dans l’atmosphère de ce motif ou de cette pensée — afin que vous y poursuiviez votre propre vol.”

(Whitman, “Un coup d’oeil en arrière sur les chemins parcourus”)

[NOTES]

1. Brièvement : Dans son article du Village Voice et dans son livre ultérieur, Lipstick Traces, Marcus se réfère aux situationnistes esthétiquement, comme un spectateur fasciné. Malgré son admiration pour leurs idées extrémistes, il manifeste peu d’intérêt pour les tactiques et les formes organisationnelles soigneusement réfléchies par lesquelles ils essayaient de mettre ces idées en pratique, au lieu de seulement les “exprimer” par impulsion comme ses autres héros, les dadaïstes et les punk. Sa façon impressionniste et personnelle d’évoquer les situationnistes est plus éclairante que les sots comptes-rendus de la plupart des critiques culturels et universitaires, mais comme eux il préfère l’exotisme fascinant de la première phase, tout en considérant leur période révolutionnaire ultérieure comme un anachronisme gênant. De tels critiques nous assurent invariablement que, quelles que soient les révolutions qui aient pu se produire dans le passé, c’en est bien fini maintenant, ça n’arrivera jamais plus. Après avoir ridiculisé le plaidoyer de l’I.S. en faveur des conseils ouvriers (plaidoyer qui était bien moins simpliste qu’il ne le laisse supposer), Marcus conclue, blasé : “Si l’idée situationniste de la contestation générale s’est réalisée en Mai 1968, cette idée a également trouvé ses limites. La théorie de l’acte exemplaire (...) est allée peut-être aussi loin qu’une telle théorie ou qu’un tel acte puisse aller” — en passant sous silence le fait que le mouvement de Mai avait bien failli aller beaucoup plus loin (voir les passages cités aux pages 53 et 57 de ce livre [= I.S. no. 12, pages 12-13; voir La joie de la révolution]), et ne mentionnant jamais des mouvements ultérieurs qui à certains égards sont allés plus loin, tels que le Portugal en 1974 ou la Pologne en 1980, ni aucun des courants particuliers qui ont essayé de reprendre à leur compte et de développer les résultats obtenus par les situationnistes. Je suis moi-même classé bizarrement par Marcus comme un “étudiant” de l’I.S., comme s’il ne nous restait, à nous autres qui vivons aujourd’hui, qu’à produire des thèses savantes ou des élégies nostalgiques sur les aventures héroïques du temps jadis.

2. Avant de continuer, il convient de souligner que ma pratique Zen ne réfère à aucune croyance surnaturelle. Autant que je sache le Zen n’invalide pas la science ni la raison, il essaye simplement de nous débarrasser de l’habitude d’ “intellectualisation” excessive et compulsive. Sans une certaine proportion de discernement logique, les gens ne pourraient survivre un seul jour, ni même comprendre suffisamment bien ce que je viens de dire pour me donner tort.

      Bien que la science soit souvent accusée d’arrogance, elle est pratiquement le seul champ humain qui tienne compte de sa propre faillibilité, qui se mette régulièrement à l’épreuve et qui corrige ses propres erreurs par des méthodes rigoureusement objectives conçues pour neutraliser les tendances naturelles des gens vers le raisonnement fallacieux, les préjugés inconscients et la mémoire sélective (le fait de se souvenir de tous les succès en oubliant tous les échecs). Pour vérifier réellement les prétentions de l’astrologie, par exemple, il faut examiner un échantillonnage statistiquement suffisant pour vérifier, par exemple, si un nombre disproportionné de scientifiques sont nés sous les signes astrologiques qui sont censés indiquer des tendances rationalistes. De tels essais ont été conduits à maintes reprises sans montrer jamais la moindre corrélation de ce genre. Des investigations semblables sur beaucoup d’autres phénomènes soi-disant paranormaux ont été décrites dans les livres de James Randi, de Martin Gardner et d’autres, et dans de nombreux articles du Skeptical Inquirer (revue du Comité pour l’investigation scientifique des soi-disant phénomènes paranormaux). Maintes et maintes fois il a été démontré que de telles prétentions sont basées sur des rumeurs qui se révèlent fausses, sur des interprétations erronées d’événements qui s’expliquent autrement, sur des conditions d’expérimentation insuffisamment rigoureuses, ou tout simplement sur des canulars ou sur le charlatanisme.

      Il se peut qu’il y ait une petite part de vérité dans certains de ces phénomènes, mais sachant combien les gens sont prédisposés à se duper eux-mêmes (et à se cramponner à leurs croyances plutôt que de reconnaître qu’ils ont étés dupés), je n’ai pas l’intention de me prononcer avant d’avoir vu des preuves manifestes. Depuis des années, Randi et d’autres font une offre permanente de 100 000 dollars à quiconque pourrait démontrer le moindre pouvoir paranormal dans des conditions contrôlées scientifiquement (ces conditions incluant la participation d’illusionnistes comme Randi, qui connaissent les trucs employés par les charlatans). Des centaines de soi-disant médiums, radiesthésistes, astrologues, etc. s’y sont essayés, vainement jusqu’à maintenant.

3. Cf. Esprit Zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki (Seuil, 1977). Soto est une des deux principales écoles du Zen. L’autre école, Rinzai, a été présentée dans les nombreux livres de D.T. Suzuki.

Ebauche d'une traduction

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LA JOIE DE LA RÉVOLUTION

 

1. Quelques réalités de la vie

Utopie ou rien. Le "communisme" stalinien et le "socialisme" réformiste ne sont que des variantes du capitalisme. Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]. [Des] irrationalités du capitalisme. Quelques révoltes modernes exemplaires. Quelques objections courantes. Domination croissante du spectacle.

2. Jeux d'approche [@@]

Brèches personnelles [individuelles] (32). Interventions critiques (35). La théorie contre l'idéologie (37). Éviter les faux choix, élucider les véritables (39). Le style insurrectionnel (43). Le cinéma radical (46). L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme] (47). Le scandale de Strasbourg (51). De la misère de la politique électorale (54). Réformes et institutions alternatives (58). Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous (64). Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste (67). Avantages de l'audace (71). Avantages et limites de la non-violence (73).

3. Points critiques [culminants] [@@]

Causes des brèches sociales (78). Bouleversements de l'après-guerre (82). Effervescence des situations radicales (86). L'auto-organisation populaire (90). Le FSM de Berkeley (92). Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968 (95). L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale (98). Grèves sauvages et sur le tas (104). Grèves de consommateurs (107). Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968 (110). Méthodes de confusion et de récupération (113). Le terrorisme renforce l'État (116). La lutte finale (118). L'internationalisme (123).

4. Renaissance

Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire (127). Décentralisation et coordination (130). Sauvegardes contre des abus (135). Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables (137). L'élimination des racines de la guerre et du crime (144). L'abolition de l'argent (148). L'absurdité de la plupart du travail actuel (153). La transformation du travail en jeu (156). Objections technophobiques [des technophobes] (161). Questions écologiques (168). L'épanouissement de communautés libres (171). Des problèmes plus intéressants (176).

Chapitre 1 : Quelques réalités de la vie

Utopie ou rien

Le "communisme" stalinien et le "socialisme" réformiste ne sont que des variantes du capitalisme

Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]

[Des] irrationalités du capitalisme

Quelques révoltes modernes exemplaires

Quelques objections courantes

Domination croissante du spectacle

1. Quelques réalités de la vie [@@]

``La racine du manque d'imagination régnant ne peut se comprendre si l'on n'accède pas à l'imagination du manque; c'est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit et caché, et pourtant possible, dans la vie moderne.''

--Internationale Situationniste no. 7 [p. 10]

 

Utopie ou rien

Dans toute l'histoire on n'a jamais vu un contraste si frappant entre ce qui puisse être [les réalités possibles] et ce qui existe effectivement.

Ce n'est pas nécessaire de signaler [d'examiner/d'approfondir] [ici] tous les problèmes dans le monde actuel; la plupart sont généralement connus, et de s'appesantir sur eux ne fait [le plus souvent] que nous rendre moins sensibles à leur réalité. Mais même si nous ayons "assez de force pour supporter les maux d'autrui", [CF. La Rochefoucauld no. 19] la détérioration sociale actuelle affecte [touche] finalement nous tous. Ceux [d'entre nous] qui ne souffrent pas de répression physique doivent néanmoins souffrir les répressions morales imposées par un monde de plus en plus mesquin, stressant, ignorant et laid. Ceux qui échappent la misère économique ne peuvent échapper l'appauvrissement général de la vie.

Et même la vie à ce niveau pitoyable [lamentable] ne pourra continuer longtemps. Le ravage de la planète par le développement mondial du capitalisme nous a amené au point où c'est [bien] possible que l'humanité disparaisse dans [avant] quelques décennies.

Pourtant ce même développement a rendu possible l'abolition du système d'hiérarchie et d'exploitation qui était [auparavant] basé sur la disette [matériel] et l'inauguration d'une nouvelle forme de société réellement libérée.

Plongeant [Se précipitant/dévalant/dégringolant] d'un désastre à un autre vers la folie universelle [= collective/de masse] et une apocalypse écologique, ce système a acquis une vitesse qui ne peut plus être maîtrisée même par ses soi-disant maîtres. Approchant un monde où nous ne puissions sortir de nos ghettos fortifiés sans des gardes armés, ou même aller au grand air sans nous appliquer de la lotion solaire [= pour se protéger contre l'irradiation au cas d'un affaiblissement de la couche d'ozone] de crainte d'attraper du cancer de la peau [cancer cutané], c'est difficile de prendre au sérieux ceux qui nous conseillent de mendier quelques réformes.

Ce qui est nécessaire, à mon avis, c'est une révolution mondiale participative et démocratique qui abolira et le capitalisme et l'État. Ça c'est une grosse affaire, je le reconnais; mais je ne crois que rien de moins puisse aller à la racine de nos problèmes. Il pourrait sembler ridicule de parler de révolution; mais toutes les autres solutions présument la continuation du système actuel, ce qui est même plus ridicule. [CF. I.S. no. 6, p. 3]

* * *

Le "communisme" stalinien et le "socialisme" réformiste

ne sont que des variantes du capitalisme

Avant d'examiner ce qu'impliquerait une telle révolution, et d'y répondre à quelques objections typiques [courantes], il faut souligner qu'elle n'a rien à voir avec les stéréotypes répugnants qui sont généralement évoqués par ce mot (terrorisme, vengeance, coups politiques, chefs manipulateurs prêchant le sacrifice, suiveurs zombies scandant des slogans approuvés [politically correct @@]). Surtout, il ne faut pas la confondre avec les deux échecs principaux de l'histoire moderne [de ce projet/du mouvement radical moderne], le "communisme" stalinien et le "socialisme" réformiste.

Après des décennies au pouvoir, d'abord en Russie, puis dans plusieurs autres pays, il est devenu évident que le stalinisme est tout le contraire d'une société libérée. L'origine de ce phénomène grotesque est moins évidente. Les trotskistes et d'autres ont essayé de distinguer entre le stalinisme et le bolchevisme antérieur de Lénine et Trotsky. Il y a certes [en effet] des différences, mais ce sont plutôt quantitatives que qualitatives. L'État et la révolution de Lénine, par exemple, présente une critique de l'État plus cohérente que celles qu'on peut trouver dans la plupart des textes anarchistes; le problème, c'est que les aspects radicaux du pensée de Lénine ont fini par camoufler la pratique effectivement authoritaire des Bolcheviks. Se plaçant au-dessus des masses qu'il prétendait représenter, et avec une hiérarchie internelle correspondante entre les membres [les militants] et leurs chefs, le Parti bolchevique était déjà bien en route vers la création des conditions pour le développement du stalinisme lorsque Lénine et Trotsky était encore au pouvoir.*

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*Voir The Bolsheviks and Workers' Control, 1917-1921 de Maurice Brinton; La révolution inconnue de Voline; La Commune de Cronstadt de Ida Mett; La tragédie de Cronstadt : 1921 de Paul Avrich; Le mouvement makhnoviste de Pierre Archinoff; et les thèses 98-113 de La Société du Spectacle de Guy Debord.

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Mais si nous voulons faire mieux, il faut être clair sur ce qui a échoué. Si "le socialisme" veut dire la pleine [complète] participation des gens aux décisions sociales qui affectent leur vie, il n'a existé ni dans les régimes staliniennes de l'Est ni dans les Welfare States de l'Ouest. L'effondrement récent du stalinisme n'est ni une justification du capitalisme ni une preuve de l'échec du "communisme marxiste". Quiconque s'est donné la peine de lire Marx (ce qui n'est évidemment pas le cas chez la plupart de ses critiques suffisants [faciles/spécieux]) sait bien que le léninisme est une distorsion sévère de la pensée de Marx, et que le stalinisme n'en est qu'une pure parodie. [Et] La propriété gouvernementale [nationalisation de propriété] n'a [non plus] rien à voir avec le communisme dans son sens authentique de propriété commune, communautaire; ce n'est qu'une variante de capitalisme dans laquelle la propriété étatique-bureaucratique remplace (ou fusionne avec) la propriété privée-commerciale.

Le long spectacle d'opposition entre ces deux variétés du capitalisme a caché leur renforcement mutuel. Les conflits sérieux étaient limités aux batailles par procuration dans le Tiers Monde (Vietnam, Angola, Afghanistan, etc.). Ni l'un côté ni l'autre n'a jamais fait aucun tentative sérieuse de renverser l'ennemi dans son coeur [sa région centrale]. (Le Parti communiste français a saboté la révolte de Mai 1968; les puissances occidentales, qui sont intervenues massivement aux pays où on ne les voulait pas, ont refusé d'envoyer seulement quelques armes capables de détruire des chars, dont avaient besoin les insurgés hongrois de 1956.) Guy Debord a fait observer en 1967 que le capitalisme d'État stalinien s'était déjà révélé comme [simple] "pauvre parent" du capitalisme occidental classique, et que son déclin commençait à priver les dirigeants occidentaux de la pseudo-opposition qui les renforçait en semblant représenter l'alternative [= le seul autre choix] à leur système. "La bourgeoisie est en train de perdre l'adversaire qui la soutenait objectivement en unifiant illusoirement toute négation de l'ordre existant" (La Société du Spectacle, thèses 110-111).

Bien que les dirigeants occidentaux aient prétendu se réjouir de l'effondrement du stalinisme comme un victoire naturel [attendu] de [pour] leur propre système, personne d'entre eux ne l'avait prédit et il est évident qu'ils n'ont actuellement aucune idée sur quoi faire sur tous les problèmes posés par lui, sauf de tirer profit de la situation avant que tout s'écroule. En réalité les compagnies multinationales et monopolistes qui proclament "libre entreprise" comme panacée savent bien que le capitalisme de libre-échange aurait explosé depuis longtemps [à cause] de ses propres contradictions s'il n'ait pas été sauvé malgré lui par quelques réformes pseudo-socialistes.

Ces réformes (services sociaux, assurance sociale, journée de huit heures, etc.) ont amélioré peut-être certains des défauts les plus frappants du système, mais elles ne l'ont aucunement dépassé. Dans les années récentes elles n'ont même pas marché aux pas de ses crises accélérantes. De toute façon, les améliorations les plus importantes n'étaient gagnées que par de luttes populaires longues et souvent violentes, qui ont fini par forcer la main des bureaucrates. Les partis gauchistes et les syndicats qui prétendaient mener [être à l'avant-garde de] ces luttes ont servi [fait fonction] principalement de soupapes de sûreté, récupérant des tendances radicales et huilant les rouages [lubrifiant les mécanismes] de la machine sociale.

Comme l'ont montré les situationnistes, la bureaucratisation des mouvements radicaux, qui a dégradé les gens en suiveurs continuellement "trahis" par leurs chefs, est liée à la spectacularisation croissante de la société capitaliste moderne, qui a dégradé les gens en spectateurs d'un monde qui leur échappe -- tendance qui est devenu toujours plus évidente, bien qu'ordinairement ce ne soit comprise que superficiellement.

Considérées dans l'ensemble, toutes ces constatations indiquent qu'une société libéré ne peut se créer que par la participation active de l'ensemble du peuple, non pas par des organisations hiérarchiques qui prétendent agir de leur part. Il ne s'agit pas de choisir des chefs plus honnêtes ou plus "responsifs" [= qui ne se montrent pas très distants, mais qui répondent aux soucis du peuple], mais de ne pas accorder du pouvoir indépendant à quelque chef que ce soit. C'est normal [et acceptable] que des individus ou des groupes initient des actions radicales, mais il faut qu'une partie importante et toujours croissante de la population [du peuple] participent; sinon le mouvement n'aboutira à une nouvelle société, mais seulement à un coup qui installera de nouveaux dirigeants.

* * *

Démocratie représentative contre démocratie conseilliste [de délégués]

Je ne répéterai pas toutes les critiques classiques du capitalisme et de l'État faites par les socialistes et les anarchistes; elles sont généralement connues, ou au moins généralement accessibles. Mais pour clarifier quelques-unes des confusions de la rhétorique politique traditionelle, il convient de résumer les types élémentaires de l'organisation sociale. Pour simplifier, je commencerai en examinant séparément les aspects "politiques" et "économiques", bien qu'ils se soient évidemment reliés. C'est aussi vaine/inutile d'essayer à égaliser les conditions économiques [des gens] au moyen d'une bureaucratie étatique, que d'essayer de démocratiser la société quand que le pouvoir de l'argent permet à la minorité riche de dominer les institutions qui déterminent la conscience [des gens] des réalités sociales. Puisque le système fonctionne comme un ensemble, il ne peut être changé fondamentalement que dans l'ensemble.

Pour commencer avec l'aspect politique, on peut distinguer grosso modo cinq niveaux de "gouvernement" :

(1) Liberté illimité [sans restriction]

(2) Démocratie directe

     a) consensus [= accord général/unanimité]

     b) décision majoritaire

(3) Démocratie par délégués [Démocratie conseilliste]

(4) Démocratie représentative

(5) Dictature minoritaire déclarée

La société actuelle oscille entre (4) et (5), c'est-à-dire entre le gouvernement minoritaire non déguisé et le gouvernement minoritaire camouflé par une façade de démocratie symbolique. Une société libérée abolirait (4) et (5) et réduirait progressivement le besoin de (2) et (3).

Je discuterai plus tard les deux types de (2). Mais la distinction essentielle est celle entre (3) et (4).

Dans la démocratie représentative les gens abdiquent leur pouvoir à des fonctionnaires élus. Les programmes des candidats se limitent à quelques généralités vagues, et une fois qu'ils sont élus, on a peu de contrôle sur leurs décisions effectives sur des centaines de questions, sauf la menace faible de transférer son vote, quelques ans plus tard, à quelque politicien rival qui serait également hors de contrôle. Les députés dépendent des riches pour des pots-de-vin et des contributions pour les campagnes électorales; ils sont subordonnés aux propriétaires des médias, qui déterminent quelles questions soient accordées de la publicité; et ils sont presqu'aussi ignorants et impuissants que le grand public quand il s'agit des nombreuses questions importantes qui sont déterminées par des bureaucrates non élus ou par des agences secrètes [et] indépendantes. Les dictateurs déclarés sont parfois renversés, mais les véritables dirigeants des régimes "démocratiques", la minorité minuscule qui possède ou domine pratiquement tout, ceux-là ne sont jamais élus ni rejetés [= par vote]. Le grand public ignore la seule existence de la plupart d'entre eux.

Dans la démocratie de délégués, les délégués sont élus pour des buts précis, et avec des limitations très précises. Le délégué peut être donné [porteur d'] un mandat impératif (ordonné de voter dans une façon précise sur une question particulaire), ou bien le mandat pourrait être laissé ouvert (le délégué étant libre de voter comme il pense mieux); dans ce dernier cas, les gens qui l'ont élu se réservent habituellement la droit de confirmer ou de rejeter les décisions ainsi prises. Les délégués sont généralement élus pour une durée très courte et ils peuvent être révoqués à n'importe quel moment.

Dans le contexte des luttes radicales, des assemblées de délégués se sont appelées généralement des "conseils". Cette forme était inventée par des ouvriers en grève pendant le révolution russe de 1905 (soviet est le mot russe pour conseil). Quand les soviets sont reparus en 1917, ils étaient progressivement soutenus, manipulés, dominés et récupérés par les Bolcheviks, qui ont réussi bientôt à les transformer en parodies d'eux-mêmes : tampons de "l'État soviet" (le dernier soviet indépendant, celui des marins de Cronstadt, est écrasé en 1921). Néanmoins, les conseils ont continué à reparaître, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Hongrie et ailleurs, parce qu'ils sont la solution évidente au besoin d'une forme pratique d'organisation populaire non hiérarchique. Et ils rencontrent toujours de l'opposition par toutes les organisations hiérarchiques, parce qu'ils menacent l'autorité de toutes les élites spécialisées, en indiquant la possibilité d'une société d'autogestion généralisée : non pas l'autogestion de quelques détails de la situation actuelle, mais l'autogestion étendue à toutes les régions du monde et à tous les aspects de la vie.

Mais comme je l'ai fait remarquer au-dessus, la question des formes démocratiques ne pourrait se distinguer du contexte économique.

* * *

[[Des] irrationalités du capitalisme

L'organisation économique peut se voir de l'angle du travail :

(1) Complètement voluntaire

(2) Coopératif (autogestion collective)

(3) Forcé et exploiteur

     a) non déguisé (l'esclavage)

     b) déguisé (le salariat)

Ou bien, de l'angle de la distribution :

(1) Communisme authentique (accessibilité [= utilisation de tous les biens] complètement libre)

(2) Socialisme authentique (propriété et règlement collectifs)

(3) Capitalisme (propriété privée et/ou étatique)

Bien qu'il soit possible de donner gratuitement des biens ou des services produits par le salariat, ou [inversement] de transformer en marchandises des biens produits par le travail bénévole ou coopératif, ces niveaux du travail et de la distribution se correspondent généralement [grosso modo]. La société actuelle est principalement (3), c'est-à-dire la production et la consommation forcées des marchandises. Une société libérée abolirait (3) et réduirait autant que possible (2) en faveur de (1).

Le capitalisme est basé sur la production marchande (la production des marchandises à but lucratif) et le salariat (le pouvoir de travail devenu lui-même une marchandise à acheter et à vendre). Comme l'a remarqué Marx, il y a moins de différence que l'on ne penserait entre l'esclave et le travailleur "libre". L'esclave, bien qu'il semble ne rien toucher [n'être payé rien], reçoit au moins les moyens de sa survie et de sa reproduction, pour lesquelles le travailleur (qui devient un esclave temporaire pendant son temps de travail) doit payer la plupart de son salaire. Bien sûr, certains métiers sont moins pénibles que d'autres, et en principe le travailleur individu a le droit de changer son emploi, de lancer sa propre compagnie, d'acheter des actions ou de gagner la loterie. Mais tout cela ne fait que déguiser le fait que la grande majorité des gens sont asservis collectivement.

Comment sommes-nous arrivés dans cette situation ridicule ? [une situation si ridicule ?] Si nous nous remontons assez longtemps, nous trouverons qu'à un certain moment les gens étaient dépossédés de force : chassés de la terre et [autrement/par autre moyens] privés des moyens de produire les biens nécessaires pour la vie. (Les chapitres fameux sur "l'accumulation primitive" dans Le Capital décrivent d'une manière vivante ce processus en Angleterre.) Tant que les gens acceptent cette dépossession, ils sont contraints d'entrer dans des affaires inégales [= où l'autre parti a l'avantage] avec les "propriétaires" (ceux qui les ont volés, ou bien ceux qui ont plus tard obtenu les titres de "propriété" des prémiers voleurs) dans lesquelles ils échangent leur travail contre une fraction de ce qu'il produit effectivement, le surplus étant gardé par les propriétaires. Ce surplus (le capital) peut être alors réinvesti pour engendrer toujours plus des surplus.

Quant à la distribution, une fontaine publique [= pour boire] est un exemple banal du communisme authentique (accessibilité non limitée). Une bibliothèque municipale en est du socialisme authentique (accessibilité gratuite mais réglée).

Dans une société rationale [raisonnable/sensé], l'accessibilité dépendrait sur le degré d'abondance. Pendant une sécheresse il faudrait rationner l'eau. Inversement, une fois que les bibliothèques seront mises complètement en ligne, ils pourraient devenir complètement communistes : n'importe qui pourrait avoir accès à un nombre illimité de textes sans plus besoin de s'occuper de contrôles [pour emprunter et retourner les livres], de sécurité contre le vol, etc.

Mais ce rapport rational [entre accessibilité et abondance] est entravé par la persistance [continuation] des intérêts économiques séparés. Pour prendre le dernier exemple, il sera bientôt possible techniquement de créer une "bibliothèque" mondiale où tous les livres, tous les filmes et tous les enregistrements musicaux seraient mis en ligne, permettant n'importe qui d'obtenir des copies gratuitement (plus besoin de magasins, de ventes, de publicités, d'emballage, de d'expédition, etc.). Mais puisque cela éliminerait également les bénéfices des compagnies d'édition, d'enregistrement et cinématographiques, on consacre beaucoup plus d'énergie à inventer des méthodes compliquées pour empêcher le copiage, ou bien pour le contrôler et le faire payer (tandis que d'autres gens consacrent une énergie correspondante à inventer des méthodes pour tourner tels contrôles), que pour développer une technologie qui pourrait profiter à tout le monde.

Un des mérites de Marx, c'était d'avoir tranché [dépassé] les discours politiques creux basés sur des principes philosophiques ou éthiques abstraits ("la nature humaine" est telle chose [a telle qualité]; tous les gens ont un "droit naturel" à ceci ou à cela), en montrant comment les possibilités et la conscience sociales sont dans une grande mesure limitées et influencées par les conditions matérielles. La liberté dans l'abstrait n'a pas beaucoup de significance si presque tout le monde doit travailler tout le temps simplement pour assurer leur survie. Ce n'est pas réaliste d'attendre que les gens soient généreux et coopératifs dans les conditions de disette (mettant à côté la situation radicalement différente du "communisme primitif"). Mais un surplus suffisamment grand ouvrit des possibilités bien plus grandes. L'espoir de Marx et les autres révolutionaires de son temps était basé sur le fait que les potentialités technologiques développées par la révolution industrielle avaient fournit enfin une base matérielle qui suffirait à une société sans classes. Il ne s'agissait plus de déclarer que les choses "devraient" être différentes, mais de signaler qu'elles peuvent être différentes; que la domination de classes n'était pas seulement injuste, mais qu'elle n'était plus nécessaire.

A-t-elle jamais été vraiment nécessaire ? Marx a-t-il raison de voir le développement du capitalisme et de l'État comme étapes inévitables, ou aurait-il été possible d'inaugurer une société libérée sans ce détour pénible ? Heureusement, nous n'avons plus à nous occuper de cette question. Qu'elle ait été possible ou non dans le passé, les conditions matérielles actuelles sont plus que suffisantes pour soutenir une société mondiale sans classes.

Le désavantage le plus grave du capitalisme n'est pas son injustice quantitative, c'est-à-dire le fait que la richesse est distribuée d'une façon inégale, que les travailleurs ne sont pas payés toute la "valeur" de leur travail. Le problème, c'est que cette marge d'exploitation, même si ce soit relativement minime, fait possible l'accumulation privée du capital, qui finit par réorienter tout [toute chose] à ses propre fins, en dominant et pervertissant tous les aspects de la vie.

Plus [de] l'aliénation est produite par le système, plus de l'énergie sociale doit être déroutée pour le seul but de le maintenir en [bon] fonctionnement : plus de publicités pour vendre des marchandises superflues, plus d'idéologies pour embobiner les gens, plus de spectacles pour les pacifier, plus de police et de prisons pour réprimer la crime et la révolte, plus d'armes pour concourir avec des États rivaux; ce qui [tout cela] produit encore plus de frustrations et d'antagonismes, qui exigent encore plus de spectacles, de prisons, etc. Comme ce cercle vicieux continue, les véritables besoins humains ne se sont satisfaits qu'incidemment, ou pas du tout, tandis que pratiquement tout le travail est canalisé vers des projets absurdes, redondants ou destructeurs qui ne servent que maintenir le système.

Si ce système était aboli, et les potentialités technologiques modernes étaient transformées et redirigées convenablement, le travail nécessaire pour répondre aux véritables besoins humains serait réduit à un niveau si dérisoire qu'il pourrait facilement s'arranger volontairement et coopérativement, sans [plus] exiger des stimulations économiques ou de l'imposition étatique.

Il n'est pas trop difficile de saisir l'idée du dépassement du pouvoir hiérarchique déclaré. L'autogestion pourrait se voir comme la réalisation de la liberté et de la démocratie qui sont les valeurs officielles des sociétés occidentales. Malgré le conditionnement qui nous rend soumis, tout le monde a eu des moments où il a rejeté la domination et a commencé à parler ou à agir pour soi-même.

Il est bien plus difficile de saisir l'idée du dépassement du système économique. La domination du capital est plus subtile et plus autorégulatrice. Des questions du travail, de la production, des biens, des services, de l'échange et de la coordination dans le monde moderne ont une apparence si compliquées que la plupart des gens assument la nécessité de l'argent comme médiation universelle, le trouvant difficile d'imaginer aucun changement qui ne serait plus que celui de le répartir dans une manière plus équitable.

Pour cette raison je vais repousser la discussion des aspects économiques jusqu'au point dans ce texte où il serait possible de les examiner en plus de détail.

* * *

Quelques révoltes modernes exemplaires

Une telle révolution, est-elle probable ? Probablement non. [= C'est plus probable elle n'arrivera pas; la chance est probablement moins que 50%.] Le problème principal, c'est qu'il y a peu de temps. Dans les époques antérieures on pouvait imaginer [avec quelque réalisme] que, malgré toutes les folies et tous les désastres de l'humanité, nous nous en sortirions d'une façon ou d'une autre, et finirions peut-être par tirer la leçon de nos erreurs. Mais maintenant que les politiques sociales et les développements technologiques ont des ramifications écologiques mondiales et irrévocables, procéder uniquement par tâtonnements maladroits ne suffit plus. Il ne nous reste que quelques décennies pour renverser la tendance. Et avec le passage du temps, la tâche devient toujours plus difficile. Le fait que les problèmes sociaux fondamentaux ne sont pas résolus, ni même guère affrontés, favorise des tendances toujours plus désespérées et plus délirantes vers la guerre, le fascisme, les antagonismes ethniques, les fanatismes religieux et d'autres formes d'irrationalité populaire, ce qui détourne ceux qui sans cela auraient pu lutter pour une société nouvelle vers des actions seulement défensives et finalement vaines.

Mais la plupart des révolutions ont été précédées par des périodes où tout le monde se moquait de l'idée que les choses pourraient changer [jamais]. Malgré les nombreuses tendances décourageantes dans le monde actuel, il y a aussi quelques signes encourageants, y compris la désillusion générale quant aux autres solutions qui ont échoué. [@@] Bien des révoltes populaires dans ce siècle se sont dirigées spontanément dans le bon sens. Je ne parle pas des révolutions qui ont "réussi" -- ce sont toutes des impostures -- mais des tentatives moins connues et plus radicales. Parmi les plus notables : Russie 1905, Allemagne 1918-1919, Italie 1920, Asturies 1934, Espagne 1936-1937, Hongrie 1956, France 1968, Tchécoslovaquie 1968, Portugal 1974-1975, Pologne 1980-1981. Mais beaucoup d'autres mouvements, depuis la révolution mexicaine de 1910 jusqu'à la lutte anti-apartheid [récente] dans l'Afrique du Sud, ont contenu des moments exemplaires d'expérimentation populaire avant d'être repris sous contrôle bureaucratique.

Ceux qui n'ont pas étudié soigneusement ces mouvements ne sont pas en position de rejeter la possibilité d'une révolution. Les mépriser à cause de leur "échec" est hors du propos.* La révolution moderne, c'est une question de tout ou rien : des révoltes particulaires sont voué à l'échec jusqu'à ce qu'une réaction en chaîne se soit déclenchée qui se répande plus vite que la répression ne puisse la cerner. Ce n'est guère surprenant que ces révoltes ne sont pas allées plus loin; ce qui est encourageant, c'est qu'elles se sont allées si loin [aussi loin qu'elles l'ont fait]. Un nouvel mouvement révolutionnaire prendra sans doute des formes nouvelles et imprévisibles; mais ces tentatives antérieures offrent encore bien des exemples sur ce que l'on pourrait faire, ainsi que sur ce que l'on doit éviter.

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*"La ``réussite'' ou l' ``échec'' d'une révolution, référence triviale des journalistes et des gouvernements, ne signifie rien dans l'affaire, pour la simple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution n'a encore réussi : aucune n'a aboli les classes. La révolution prolétarienne n'a vaincu nulle part jusqu'ici, mais le processus pratique à travers lequel son projet se manifeste a déjà créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires d'une extrême importance historique, auxquels il est convenu d'accorder le nom de révolutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne s'y est déployé; mais chaque fois il s'agit d'une interruption essentielle de l'ordre socio-économique dominant, et de l'apparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénomènes variés qui ne peuvent être compris et jugés que dans leurs signification d'ensemble, qui n'est pas elle-même séparable de l'avenir historique qu'elle peut avoir. (...) La révolution de 1905 n'a pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne supprima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant d'un soulèvement prolétarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 n'a pas aboli le gouvernement bureaucratique-libéral de Nagy. À considérer en outre d'autres limitations regrettables, le mouvement hongrois eu beaucoup d'aspects d'un soulèvement national contre une domination étrangère; et ce caractère de résistance nationale, quoique moins important dans la Commune, avait cependant un rôle dans ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 n'en vint même jamais à prendre le contrôle de la capitale. Toutes les crises citées ici comme exemples, inachevées dans leurs réalisations pratiques et même dans leurs contenus, apportèrent cependant assez de nouveautés radicales, et mirent assez gravement en échec les sociétés qu'elles affectaient, pour être légitimement qualifiées de révolution." (I.S. no. 12, pp. 13-14.)

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Quelques objections courantes

On dit souvent qu'une société sans État pourrait marcher si tout le monde était des anges, mais que, considérant la perversité de la nature humaine, quelque [un certain degré de] hiérarchie est nécessaire pour maintenir l'ordre. Il serait plus juste à dire que si tout le monde était des anges, le système actuel pourrait marcher assez bien (les bureaucrates feraient leurs fonctions honnêtement, les capitalistes s'abstiendraient des affaires socialement noisives même si elles étaient payantes). C'est précisément parce que les gens ne sont pas des anges qu'il est nécessaire d'abolir le système qui en permet quelques-uns de devenir des diables très efficaces. Mettez cent gens dans une petite salle qui n'a qu'un trou d'aération, ils se déchiront à mort pour y avoir d'accès; mettez-les en liberté, ils pourraient manifester une nature assez différente. Comme l'a dit un des graffiti de Mai 1968, "L'homme n'est ni le bon sauvage de Rousseau, ni le pervers de l'église et de La Rochefoucauld. Il est violent quand on l'opprime, il est doux quand il est libre."

D'autres prétendent que, quelles que soient les causes ultimes, les gens soient actuellement si paumés qu'ils ne pourront même concevoir la création une société libérée avant d'être guéris psychologiquement ou moralement. Dans ses dernières années, Wilhelm Reich s'est venu à croire qu'une "peste émotionnelle" était si fermement fixée dans la population [le peuple] qu'il faudrait [attendre une intervale] des générations d'enfants sainement élevés avant que les gens deviendraient capables d'une transformation libertaire; et que, entretemps, on devrait éviter d'affronter le système de front, parce que cela risque d'attiser la réaction ignorante populaire.

Certes les tendances irrationales populaires nécessitent parfois la discrétion. Mais aussi puissantes qu'elles soient, ce ne sont pas des forces irrésistibles. Elles contiennent [eux aussi] des contradictions. Le fait de se raccrocher à une autorité absolue n'est pas forcément le signe d'une confiance en autorité; cela peut être, au contraire, un effort désespéré de réprimer ses propres doutes croissants (le resserrement convulsif d'une poigne qui glisse). Les gens qui adhèrent à des gangs ou à des groupes réactionnaires, ou qui sont gagnés par des cultes religieux ou de l'hystérie patriotique, ils cherchent, eux aussi, un sentiment de libération, de relation [rapport/connexion/contact], de but [= sens (dans sa vie)], de participation, de pouvoir [= sur l'emploi de sa vie]. Comme l'a montré Reich lui-même, le fascisme donne une expression particulièrement vigoureuse et dramatique de ces aspirations fondamentales, ce qui explique pourquoi il a souvent un attrait plus profond que ne l'ont les vacillations, les compromis et les hypocrisies des progressistes.

À la longue la seule façon de vaincre [définitivement] la réaction, c'est de présenter des expressions plus franches de ces aspirations, ainsi que des occasions plus authentiques pour les réaliser. Quand les questions fondamentales sont forcées à se montrer [= quand on les donne de la publicité], les irrationalités [notions irrationales] qui ont fleuri à la faveur des répressions psychologiques tendent à s'affaiblir, tout comme des microbes [néfastes] qui sont exposés au soleil et au grand air. De toute façon, même si nous ne prévalons pas [finalement], il y a au moins une certaine satisfaction de lutter ouvertement pour ce que nous croyons [bon], plutôt que d'être vaincus dans une position d'hésitation et d'hypocrisie.

Il y a des limites au degré où [?] on peut se libérer (ou élever des enfants libérés) dans une société malade. Mais si Reich avait raison de signaler que les gens refoulés sont moins capables d'envisager la libération sociale, il ne s'est pas rendu compte à tel degré le processus de la révolte sociale peut être psychologiquement libérateur. (On dit que les psychologues français se sont plaints de ce qu'ils avaient bien moins de clients à la suite de Mai 1968 !)

La notion de la démocratie totale soulève le spectre d'une "tyrannie de la majorité". Les majorités peuvent certes être ignorantes et bigotes. La seule véritable solution, c'est d'affronter directement cette ignorance et cette bigoterie. [= pour essayer de les supprimer] Garder les masses dans leur aveuglement (en comptant sur les juges libéraux [éclairés] pour protéger des libértés civiques, ou sur des législateurs progressistes pour fair passer discrètement des réformes progressistes), cela ne conduit qu'à des répercussions [réactionnaires/chocs en retour] populaires quand les questions délicates montent finalement au jour.

Cependant si l'on examine de près les situations dans lesquelles une majorité semble avoir opprimé une minorité, dans la plupart des cas il s'agit plutôt d'une domination minoritaire déguisée, où l'élite dirigeante joue sur les différences raciales ou culturelles pour détourner contre elles-mêmes les frustrations des masses exploités. Quand les gens gagneront finalement du pouvoir réel sur [l'emploi de] leur propre vie, ils auront des choses à faire bien plus intéressantes que la persécution des minorités.

Il serait impossible de répondre à toutes les objections qu'on soulève à la seule mention d'une société non hiérarchique, quant à tous les abus ou tous les désastres possibles. Des gens qui acceptent avec résignation un système qui, chaque année, condamne à mort des millions de leurs semblables dans les guerres et les famines, et encore plus de millions à la prison et à la torture, deviennent subitement fous d'indignation à la pensée que dans une société autogérée il pourraient être quelques abus, quelque violence, quelque coercition, voire seulement quelques inconvénients temporaires. Ils oublient qu'il n'incombe pas à un nouveau système social de résoudre tous nos problèmes, mais seulement de les régler mieux que ne le fasse le système actuel, ce qui n'est pas une grosse affaire.

Si l'histoire suivait [s'est accordée avec] les opinions suffisantes des commentateurs officiels, il n'y aurait jamais eu de révolution. Dans toute situation il y a toujours bien des idéologistes prêts à déclarer qu'aucun changement radical n'est possible. Si l'économie marche bien, ils prétendront que la révolution dépend des crises économiques; s'il y a une telle crise, d'autres déclaront avec une confiance égale qu'une révolution est impossible parce que les gens sont trop occupés à assurer leur propre survie. Ceux-là, surpris par la révolte de Mai 1968, ont essayé à découvrir rétrospectivement la crise invisible qui selon leur idéologie devait y avoir été. Ceux-ci prétendent que la perspective situationniste a été démentie par l'aggravation des conditions économiques depuis ce temps-là.

En réalité, les situationnistes ont simplement constaté que la réalisation générale [= très répandue, mais pas partout] de l'abondance capitaliste a démontré que la survie garantie ne peut remplacer la vie réelle. Que l'économie connait des hauts et des bas périodiques n'a aucun rapport avec cette conclusion. Le fait que quelques personnes en haut lieu ont réussi récemment à canaliser une portion encore plus grande [= que d'habitude/qu'autrefois] de la richesse sociale, avec la conséquence qu'un nombre croissant d'individus sont mis à la rue [sur le pavé/sans abri], ce qui terrorise tous les autres de crainte que la même chose n'arrive pas à eux, cela pourrait rendre moins évidente la possibilité d'une société d'abondance libre [postscarcity = dès que nous aurions dépassé la disette], mais les conditions matérielles préalables en sont toujours là.

Les crises économiques qui sont évoquées comme évidence que nous devons "baisser nos espérances" sont en fait causées par la surproduction et par le manque du travail. L'absurdité ultime du système actuel, c'est que le chômage est vu comme un problème, et que les technologies qui pourraient réduire le travail nécessaire sont [au contraire] dirigées vers la création de nouveaux emplois pour remplacer ceux qu'elles rendent superflus. Le vrai problème, ce n'est pas que tant de gens n'aient pas du travail, mais que tant des gens en ont encore. Il faut élever [hausser] nos espérances, non pas les baisser.*

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*"Les difficultés économiques de ceux qui exploitent n'intéressent pas les travailleurs. Si l'économie capitaliste ne supporte pas les revendications des travailleurs, voilà une raison de plus pour lutter pour une nouvelle société, où nous puissions nous-mêmes avoir pouvoir de décision sur toute l'économie et la vie sociale." (Travailleurs d'aviation portugais, 27 octobre 1974.) [CF. cité dans Semprun, Portugal p. 70]

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Domination croissante du spectacle

Ce qui est bien plus grave que ce spectacle de notre prétendue impuissance devant l'économie, c'est la puissance très augmentée du spectacle lui-même, qui s'est développé dans les dernières années au point de réprimer pratiquement toute conscience de l'histoire antéspectaculaire ou des possibilités antispectaculaires. Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord examine ce développement nouveau en détail :

Le changement qui a le plus d'importance, dans tout ce qui s'est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c'est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. (...) La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général; et d'abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. (...) Le spectacle organise avec maîtrise l'ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l'oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n'a été recouvert de tant de mensonges commandés que l'histoire de mai 1968. (...) Le flux des images emporte tout, et c'est également quelqu'un d'autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s'y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion. (...) Il isole toujours, de ce qu'il montre, l'entourage, le passé, les intentions, les conséquences. (...) Il n'est donc pas surprenant que, dès l'enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolue de l'informatique : tandis qu'ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes; et qui seule aussi peut donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler. [Commentaires pp. 17, 23, 37-38]

Dans le texte présent j'ai essayé de récapituler quelques questions de base qui ont été cachées [enfouies] sous ce refoulement spectaculaire intensif. Tout cela pourrait beau sembler banal à certains ou obscur à d'autres, au moins il servira peut-être à rappeler ce qui était une fois possible, dans ces temps primitifs d'il y a quelques décennies, quand les gens avaient la notion vieillote qu'ils pourraient comprendre et influencer leur propre histoire.

Les choses ont certes changé beaucoup depuis les années 60 (pour le mal dans la plupart des cas). Mais notre situation n'est peut-être pas aussi désespérée qu'elle ne le paraisse à ceux qui gobent tout ce que le spectacle leur présente [fourni]. Parfois il ne faut qu'une petite secousse pour percer la stupeur.

Même s'il n'est pas garanti que nous vainquions finalement, telles percées sont déjà un plaisir. Où peut-on trouver un jeu plus grand ?

Chapitre 2 : Jeux d'approche [@@]

Brèches personnelles [individuelles]

Interventions critiques

La théorie contre l'idéologie

Éviter les faux choix, élucider les véritables

Le style insurrectionnel

Le cinéma radical

L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme]

Le scandale de Strasbourg

De la misère de la politique électorale

Réformes et institutions alternatives

Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous

Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste

Avantages de l'audace

Avantages et limites de la non-violence

2. Jeux d'approche [@@ = Jeux préalables/travaux d'approche/les bagatelles de la porte (stimulation érotique)]

"L'individu ne peut savoir ce qu'il est réellement avant de s'être réalisé par l'action. (...) L'intérêt qu'il trouve dans quelque chose est déjà la réponse à la question s'il doit agir ou non, et comment."

--Hegel, La phénoménologie de l'esprit

[CF: "Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il est, avant de s'être porté à travers l'opération à la réalité effective. (...) et l'intérêt que l'individu trouve à quelque chose est la réponse déjà donnée à la question : s'il faut agir, et ce qu'il y a ici à faire." [trans. Hyppolite, éd. Aubier bilingue, pp. 327-328] [Chapitre C.(AA).C.a : "Le règne animal de l'esprit..."] [éd. anglaise p. 240].

Brèches personnelles [individuelles]

Plus tard j'essayerai à répondre à quelques-unes des autres objections communes. Cependant aussi longtemps que ceux qui émettent les objections restent passifs, tous les arguments glisseront sur le parapluie de leur indifférence [ne finiront jamais par les convaincre], comme ils chantent le vieux refrain : "C'est une idée sympathique, mais ce n'est pas réaliste, elle se heurterait contre la nature humaine, il a toujours été comme cela..." Ceux qui ne réalisent pas leur propre potentialités ont peu de chances d'être capables de reconnaître celles des autres.

Paraphrasant [Pour paraphraser] cette vielle prière plein de sens, il nous faut l'initiative de résoudre les problèmes dont nous sommes capables, la patience de supporter ceux que nous ne pouvons résoudre, et la sagesse d'en reconnaître la différence. Mais il faut garder à l'esprit que certains problèmes qui ne peuvent pas être résolus par des individus peuvent être résolus collectivement. Découvrir que des autres partagent le même problème, c'est souvent le commencement d'une solution.

Bien sûr, certains problèmes peuvent être résolus individuellement par une variété de méthodes, depuis des thérapies ou des pratiques spirituelles jusqu'à des simples décisions sensées de corriger une erreur, de se défaire d'une habitude nuisible [d'acheter une conduite], d'essayer quelque chose de nouveau, etc. Mais je ne suis pas concerné ici par des expédients personnels, aussi utiles qu'ils puissent être dans leurs limites, mais par des moments où les gens avancent vers "l'extérieur" dans des entreprises [projets/aventures] intentionnellement subversives.

Il y a plus de possibilités que l'on ne penserait à première vue. Une fois que vous [qu'on...] refusez d'être intimidé, certaines sont assez simples. Vous pouvez commencer n'importe où. De toute façon, il faut commencer quelque part -- pensez-vous que vous pourriez apprendre à nager sans jamais entrer dans l'eau ?

Parfois [Dans certains cas] il faut un peu d'action pour trancher le verbiage excessif et rétablir une perspective concrète. Il ne s'agit pas forcément de quelque chose de très important. Si rien d'autre ne vient à l'esprit, un projet assez arbitraire pourrait suffire à secouer les choses un peu et à vous réveiller [vous-même].

À d'autres moments [au contraire] il faut cesser, rompre la chaîne [= série continue] d'actions et de réactions compulsives; détendre l'atmosphère, créer un peu d'espace hors de [à l'abri de] la cacophonie du spectacle. Presque tout le monde fait cela à quelque degré, par simple auto-défense psychologique, que ce soit en pratiqant une forme de méditation, ou en faisant périodiquement quelque activité qui servent effectivement le même but (cultiver son jardin, faire une promenade [se balader], aller à la pêche), ou bien simplement en s'arrêtant un instant dans la routine quotidienne pour respirer à fond, pour revenir un instant au "centre paisible". Sans un tel espace c'est difficile d'avoir une perspective saine sur le monde, ou de garder seulement sa propre santé mentale.

Une des méthodes que j'ai trouvé efficaces, c'est de mettre les questions [choses] par écrit. L'avantage en est en partie psychologique (certains problèmes perdent leur pouvoir sur nous une fois qu'ils sont exposés là où nous pouvons les voir plus objectivement). En plus, le fait d'avoir mieux organisé nos pensées nous permet de reconnaître plus clairement les facteurs et les choix différents. Nous gardons souvent des notions inconséquentes [les unes avec les autres] sans se rendre compte de leurs contradictions avant d'avoir essayé de les mettre sur le papier.

[CF. "...on regarde toujours de plus près à ce qu'on croit devoir être vu par plusieurs, qu'à ce qu'on ne fait que pour soi-même, et souvent les choses qui m'ont semblé vraies lorsque j'ai commencé à les concevoir, m'ont paru fausses lorsque je les ai voulu mettre sur le papier." Descartes, Discours de la méthode, chap. 6.]

On m'a critiqué parfois pour avoir exagéré l'importance de l'écriture. Certes on peut régler bien des questions plus directement. Cependant, même les actions non verbales exigent de la pensée, de la discussion, et généralement de l'écriture, pour être réalisées, communiquées, débattues et corrigées d'une manière effective.

(De toute façon, je ne prétends pas traiter de tous les sujets; je n'aborde que certaines questions sur lesquelles je crois avoir quelque chose à dire. Si vous pensez que j'ai manqué d'examiner un sujet important, pourquoi ne pas le faire vous-même ?)

Interventions critiques

Écrire [L'écriture/Le fait d'écrire] vous permet de mettre au point vos idées à votre rythme, sans vous inquiéter de vos habilités oratoires ou de votre trac. Vous pouvez exprimer une chose une fois pour toute [une bonne fois] au lieu de devoir la répéter sans cesse. S'il faut de la discrétion, un texte peut être lancé [mis en circulation] anonymement. Les gens peuvent le lire à leur rythme à eux; ils peuvent s'arrêter pour y penser, y revenir pour vérifier des choses particulières, la reproduire, l'adapter, la recommander aux autres. Une discussion à haute voix peut produire des réponses plus prompte et plus détaillées, mais elle peut aussi dissiper votre énergie, vous empêcher de mettre au point vos idées [et de les réaliser]. Ceux qui se trouvent dans la même ornière que vous auront tendance à résister à vos tentatives d'y échapper, parce que votre succès serait un défi [mettrait en question] leur propre passivité [= en la mettant en relief].

[Parfois] Le meilleur moyen de provoquer tels gens est simplement de les laisser derrière vous pour poursuivre [en poursuivant/pendant que vous poursuivez] votre propre chemin. ("Hé ! Attendez-moi !") Ou bien, vous pouvez transférer le dialogue à un autre niveau. Une lettre oblige et l'auteur et le destinataire de préciser leurs idées [développer leurs idées plus clairement]. Des copies envoyées à d'autres personnes concernées pourraient animer la discussion. Une lettre ouverte attire encore plus de gens.

Si vous réussissez à créer une réaction en chaîne, où il y a[it] toujours plus de personnes qui lisent votre texte parce qu'ils voient d'autres le lisant et le discutant avec passion, il ne sera plus possible pour personne à prétendre ne pas avoir conscience des questions que vous avez soulevées.*

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*La dissémination [diffusion] par l'I.S. d'un texte qui dénonçait un rassemblement international de critiques d'art en Belgique était exemplaire [à cet égard] : "On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d'autres, appelés nommément. Un groupe força l'entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l'assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d'une voiture. (...) Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d'ignorer ce texte." (I.S. no. 1.) [pp. 29-30]

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Supposons, par exemple, que vous critiquez un groupe d'être hiérarchique, de permettre à un chef d'avoir autorité sur les membres (ou les suiveurs ou les admirateurs [fans]). Une conversation privée avec un des membres pourrait [va probablement] ne rencontrer qu'une série de réactions défensives contradictoires contre lesquelles il serait vain d'argumenter. ("Non, il n'est pas vraiment notre chef... Et même s'il l'est, il n'est pas autoritaire... Et de toute façon, quel droit avez-vous à critiquer ?") Mais une critique publique force les choses en plein jour et met les gens entre deux feux. Tandis qu'un membre nie que le groupe soit hiérarchique, un deuxième pourrait en convenir [= avouer qu'il l'est], tout en justifiant cela en attribuant au chef une perspicacité supérieure; ce qui peut pousser [amener] un troisième membre à commencer à penser.

D'abord, fâchés parce que vous avez troublé leur petite situation douillette, le groupe va probablement serrer les rangs autour le chef et vous dénoncer pour votre "négativité" ou "arrogance élitiste". Mais si votre intervention a été suffisament pénétrante, elle pourrait continuer pénétrer [faire son effet] et avoir un effet à retardement. Le chef doit faire attention, parce que tout le monde est désormais plus sensible à toute chose qui pourrait sembler confirmer votre critique. Pour essayer de vous démentir, les membres pourraient exiger que le groupe devienne plus démocratique. Même si le groupe particulier [en question/dont il s'agit] se monte inaccessible au changement, son exemple peut servir d'une illustration édifiante [= de ce que l'on ne doit pas faire] pour un public plus grand. Des étrangers [D'autres gens qui n'appartiennent pas au groupe], qui sans votre critique auraient fait peut-être des erreurs semblables, peuvent voir plus facilement la pertinence de votre critique parce qu'ils ont moins d'investissment affectif [au groupe].

C'est généralement plus efficace de critiquer des institutions et des idéologies que d'attaquer des individus qui s'y trouvent mêlés [impliqués dans]; pas seulement parce que la machine est plus importante [cruciale] que ses pièces remplaçables, mais aussi parce que cette tactique [cette façon d'aborder la question/de s'y prendre] rend plus facile aux individus de sauver la face en se dissociant de la machine.

Mais vous pourriez beau agir avec beaucoup de tact, [?] pratiquement n'importe quelle critique significative va provoquer des réactions défensives irrationnelles, allant d'attaques personnelles [contre vous] jusqu'à l'une ou l'autre de ces idéologies en vogue qui semblent démontrer l'impossibilité de toute considération rationnelle des problèmes sociaux. La raison est dénoncé comme froide et abstraite par les démagogues qui trouvent plus facile de jouer sur les sentiments [des gens]; la théorie est méprisée au nom de la pratique...

La théorie contre l'idéologie

Théoriser [Élaborer des théories], ce n'est rien d'autre que d'essayer de comprendre ce qu'on fait. Nous sommes tous les théoriciens chaque fois que nous discutons honnêtement ce qui est arrivé, chaque fois que nous essayons de distinguer entre ce qui est significatif et ce qui ne l'est pas [qui est sans rapport], de pénétrer les explications fallacieux, de reconnaître ce qui a marché et ce qui n'a pas marché, de considérer comment on pourrait mieux faire la prochaine fois. La théorie radicale, ce simplement de parler ou d'écrire à plus de gens sur des questions plus générales dans des termes plus abstraites (c'est-à-dire qui seront d'une application plus étendue). Même ceux qui prétendent rejeter la théorie élaborent, eux aussi, des théories; seulement, ils le font inconsciemment et capricieusement, et donc plus inexactement [= avec plus d'erreurs].

La théorie sans les détails est creuse, mais les détails sans la théorie sont aveugles. La pratique vérifie [met à l'épreuve] la théorie, mais [d'autre part/en revanche] la théorie inspire de la pratique.

La théorie radicale n'a rien à respecter et rien à perdre. Elle se critique elle-même aussi bien que toute autre chose. Ce n'est pas une doctrine pour accepter sur la foi, mais une généralisation provisoire que les gens devraient continuellement vérifier et corriger par eux-mêmes, une simplification pratique qui est indispensable pour s'y prendre avec les complexités de la réalité.

Mais il faut se garder contre une simplification excessive. Toute théorie peut se transformer en idéologie, se figer en dogme, être déformée aux fins hiérarchiques. Une idéologie sophistiquée peut être relativement juste à certains égards; ce qui la distingue d'une théorie, c'est qu'elle n'a pas un rapport dynamique à la pratique. La théorie, c'est quand vous avez des idées; l'idéologie, c'est quand les idées vous ont. "Cherchez la simplicité, et méfiez-vous d'elle."

Éviter les faux choix, élucider les véritables

Il faut se [nous] rendre à l'évidence qu'il n'y a pas de truc infaillible, qu'il n'y a pas de tactique radicale qui soit toujours opportune. Un projet [Une action/démarche] qui serait collectivement réalisable lors d'une révolte ne serait peut-être pas un choix judicieux pour un individu isolé. Dans certaines situations urgentes il peut être nécessaire d'exhorter les gens à prendre quelque action précise; mais dans la plupart des cas il convient mieux de se borner à l'élucidation des facteurs pertinents que les gens doivent prendre en compte en prenant leurs propres décisions. (Si je me permets parfois [ici] d'offrir des conseils positifs, ce n'est que pour la commodité d'expression. "Faites cela" doit se lire : "Dans certaines circonstances il serait peut-être une bonne idée de faire cela.")

Une analyse sociale n'a pas forcément à être longue ni détaillée. Le seul fait de "diviser un en deux" (signaler des tendances contradictoires dans un phénomène, un groupe ou une idéologie) ou de "fusionner deux en un" (révéler un point commun entre deux choses apparemment différentes) peut être utile, surtout si on le communique à ceux qui sont concernés les plus directement. Il y a déjà plus qu'assez d'informations sur la plupart des questions; il s'agit d'en trancher la surabondance pour révéler l'essentiel. Alors d'autres gens, y compris ceux qui connaissent les choses de l'intérieur, seront provoqués d'entreprendre des enquêtes plus minutieuses, s'il en faut.

Mis devant un sujet donné, la première tâche est [celle] de déterminer si c'est bien un seul sujet. Il est impossible d'avoir une discussion significative du "marxisme", de "la violence" ou de "la technologie" [par exemple] sans distinguer les significations diverses qui sont réunies sous telles étiquettes.

D'autre part, il peut être [parfois] également utile de prendre quelque grande catégorie abstraite et de montrer ses tendances prédominantes, même si un type aussi pure n'existe pas réellement. La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, par exemple, présente une énumération cinglante de toutes sortes de bêtises et de prétentions de "l'étudiant". Évidemment tous les étudiants ne sont pas coupables de tous ces défauts, mais le stéréotype [sert comme point central qui] rend possible une critique systématique des tendances générales. En plus, en soulignant les qualités que partagent la plupart des étudiants, la brochure défie implicitement ceux qui prétendraient d'en être des exceptions de le démontrer. On peut dire la même chose à propos de la critique du "pro-situ" par Debord et Sanguinetti dans La véritable scission dans l'Internationale : rebuffade provocatrice de suiveurs qui est peut-être unique dans l'histoire des mouvements radicaux.

"On demande à tous leur avis sur tous les détails pour mieux leur interdire d'en avoir sur la totalité" (Vaneigem). [CF. I.S. no. 8, p. 39] Bien des questions sont [affectivement] si "poisseuses" que celui qui accepte d'y réagir finit par être embrouillé dans des choix faux. Le fait que deux côtés se soient en lutte, par exemple, n'implique pas que vous devriez soutenir l'un ou l'autre. Si vous ne pouvez rien faire à [sur/pour régler] un problème, mieux vaut le reconnaître clairement et passer à d'autre choses qui présentent des possibilités pratiques.*

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*"L'absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa plus simple expression : une masse de spectateurs qui pâment chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut s'empêcher d'y voir le nec plus ultra de la Révolution. (...) Toujours et partout où il y a conflit, c'est le bien qui combat le mal, la "Révolution absolue" contre la "Réaction absolue". (...) La critique révolutionnaire, quant à elle, commence par delà le bien et le mal; elle prend ses racines dans l'histoire, et a pour terrain la totalité du monde existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un État belligérant, ni appuyer la bureaucratie d'un État exploiteur en formation. (...) Il est évidemment impossible de chercher, aujourd'hui, une solution révolutionnaire à la guerre du Vietnam. Il s'agit avant tout de mettre fin à l'agression américaine, pour laisser se développer, d'une façon naturelle, la véritable lutte sociale du Vietnam, c'est-à-dire permettre aux travailleurs vietnamiens de retrouver leurs ennemis de l'intérieur : la bureaucratie du Nord et toutes les couches possédantes et dirigeantes du Sud. Le retrait des Américains signifie immédiatement la prise en main, par la direction stalinienne, de tout le pays : c'est la solution inéluctable. (...) Il ne s'agit donc pas de soutenir inconditionnellement (ou d'une façon critique) le Vietcong, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre l'impérialisme américain." (I.S. no. 11) [1967; pp. 13-14, 21]

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Si vous décidez quand même à choisir le moindre de deux maux, reconnaissez-le; n'ajoutez pas à la confusion en blanchissant votre choix ou en diffamant l'ennemi. Au contraire, [si vous devez faire quelque chose,] il vaut mieux se faire l'avocat du diable et neutraliser le délire polémique compulsif en examinant calmement les points forts [bien fondus] dans la position opposée et les points faibles dans la vôtre. "Erreur très populaire : avoir le courage de ses opinions; il s'agit plutôt d'avoir le courage d'attaquer ses opinions !" (Nietzsche).

Essayez de joindre la modestie [l'humilité] à l'audacité. Souvenez-vous que s'il vous arrive à accomplir quelque chose [d'important], c'est sur la base des efforts d'autres gens sans nombre, dont beaucoup ont fait face à des horreurs qui nous auraient fait effondrer en soumission. Mais [d'autre part] n'oubliez pas que ce que vous dites peut faire une différence : dans un monde de spectateurs pacifiés, même un peu d'expression autonome ressortira.

Comme [Puisque] il n'y a plus d'obstacle matériel à [inaugurer] une société sans classes, le problème s'est réduit essentiellement à une question de la conscience : le seul obstacle réel est l'inconscience des gens quant à leur pouvoir collectif [potentiel]. (La répression matérielle n'est efficace contre les minorités radicales qu'aussi longtemps que le conditionnement social continue à maintenir en docilité le reste de la population.) La pratique radicale est donc en grande partie négative : il s'agit d'attaquer les formes diverses de la fausse conscience qui empêchent les gens de réaliser [= aux deux sens du mot] leurs potentialités positives.

Le style insurrectionnel

Par ignorance, on a souvent dénoncé [et] Marx et les situationnistes pour une telle négativité, parce qu'ils ont concentré [principalement] sur la clarification critique, tout en évitant délibérément de favoriser [de promouvoir/d'établir] une idéologie positive à laquelle des gens pourraient s'accrocher passivement. Si [Parce que] Marx a montré comment le capitalisme réduit notre vie à une foire d'empoigne économique, les apologistes "idéalistes" de cette condition l'accusent, lui, [ont le culot d'accuser Marx] d'avoir "réduit la vie aux questions matérielles", comme si tout le sens [l'intérêt] de l'oeuvre de Marx n'était pas de nous aider à dépasser notre esclavage économique pour que nos potentialités créatrices puissent fleurir. "Demander aux gens d'abandonner leurs illusions sur leur condition, c'est leur demander d'abandonner une condition qui requiert [a besoin] des illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires de la chaîne non pas pour que l'homme doive continuer à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu'il se débarrasse de la chaîne et cueillisse la fleur vivante" ("Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel").

[CF: "Exiger que le peuple soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions..."

[CF: "La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu'il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante." [Baraquin]

[CF: "L'exigence de renoncer aux illusions sur son état, est l'exigence de renoncer à un état qui a besoin des illusions. (...) La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante."

[CF: "Demander aux gens d'abandonner leurs illusions sur leur condition, c'est leur demander de sortir de la condition qui requiert des illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires de la chaîne non pas pour que l'homme doive continuer à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu'il se débarrasse de la chaîne et cueillisse la fleur vivante." [éd. Champ Libre]

[Le seul fait d'] exprimer fidèlement [avec précision] une question clé a souvent un effet étonnamment fort. Apporter les choses au grand jour [= les donner de la publicité] oblige les gens à cesser de se couvrir [d'ambiguïtés/cesser de jouer sur deux côtés à la fois] et à prendre une position nette. Tout comme le boucher adroit du fable taoïste, qui n'avait jamais besoin d'aiguiser son couteau parce qu'il découpait toujours entre les articulations [dans le sens de la fibre], la polarisation radicale la plus efficace ne vient pas de la protestation stridente, mais de la seule révélation des divisions qui existent déjà, de l'élucidation des tendances, des contradictions et des choix différents. Une grande partie de l'impact des [l'impression forte faite par les] situationnistes découlait du fait qu'ils ont exprimé [clairement] des choses que la plupart des gens avaient déjà vécues mais qu'ils étaient incapables d'exprimer, ou n'osaient pas exprimer, avant que quelqu'un d'autre n'eût pas entamé le sujet. ("Nos idées sont dans toutes les têtes.")

Si néanmoins quelques textes situationnistes semblent d'abord difficiles, c'est parce que leur structure dialectique va à l'encontre de notre conditionnement. Dès que ce conditionnement est brisé, ils ne semblent plus tellement obscurs (ils étaient la source de quelques-uns des graffiti les plus généralement appréciés de Mai 1968). Bien des spectateurs universitaires se sont débattus [pataugés] dans l'effort sans succès de résoudre les diverses descriptions "contradictoires" du spectacle dans La Société du Spectacle en une seule définition qui serait "scientifiquement conséquente"; mais n'importe quelle personne qui s'engage dans la contestation de cette société trouvera bien claire et utile l'examination d'elle faite par Debord à travers des angles différents, et finira par bien apprécier [= positivement] le fait qu'il ne perd jamais un mot dans [en émettant] des inanités académiques ou des graves protestations inutiles [= impuissantes, qui ne servent à rien].

La méthode dialectique qui va de Hegel et Marx jusqu'aux situationnistes n'est pas un formule magique pour débiter des prédictions correctes, c'est un outil pour se mettre au prises avec les processus dynamiques des transformations sociales. Elle nous rappelle que les concepts sociaux ne sont pas éternels; qu'ils comprennent leurs propres contradictions, qu'ils se réagissent et se transforment réciproquement, même en leurs contraires; que ce qui est vrai ou progressiste dans une situation peut devenir faux ou régressif dans une autre.*

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*"Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier l'état de choses existant. Dans sa forme rationale, elle est un scandal et une abomination pour la société bourgeoise et ses idéologues [porte-parole] doctrinaires, parce que dans l'intelligence [sa conception/compréhension] positive des choses existantes elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire; parce qu'elle voit la fluidité de toute forme sociale qui s'est développée historiquement, et ainsi prend en compte son côté éphémère aussi bien que son existence passagère; parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu'elle est dans son essence critique et révolutionnaire." (Marx, Le Capital.) [Postface à la deuxième édition allemande ##]

[CF: "Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode allemande, parce qu'elle semblait glorifier l'état de choses existant. Dans sa configuration rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l'intelligence positive de l'état de choses existantes elle inclut du même coup l'intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaires, parce qu'elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu'elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire." [trans. Roy, éd. Sociale]

[CF: "Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saissisant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire." [trans. Rubel, éd. Pléiade pp. 558-559]

La rupture entre le marxisme et l'anarchisme a estropié tous les deux. Les anarchistes avaient raison de critiquer les tendances autoritaires et étroitement économistes du [qui se trouvent dans le] marxisme, mais ils l'ont fait généralement d'une manière moraliste, a-historique et non dialectique, en contraposant des dualismes absolus (Liberté contre Autorité, Individualisme contre Collectivisme, Centralisation contre Décentralisation, etc.) et en laissant à Marx et à quelques-uns des marxistes les plus radicaux un quasi-monopole de l'analyse dialectique cohérente -- jusqu'à ce que les situationnistes avaient finalement renoué les aspects libertaire et dialectique. Sur les mérites et les défauts du marxisme et de l'anarchisme, voir les thèses 78-94 de La Société du Spectacle.

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Un texte radical pourrait exiger qu'on l'étudie soigneusement, mais [en revanche] toute nouvelle lecture apporte des nouvelles découvertes. Même si un tel texte n'influence directement que très peu de gens, il les influence souvent si profondément qu'un bon nombre d'eux finissent par influencer [à leur tour] d'autres [gens] dans la même manière, ce qui conduit à une réaction en chaîne qualitative. Le langage non dialectique de la propagande gauchiste se comprend plus facilement, mais son effet est généralement superficiel et éphémère; comme il ne présente aucun défi [aucune stimulation], il finit par [vite] ennuyer même les spectateurs abrutis auxquels il était destiné.

Comme l'a dit Debord dans son dernier film, [CF. Oeuvres cinématographiques complètes (éd. Champ Livre, p. 213; éd. Gallimard, p. 217] ceux qui le trouvent trop difficile doivent se désoler plutôt de leur propre ignorance et de leur propre passivité, et des écoles et de la société qui les ont faits ainsi, que de se plaindre de l'obscurité de Debord. Ceux qui n'ont pas l'initiative de relire des textes essentiels, ou de faire eux-mêmes un peu d'exploration ou d'expérimentation, ont peu de chances d'accomplir quoi que ce soit [même] si quelqu'un d'autre leur mâche le travail.

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Le cinéma radical

Debord est en fait pratiquement la seule personne d'avoir fait un usage véritablement dialectique et antispectaculaire du cinéma. Les soi-disant cinéastes radicaux se sont beau référer, pour la forme, à la "distanciation" brechtienne -- à savoir, à la notion d'inciter les spectateurs à penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de les entraîner à l'identification passive au héros ou à l'intrigue --, la plupart des films radicaux sont toujours créés pour ménager les spectateurs imbéciles. Peu à peu le crétin de protagoniste "découvre l'oppression" et "se radicalise" au point où il est prêt à se faire un partisan fervent aux politiciens "progressistes" ou un militant fidèle d'un groupe gauchiste bureaucratique. La distanciation se limite à quelque trucs [pour la forme] qui ne servent qu'à permettre au spectateur de penser : "Ah ! Voilà du Brecht ! Que ce cinéaste est ingénieux ! Et moi aussi pour avoir su le reconnaître !" Le message radical du film est généralement si banal que pratiquement n'importe qui, parmi ceux qui penseraient aller le voir en premier lieu, le sait bien déjà; mais le spectateur reçoit l'impression agréable [flatteuse] que le filme pourrait éventuellement élever d'autres gens à son [haut] niveau de conscience radicale.

Si le spectateur sent quand même quelqu'inquiétude quant à la qualité de ce qu'il consomme, elle sera apaisée par les critiques [= mot masculin], dont la fonction principale est de prêter des interprétations profondes et radicales à presque n'importe quel film. Comme dans l'histoire des habits neufs de l'Empereur, personne n'avouera qu'il n'avait pas conscience de ses significations supposées avant d'en être informées, de peur de se découvrir comme moins sophistiqué que les autres spectateurs.

Certains films peuvent [aider à] mettre au jour quelque condition déplorable ou faire comprendre un peu l'expérience d'une situation radicale. Mais il y a peu d'intérêt à présenter des images d'une lutte si ni les images ni la lutte ne soient [pas] critiquées. Des spectateurs se plaignent parfois [de ce] qu'un film représente inexactement quelque catégorie sociale (les femmes, par exemple). Ils ont peut-être raison, dans la mesure où le film reproduit des stéréotypes faux. Mais l'alternative qui est généralement sous-entendue -- à savoir, que le cinéaste "aurait dû plutôt présenter des images de femmes luttant contre l'oppression" -- serait dans la plupart des cas tout aussi fausse. Les femmes (tout comme les hommes, ou comme n'importe quelle autre catégorie opprimée) ont été généralement passives et soumises; voilà précisément le problème auquel nous devons faire face. Se prêter à la suffisance des gens, en [leur] présentant des spectacles d'un héroïsme radical triomphal, ne fait que renforcer cet esclavage.

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L'oppressionnisme contre le jeu [le ludisme]

Compter sur les conditions oppressives pour radicaliser les gens est malavisé; les agraver intentionnellement pour accélérer ce processus est inadmissible. Certes la répression de certains projets radicaux pourrait exposer incidemment l'absurdité de l'ordre régnant; mais tels projets devraient être valables en eux-mêmes, ils perdent leur crédibilité s'ils ne sont que des prétextes destinés à provoquer la répression. Même dans les milieux les plus "privilégiés" il y a [déjà] [ordinairement] plus qu'assez de problèmes, nous n'avons pas à en ajouter. Il s'agit plutôt de révéler le contraste entre les conditions actuelles et les possibilités actuelles; de donner aux gens assez d'avant-goûts de la vie réelle qu'ils [y prendront goût et] en voudront plus.

Les gauchistes laissent supposer souvent qu'il faut beaucoup de simplification, d'exagération et de répétition pour contrebalancer tout le propagande en faveur de l'ordre régnant. C'est comme dire qu'on pourrait rétablir la lucidité d'un boxeur [qui est rendu] groggy par un crochet du droit en lui donnant un crochet du gauche.

[CF. Ellul, Propagandes, chap. 4, section 3 ("L'effet de dissociation psychologique par la propagande"): "Un boxeur groggy par un coup de poing reçu à gauche ne redevient pas normal lorsqu'il reçoit un coup de poing à droite: il est un peu plus groggy." [ed. Economic, p. 203]

On n'"élève" [@@ = ne rehausse/n'améliore/ne fait prendre] pas la conscience aux gens en les ensevelant sous une avalanche des histoires affreuses, ni même sous une avalanche des informations. Des informations qui ne sont pas assimilées et utilisées d'une manière critique sont vite oubliées. Tout comme la santé physique, la santé mentale exige un équilibre entre ce que nous consommons [prenons/saisissons] et ce que nous en faisons. Sans doute il faut parfois obliger des gens suffisants de regarder en face quelque atrocité qu'ils avaient ignorée; mais même dans tels cas [le fait de] rabâcher toujours la même chose ad nauseam n'accomplit [usuellement] rien que de les pousser à s'enfuir dans des spectacles moins ennuyeux [ennuyants] et moins déprimants.

Une des choses qui nous empêchent de comprendre notre situation, c'est le spectacle du bonheur apparent d'autrui, ce qui nous fait voir notre propre malheur [tristesse/chagrin] comme signe d'un échec honteux. Mais [inversement/c'est également le cas qu'] un spectacle de misère omniprésent nous empêche de reconnaître nos potentialités positives. L'émission permanente d'idées délirantes et d'atrocités écoeurantes nous paralyse, nous transforme en paranoïaques et en cyniques compulsifs.

La propagande stridente gauchiste [des gauchistes], qui se fixe d'une manière obsessive sur [qui manifeste une fixation à] la caractère insidieux et répugnant des "oppresseurs", alimente ce délire, elle parle au côté le plus morbide et le plus mesquin des gens. Si nous nous laissons emporter en ruminant les maux, si nous laissons pénétrer la maladie et la laideur de cette société même dans notre révolte contre elle, [alors] nous oublions le but de notre lutte et finissons par perdre la seule capacité d'aimer, de créer, de prendre plaisir.

Le meilleur "art radical" a une certaine ambiguïté. [= à double trenchantl S'il attaque l'aliénation de la vie moderne, il nous rappelle en même temps des potentialités [possibilités] poétiques qui y sont cachées. Plutôt que de renforcer notre tendance à nous complaire à l'apitoiement sur nous-même, il favorise notre ressort, il nous permet de rire de nos peines aussi bien que des sottises des forces de "l'ordre". On pense, par exemple, à quelques-unes des vieilles chansons ou bandes dessinées de l'IWW, même si l'idéologie de IWW sent maintenant un peu le moisi; ou bien, aux chansons ironiques et aigre-douces de Brecht et Weill. L'hilarité du Bon soldat Schweik est probablement un antidote contre la guerre plus efficace que la protestation morale du tracte pacifiste typique.

Rien ne sape mieux l'autorité que de la tourner en ridicule. L'argument le plus décisif contre un régime répressif, ce n'est pas qu'il soit malveillant [mauvais], mais qu'il soit bête [idiot/ridicule]. Les protagonistes dans le roman La violence et la dérision d'Albert Cossery, vivant sous une dictature du Moyen-Orient, couvrissent les murs de la capitale d'affiches d'une apparence officielle qui chantent les louanges du dictateur à tel point [à un point tellement grotesque] qu'il devient la risée de tout le monde et se sent obligé [finalement] de démissionner. Les farceurs de Cosséry sont a-politiques, et leur succès est sans doute trop beau pour être vrai, mais on a vu des parodies un peu semblables [qui ont été] employées dans de buts plus radicaux. (Voir le coup de Li I-Che, mentionné dans l'article "Un groupe radical à Hong Kong".) Dans les manifestations en Italie dans les années 70 les Indiens Métropolitains (inspirés peut-être par le premier chapitre de Sylvie et Bruno de Lewis Carroll : "Moins de pain ! Plus d'impôts !") ont porté des pancartes et scandé des slogans tels que "Le pouvoir aux patrons !" et "Plus de travail ! Moins de salaire !" L'ironie était évidente à tout le monde, mais c'était plus difficile de l'écarter en la classant [l'étiquetant, la cataloguant, la mettant dans une case].

L'humour est un antidote salutaire contre toutes les orthodoxies, de la gauche aussi bien que de la droite. C'est très contagieux et il nous rappelle de ne pas nous prendre trop au sérieux. Cependant il peut bien devenir une seule soupape de sûreté, en canalisant l'insatisfaction en cynisme passif et facile [= qui a du bagou]. La société spectaculaire profite bien des réactions délirantes contre ses aspects les plus délirants. Ceux qui font les satires ont souvent une relation de dépendance, tissée d'amour et de haine, avec leurs cibles; on ne peut plus distinguer les parodies de ce qu'elles parodient, ce qui donne l'impression que toutes les choses soient également bizarres, sans sens et sans espoir.

Dans une société fondée sur la confusion maintenue artificiellement, la première tâche est de ne pas y ajouter. La tactique de jeter la perturbation chaotique n'engendre habituellement que la contrariété ou la panique, provoquant les gens à soutenir des mesures gouvernementales aussi énergiques qu'il faut pour rétablir l'ordre. Une intervention radicale peut sembler d'abord bizarre et incompréhensible; mais si elle a été conçue avec assez de lucidité, elle sera vite comprise.

Le scandale de Strasbourg

Imaginez que vous soyez à Strasbourg en automne de 1966, à la rentrée solennelle de Université. Avec les étudiants, les professeurs et les invités distingués, vous entrez [en file] dans une grande salle pour écouter un discours du président de Gaulle. Une petite brochure se trouve sur chaque fauteuil. Un programme ? Non, c'est quelque chose sur "la misère en milieu étudiant". Vous l'ouvrez négligemment et commencez à lire : "Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l'étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l'être le plus universellement méprisé..." Vous regardez autour. Tout le monde la lisent, les réactions allant de la perplexité ou de l'amusement jusqu'au choc et à la colère. Qui en sont les responsables ? D'après la page de titre, elle serait publiée par la section strasbourgeoise de l'Union Nationale des Étudiants de France, mais on y voit également une référence à "l'Internationale Situationniste", quel que soit ce que cela veut dire...

Ce qui a distingué le scandale de Strasbourg de n'importe quelle frédaine [frasque] estudiantine, ou des farces confuses et confusionnistes de groupes comme les Yippies, c'est que sa forme scandaleuse communiquaient un contenu également scandaleux. Dans un temps où l'on proclamait que les étudiants étaient le secteur le plus radical de la société, ce texte était le seule qui ait remplacé les choses sous leur vrai jour. Mais les misères particulières des étudiants n'étaient qu'un point de départ fortuit; on pourrait, et devrait, écrire des textes [tout] aussi cinglants sur les misères de tous les autres secteurs de la société (de préférence, par ceux qui les connaissent de l'intérieur). On en a vu quelques tentatives, mais il n'y a pas de comparaison possible entre [aucun d'] elles et la lucidité et la cohérence de la brochure situationniste, si concise et pourtant si complète [= qui embrasse, ou prend en compte, tout], si provocante et pourtant si juste [exacte], [et] qui avance si méthodiquement d'une situation particulière vers [à travers] des ramifications toujours plus générales que le chapitre final présente le résumé le plus substantiel [= concis, condensé, succinct (mais qui contient l'essence, beaucoup de substance)] que soit du projet révolutionnaire moderne. (Il y a plusieurs éditions de cette brochure; voir aussi l'article dans I.S. no. 11, pp. 23-31.)

Les situationnistes n'ont jamais prétendu qu'ils aient provoqué [la révolte de] Mai 1968 tout seul[s]; comme ils l'ont [bien] dit, ils n'ont prévu pas la date ni le lieu de la révolte, mais le contenu. [CF. I.S. no. 12, p. 54] Cependant, sans le scandale de Strasbourg et l'agitation ultérieure du groupe des Enragés influencé par l'I.S. (et dont le Mouvement du 22 mars n'était qu'une imitation tardive et confuse), la révolte aurait pu ne jamais se produire. Il n'y avait aucune crise économique ou gouvernementale, aucune guerre ni antagonisme racial ne perturbait le pays, ni rien d'autre qui aurait pu favoriser une telle révolte. Il y avait des luttes ouvrières plus radicales en Italie et en Angleterre, des luttes étudiantes plus militantes en Allemagne et au Japon, des mouvements contre-culturels plus répandus aux États-Unis et en Hollande; mais c'est seulement en France qu'il y avait un perspective qui les liait tous ensemble.

Il faut distinguer les interventions réfléchies [délibérées soigneusement] comme le scandale de Strasbourg pas seulement des disruptions confusionnistes, mais également des révélations purement spectaculaires. Tant que les critiques sociaux se limitent à contester tel ou tel détail, le rapport spectacle-spectateur se reconstituera continuellement : si tels critiques réussissent à discréditer les dirigeants politiques existants, ils deviennent souvent [ils risquent de devenir] eux-mêmes des nouvelles vedettes (Ralph Nader, Noam Chomsky, etc.) sur lesquelles des spectateurs légèrement plus avertis comptent pour un flot continu de renseignements choquants, à partir desquels ils ne font que rarement aucune action [réponse pratique pour améliorer ces conditions]. Les révélations anodines encouragent les spectateurs à applaudir telle ou telle faction dans les luttes de pouvoir intragouvernementales; les révélations plus sensationnelles alimentent leur curiosité morbide, les entraînant à consommer plus d'articles, d'actualités et de docudrames, et d'entrer dans des débats interminables sur les théories diverses qui attribuent tous les troubles à des conspirations. La plupart de ces théories ne sont évidemment que des expressions délirantes du manque de sens historique critique qui est produit par le spectacle moderne, des tentatives désespérées de trouver un sens cohérent dans une sociéte toujours plus incohérente et plus absurde. En tout cas, tant que les choses restent sur le terrain spectaculaire, il importe peu que telles théories soient vraies ou non : ceux qui regardent [veillent] toujours pour savoir ce qui va suivre ne l'affectent jamais.

Certaines révélations sont plus intéressantes parce qu'elles ouvrent des questions importantes au débat public dans une manière qui entraîne au jeu bien des gens. Un exemple charmant est le scandale des "Espions pour la paix" en Angleterre en 1963, où quelques personnes inconnues ont rendu public l'emplacement d'un abri antiatomique ultra-secret réservé aux membres du gouvernement. Plus farouchement le gouvernement menaçait de poursuivre [en justice] toute personne qui reproduisait ce "secret d'État" déjà connu par tout le monde, plus créativement et de manière plus taquine il était disséminé par des milliers de groupes et d'individus (qui ont égalament découvert et envahi d'autres abris secrets). La sottise du gouvernement et la folie du spectacle de la guerre nucléaire ne sont pas seulement devenues évidentes à tout le monde, mais la réaction en chaîne humaine spontanée a fourni un échantillon [un avant-goût] d'une potentialité sociale toute différente.

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De la misère de la politique électorale

"Depuis 1814, aucun gouvernement libéral n'était arrivé au pouvoir sans violences. Cánovas était trop lucide pour ne pas voir les inconvénients et les dangers que cela présentait. Il prit donc ses dispositions pour permettre aux libéraux de remplacer régulièrement les conservateurs au gouvernement. Il adopta la tactique suivante : démissionner chaque fois que menaçait une crise économique ou une grève importante et laisser aux libéraux le soin de résoudre le problème. Voilà pourquoi la plupart des mesures de répression votées par la suite, dans le courant du siècle, le furent par ces derniers."

--Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol [p. 33]

 

Le meilleur argument en faveur de la politique électorale radicale était fait par Eugene Debs, le leader socialiste américain qui en 1920 a reçu presque un million de votes comme candidat pour la présidence pendant qu'il était en prison pour s'être opposé à la Première Guerre mondiale : "Si le peuple n'est pas suffisamment avisé pour savoir pour qui il doit voter, il ne saura pas sur qui il faut tirer." Cependant, les travailleurs pendant la révolution allemande de 1918-1919 étaient confus sur la question sur qui il fallait tirer par la présence dans le gouvernement des dirigeants "socialistes" qui travaillaient à plein temps pour réprimer la révolution.

Dans lui-même, le fait [le choix/la décision] de voter ou non n'est pas d'une significance notable (ceux qui insistent qu'il importe de refuser de voter [font grand cas de ne pas voter] ne révèlent que leur propre fétichisme). Le problème, c'est qu'il [= le fait de voter, de prendre cela au sérieux] tend à endormir les gens dans une dépendance où ils se reposent sur autrui pour agir pour eux, ce qui les distraient des possibilités plus significatives. Quelques gens qui prennent une initiative créative (pensons [par exemple] des premiers sit-ins pour les droits civils [civiques]) pourraient avoir finalement un effet autrement plus grand que s'ils avaient consacré leur énergie à soutenir [dans une campagne electorale] un politicien qui serait le moindre des deux maux. Au mieux, les législateurs ne font rarement plus qu'ils n'ont pas été contraints de faire par les mouvements populaires. Un régime conservateur [qui se trouve] sous la pression des mouvements radicaux indépendents cède souvent plus que ne l'aurait fait un régime progressiste qui sait qu'il peut compter sur le soutient des radicaux. Si les gens se rallient immanquablement aux moindre des maux, [alors] tout ce qu'il faudra aux dirigeants dans n'importe quelle situation qui menace leur pouvoir, c'est d'évoquer la menace d'un quelconque mal plus grand.

Même dans le cas rare où un politicien "radical" a une chance réaliste de gagner une élection, tous les efforts ennuyeux de la campagne électorale des milliers des gens pourraient être fichus [à l'eau] dans un seul jour à cause de quelque scandale banal dans sa vie privé, ou bien parce qu'il a dit par mégarde quelque chose intelligente [d'intelligent]. S'il réussi [quand même] à éviter ces pièges, et il semble possible qu'il pourrait gagner, il élude de plus en plus les questions délicates [controversées/sujettes à controverse] de peur de contrarier des électeurs indécis [swing voters]. S'il est enfin élu, il n'est presque jamais dans une position à réaliser les réformes qu'il a promises, sauf peut-être après des années d'avoir manigancé [cherché des combines/s'être entendu] avec ses nouveaux collègues; ce qui lui donne une bonne excuse de voir comme sa première priorité de faire toutes les compromissions qu'il faut pour se maintenir en fonction [= à sa place au gouvernement] aussi longtemps que possible. Frayant avec les riches et les puissants, il développe des nouvels intérêts et des nouveaux goûts, qu'il justifie en se disant qu'il mérite quelques petits bénéfices après avoir travaillé pour des bonnes causes pendant tant d'années. Enfin, ce qui est le pire résultat, s'il réussi finalement à faire passer quelques mesures "progressistes", cette réussite exceptionnelle et dans la plupart des cas insignifiante est évoquée comme évidence [preuve] de l'opportunité de se compter sur la politique électorale, ce qui attirera encore plus de gens à gaspiller leur énergie dans d'autres campagnes [à venir].

Comme l'a dit un des graffiti de Mai 1968 : "Il est douleureux de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir."

Les référendums sur des questions précises évitent la précarité des personnalités; mais pour la plupart les résultats sont égalament mauvais parce que les questions sont [généralement] posées d'une manière simpliste, et [dans la plupart des cas] tout projet de loi qui menace des intérêts puissants peut être défaite par l'influence de l'argent [des riches] et des médias.

Les élections locales donnent parfois aux gens une chance plus réaliste d'affecter des politiques [sur des questions pratiques] et de tenir à l'oeil des fonctionnaires élus. Mais même la communauté la plus éclairée ne peut se protéger de la détérioration du reste du monde. Si une ville réussit à conserver des traits culturels ou écologiques [= de l'environnement] désirables, ces avantages vont eux-mêmes la mettre sous des pressions économiques de plus en plus fortes. Le fait qu'on a favorisé des valeurs humaines au-dessus des valeurs économiques [de propriété] finiront par augmenter [beaucoup] celles-ci (plus des gens voudront y investir ou s'y installer). Tôt ou tard cet augmentation des valeurs économiques vaincra les valeurs humaines : Les politiques locales sont annulées par des cours supérieures ou par des gouvernements nationaux; beaucoup d'argent [de l'extérieur] est mis dans les élections municipales; des fonctionnaires [de la ville] sont subornées; des quartiers résidentiels sont démolis pour faire place aux autoroutes et aux gratte-ciel; les loyers montent en flèche, ce qui oblige à se déménager les classes pauvres (y compris les ethnies diverses et les bohémiens artistiques qui avaient contribué à l'animation et l'attrait [le charme] originaux de la ville); et à la fin rien ne reste de l'ancienne communauté sauf quelques sites isolés d'un "intérêt historique" destinés aux touristes.

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Réformes et institutions alternatives

Quand même, "agir localement" peut être un bon point de départ. Les gens qui pensent que la situation mondiale est incompréhensible et sans espoir peuvent voir [néanmoins] une chance à affecter quelque question locale précise. Des organisations de quartier [= de tous les gens d'un immeuble ou d'un pâté], des coopératives, des switchboards [= des standards ou d'autres centres pour l'échange de renseignements pratiques divers], study groups [= des groupes qui se réunissent régulièrement pour étudier et discuter un texte ou une question], des écoles alternatives, des centres médico-sociaux bénévoles, des théâtres communautaires [= qui sont à la disposition de tous], des journaux de quartier [= sur, pour et par les gens du quartier], des stations de radio ou de télévision accessibles au public [= à la participation des gens], et bien d'autres [sortes d'] institutions alternatives sont valables en elles-mêmes, et si elles sont suffisamment participatives elles peuvent amener à des mouvements plus étendus [d'une plus grande envergure]. Même si elles ne durent pas longtemps, elles fournissent un terrain temporaire pour l'expérimentation radicale.

Mais il y a toujours des limites [à tout cela]. Le capitalisme pouvait se développer graduellement à l'intérieur de la société féodale, de sorte que quand la révolution capitaliste s'est défait des derniers vestiges du féodalisme, la plupart des mécanismes du nouvel ordre bourgeois s'étaient déjà bien établis [fermement fixés à leur place]. Par contraste, une révolution anticapitaliste ne peut [vraiment] construire sa nouvelle sociéte "à l'intérieur de la coquille de l'ancienne". Le capitalisme est beaucoup plus flexible et plus [omni]pénétrant [pénètre plus généralement] que ne l'était le féodalisme, et il tend à récupérer toute organisation oppositionnelle.

Dans le XIXe siècle les théoriciens radicaux pouvaient voir encore assez de vestiges des formes communalistes traditionnelles pour supposer [croire] que, une fois éliminée la superstructure exploiteuse, on pourrant les ranimer et les étendre pour former la base d'une nouvelle société. [CF. lettre de Marx à Vera Zasulich, nov. 1877; ainsi que Kropotkine, Landauer, etc.] Mais la pénétration mondiale du capitalisme spectaculaire dans le présent siècle a détruit pratiquement toutes les formes de contrôle populaire et d'interaction [rencontre/communication/échange] humaine directe. Même les tentatives plus modernes de la contre-culture des années 60 sont depuis longtemps intégrées au système. Les coopératives, les métiers artisanaux, l'agriculture biologique et d'autres entreprises marginales peuvent beau produire des biens d'une meilleure qualité et dans des meilleures conditions de travail, ces biens doivent toujours servir [font fonction] de marchandises sur le marché. Les rares entreprises qui réussissent tendent à évoluer en entreprises [commerces] ordinaires, où les membres originels [=premiers, qui ont fondé l'entreprise] assument [prennent] graduellement le rôle de propriétaires ou de directeurs vis-à-vis les travailleurs neufs [= qui sont arrivés plus tard], et ils doivent s'occuper de toutes sortes de matières [affaires/questions] commerciales et bureaucratiques routinières qui n'ont rien à faire avec le projet de "préparer la voie pour une nouvelle société".

Plus [longtemps] une institution alternative dure, plus elle tend à perdre son caractère volontaire, spontané, bénévole, expérimental, son esprit de [qu'il n'y a] "rien à perdre". Le personnel devenu permanent et payé développe ses propres intérêts dans le [la conservation du] statu quo et évite des questions controversées [de semer le trouble], de crainte d'offenser sa clientèle ou de perdre ses subventions [du gouvernement ou des fondations/institutions dotées]. Les institutions alternatives tendent également à exiger trop du temps libre limité des gens, à les embourber [enliser] dans les tâches routinières qui les privent de l'énergie et de l'imagination de faire face aux questions plus générales. Après une brève période de participation, la plupart des gens s'y ennuyent et laissent le travail aux âmes consciencieuses ou aux gauchistes essayant de démontrer une leçon idéologique. Entendre dire que des gens ont constitué des organisations de quartier, etc., peut sembler formidable [sympathique]; mais en réalité, à moins qu'il n'y ait une situation d'urgence, il vous peut être assez ennuyeux d'assister à des réunions interminables pour écouter les doléances de vos voisins, ou de s'engager à d'autres projets qui ne vous passionent pas vraiment.

Au nom du réalisme, les réformistes se limitent à poursuivre des objectifs "gagnables", mais même quand ils réussissent à gagner quelque petit rajustement dans le système, cela est habituellement compensé par une autre modification à un autre niveau. Cela ne veut dire que les réformes ne soient sans rapport, mais simplement qu'elles ne suffisent pas à elles seules. Il faut continuer à résister aux maux particuliers, mais nous devons reconnaître que le système continuera à en engendrer des nouveaux [maux] jusqu'à ce que nous y aurions mis fin [au système]. Croire qu'une série de réformes menera finalement à une transformation qualitative, c'est comme penser qu'on pourrait traverser un fossé de dix mètres en faisant une série de sauts d'un mètre [chacun].

[CF : Clausewitz, De la Guerre, livre 8, chap. 4 ("Ends in War More Precisely Defined"): "Un saut court est plus facile qu'un long, mais personne n'en concluera que pour traverser un large fossé il faille sauter d'abord au milieu" (trad. Naville, éd. Minuit, p. 696).

CF: "Un petit saut est plus aisé qu'un grand, mais il ne s'ensuit pas qu'il faille commencer par n'en faire qu'un petit quand on veut sauter au-dessus d'un large fossé" (trad. Perrin, p. 316).

CF: "Un petit bond exige moins d'efforts qu'un grand, et cependant personne ne s'avisera de ne prendre qu'un faible élan pour franchir un large fosse, comme pour répartir son effort dans le temps" (Ivrea, p. 865).]

Les gens ont tendance à croire que parce qu'une révolution implique un changement beaucoup plus grand qu'une réforme, la première est plus difficile à déclencher que la seconde. En réalité, à la longue une révolution pourrait être plus facile, parce qu'elle tranche tant de petites complications et stimule un enthousiasme autrement plus grand [que ne pourrait faire une simple réforme]. À [Arrivé à] un certain point, il devient plus pratique de prendre un nouveau départ [plutôt] que de s'obstiner dans la tentative de replâtrer [rafistoler] une structure pourrie.

[CF: "Les gens ont tendance à croire que parce qu'une révolution implique un changement beaucoup plus grand qu'une réforme, la première est plus difficile à déclencher que la seconde. En réalité, sous certaines conditions, il est beaucoup plus facile de mener à bien une révolution qu'une simple réforme. La raison en est qu'un mouvement révolutionnaire peut inspirer un engagement fort, ce qui ne saurait faire une réforme. Cette dernière se propose surtout de résoudre un problème social particulier. Un soulèvement révolutionnaire se propose de régler tous les problèmes d'un coup et de créer un monde nouveau; il présente le type idéal pour lequel les gens dont prêts à prendre des risques et à faire de grands sacrifices..." [Una #141]

En attendant, jusqu'à ce qu'une situation révolutionnaire nous permette d'être vraiment constructifs, le mieux que nous pouvons faire c'est d'entreprendre des négations créatives, c'est-à-dire de nous appliquer principalement aux [nous occuper principalement des] clarifications critiques, laissant aux gens de poursuivre les projets positifs qui les attirent, mais sans l'illusion qu'une nouvelle société sera "bâtie" par une accumulation graduelle de tels projets.

Les projets purement négatifs (par exemple, [lutter pour] l'abolition les lois contre l'usage des drogues, ou contre les rapports sexuels entre adultes consentants, ou d'autres "crimes sans victimes") ont l'avantage de la simplicité; ils profitent à presque tout le monde (sauf à ce duo symbiotique, la crime organisé et l'industrie anti-crime [policière]) [= cf. le texte de Macallair cité plus loin] et une fois qu'ils sont réalisés ils n'exigent presque aucun travail de suite. En revanche, ils fournissent peu d'occasions pour la participation créative.

Les meilleurs projets sont ceux qui valent la peine en soi, tout en mettant en question quelque aspect fondamental du système; des projets qui permettent aux gens de participer aux questions significatives selon leurs intérêts, tout en tendant à ouvrir la voie à des possibilités plus radicales.

Moins intéressants, mais qui valent quand même la peine, sont les revendications pour des meilleures conditions ou pour des droits égaux. Même si ces projets ne sont pas très participatifs, ils pourraient enlever [dépasser/supprimer] des obstacles à la participation.

Les moins souhaitables, ce sont les luttes à somme nulle, où une amélioration dans un domaine provoque une aggravation dans un autre.

Même dans ce dernier cas il ne s'agit pas de dire aux gens ce qu'ils doivent faire, mais de les faire prendre conscience de ce qu'ils font. S'ils agitent [font de la réclame pour] une question dans les buts de recrutement, il convient de dévoiler leurs mobiles manipulateurs. S'ils croient qu'ils contribuent à une transformation radicale, il peut être utile de les montrer comment ce qu'ils font finit par renforcer le système dans quelque manière. Mais s'ils s'intéressent réellement [sincèrement] à leur projet, qu'ils le poursuivent !

Même si nous nous trouvons en désaccord avec leurs priorités (par exemple, contre leur choix de collecter des fonds pour soutenir l'opéra quand il y a bien des gens vivant dans la rue), nous devons nous méfier de toute stratégie qui ne s'adresse qu'aux sentiments de culpabilité; pas seulement parce que ce genre d'appel n'a généralement qu'un effet négligeable, mais parce que tel moralisme réprime des aspirations positives salutaires. S'abstenir de contester les questions relatives à "la qualité de la vie" parce que le système continue à nous présenter des urgentes questions de survie, cela revient de nous soumettre à un chantage qui n'a plus de justification. "Le pain et les roses" ne s'excluent plus [l'un l'autre].*

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*"Ce qui s'est fait jour ce printemps à Zurich comme une manifestation contre la fermeture d'un centre pour la jeunesse, s'est rampé [depuis] à travers la Suisse, se nourissant de l'inquiétude [la turbulence] d'une jeune génération impatiente d'échapper à ce qu'elle tient pour une société étouffante. ``Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim se paye par le risque de mourir d'ennui'', ainsi proclament des pancartes et des graffiti à Lausanne." (Christian Science Monitor, 28 octobre 1980.) Le slogan est tiré du Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. [CF: Le slogan des Suisses était exactement comme je le cite, bien que le Traité (p. 8) a plutôt: "...s'échange contre le risque..."]

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En fait les projets relatifs à "la qualité de la vie" suscitent souvent plus d'enthousiasme que ne le font les revendications politiques et économiques routinières. On en trouve bien des exemples imaginatifs et parfois drôles dans les livres de Paul Goodman. Si ses propositions soient "réformistes", elles le sont d'une façon vivante et provocante [stimulante/qui donne à penser] qui fournit un contraste rafraîchissant [agréable/nouveau] à l'attitude défensive et craintive [timide/servile] de la plupart des réformistes actuels, qui se limitent à réagir aux programmes des réactionnaires. ("Nous sommes d'accord qu'il faut créer des emplois, lutter contre le crime, maintenir la puissance de notre pays; mais des [nos] mesures [méthodes] modérées en seront plus efficaces que les propositions extrémistes des conservateurs.")

[CF La Critique sociale, un recueil des essais de Goodman édité récemment par l'Atelier de Création Liberataire (Lyon).]

[Toutes choses égales ailleurs,] il vaut mieux de concentrer ses énergies sur les questions qui n'attirent pas déjà l'attention publique; et de préférer les projets qui peuvent être réalisés nettement et directement, plutôt que [par opposition à] ceux qui exige[raie]nt des compromissions (qu'on doit agir par l'intermédiaire d'une agence du gouvernement, par exemple). Même si telles compromissions ne semblent pas trop graves, elles créent un mauvais précédent. Se compter sur l'État mène presque toujours au contraire de ce qu'on ait voulu (des commissions destinées à extirper la corruption bureaucratique deviennent elles-mêmes des bureaucraties corrompues; des lois destinées à contrecarrer des groupes réactionnaires armés finissent par être employées principalement au harcèlement des radicaux [@@] sans armes...).

Le système fait d'une pierre deux coups en manoeuvrant ses adversaires pour qu'ils découvrent et proposent des "solutions constructives" à ses crises. Il a besoin [en fait] d'une certaine quantité d'opposition, pour le prévenir de ses problèmes, pour l'obliger à se rationaliser, pour le permettre de mettre à l'épreuve ses instruments de contrôle et pour lui fournir des excuses pour imposer des nouvelles formes de contrôle. Les "procédés d'urgence" deviennent imperceptiblement procédures de toujours; des réglements qui rencontreraient ordinairement de la résistance sont introduits pendant les situations de panique. [CF: "C'est ainsi que les procédés d'urgence deviennent procédures de toujours" (Debord, Commentaires, XXIX).] Le viol lent et constant de la personnalité humaine par toutes les institutions de la société aliénée, depuis l'école et l'usine jusqu'à la publicité et l'urbanisme, on le fait sembler normal comme le spectacle se fixe d'une manière obsédante sur des crimes individuels sensationnels, manoeuvrant les gens vers une hystérie [collective] en faveur de l'ordre public [policier].

Political correctness [Correction politique?] ou L'aliénation égale pour tous

Surtout, le système prospère quand il peut détourner la contestation sociale vers des querelles sur [pour] des positions privilégiées dans lui.

C'est un domaine particulièrement épineux. Il faut contester toutes les inégalités sociales, pas seulement parce qu'elles sont injustes, mais parce qu'elles servent à diviser les gens [les uns contre les autres]. Cependant, la réalisation de l'égalité dans l'esclavage salarié, ou de l'égalité des chances de devenir un bureaucrate ou un capitaliste, ne représente guère un victoire sur le capitalisme bureaucratique.

C'est [à la fois] normal et nécessaire que les gens défendent leurs propres intérêts. Mais quand ils le font en s'identifiant trop exclusivement à un groupe social particulier, ils tendent à perdre [la vue de] la grande perspective. Comme des catégories toujours plus fragmentées se ruent [bousculent/disputent] pour les miettes qui leur sont accordées, elles sont entraînées dans des querelles où chacune blâme les autres, et on oublie la notion d'abolir toute la structure hiérarchique. Les gens qui sont habituellement promptes à dénoncer le moindre soupçon de stéréotypes dénigrants, qualifient d'"oppresseurs" tous les hommes ou tous les blancs en bloc, puis ils se demandent pourquoi ils rencontrent une telle hostilité de la plupart de ceux-là, qui se rendent bien compte qu'ils n'ont que très peu de pouvoir réel sur [l'usage de] leur propre vie, encore moins sur [celui/celle d'] autrui.

Mis à part les démagogues réactionnaires (qui sont agréablement surpris [de trouver] que les "progressistes" les fournissent des cibles si facile à ridiculiser), les seules personnes qui profitent réellement de ces querelles sont quelques carriéristes qui se disputent des postes bureaucratiques, des subventions gouvernementales, de la titularisation universitaire, des contrats [avec les maisons] d'édition, la clientèle commerciale ou des partisans politiques, dans un temps où les places à l'abreuvoir sont de plus en plus limitées. Dénicher des hérésies politiques (ce qui n'est pas "politiquement correct") permet au carriériste de cogner ses rivaux et de renforcer sa propre position de spécialiste ou porte-parole de son fragment particulier. Quant aux groupes opprimés qui sont aussi malavisés d'accepter tels porte-parole, ils ne gagnent rien que la sensation aigre-douce du ressentiment suffisant et une risible terminologie officiel [orthodoxe] qui fait penser à la Novlangue d'Orwell.*

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*On peut en trouver des exemples désopilants dans The Official Politically Correct Dictionary and Handbook de Henry Beard et Christopher Cerf (Villard, 1992). C'est parfois difficile de savoir lesquels des termes en Correctelangue présentés dans ce livre sont satiriques et lesquels ont été proposés sérieusement ou même adoptés [et imposés] officiellement. Le seul antidote contre tel délire est beaucoup de gros rires. [@@ Expliquer political correctness, avec des exemples.]

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Il y a une différence essentielle, quoique parfois subtile, entre le fait de combattre des maux sociaux et celui de s'en nourrir. On ne favorise le pouvoir [@@ empower] des gens en les encourageant à [se complaire à] s'apitoyer sur leur propre sort. L'autonomie individuelle ne se forme pas en se réfugiant dans une identité de groupe [s'identifiant à une catégorie sociale]. On ne démontre pas son égalité d'intelligence en qualifiant [= avec mépris, pour l'écarter] le raisonnement logique d'une "tactique typique des phallocrates blancs". Le dialogue radical n'est pas favorisé en harcelant les gens qui ne se conforment pas à quelque orthodoxie politique, encore moins en faisant son possible pour que telle orthodoxie soit imposée juridiquement.

Et on ne fait [crée/influence] pas l'histoire en la récrivant. Certes il faut nous libérer d'un respect non critique du passé, et devenir conscients des manières qu'il a été déformé. Mais il faut reconnaître également que, malgré notre désapprobation des préjugés et des injustices anciens, il est peu probable que nous aurions fait mieux si nous avions vécu sous les mêmes conditions. Appliquer rétroactivement des critères actuels (en corrigeant d'un air suffisant des auteurs anciens chaque fois qu'ils emploient des formes [grammaticales] masculines qui étaient autrefois de rigueur, ou bien en s'évertuant à censurer Huckleberry Finn parce que Huck n'appelle pas Jim "une personne de couleur"), [@@] cela ne fait que renforcer l'ignorance historique qu'a favorisée avec tant de succès le spectacle moderne.

Désavantages du moralisme et de l'extrémisme simpliste

[Dans une grande mesure,] ces absurdités découlent de la supposition que la radicalité [le fait d'être radical] implique que l'on doit vivre selon [en accord avec] quelque "principe" morale [éthique] -- comme si l'on ne pouvait lutter pour la paix sans étre un pacifiste absolu [pur], ni prôner l'abolition du capitalisme sans donner [faire cadeau de] tout son argent. La plupart des gens ont trop de bon sens pour suivre vraiment tels idéaux simplistes, mais ils ont souvent un petit sentiment de culpabilité de ne pas l'avoir fait. Cette culpabilité les paralyse et les rend plus accessibles au chantage par les manipulateurs gauchistes (qui nous disent que si nous n'avons pas le courage de nous martyriser, nous devons soutenir d'une façon non critique ceux qui en ont). Ou bien ils essayent de refouler leur [sentiment de] culpabilité en dépréciant d'autres gens qui semblent encore plus compromis [semblent avoir fait encore plus de compromissions] : un ouvrier peut s'enorgueille de ne pas s'être vendu mentalement [moralement] comme un professeur; qui, lui, éprouve peut-être un sentiment de supériorité sur un publicitaire; qui [à son tour] méprise quelqu'un qui travaille dans l'industrie [la production] d'armes...

Transformer des problèmes sociaux en questions morales [éthiques] personnelles détourne l'attention de leur [véritable] solution possible. Penser transformer les conditions sociales par la charité, c'est comme chercher à élever le niveau de la mer en y jetant des seaux d'eau. Même si l'on accomplit quelque chose de bon par les actions altruistes, se compter sur elles comme stratégie générale est vaine parce qu'elles seront toujours l'exception. C'est normal que la plupart des gens pensent d'abord [en priorité] aux intérêts d'eux-mêmes et de leurs proches. Un des mérites des situationnistes est d'avoir tranché l'appel gauchiste traditionnel à la [au sentiment de] culpabilité et au sacrifice [de soi/abnégation], en soulignant que la raison principale de faire la révolution c'est pour nous-mêmes.

"Aller au peuple" pour les "servir" ou "organiser" ou "radicaliser" mène généralement à la manipulation et ne rencontre souvent que de l'apathie ou de l'hostilité. L'exemple des actions indépendentes d'autres gens est un moyen d'inspiration bien plus fort et plus salutaire. Une fois que les gens ont commencé à agir tout [tous] seul[s], ils sont mieux placés pour échanger des expériences, pour collaborer [avec d'autres] sur un pied d'égalité [d'égal à égal], et, au besoin, pour demander de l'aide particulier. Et quand ils gagnent eux-mêmes leur liberté, c'est bien plus difficile de leur reprendre. Un des graffitistes de Mai 1968 à écrit : "Je ne suis au service de personne (pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants); le peuple se servira tout seul." Un autre l'a exprimé avec encore plus de concision : "Ne me libère pas, je m'en charge."

[Entreprendre] Une critique totale, cela veut dire que toute chose soit mise en question, non pas que l'on doit s'opposer à toute chose. Les radicaux oublient souvent cela et s'emballent en se surenchérissant les uns contre les autres avec des affirmations toujours plus extrémistes, laissant entendre que toute compromission revienne à une trahison, voire même que tout plaisir revienne à la complicité dans le système. [CF. La réalisation et la suppression de la religion, p. 13] En réalité, être "pour" ou "contre" une position politique est aussi facile, de généralement aussi insignifiant [sans signification], que d'être pour ou contre une équipe sportive. Ceux qui proclament leur "opposition totale" à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., [ces gens-là] se révèlent généralement n'avoir aucune perspective révolutionnaire, c'est-à-dire qu'ils n'ont aucune conception pratique de comment le système pourrait être renversé ou sur les modalités d'une société ultérieure. Certains d'entre eux essayent même à justifier ce manque en déclarant qu'une seule révolution ne pourrait jamais être aussi radicale pour satisfaire à leur esprit de révolte absolue [eternal]. [@@]

Cette emphase bravache qui exige tout-ou-rien peut impressionner pendant un moment quelques spectateurs, mais son effet ultime est simplement de rendre les gens blasés. Tôt ou tard les contradictions et les hypocrisies mènent à la désillusion et à la résignation. Projetant sur le monde ses propres illusions déçues, l'ancien extrémiste conclue que toute transformation radicale est impossible et il refoule toutes ses expériences radicales; pour adopter peut-être une position réactionnaire d'une sottise égale.

Si tout radical devrait être un Durruti, mieux vaut nous épargner la peine et nous consacrer à des questions plus réalisables. Cependant, être radical ne veut pas dire être le plus extrémiste; dans son sens originel il veut dire simplement aller à la racine. La raison qu'il faut lutter pour l'abolition du capitalisme et de l'État, ce n'est pas parce que cela est le but le plus extrême qu'on puisse imaginer, mais parce qu'il est devenu malheureusement évident que rien de moins ne fera l'affaire.

Il [nous] faut découvrir ce qui est à la fois nécessaire et suffisant; chercher des projets que l'on est [nous sommes] vraiment capable de réaliser et qui ont des vraies chances à être faits. Tout ce qui va au-delà de ça n'est que des foutaises. Bien des tactiques radicales les plus anciennes, et qui restent toujours parmi les plus efficaces -- le débat, la critique, le boycott[age], la grève, le sit-in [= grève sur le tas/manifestation avec occupation des locaux], le conseil ouvrier -- ont pris [réussi/marché/sont devenues populaires] parce qu'elles sont [à la fois] simples, elles comportent relativement peu de risque, elles sont généralement applicables [= dans des situations diverses], et elles sont assez flexibles pour amener à des possibilités plus grandes.

L'extrémisme simpliste cherche naturellement le repoussoir le plus extrémiste. Si tous les problèmes peuvent être attribués à une clique sinistre de "purs fascistes", toute autre chose aura par comparaison un air progressiste soulageant. En attendant, les véritables formes de domination moderne, qui sont généralement plus subtiles, continuent [avancent/se poursuivent] inaperçues et sans opposition.

Fixer [son attention d'une manière obsédante] sur les réactionnaires ne fait que les renforcer, les faire sembler plus puissants et plus fascinants. "Peu importe si nos ennemis se moquent de nous ou nous insultent, s'il nous qualifient de bouffons ou de criminels; ce qui importe, c'est qu'ils parlent de nous, qu'ils se préoccupent de nous" (Hitler). Reich a observé que "conditionner [apprendre] les gens à haïr la police ne fait que renforcer l'autorité de la police, en lui conférant un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles. Certes, on déteste l'homme fort, mais on le craint, on l'envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien constituent en partie le pouvoir [, voilà un des facteurs du pouvoir] de la réaction politique. Désarmer les réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c'est l'une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté." (Les hommes dans l'État).

[CF: "... que l'on renforce le pouvoir de la police, qu'on lui confère un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles tant qu'on leur inculque de la haine à l'égard de la police. Certes, on déteste l'homme fort, mais on le craint, on l'envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien constituent en partie le pouvoir de la réaction politique. Désarmer les autocrates réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c'est l'une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté." [ed. Payot, pp. 105-106. Noter que cette traduction de Payot est faite à partir de la version anglaise.]

[CF aussi le passage (non cité) qui en suit: "...Cela suppose donc que celui qui lutte pour la liberté (...) ne haisse ni les individus ni les couches sociales, mais seulement les conditions qui engendrent la misère sociale."]

Le principal désavantage [de la tactique] des compromis est de l'ordre pratique plutôt que moral : il est difficile d'attaquer quelque chose dans laquelle nous-mêmes sommes impliqués. Nous amoindrons nos critiques [nous critiquons à côté, avec des détours] de peur que nous-mêmes soyons critiqués à notre tour. Il devient plus difficile de concevoir des grandes idées ou d'agir avec audace. Comme on l'a souvent remarqué, une grande partie du peuple allemand a acquiescé [accepté/toléré] l'oppression nazie parce qu'elle a commencé assez graduellement et était dirigées d'abord principalement contre des minorités impopulaires (juifs, gitans, communistes, homosexuels); de sorte que quand elle a commencé à toucher la population générale, elle [la population générale] est devenue incapables d'y rien faire.

Rétrospectivement c'est facile à condamner ceux qui ont capitulé au fascisme ou au stalinisme; mais il est peu probable que [la plupart d'entre] nous aurions fait mieux si nous nous fussions trouvés dans la même situation. Dans nos rêveries, en nous imaginant comme un personnage dramatique mis devant un choix clair et net, en vue d'un [jouant pour un] public appréciatif, nous imaginons que nous n'aurions pas de peine à prendre la décision juste. Mais les situations que nous rencontrons effectivement sont généralement plus compliquées et plus obscures. Il n'est pas toujours facile de savoir où fixer les limites.

Il s'agit [simplement/d'abord] de les fixer quelque part, [= peu importe où] de cesser de s'inquiéter de la culpabilité, ni du blâme, ni de l'autojustification, et de passer à l'offensive.

Avantages de l'audace

Cet esprit est bien exemplifié par les travailleurs italiens qui se sont mis en grève sans [avancer] aucune revendication. Ces grèves ne sont pas seulement plus intéressants que les négociations bureaucratiques syndicalistes habituelles, elles peuvent s'avérer même plus efficaces : les patrons, ne sachant pas quelles concessions seraient suffisantes, finissent souvent par offrir beaucoup plus qu'on [= les grévistes] aurait osé demander. Les grévistes peuvent alors se décider de leur prochaine démarche sans s'être engagés à rien [en échange]. [CF. Lordstown 72, p. 22]

Une réaction défensive contre tel ou tel symptôme social gagne au mieux une concession temporaire sur la question particulière. L'agitation offensive qui refuse de se limiter exerce beaucoup plus de pression. Mis [Se trouvant] devant des mouvements généraux et imprévisibles comme la contre-culture des années 60 ou la révolte de Mai 1968 -- des mouvements qui mettent tout en question, qui engendrent des contestations autonomes sur plusieurs fronts, qui menacent de se répandre partout dans la société et qui sont trop vastes pour être contrôlés par des chefs récupérables --, les dirigeants s'empressent d'épurer leur image, de faire passer des réformes, d'augmenter les salaires, de libérer des prisonniers, de proclamer des amnesties, d'amorcer des pourparlers de paix, ou de toute autre chose qui semble nécessaire, dans l'espoir de récupérer le mouvement et de rétablir leur propre contrôle. (L'impossibilité de freiner la contre-culture américaine, qui s'étendait au coeur même de l'armée, a probablement joué un rôle aussi important que le mouvement antiguerre explicite en imposant la fin de la guerre du Vietnam.)

Le côté [camp/parti] qui prend l'initiative détermine [défine] les conditions de la lutte. Tant qu'il continue à innover, il garde aussi le facteur [de la] surprise. "L'audace est une force créatrice. (...) Quand l'audace rencontre l'hésitation, elle a déjà un avantage important parce que l'état même d'hésitation implique une perte d'équilibre. Elle n'est dans une position désavantageuse que quand elle rencontre de la prévoyance circonspecte." (Clausewitz, De la Guerre). [(éd. anglaise p. 259). ## Livre 3, chap. 6] Mais la prévoyance circonspecte se trouve bien rarement chez ceux qui dirigent cette société. La plupart de ses processus de marchandisation, de spectacularisation et d'hiérarchisation sont aveugles et automatiques : les marchands, les médias et les chefs ne font que suivre leurs propres tendances [leur propre pente] à gagner de l'argent, attirer des spectateurs ou recruter des partisans.

[CF: "La hardiesse est donc vraiment une force créatrice. (...) Chaque fois qu'elle rencontre l'hésitation, celle-ci témoigne d'un commencement de perte d'équilibre, la hardiesse a nécessairement pour soi la vraisemblance du succès, et c'est uniquement quand elle se heurte à la prudence avisée, qu'elle peut avoir le dessus." [trans. Baudet]]

[CF: "L'intrépidité constitue une véritable force créatrice. (...) Chaque fois que l'intrépidité rencontre la pusillanimité, les chances de succès sont nécessairement de son côté, la pusillanimité étant déjà elle-même une absence d'équilibre. Ce n'est que lorsqu'elle se heurte à la prudence réfléchie (...) qu'elle a le dessous." [éd. Arguments/Minuit, p. 197]

La société spectaculaire est souvent victime de ses propres falsifications. Comme chaque niveau de la bureaucratie essaye de se couvrir au moyen de statistiques faussées, comme chaque "source d'informations" surenchérit sur les autres avec des nouvelles plus sensationnelles, et comme les États, les départements gouvernementaux et les compagnies privées concurrents lancent leurs propres opérations de désinformation (se référer aux chapitres 16 et 30 des Commentaires sur la société du spectacle), il est difficile même pour le dirigeant exceptionnel qui a quelque lucidité de découvrir ce qui arrive réellement. Comme Debord l'a remarqué ailleurs dans le même livre, un État qui refoule la connaissance historique ne peut plus être conduit stratégiquement. [CF. Commentaires p. 30]

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Avantages et limites de la non-violence

"Toute l'histoire du progrès de la liberté humaine nous montre que toutes les concessions faites à ses revendications sont dûes à la lutte. (...) S'il n'y a pas de lutte, il n'y a pas de progrès. Ceux qui prétendent favoriser la liberté mais qui désapprouvent l'agitation, ceux-là veulent des récoltes sans labourer la terre. Ils veulent la pluie sans le tonnerre ni la foudre. Ils veulent l'océan sans son grondement épouvantable. La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être morale et physique à la fois; mais il faut une lutte. Le pouvoir ne concède rien sans des revendications. Il ne l'a fait jamais et il ne le fera jamais."

--Frederick Douglass

 

Quiconque a la moindre connaissance de l'histoire sait que les sociétés ne changent pas sans la résistance acharnée et souvent féroce des gens au pouvoir. Si nos ancêtres n'avaient pas eu recours, dans leur révolte, à la violence, la plupart de ceux qui maintenant la déplorent vertueusement seraient toujours des serfs ou des esclaves.

Le fonctionnement ordinaire de cette société est bien plus violent que ne le pourrait être [jamais] n'importe quelle réaction contre elle. Imaginez le horreur et la condamnation que rencontrerait un mouvement radical qui exécutait 20,000 adversaires : au bas mot c'est le nombre des enfants que le système actuel laisse mourir de faim chaque jour. Les vacillations et les compromis laissent s'éterniser cette violence permanente, produisant finalement mille fois plus de souffrances que ne l'aurait fait[es] une seule révolution décisive.

Heureusement, une révolution moderne [et] véritablement majoritaire n'aurait presque aucun besoin de la violence, sauf pour neutraliser les éléments de la minorité dirigeante qui essayeraient éventuellement de maintenir violemment leur pouvoir.

La violence n'est pas seulement indésirable en elle-même, elle engendre la panique (ce qui rend les gens plus susceptible à la manipulation) et elle favorise l'organisation militariste (et donc hiérarchique). La non-violence entraîne de l'organisation plus ouverte et plus démocratique; elle favorise le calme et la compassion, et elle tend à rompre le cycle [cercle vicieux] misérable de la haine et de la vengeance.

Il s'agit de ne pas en faire un fétiche. La riposte commune : "Comment peut-on lutter pour la paix avec des méthodes violentes ?" n'est plus logique qu'il ne le serait de dire à un homme qui se noie qu'il ne doit pas toucher de l'eau. S'efforçant de résoudre des "malentendus" au moyen du dialogue, les pacifistes oublient que certains problèmes sont basés sur des véritables conflits d'intérêts. Ils ont tendance à sous-estimer la malveillance des ennemis, tout en exagérant leur propre culpabilité, se réprimandant même pour leurs "sentiments violents". Leur pratique de "porter témoignage" [= terme quaker = s'exprimer personnellement sur quelque question], malgré son apparence personnelle, réduit [effectivement] l'activiste à un objet passif, "encore une autre personne pour la paix" qui (comme un soldat) met son corps en première ligne [@@ on the line], tout en renonçant à la recherche ou à l'expérimentation individuelles. Ceux qui veulent amoindrir la notion que la guerre soit passionnante et héroïque doivent dépasser une notion si craintive et servile de la paix. En définissant leur objectif comme la survie, les militants pour la paix n'ont pas eu grand-chose à dire à ceux qui sont fascinés par [la notion de] l'anéantissement mondial précisément parce qu'ils en ont assez d'une vie quotidienne réduite à la seule survie, qui voient [sentent inconsciemment] la guerre non pas comme une menace, mais plutôt comme une délivrance d'une vie d'ennui et de petites anxiétés incessantes.

Sentant que leur purisme ne se soutiendrait pas [à] l'épreuve de la réalité, les pacifistes maintiennent habituellement une ignorance voulue sur les luttes sociales anciennes et actuelles. Bien qu'ils soient souvent capables des études intensives et d'une discipline [personnelle] stoïque dans leurs pratiques spirituelles, ils semblent croire qu'une connaissance historique et stratégique au niveau du Reader's Digest suffira pour leurs tentatives d' "engagement social". Tout comme quelqu'un qui pense éliminer des chutes nuisibles en abolissant la loi de la pesanteur, ils trouvent plus simple d'envisager une lutte morale permanente contre "l'avidité", "la haine", "l'ignorance" ou "la bigoterie" que de contester les structures sociales qui renforcent effectivement ces [telles] qualités. Ou bien, si l'on insiste qu'ils fassent face à cette constatation, ils s'excusent en se plaignant que la contestation radicale est un terrain bien stressant. Elle l'est bien, mais c'est curieux d'entendre une telle objection de la part des gens dont les pratiques spirituels prétendent leur permettre de faire face aux problèmes avec du détachement et de l'équanimité.

Il y a une scène charmante dans La Case de l'oncle Tom [de Harriet Beecher Stowe, chap. 17] : Une famille de Quakers est en traîn d'aider des esclaves qui s'enfuient vers le Canada. Un pourchasseur arrive. Un des Quakers braque sur lui un fusil de chasse et dit : "Ami, on n'a pas [du tout] besoin de toi ici !" Selon moi c'est là précisément le ton juste : pas emporté [ne pas se laisser emporter] par la haine, ni même par le mépris, mais [être] prêt à faire ce qu'il faut dans la situation donnée.

Les réactions contre les oppresseurs sont compréhensibles [normales/naturelles], mais ceux qui y sont trop emportés risquent de devenir asservis moralement aussi bien que matériellement, enchaînés à leurs maîtres par des "liens de haine". La haine des patrons est en partie une projection de la haine de soi pour toutes les humiliations et toutes les compromissions qu'on a acceptées; on se rend compte secrètement que les patrons n'existent finalement que parce que leurs serviteurs les tolèrent. Certes la crasse [scum = la couche de saleté = "le rebut [la lie] du genre humain"] tend monter en haut; mais la plupart des gens au pouvoir n'agissent pas d'une manière trop différente que ne le ferait n'importe quelle autre personne qui se trouvait dans la même position, avec les mêmes nouvels intérêts, tentations et craintes.

Les représailles peuvent apprendre aux forces de l'ennemi à vous respecter, mais elles tendent également à perpétuer des antagonismes. La clémence gagne parfois des ennemis [= à sa cause], mais dans d'autres cas elle ne fait que les donner la chance de reprendre leurs forces et de se remettre à l'attaque. Ce n'est pas toujours facile de déterminer quelle politique serait la meilleure dans telle circonstance. Les gens qui ont souffert sous les régimes spécialement vicieux [brutaux/cruels] veulent naturellement la punition des coupables [responsables]; mais trop de vengeance fait comprendre aux autres oppresseurs actuels ou à venir qu'ils feraient aussi bien de combattre jusqu'à la fin [à mort] parce qu'ils n'ont rien à perdre.

[CF. Réalisation...religion pp. 15-16 : "C'est une vieille banalité de stratégie de dire que si l'ennemi sait qu'il sera de toute façon tué, il combattra jusqu'à la fin plutôt que de se rendre."]

Mais la plupart des gens, mêmes ceux qui ont été coupables des pires complicités dans le système, tendront à suivre le vent. La meilleure défense contre la contre-révolution, ce n'est pas d'être préoccupé de dénicher des anciennes offenses ou des trahisons éventuelles, mais d'approfondir l'insurgence au point où tout le monde y soit attiré.

Chapitre 3 : Points critiques [culminants] [@@]

Causes des brèches sociales

Bouleversements de l'après-guerre

Effervescence des situations radicales

L'auto-organisation populaire

Le FSM de Berkeley

Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968

L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

Grèves sauvages et sur le tas

Grèves de consommateurs

Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

Méthodes de confusion et de récupération

Le terrorisme renforce l'État

La lutte finale

L'internationalisme

3. Points culminants/Moments de vérité [@@]

"Dès que, révélant sa trame, la couverture mystique cesse d'envelopper les rapports d'exploitation et de la violence qui est l'expression de leur mouvement, la lutte contre l'aliénation se dévoile et se définit l'espace d'un éclair, l'espace d'une rupture, comme un corps à corps impitoyable avec le pouvoir mis à nu, découvert dans sa force brutale et sa faiblesse (...) moment sublime où la complexité du monde devient tangible, cristalline, à portée de tous."

--Raoul Vaneigem, "Banalités de base" (I.S. no. 7) [p. 35]

 

Causes des brèches sociales

Il est difficile de généraliser sur les causes immédiates des brèches radicales. Depuis toujours il y a assez de bonnes raisons pour révolter, et tôt ou tard des instabilités vont se produire qui feront céder quelque chose. Mais pourquoi à tel moment plutôt qu'à un autre ? Les révoltes ont souvent eu lieu pendant les périodes d'amélioration[s] sociale[s], tandis que des conditions plus mauvaises ont été supportées avec résignation. Si quelques révoltes ont été provoquées en désespoir de cause, d'autres se sont déclenchées par des incidents relativement insignifiants. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable peut sembler insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. La mesquinerie de quelque mesure répressive ou la sottise de quelque bévue bureaucratique peuvent faire mieux sentir [mettre plus en évidence] l'absurdité du système que ne l'aurait fait une accumulation constante d'oppressions.

[CF. Tocqueville, L'ancien régime, Part 3, chap 4; cité dans Semprun, Portugal, p. 19]]

Le pouvoir du système est basé sur la croyance des gens qu'ils n'aillent pas le pouvoir de s'y opposer. En temps normal cette croyance est bien fondée (celui qui transgresse les règles est vite puni). Mais dès que, pour une raison ou une autre, un aussi grand nombre des gens commencent à ne plus respecter les règles qu'ils peuvent le faire avec impunité, l'illusion s'écroule [complètement]. Ce que l'on a cru naturel et inévitable se révèle [être] arbitraire et absurde. "Quand personne n'obéit, personne ne commande."

Le problème, c'est comment parvenir à ce [tel] point. Si peu de gens désobéissent, on peut facilement les isoler et les réprimer. On fantasme souvent sur les choses merveilleuses qui seraient possibles "si seulement tout le monde se soit accordé pour faire telle chose tous à la fois". Malheureusement, [dans la plupart des cas] les mouvements sociaux ne marchent pas comme ça. Un homme armé d'un pistolet à six coups peut tenir à distance cent personnes non armées parce que chacun[e] sait que les premières six à attaquer seraient tuées.

Bien sûr, certaines personnes pourraient être si furieuses qu'elles attaquent malgré le risque; et leur résolution apparente pourrait même les sauver en convaincant les gens au pouvoir qu'il sera plus prudent de se rendre paisiblement plutôt que d'être écrasés après avoir provoqué encore plus de haine contre eux-mêmes. Mais il est évidemment préférable de ne pas dépendre des actes désespérés, mais de chercher des formes de lutte qui réduisent le risque au minimum, jusqu'à ce qu'un mouvement se soit aussi étendu que la répression n'est plus faisable.

Les gens qui vivent sous les régimes particulièrement répressifs commencent naturellement par profiter de tout [n'importe quel] point de ralliement qui existe déjà. En 1978 les mosqués étaient le seul endroit en Iran où les gens pussent critiquer avec impunité le régime du chah. Ensuite, les manifestations énormes appelées tous les 40 jours par Khomeiny ont donné la sécurité de nombres. [= plus on est nombreux moins il y a de danger] Khomeiny est devenu ainsi un symbole d'opposition reconnu par tout le monde, même par ceux qui n'étaient pas ses partisans. Cependant, tolérer n'importe quel chef, même en tant que figure de proue, est au mieux une mesure temporaire qui doit être abandonnée aussitôt que deviennent possibles des actions plus indépendentes -- comme l'ont fait dès l'automne de 1978 les ouvriers pétroliers qui croyaient avoir [alors] assez d'influence pour se mettre en grève à des dates différentes que celles désignées par Khomeiny.

L'Église catholique en Pologne stalinienne jouait un rôle aussi [pareillement] ambiguë : l'État s'est servi de l'Église pour l'aider à contrôler le peuple, mais le peuple s'en est servi également pour l'aider à déjouer l'État.

Une orthodoxie fanatique est parfois le premier pas vers une [auto-] manifestation plus radicale. Les intégristes islamiques peuvent beau être très réactionnaire, en développant l'habitude de prendre en main les événements, ils compliquent tout retour à "l'ordre" et peuvent même, s'ils sont désillusionnés, devenir véritablement radicaux -- comme cela est arrivé chez quelques-uns des gardes rouges [qui sont partis d'un fanatisme comparable] pendant la "révolution culturelle" chinoise, quand ce qui n'était à l'origine qu'un seul stratagème de Mao pour déloger certains de ses rivaux bureaucratiques a conduit finalement à l'insurgence incontrôlée des millions de jeunes qui prenaient au sérieux sa rhétorique antibureaucratique.*

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*Sur la révolution culturelle, voir "Le point d'explosion de l'idéologie en Chine" in I.S. no 11, et Les habits neufs du président Mao de Simon Leys.

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Si quelqu'un proclamait : "Je suis la personne le plus grande, la plus forte, le plus noble, la plus intelligente et la plus pacifique du monde", il serait considéré comme odieux [insupportable], à moins qu'il ne serait tenu pour complètement fou [dément]. Mais s'il dit précisément les mêmes choses sur sa patrie, on le tient pour un citoyen admirablement patriotique. Le patriotisme est extrêmement séducteur parce qu'il permet à l'individu le plus misérable de se livrer à un narcissisme collectif [par procuration]. L'affection nostalgique naturelle pour son foyer et pour son pays [= au sens local : sa région/ville] est transformé en culte aveugle de l'État. Les peurs et les ressentiments des gens sont projetés sur les étrangers, tandis que leurs aspirations pour une communauté authentique sont projetées mystiquement sur leur propre nation, qu'ils parviennent à voir comme essentiellement merveilleuse malgré tous ses défauts. ("Oui, il y a des problèmes en Amérique; mais nous nous battons pour la véritable Amérique, pour tout ce qu'elle représente réellement.") Cette conscience de troupeau [mystique] devient presque irrésistible pendant la guerre, étouffant presque toute tendance radicale.

Bouleversements de l'après-guerre

Tout de même, le patriotisme a parfois été un facteur dans le déclenchement des luttes radicales (celle d'Hongroie en 1956, par exemple). Et même les guerres ont parfois abouti à des révoltes dans le contrecoup. Ceux qui ont supporté la plus grande partie du fardeau militaire, soi-disant au nom de la liberté et de la démocratie, peuvent réclamer leur dû [une part plus juste] une fois qu'ils sont revenus chez eux. Ayant vu en action une [la] lutte historique, et ayant pris l'habitude de se charger des obstacles en les détruisant, ils penchent sans doute moins à croire en un statu quo inaltérable.

Les dislocations et les désillusions occasionnées par la Première Guerre mondiale ont abouti à des soulèvements partout dans l'Europe. Si la Deuxième Guerre [mondiale] n'ait pas produit des résultats semblables, c'est parce que le radicalisme authentique a été détruit dans l'intervalle par le stalinisme, le fascisme et le réformisme; parce que les justifications pour la guerre données par les vainqueurs, quoique bourrées de mensonges comme [on voit] toujours, étaient plus plausibles que d'habitude (les ennemis vaincus étaient des traîtres plus évidents); et parce que cette fois les vainqueurs ont pris soin de régler en avance le rétablissement de l'ordre [d'après-guerre] (l'Europe orientale était livrée à Staline contre sa garantie de la docilité des partis "communistes" français et italien et son abandon du Parti grec insurgé). La secousse mondiale de la guerre suffisait quand même à ouvrir la voie pour une révolution stalinienne autonome en Chine (que Staline n'a pas voulu, parce qu'elle menaçait sa domination exclusive du "camp socialiste") et à donner le branle aux mouvements anticolonialistes (ce qui n'était pas évidemment voulu par les pouvoirs colonialistes de l'Europe, bien qu'ils réussiraient finalement à garder les aspects les plus profitables de leur domination à travers en adoptant le néo-colonialisme économique déjà employé par les États-Unis).

Devant la perspective d'une vacance de pouvoir dans les après-guerre, les dirigeants finissent souvent par collaborer avec leurs ennemis apparents pour mieux réprimer leur propre peuple. À la fin de la guerre franco-allemande de 1870-1871 l'armée allemande victorieuse a contribué à l'encerclement de la Commune de Paris, ce qui rendait plus facile sa répression par les dirigeants français. Comme l'armée de Staline s'est avancée vers Varsovie en 1944, elle a appelé le peuple de la ville à se soulever contre l'occupation nazie, puis elle est restée pendant plusieurs jours à l'extérieur [de la ville] pendant que les Nazis ont anéanti les éléments indépendents ainsi découverts qui [sans cela] auraient pu résister plus tard à l'imposition du stalinisme. On a vu récemment un scénario semblable dans l'alliance de facto entre Bush et Sadaam dans la suite de la guerre du Golfe où, après avoir appelé le peuple irakien à se soulever contre Sadaam, l'armée américaine a massacré systématiquement les conscrits irakiens qui battaient en retraite de la Kuwait (et qui auraient été mûrs [tout prêts] pour la révolte s'ils auraient pu regagner leur pays), tout en laissant les gardes républicains, force élite de Sadaam, intacts et libres d'écraser les grands soulèvements radicaux dans le nord et le sud de l'Irak.*

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*"Pendant que les Chiites et les Kurdes se battrent contre le régime de Sadaam Hussein et que les partis oppositionnels irakiens essayent d'arranger [de constituer] un avenir démocratique, les États-Unis se trouvent dans la situation embarrassante d'être un partisan effectif de la continuation de la dictature d'un parti unique en Irak. Des communiqués officiels du gouvernement américain, y compris de président Bush, ont souligné leur désir que Sadaam Hussein soit renversé, mais non pas que l'Irak soit déchiré par des conflits civils [intestins]. En même temps, les officiels du gouvernement de Bush ont insisté que la démocratie n'est pas actuellement un choix viable pour l'Irak. (...) Cette opinion est sans doute la raison pour le fait que, jusqu'ici, ce gouvernement a refusé de rencontrer les chefs de l'opposition irakienne en exil. (...) ``Les Arabes et les États-Unis ont la même perspective, dit un diplomate de la coalition [anti-irakienne]. Nous voulons que l'Irak garde ses frontières actuelles et que Sadaam disparaisse. Mais s'il le faut pour maintenir l'unité de l'État irakien, nous accepterons que Sadaam reste à Baghdad.''" (Christian Science Monitor, 20 mars 1991.)

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Dans les sociétés totalitaires les griefs sont évidents mais la révolte est difficile. Dans les sociétés "démocratiques" les luttes sont plus facile, mais les objectifs sont moins clairs. [CF. Milieu étudiant, passage sur l'Europe de l'Est] Contrôlés [dominés/contenus] en grande partie par le conditionnement subconscient ou par des forces vastes et apparemment incompréhensibles ("l'état de l'économie"), et présentés avec un grand assortiment de choix apparemment libres, il nous est difficile de saisir notre situation. Comme un troupeau de moutons, l'on nous conduit dans la direction voulue, mais en nous laissant assez d'espace pour des variations individuelles pour nous permettre de garder une illusion d'indépendence.

Les impulsions vers le vandalisme ou [vers] les affrontements violents peuvent être comprises souvent comme des tentatives à rompre cette abstraction désespérante pour se colleter avec quelque chose de concrète.

De même que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d'une époque de gestes isolés, "criminels", visant à la destruction des machines de la production, qui éliminait les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première apparition d'une vague de vandalisme contre les machines de la consommation, qui nous éliminent tout aussi sûrement de la vie. Il est bien entendu qu'en ce moment comme alors la valeur n'est pas dans la destruction elle-même, mais dans l'insoumission qui sera ultérieurement capable de se transformer en projet positif jusqu'à reconvertir les machines dans le sens d'un accroissement du pouvoir réel des hommes. (I.S. no. 7 [p. 10].)

(Par ailleurs, notez cette dernière phrase : Le fait de signaler un symptôme de crise sociale, ou même de le justifier [prendre sa défense] comme réaction compréhensible [à l'oppression], n'implique pas forcément qu'on le recommande comme tactique.)

On pourrait énumérer beaucoup d'autres conditions qui peuvent déclencher une situation radicale. Une grève peut s'étendre (Russie 1905); la résistance populaire à une menace réactionnaire peut déborder les limites officielles (Espagne 1936); les gens peuvent profiter d'une libéralisation symbolique pour aller plus loin (Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968); les actions exemplaires des petits groupes peuvent catalyser un mouvement de masse (les premiers sit-ins pour les droits civils, Mai 1968); une atrocité [un incident d'oppression] particulière peut être la goutte d'eau qui fait déborder le vase (Watts 1965, Los Angeles 1992); l'effondrement subit d'un régime peut laisser une vacance de pouvoir (Portugal 1974); une occasion spéciale peut rassembler tant de gens dans un seul endroit qu'il est impossible de les empêcher d'exprimer leurs griefs et leurs aspirations (Tiananmen 1976 et 1989); etc.

Mais les crises sociales comportent tant d'impondérables qu'il est rarement possible de les prévoir, encore moins de les provoquer. En régle générale il vaut mieux de poursuivre des projets qui nous attirent le plus, tout en restant aussi conscients [au courant] pour vite reconnaître les développements nouveaux (dangers, tâches urgentes, occasions favorables) qui exigent des nouvelles tactiques.

En attendant, nous pouvons passer à l'examen de quelques-uns des stades décisifs des situations radicales une fois qu'elles sont déclenchées.

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Effervescence des situations radicales

Une situation radicale est un réveil collectif. À un extrême il peut ne s'agir que de quelques dizaines de gens dans un quartier ou un atelier; à l'autre elle va jusqu'à [comprend] une situation [véritablement] révolutionnaire qui entraîne des millions de gens. L'important n'est pas le nombre, mais qu'il doit y être le dialogue et la participation publics ouverts qui tendent à dépasser toute limite. L'incident au début du Free Speech Movement (FSM) de 1964 [Mouvement pour la liberté de parole] en est un exemple classique et particulièrement beau [charmant]. Des policiers étaient sur le point d'emmener un activiste pour les droits civils qu'ils avaient arrêté au campus de l'Université à Berkeley. Quelques étudiants se sont assis devant la voiture de police. Dans quelques minutes des centaines d'autres ont suivi leur exemple, de sorte que la voiture était entourée et ne pouvait bouger. Pendant 32 heures on en a transformé le toit [= de la voiture] en tribune pour le débat ouvert. L'occupation de la Sorbonne en Mai 1968 a créé une situation encore plus radicale en attirant une grande partie de la population parisienne non-étudiante; puis, l'occupation ouvrière des usines dans tout le pays l'a transformé en situation révolutionnaire.

Dans telles situations les gens deviennent bien plus accessibles à des nouvelles perspectives, plus prêts à mettre en question les anciennes croyances [opinions], plus prompts à pénétrer [voir clair dans] les escroqueries habituelles. Chaque jour quelques personnes ont des expériences qui les mènent à mettre en question le sens de leur vie; mais pendant une situation radicale presque tout le monde le fait en même temps. Quand la machine s'immobilise, mêmes les rouages commencent à songer [penser] à leur fonction.

Les patrons sont ridiculisés. Les commandements ne sont pas respectés. Les séparations s'effondrent. Des problèmes individuels se transforment en questions publiques; [tandis que] des questions publiques qui ont semblé lointaines et abstraites deviennent des matières pratiques et immédiates. L'ancien ordre est analysé, critiqué, satirisé. Les gens apprennent plus [de choses] sur la société dans une semaine que dans des années des "sciences sociales" universitaires ou des "prises de conscience" gauchistes. Des expériences qui ont été refoulées longtemps renaissent.* Tout semble possible; et en effet beaucoup plus [que d'ordinaire] est possible. Les gens en croient à peine comment [le fait qu'] ils ont supporté tant de choses dans les anciens jours -- "en ce temps-là". Même si l'issue finale est incertaine, ils considèrent souvent que l'expérience à elle seule vaut déjà la peine. "Pourvu qu'il ne laissent le temps..." a dit un des graffitistes de Mai 1968; auquel deux autres ont répondu : "En tout cas pas de remords !" et "Déjà 10 jours de bonheur."

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*"Je suis époustouflé [de voir] à quel degré les gens se souviennent de leur passé révolutionnaire. Les présents événements ont secoué ces souvenirs. Des dates qu'on n'a jamais appris à l'école, des chansons qu'on n'a jamais chanté publiquement, se sont rappelées complètement. (...) Le bruit, le bruit, le bruit retentit encore à mes oreilles. Les coups de klaxon joyeux, les cris, les slogans, les chants, les danses. Les portes de la révolution se sont rouvertes après 48 ans de répression. Dans ce seul jour tout était remplacé en perspective. Rien n'était déterminé par les dieux, tout était l'oeuvre de l'homme. Les gens pouvaient voir leur misère et leurs problèmes dans un cadre [contexte] historique. (...) Une semaine a passé, on a le sentiment que c'est plusieurs mois. Chaque heure a été vecue complètement. Il est déjà difficile à se rappeler l'apparence des journaux en ce temps-là, ou ce que disaient alors les gens. N'y a-t-il pas été depuis toujours une révolution ?" (Phil Mailer, Portugal : The Impossible Revolution ?) [CF. Laudauer, La révolution, pp. 154-155]

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Comme le travail s'arrête, la navette frénétique se remplace par des promenades [déambulations] sans but, et la consommation passive par la communication active. Des étrangers entrent en conversation animée dans la rue. Les débats continuent en permanence, des nouveaux venus remplaçant continuellement ceux qui partent pour d'autres activités ou pour essayer d'obtenir un peu de sommeil, bien qu'ils soient généralement trop excités pour dormir longtemps. Tandis que certains gens succombent aux démagogues, d'autres commencent à faire leurs propres propositions ou d'entreprendre leurs propres initiatives. Des spectateurs sont attirés dans le vortex [tourbillon], et vivent des changements [en eux] d'une rapidité étonnante. (Un bel exemple de Mai 1968 : Lors de l'occupation de l'Odéon [par des foules radicales], le directeur administratif, consterné, se retira au fond de la scène; mais après avoir apprécié la situation pendant quelques minutes, il fit quelques pas en avant et s'écria : "Maintenant que vous l'avez pris, gardez-le, ne le rendez jamais, brûlez-le plutôt !") [CF. Viénet p. 136]

Certes tout le monde n'est pas gagné tout de suite. Certains se cachent [restent discrets], s'attendant au temps où le mouvement se décroîtent et ils peuvent reprendre leurs possessions ou leurs positions, et se venger. D'autres vacillent, tiraillés entre l'envie d'un changement et la peur de changement. Une brèche de quelques jours ne suffira pas peut-être pour rompre le conditionnement hiérarchique de toute sa vie. L'interruption des habitudes et des routines peut être désorientante aussi bien que libératrice. Tout se passe si vite qu'il est facile de se paniquer. Même si vous réussissez à garder votre calme, il n'est pas facile de saisir tous les facteurs déterminants [décisifs] aussi vite pour savoir que faire [quelle est la meilleure chose à faire], ce qui peut paraître évident rétrospectivement [en réfléchissant après coup]. Un des principaux objectifs de ce texte, c'est de signaler certains scénarios habituels [= enchaînements de situations typiques qui reviennent souvent], pour que les gens soient prêts à reconnaître et à profiter de telles occasions avant qu'il ne soit trop tard.

Les situations radicales sont les moments rares où le changement qualitatif devient vraiment possible. Bien loin d'être anormales, elles laissent voir à quel degré nous sommes, la plupart du temps, anormalement refoulés; devant [par rapport à] elles, notre vie "normale" semble le somnambulisme. Pourtant parmi le vaste nombre de livres qui ont été écrits sur les révolutions, il n'y que peu qui ont grand-chose à dire sur tels moments. Ceux qui traitent des révoltes modernes les plus radicales se limitent habituellement à la seule description, donnant peut-être une suggestion des sensations de telles expériences, mais ne présentant guère des aperçus [= idées pénétrantes] tactiques utiles. La plupart des études sur les révolutions bourgeoises ou bureaucratiques ont encore moins de pertinence. Dans ces révolutions, où les "masses" n'ont joué qu'un rôle secondaire et temporaire de partisans d'une direction ou d'une autre, l'on pouvait, dans une grande mesure, analyser leur conduite comme les mouvements des masses physiques, dans les termes des [sous l'angle des/en utilisant les] métaphores familières du flux et du reflux de la marée, de l'oscillation du pendule entre la radicalité et la réaction, etc. Mais une révolution antihiérarchique exige que les gens cessent d'être des masses homogènes et accessibles à la manipulation, qu'ils dépassent la servilité et l'inconscience qui les rendent sujets à telle prévision mécaniste.

Effervescence des situations radicales

Dans les années 60 on pensait généralement que la meilleure façon de favoriser une telle démassification était de former des "groupes d'affinité" : c'est-à-dire des petites associations d'amis qui ont [partagent] de perspectives et de styles de vie compatibles. Certes tels groupes ont beaucoup d'avantages évidents. Ils peuvent se décider pour un projet et le réaliser directement; il est difficile de les infiltrer; et ils peuvent se lier avec d'autres dès qu'il est nécessaire. Mais même en laissant à côté les pièges divers dans lesquels la plupart des groupes d'affinité des années 60 sont [vite] tombés, il faut reconnaître le fait qu'il y a des matières qui exigent des organisations de grande envergure. Et des grands rassemblements vont vite retourner à l'acceptation de quelque espèce de hiérarchie à moins qu'ils ne réussissent à s'organiser d'une manière qui rend superflus les chefs.

Une des façons les plus simples pour commencer à s'organiser une grande assemblée, c'est de faire faire la queue [= physiquement ou en donnant leurs noms] tous les gens qui veulent dire quelque chose, toute personne étant libre de parler de quoi que ce soit pendant une durée précise. (L'assemblée de la Sorbonne et le rassemblement autour de la voiture de police à Berkeley ont établi tous les deux une limitation de trois minutes; de temps en temps on en a accordé une prolongation par acclamation.) Certains des orateurs proposeront des projets précis qui précipiteront [mèneront à] des groupes plus petits et plus pratiques. ("Nous comptons, moi et quelques autres, faire telle chose. Si vous voulez y participer, vous pouvez nous joindre à tel endroit à telle heure.") D'autres souleveront des questions qui se rapportent aux buts généraux de l'assemblée, ou à son fonctionnement continu. (Elle comprend quelles personnes ? À quel temps va-t-elle se réunir ? Comment va-t-on s'y prendre avec nouveaux développements urgents dans l'intervalle ? Qui seront délégués à s'occuper des tâches précises ? Avec quel degré de responsabilité ? [contrôle par l'assemblée]) Dans ce processus les participants reconnaîtront vite ce qui marche et ce qui ne marche pas -- avec quelle rigueur il faut mandater les délégués [= rendre obligatoires et contrôler leurs mandats]; si [ou non] on a besoin d'un président pour faciliter le débat pour que tout le monde ne parlent pas à la fois; etc. Bien des modes d'organisation sont possibles; l'essentiel, c'est que toute chose [question] reste ouverte [publique], démocratique et participative, que toute tendance vers la hiérarchie ou la manipulation soit immédiatement exposée et rejetée.

Le FSM de Berkeley

Malgré sa naïveté, ses confusions et son manque de contrôle rigoureux sur ses délégués, le FSM est un bon exemple des tendances spontanées vers l'auto-organisation pratique qui paraissent dans une situation radicale. Une vingtaine de "centraux" se sont formés pour coordiner l'impression, les communiqués de presse, l'assistance judicière, pour se débrouiller de trouver de la nourriture, des haut-parleurs et d'autres provisions nécessaires, ou pour repérer des volontaires qui avaient indiqué leurs compétences et leur disponibilité pour des tâches diverses. Par le moyen des réseaux téléphoniques [= où chacun appelle dix autres, dont chacun doit appeler à son tour dix autres...] il était possible de contacter à bref délai plus de vingt mille étudiants.

Mais au-delà des seules questions d'efficacité pratique, et même au-delà des questions politiques apparentes, les révoltés perçaient toute la façade spectaculaire et goûtaient un peu de la vie réelle, de la communauté réelle. Un des participants a estimé que dans l'espace de quelques mois il a parvenu à connaître, au moins [ne fut-ce] vaguement [comme connaissance qu'on salue], deux ou trois mille personnes -- cela dans une université qui était notoire pour avoir "transformé les gens en chiffres". Un autre participant a écrit d'une manière émouvante : "Affrontant une institution apparemment destinée à nous frustrer en dépersonnalisant et bloquant la communication, une institution qui manquait de l'humanité, de la grâce et de la sensibilité [@@ responsiveness], nous avons trouvé, flourissant dans nous-mêmes, la présence dont nous protestions au fond l'absence."*

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*Un des moments les plus puissants était celui où les gens assis autour de la voiture de police ont paré un affrontement potentiellement violent avec une bande de perturbateurs [@@ des confréries d'étudiantes] en gardant le silence total pendant une demi-heure. L'herbe coupée sous leurs pieds, les perturbateurs s'ennuyent et deviennent embarrassés, et ils finissent par se disperser. Ce [Tel] silence collectif a l'avantage de dissoudre les réactions compulsives sur tous les [deux] côtés; mais [étant sans contenu,] il le fait sans le contenu discutable de bien des slogans ou des chansons. (Chanter "Nous vaincrons" [@@] a servi à apaiser les gens dans des situations difficiles, mais au prix de falsifier la réalité en la rendant sentimentale.)

La meilleure histoire du FSM est The Free Speech Movement de David Lance Goines (Ten Speed Press, 1993).

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Une situation radicale doit s'étendre ou [elle va] échouer. Dans certains cas exceptionnels un endroit particulier peut servir de base permanent ou au moins à long terme, comme foyer [siège] pour la coordination ou comme refuge contre la répression. (Sanrizuka -- région rurale près de Tokyo qui était occupée par les agriculteurs locaux dans les années 70 dans la tentative de bloquer la construction d'un nouvel aéroport -- a été défendu avec tant d'acharnement et tant de succès pendant tant d'années qu'il en est venu à être utilisé comme siège central [quartier général] pour des luttes diverses dans tout le pays [partout au Japon].) Mais une location fixe favorise la manipulation, la surveillance et la répression, et le fait d'y être cloué [= obligé d'y rester] pour la défendre empêche la liberté de mouvement. Les situations radicales se caractérisent toujours par beaucoup de circulation : pendant que bien des gens convergent sur les endroits clé pour voir [savoir] ce qui arrive, d'autres se deploient [= à partir de tels endroits] dans tous les sens pour répandre la contestation à d'autres régions.

Une mesure simple mais essentielle dans n'importe quelle action radicale, c'est que les participants communiquent ce qu'ils font réellement, et pourquoi [leurs raisons]. Même s'ils n'ont pas fait grand-chose, telle communication est exemplaire en elle-même : en plus du fait qu'elle répand le jeu à un champ plus large et incite la participation d'autrui [incite d'autrui à se mettre de la partie], elle dépasse la dépendance habituelle vis-à-vis des rumeurs, des informations médiatiques ou des porte-parole non contrôlés.

Cette communication est également un pas essentiel d'auto-clarification. Une proposition d'émettre un communiqué commun présente des choix concrets : Nous voulons communiquer avec qui ? Dans quel but ? Qui s'intéresse à ce projet ? Qui est d'accord avec cette déclaration ? Qui n'est pas d'accord ? Sur quels points ? Tout cela peut mener à une polarisation comme [quand] les gens voient les différentes possibilités de la situation, font le tri de leurs propres vues, et regroupent avec ceux qui pensent comme eux [qui partagent les mêmes opinions] pour poursuivre de projets divers.

Une telle polarisation clarifie la situation pour tout le monde. Chaque tendance reste libre de s'exprimer et de mettre à l'essai ses idées [= en les mettant en pratique], et les résultats peuvent se discerner plus clairement que si des stratégies contradictoires étaient mêlées ensembles dans des compromis où tout est réduit au plus petit dénominateur commun. Quand les gens voient le [se rendent compte du] besoin de se coordonner, ils le feront; en attendant, la prolifération d'individus autonomes est bien plus fructueuse que cette "unité" superficielle et hiérarchique [= ordonnée d'en haut] qui est toujours recommandée vivement par les bureaucrates.

Les grandes foules rendent [Le fait d'être nombreux rend] parfois possible des actions qui seraient imprudentes pour des individus isolés; et certaines actions communes (des grèves ou des boycotts, par exemple) exigent que les gens agissent à l'unisson, ou au moins qu'ils n'aillent pas à l'encontre d'une décision majoritaire. Mais les individus ou les petits groupes peuvent se charger directement de beaucoup d'autres matières. Mieux vaut battre le fer pendant qu'il est chaud que perdre le temps à essayer à réfuter les objections des masses de spectateurs qui restent encore sous l'emprise des manipulateurs.

Les petits groupes sont bien en droit de choisir leurs propres collaborateurs : des projets précis peuvent exiger des capacités précises ou un accord étroit entre les participants. Par contre, une situation radicale ouvre des possibilités plus grandes parmi [chez] un plus large éventail de gens. En simplifiant les questions fondamentales et en tranchant les séparations habituelles, elle rend les masses de gens ordinaires capables de réaliser des tâches qu'ils auraient été incapables de seulement imaginer la semaine d'avant. De toute façon, seules les masses auto-organisées peuvent réaliser de telles tâches, personne d'autre ne peut le faire pour eux [en leur place].

Quel est le rôle des minorités radicales dans une telle situation ? Il est clair qu'elles ne doivent prétendre représenter ou conduire le peuple. Mais [par contre] il est absurde de déclarer, au nom d'éviter la hiérarchie, qu'elles doivent immédiatement "se dissoudre dans les masses" et cesser d'exprimer leurs propres vues ou d'initier leurs propres projets. Elles ne doivent faire moins que les individus ordinaires qui font partie de ces "masses", qui doivent exprimer leurs vues et initier leurs projets ou rien n'arriverait jamais. En pratique, les radicaux qui prétendent craindre de "dire aux gens ce qu'ils doivent faire", ou d' "agir à la place des travailleurs", finissent [généralement] soit par ne rien faire, soit par déguiser leurs répétitions interminables de leur idéologie comme "comptes rendus des discussions entre quelques travailleurs". [CF. I.S. no. 12, pp. 71-72.]

Les situationnistes en Mai [mai ?] 1968

Les situationnistes et les Enragés avaient une pratique bien plus lucide et plus franche en Mai 1968. Pendant les premiers trois ou quatre jours de l'occupation de la Sorbonne (14-17 mai) ils ont exprimé ouvertement leurs vues [opinions] sur les tâches de l'assemblée et du mouvement général. Par suite de ses expressions, un des Enragés, René Riesel, était élu au premier Comité d'occupation; lui et les autres délégués étaient réélus le lendemain.

Riesel et un des autres (il semble que tous les autres délégués se sont esquivés sans s'aquitter de leurs responsabilités) ont essayé à réaliser les deux mesures qu'il a préconisées, à savoir le maintien de la démocratie totale à la Sorbonne et la dissémination générale des appels pour l'occupation des usines et la formation des conseils ouvriers. Mais quand l'assemblée a maintes fois toléré que son Comité d'occupation soit foulé aux pieds par diverses bureaucraties gauchistes non élues, et quand elles a manqué d'affirmer l'appel pour les conseils ouvriers (refusant ainsi d'encourager les ouvriers à faire ce que cette assemblée faisait déjà à la Sorbonne), les Enragés et les situationnistes ont quitté l'assemblée pour continuer leur agitation de façon indépendante.

Il n'y avait rien de non-démocratique dans ce départ : l'assemblée de la Sorbonne restait toujours libre de faire comme bon elle semblait. Mais quand elle manquait de répondre aux tâches urgentes présentées par la situation et même contredisait ses propres prétentions de démocratie, les situationnistes croyaient qu'elle n'était plus en droit d'être considérée comme un point centraux [une plaque tournante] du mouvement. Leur diagnostic était confirmé par l'écroulement ultérieur de la moindre feinte de démocratie participative à la Sorbonne : après leur départ l'assemblée n'avait plus d'élections et revenait au type gauchiste [à la forme gauchiste typique], à savoir la direction par des bureaucrates auto-désignés, suivis par des masses passives.

Pendant que cela se passait parmi quelques milliers de gens à la Sorbonne, des millions de travailleurs occupaient leurs usines partout dans le pays. (D'où l'absurdité de qualifier Mai 1968 de "mouvement étudiant".) Les situationnistes, les Enragés et quelques dizaines d'autres révolutionnaires conseillistes ont constitué le Conseil pour le maintien des occupations (C.M.D.O.) dans le but d'encourager ces travailleurs à dépasser [contourner/se passer des] les bureaucrates syndicalistes et à se lier directement pour réaliser les possibilités radicales qui ont été ouvertes par leur action.*

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*Sur Mai 1968 voir Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet et "Le commencement d'une époque" in I.S. no. 12. Je recommande aussi Worker-Student Action Committees, France May '68 de Roger Grégoire et Fredy Perlman. [Black and Red, Michigan, 1969]

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L'ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

"L'indignation vertueuse est un stimulant puissant, mais un régime dangereux. Gardez à l'esprit l'ancien proverbe : ``La colère est mauvaise conseillère''. (...) Quand votre sympathie est émue par les souffrances des personnes dont vous ne savez rien sauf qu'elles sont maltraitées, votre indignation généreuse leur attribue toutes sortes de vertus, et toutes sortes de vices à ceux qui les oppriment. Mais la vérité brutale, c'est que les gens maltraités sont pires que les gens bien traités."

--George Bernard Shaw, Guide de la Femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme [## chaps 37 & 50]

"Nous abolirons les esclaves parce que nous ne pouvons en supporter la vue."

--Nietzsche

 

Lutter pour la libération n'implique pas qu'on doit applaudir les traits des opprimés. L'injustice ultime de l'oppression sociale, c'est qu'elle a plus des chances d'avilir [empirer] les victimes que de les ennoblir.

Une grande partie de la rhétorique gauchiste traditionnelle découlait des notions dépassées sur les mérites [moraux] du travail [@@ work-ethic] : les bourgeois étaient mauvais parce qu'ils ne faisaient pas du travail productif, tandis que les braves prolétaires méritaient le fruit de leur travail, etc. Comme le travail est devenu toujours moins nécessaire et est dirigé vers de buts toujours plus absurdes, cette perspective a perdu tout son sens (en supposant qu'elle en avait eu jamais). Il ne s'agit pas de glorifier le prolétariat, mais de l'abolir. [CF: Jules César III.ii.75: "Je viens ensevelir César, non le glorifier."/ Je viens pour inhumer César, non pour l'exalter."]

La domination de classe n'a pas disparue simplement parce qu'un siècle de démagogie gauchiste a fait [une partie de] la vieille terminologie radicale sembler assez vieux jeu. Le capitalisme moderne, tout en supprimant [graduellement] certains genres de travail col bleu et en jetant des secteurs entiers de la population dans le chômage permanent, a prolétarisé pratiquement tous les autres. Les cols blancs, les techniciens et même les professionnels libéraux qui se sont enorgueillis autrefois de leur indépendance (médecins, scientifiques, savants/lettrés) sont de plus en plus soumis à la commercialisation la plus grossière et même à une réglementation qui fait penser à la chaîne de montage dans les usines.

Moins qu' 1% de la population mondiale possède 80% de la terre. Même aux États-Unis, censés être plus égalitaires, la disparité économique est extrême, et le devient toujours plus. Il y a vingt ans le salaire moyen d'un P.-D.G. [= dirigeant le plus haut d'une compagnie] était 35 fois plus grand que celui d'un ouvrier; il est maintenant 120 fois plus grand. Il y a vingt ans le 0,5% [qui était] la [?] plus riche de la population américaine possédaient 14% de la propriété privée; ils [elle?] en possèdent maintenant 30%. Mais tels chiffres ne font pas comprendre l'étendue complète du pouvoir de cette élite. La "richesse" des classes inférieures ou moyennes se consacre presque entièrement à couvrir leurs frais quotidiens, ne laissant que peu ou rien pour des investissements aussi importants pour leur donner du pouvoir social. Un magnat qui ne possède que 5 ou 10 pour cent d'une société commerciale peut néanmoins la contrôler (à cause de l'apathie de la masse de petits actionnaires non organisés), et exerce ainsi autant de pouvoir que s'il la possédait complètement. Et il ne faut que quelques grandes sociétés commerciales (dont les directions [conseils d'administration] se relient entre eux et avec les bureaucraties gouvernementales supérieures) pour acheter, ruiner ou marginaliser les petits concurrents indépendants et dominer effectivement les médias et les politiciens clé.

Le spectacle omniprésent de la prospérité bourgeoise [des classes moyennes] a dissimulé cette réalité, surtout aux États-Unis où, à cause de leur histoire particulière (et malgré la violence de beaucoup de leurs anciennes luttes de classes), les gens sont plus naïvement inconscients des divisions de classes que dans n'importe quelle autre région du monde. La grande diversité des ethnies et la multitude de gradations [échelonnements] intermédiaires complexes ont tamponné et estompé la distinction fondamentale entre le sommet et le bas. Les Américains possèdent tant de marchandises qu'ils ne remarquent pas que quelqu'un d'autre possède la société entière. Sauf pour ceux qui sont vraiment en bas, qui sont forcément plus avertis, ils supposent généralement que la pauvreté est la faute des pauvres; que toute personne entreprenante trouvera toujours des chances [= pour réussir]; que si l'on ne peut gagner sa vie dans une région, on peut toujours prendre un nouveau départ ailleurs. Il y a un siècle, quand il était encore possible [et facile] de déménager plus à l'ouest [quand les gens pouvaient toujours simplement déménager plus à l'ouest], cette croyance avait un certain fondement; la persistance des spectacles nostalgiques de la vieille frontière obscurcit le fait que les conditions actuelles sont bien différentes et qu'il n'y a plus de régions nouvelles auxquelles nous pourrions échapper.

Les situationnistes ont parfois employé le terme prolétariat (ou plus précisément, le nouveau prolétariat) dans un sens élargi, pour désigner toute personne "qui n'a aucun pouvoir sur l'emploi de sa vie et qui le sait". Cet usage n'est peut-être pas très précis, mais il a le mérite de souligner le fait que la société est toujours divisée en classes, et que la division fondamentale est toujours celle entre la petite minorité qui possède et contrôle tout, et la grande majorité qui n'a [que peu ou] rien à échanger que sa [propre] force de travail. Dans certains contextes il pourrait être préférable d'employer d'autres termes, tels que "le peuple"; mais non pas quand cela se ramènerait à mettre dans le même sac les exploiteurs et les exploités.

Il ne s'agit pas de romancer les salariés, qui, comme on pouvait s'y attendre étant donné que le spectacle est dessiné surtout pour les tromper [maintenir dans un état d'illusions], sont souvent parmi les secteurs les plus ignorants et [les plus] réactionnaires de la société. Il ne s'agit pas non plus de marquer des points pour voir qui est le plus opprimé. Il faut contester toutes les formes d'oppression, et tout le monde peut contribuer à cette contestation -- femmes, jeunes, chômeurs, minorités, lumpens, bohèmes, paysans, classes moyennes, voire des renégats de l'élite dirigeante. Mais aucun de ces groupes [catégories] ne peut parvenir à une libération définitive sans abolir la fondation matérielle de toutes ces oppressions : le système de la production marchande et du salariat. Et cette abolition ne peut être réalisé que par l'auto-abolition collective des salariés. Ils sont les seuls qui sont dans une position non pas seulement à faire arrêter le système directement, mais à relancer [le] tout dans une façon fondamentalement différente.*

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*"Les travailleurs ne se limiteront pas à fermer les industries, ils rouvriront, sous la gestion des métiers compétents, celles qui seront nécessaires pour préserver la santé et la paix publiques. Si la grève continue, ils pourraient être conduits à éviter la souffrance publique par la réouverture de toujours plus d'activités. Sous leur propre gestion. Voilà pourquoi nous disons que nous nous mettons en route vers une destination qui n'est connue à personne !" (Avis à la veille de la grève générale de Seattle en 1919.) Voir Strike ! de Jeremy Brecher (South End, 1972, pp. 101-114). On peut trouver des comptes-rendus plus importants dans deux autres livres qui sont actuellement épuisés : Revolution in Seattle de Harvey O'Connor, et Root and Branch : The Rise of the Workers' Movements.

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Il ne s'agit pas non plus d'accorder des privilèges spéciaux à qui que ce soit. Si les travailleurs dans les secteurs essentiels (alimentation, transports, communications, etc.) parviennent à rejeter leurs chefs capitalistes et syndicalistes et à entamer l'autogestion de leurs propres activités, ils n'auront évidemment aucun intérêt à garder le "privilège" de faire tout le travail; au contraire, ils auront un vive intérêt à inviter tous les autres, qu'ils soient des non-travailleurs ou des travailleurs des secteurs dépassés (judiciaires, militaires, marchands, publicitaires, etc.), à les joindre [= unir à eux pour participer] dans le projet de le réduire et [de le] transformer. Tous les participants partageront les décisions [la gestion]; seront exclus seulement ceux qui restent sur la touche en revendiquant des privilèges spéciaux.

Le syndicalisme et le conseillisme traditionnels ont eu une trop grande tendance d'admettre [croire naturelle et éternelle] le division de travail existante, comme si la vie dans une société post-révolutionnaire devrait continuer à tourner autour des travaux (et des lieux de travail) fixes. Cette perspective est de plus en plus dépassée même dans la société actuelle : comme la plupart des gens ont des emplois absurdes et souvent seulement temporaires, avec lesquels ils ne s'identifient aucunement, tandis que bien des autres n'ont pas des emplois salariés, les questions concernant le travail devient seulement un aspect d'une lutte plus générale.

Au début d'un mouvement il peut convenir [= être bon/approprié] que des travailleurs se présentent comme tels ("Nous, les travailleurs de telle entreprise, avons occupé notre usine dans tel but; nous exhortons les travailleurs d'autre secteurs à faire de même"). Cependant, le but ultime n'est pas l'autogestion des entreprises existantes. La gestion des médias par ceux qui arrivent [par hasard] d'y travailler, par exemple, serait presque aussi arbitraire que la gestion actuelle par ceux qui arrivent de les posséder. La gestion par les travailleurs de leurs conditions de travail devra se combiner avec la gestion par la communauté des questions d'une importance générale. Les ménagères et d'autres gens qui travaillent dans des conditions relativement isolées auront besoin de développer leurs propres formes de l'organisation pour leur permettre d'exprimer leurs intérêts particuliers. Mais les éventuels conflits d'intérêts entre "producteurs" et "consommateurs" seront vite dépassés quand tout le monde s'engagera directement dans les deux aspects; quand les conseils ouvriers se lieront [s'imbriqueront] avec les conseils de quartier et de ville; et quand les positions de travail fixes dépériront par le [à cause du] dépassement de la plupart des métiers et la réorganisation et la rotation de ceux qui restent (y compris le ménage et l'assistance à l'enfance).

Les situationnistes avaient certainement raison de lutter pour la formation des conseils ouvriers lors des occupations des usines en Mai 1968. Mais il faut constater que ces occupations étaient déclenchées par les actions des jeunes dont la plupart n'étaient pas des ouvriers. Après 1968 les situationnistes avaient tendance de tomber dans une sorte d'ouvriérisme (quoiqu'ils restassent nettement anti-travail [@@]), voyant la prolifération des grèves sauvages comme le principal indicateur des possibilités révolutionnaires, tout en prêtant moins d'attention aux développements sur d'autres terrains. En réalité, il arrive souvent que des ouvriers qui sont à peine radicaux sont forcés de se jeter dans des luttes sauvages par les trahisons flagrantes de leurs syndicats; tandis que d'autres gens résistent le système par d'autres moyens que les grèves (y compris en esquivant autant que possible le salariat en premier lieu [in the first place]). Les situationnistes avaient raison à reconnaître l'autogestion collective et la "subjectivité radicale" individuelle comme aspects complémentaires et également essentiels du projet révolutionnaire. S'ils n'ont pas réussi à réunir complètement ces deux côtés, ils les ont rapprochés bien mieux que les surréalistes, qui ont essayé de lier la révolte culturelle et politique en déclarant simplement leur adhésion à une version ou une autre de l'idéologie bolchevique.*

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*Raoul Vaneigem (qui a écrit par ailleurs une bonne courte histoire critique du surréalisme) a représenté l'expression la plus claire de tous les deux aspects. Son petit livre De la grève sauvage à l'autogestion généralisée est une récapitulation utile d'un bon nombre de tactiques de base qui peuvent être employées pendant les grèves sauvages et d'autres situations radicales, ainsi que des possibilités diverses de l'organisation sociale après une révolution. Malheureusement il y a aussi beaucoup du [genre de] délayage qu'on trouve dans tous les écrits de Vaneigem depuis son départ de l'I.S. Parmi autres choses, ce livre prête aux luttes ouvrières un contenu vaneigemiste qui n'est ni justifié ni nécessaire. [@@ Donner un exemple ?] La subjectivité radicale a été figée dans une idéologie hédoniste réitérée d'une façon ennuyeuse dans ses livres ultérieurs (Le Livre des plaisirs, etc.), qui ont l'allure de parodies "barbe à papa" des idées dont il a traité d'une manière si tranchante dans ses anciens oeuvres.

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Grèves sauvages et sur le tas

Les grèves sauvages présentent certes des possibilités intéressantes, surtout si les grévistes occupent leur lieu de travail. L'occupation ne leur donne pas seulement plus de sécurité (elle empêche des lock-outs et des jaunes, et les machines et les produits servent d'otages contre la répression), elle réunit tout les travailleurs, ce qui garantit effectivement l'autogestion collective de la lutte et suggère même la notion de l'autogestion de la société entière.

Une fois que le fonctionnement habituel s'arrête, l'ambiance se transforme [tout revêt une ambiance différente]. Un lieu de travail terne peut se transformer en un espace presque sacré qu'on [= les grévistes] protège ardemment contre l'intrusion profane des patrons ou de la police. Un observateur de la grève sur le tas de 1937 à Flint dans le Michigan, a décrit les grévistes comme "des enfants jouant un jeu nouveau et fascinant; ils ont fait un palais de ce qui a été leur prison" (Sit-Down : The General Motors Strike of 1936-1937 de Sidney Fine). Bien que le but de cette grève fût simplement de gagner le droit de former leur propre syndicat, son organisation était quasiment conseilliste. Pendant les six semaines qu'ils ont habité leur usine (en transformant des sièges de voiture en lits et les voitures en armoires) une assemblée générale de tous les 1200 ouvriers s'est réuni deux fois par jour pour déterminer des politiques [règles/mesures] concernant l'alimentation, le nettoyage, les renseignements, l'éducation, les griefs, la communication, la sécurité, la défense, le sport et les divertissements, et pour élire des comités responsables et fréquemment rotationnés [de rotation fréquente] pour exécuter ces politiques. Il y avait même un "comité de rumeurs" qui s'occupait de neutraliser la désinformation en suivant à sa source la trace de toute rumeur pour vérifier sa justesse. À l'extérieur de l'usine les femmes des grévistes s'occupaient de la nourriture et de l'organisation des piquets, de la publicité et des liaisons avec les travailleurs dans d'autres villes. Les plus audacieuses ont constitué une Brigade d'urgence [de femmes] qui comptait former un tampon au cas d'une attaque de la police sur l'usine. "Si les gendarmes veulent tirer, ils seront forcés de tirer [d'abord] sur nous."

Malheureusement, bien que les travailleurs occupent toujours des positions clé dans certains domaines essentiels (services publics, communications, transports), les travailleurs dans bien des autres secteurs ont moins de prise [= influence/puissance] que d'autrefois. Les [compagnies] multinationales ont généralement des réserves [stocks] importantes et elles peuvent facilement patienter ou [au besoin] transférer leurs opérations aux autres pays, tandis qu'il est difficile pour les travailleurs de tenir bon sans leurs salaires. Loin de menacer rien d'essentiel, bien des grèves actuelles ne sont que des supplications pour l'ajournement de la fermeture des industries dépassées qui perdent de l'argent. Donc, bien que la grève reste la tactique ouvrière la plus fondamentale, les travailleurs doivent aussi inventer d'autres formes de luttes [ouvrières/pendant le travail] et trouver des moyens pour [se] relier aux luttes sur d'autres terrains.

Grèves de consommateurs

Tout comme les grèves ouvrières, les grèves de consommateurs [de consommation] (à savoir les boycotts) dépendent sur leur prise sur les propriétaires et sur leur soutien populaire. Il y a tant de boycotts pour tant de causes que, [mis] à part quelques-uns qui se basent sur une question morale qui est très claire, la plupart échouent. Comme se voit si souvent dans les luttes sociales, les boycotts les plus fructueux sont ceux où les gens luttent directement pour eux-mêmes, tels que les premiers boycotts pour les droits civils dans le sud des États-Unis, ou les mouvements d' "auto-réduction" en Italie et ailleurs où des communautés entières se sont décidées de ne payer qu'un pourcentage convenu des tarifs des transports ou des services publics. Une grève de loyer est une action particulièrement simple et puissante, mais il est difficile à parvenir à l'unité nécessaire pour la déclencher sauf parmi ceux qui n'ont rien à perdre; ce qui explique pourquoi les défis les plus exemplaires au fétiche de la propriété privée sont [jusqu'à maintenant] le fait des squatters sans abri.

Une autre tactique [intéressante] pourrait être considérée comme une sorte de "contre-boycottage", puisqu'il s'agit de soutenir collectivement [les gens se joignent pour soutenir] une institution populaire qui est menacée. [Le fait de] Faire une collecte de fonds [= en montant des évènements de bienfaisance, etc.] pour soutenir une école, une bibliothèque ou une institution alternative [locales] est ordinairement assez banal, mais de tels mouvements engendrent parfois un débat public salutaire. En 1974 des journalistes en grève ont pris possession d'un grand journal de la Corée de Sud et se sont mis à publier des révélations des mensonges et de la répression gouvernementaux. Pour essayer de ruiner le journal sans être obligé de le supprimer ouvertement, le gouvernement a fait pression sur toutes les compagnies pour qu'elles en enlèvent toutes leurs publicités. Le public a répondu en achetant des milliers d'annonces individuelles, utilisant leur espace pour des déclarations personnelles, des poèmes, des citations de Thomas Paine, etc. Bientôt cette "Tribune pour le soutien de la liberté de parole" a remplis plusieurs pages de chaque numéro et le tirage est sensiblement augmenté avant que le journal fût finalement supprimé.

Mais les luttes consommatrices [de consommateurs] sont limitées par le fait que les consommateurs se trouvent au côté récepteur du cycle économique : ils peuvent exercent une certaine [quantité de] pression par des protestations, des boycotts ou des émeutes, mais ils ne contrôlent pas les mécanismes de production. Dans l'incident coréen [précité], par exemple, la participation publique n'était rendu possible que par la prise du journal par les travailleurs.

Une forme de lutte ouvrière qui est particulièrement intéressante et exemplaire est ce qui est parfois appelé une grève sociale ou une grève de gratuité, dans laquelle les gens continuent leur travail mais dans des façons qui préfigurent un ordre social libre : des ouvriers distribuant gratuitement les biens qu'ils ont produits; des vendeurs faisant payer [au clients] moins que le prix correct; des ouvriers de transport laissant tout le monde aller sans payer. En février 1981 11.000 téléphonistes ont occupé leur centraux partout dans la Colombie britannique et se sont acquittés gratuitement de tous les services pendant six jours, avant d'être dupés à cesser l'occupation par des manoeuvres de leur syndicat. En plus d'avoir gagné plusieurs de leurs demandes, ils semblent avoir eu un temps merveilleux.* On peux imaginer des moyens pour aller plus loin et devenir plus sélectif, en bloquant, par exemple, les appels commerciaux ou gouvernementaux tout en laissant passer gratuitement les appels personnels. Les ouvriers postaux pourraient faire de même avec le courrier; les ouvriers de transport pourraient continuer à transporter les biens nécessaires, tout en refusant de transporter des gendarmes ou des soldats...

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*"[Le] deuxième jour. Je suis fatiguée, mais la multitude de sensations positives qui passent partout ici vainc toute fatigue. (...) Qui oubliera jamais l'expression sur les visages des cadres quand nous les avons dit que nous avions pris le contrôle, et qu'on n'avait plus besoin de leurs services ? (...) Tout continue normalement [comme normal] sauf que nous ne faisons pas payer les notes [factures]. (...) Nous nous lions d'amitié avec les travailleurs d'autres sections [téléphoniques]. Les mecs d'en bas viennent pour apprendre nos tâches et pour nous aider. (...) Nous volons [Nous sommes tous dans un état d'euphorie], marchant à la pure adrénaline. On dirait que la sacré chose était à nous. (...) Les panneaux sur la porte d'entrée disent : TÉLÉPHONISTES COOPÉRATIFS. CHANGEMENT DE DIRECTION -- INTERDIT AUX DIRECTEURS." (Rosa Collette, Open Road, Vancouver, printemps 1981.)

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Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

Mais ce genre de grève n'aurait aucun sens pour cette grande majorité des travailleurs dont le travail ne serve aucun but rationnel. (La meilleure possibilité pour tels travailleurs c'est de dénoncer publiquement l'absurdité de leur propre travail, comme l'ont fait joliment quelques publicitaires en Mai 1968.) [CF. Viénet pp. 309-310] D'ailleurs, même le travail utile est souvent si parcellisé que les groupes de travailleurs isolés ne peuvent réaliser [par eux-mêmes] que peu de changements. Et même la petite minorité qui se trouve par hasard dans la production des produits achevés et vendables (comme était le cas avec les ouvriers qui en 1973 ont pris possession de la compagnie Lip en faillite pour la faire marcher pour eux-mêmes) reste généralement dépendante des réseaux de finance et de distribution commerciaux. Dans les cas exceptionnels où tels ouvriers parviennent à réussir [malgré tout cela], ils ne deviennent qu'une compagnie capitaliste de plus; mais le plus souvent leurs innovations autogestionnaires ne finissent que par rationaliser l'opération au profit des propriétaires. Un "Strasbourg des usines" peut arriver si des ouvriers se trouvant dans une situation à la Lip utilisent les moyens [facilités/équipements] et la publicité qu'elle leur donne pour aller plus loin que les ouvriers de Lip (qui ne luttaient que pour sauver leur travail) en appelant à tous les autres à les joindre dans le projet du dépassement de tout le système de la production marchande et du salariat. Mais cela est peu probable avant qu'il n'y ait un mouvement aussi répandu pour agrandir les perspectives des gens et [pour] contrebalancer les risques -- comme en Mai 1968, quand la plupart des usines étaient occupées :

Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale s'était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d'exécution, chassant les bureaucrates, organisant son autodéfense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très grand nombre d'entreprises aurait suivit la voie ainsi découverte. Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à l'incertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de véritables délégués des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans certain bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu s'imposer dans toutes les branches de l'industrie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée eût pu alors proclamer l'expropriation de tout le capital, y compris étatique; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe; et en appeler directement -- par exemple, en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications -- aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront qu'une telle hypothèse est utopique. Nous répondrons : c'est justement parce que le mouvement des occupations a été objectivement, à plusieurs instants, à une heure d'un tel résultat, qu'il a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur le moment dans l'impuissance de l'État et l'affolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration du silence qui est faite sur sa gravité. (I.S. no. 12) [p. 12]

Ce qui a empêché cela c'était surtout les syndicats, notamment la C.G.T., dominée par le Parti communiste. Inspirés par la jeunesse révolté qui a combattu la police dans la rue et [a] occupé la Sorbonne et d'autres bâtiments publics, dix million d'ouvriers [de travailleurs] passent au-delà des objections de leurs syndicats et occupent presque toutes les usines et bien des bureaux du pays, lançant ainsi la première grève générale sauvage de l'histoire. Mais la plupart de ces ouvriers, n'ayant pas une notion assez claire de que faire ensuite, permettent la bureaucratie syndicale à s'insinuer dans le mouvement qu'elle a cherché à empêcher. Les bureaucrates font tout leur possible pour freiner et fragmenter le mouvement : appelant pour des grèves brèves et symboliques; formant des organisations "de base" dont tous les effectifs étaient des fidèles militants du Parti; saisissant le contrôle des systèmes des hauts parleurs; truquant des élections en faveur d'un retour au travail; et surtout (sous le prétexte de "se protéger contre des provocateurs extérieurs"), barrant les portes des usines pour que les ouvriers restent isolés les uns des autres ainsi que [isolés] des autres insurgés. Les syndicats se mettent alors en pourparlers avec les patrons et le gouvernement pour obtenir des augmentations de salaires et de congés payés. [= Accords de Grenelle] Ce pot-de-vin est rejeté énergiquement par une grande majorité des ouvriers, qui ont le sens, ne fût-il que vague/confus, qu'un changement plus radical est à l'ordre du jour. Au début de juin la présentation par de Gaulle de l'alternative entre des nouvelles élections ou la guerre civile réussit finalement à intimider bien des ouvriers à reprendre [pour qu'ils reprennent] le travail. Il y a de nombreux ouvriers qui refusent cette intimidation, mais l'isolation entre eux permet aux syndicats de dire séparément à chaque groupe que tous les autres ont repris le travail, de sorte que, se croyant seuls, ils abandonnent la lutte.

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Méthodes de confusion et de récupération

Comme en Mai 1968, quand les pays développés sont menacés d'une situation radicale, ils comptent habituellement sur la confusion, les concessions, les couvre-feux, les distractions la désinformation, la fragmentation, la préemption, l'ajournement et d'autres méthodes pour [de ?] détourner, diviser ou récupérer l'opposition, ne recourant à la répression physique ouverte qu'en dernier ressort. Ces méthodes, allant des subtiles aux risibles*, sont tellement nombreuses qu'il serait impossible d'en mentionner ici que quelques-unes.

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*"Une compagnie sud-africaine vend un véhicule qui joue [passe/émet] la musique disco par haut-parleur pour calmer les nerfs des émeutiers. Le véhicule, déjà acheté par une nation noire que la compagnie n'a pas identifiée, contient également une grande lance à eau et du gaz lacrymogène." (A.P., 23 septembre 1979.) [A.P. = Associated Press]

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Une méthode commune pour confondre les questions est de déformer l'alignement des forces apparentes en projetant des positions diverses sur un schéma linéaire, gauche contre droite, ce qui impliquerait que si vous êtes opposé à un côté vous devez être en faveur de l'autre. Le spectacle du communisme contre le capitalisme a fait l'affaire pendant plus d'un demi-siècle. Depuis l'écroulement récent de cette farce, la tendance est plutôt de déclarer [l'existence d'] un consensus mondial centriste et pragmatique, par rapport auquel toute opposition est mise dans le même sac que des "extrémismes" fanatiques [@@ forcenés/cinglés/dingues] (fascisme ou fanatisme religieux à la droite, terrorisme ou "anarchie" à la gauche).

J'ai déjà discuté [au-dessus] une des façons de "diviser pour régner", à savoir, encourager les exploités à se fragmenter dans une multitude d'identités [de groupe] étroites, qui peuvent être manipulées à diriger leurs énergies dans des luttes entre elles. Inversement, des classes opposées peuvent être réunies par l'hystérie patriotique et d'autres moyens. Les fronts populaires, les front unis et d'autres coalitions semblables servent à obscurcir les conflits [d'intérêts] fondamentaux au nom d'une opposition commune à un ennemi commun (bourgeoisie + prolétariat contre un régime réactionnaire; couches militaires-bureaucratiques + paysans contre la domination étrangère). Dans telles coalitions le groupe supérieur a généralement les ressources matérielles et idéologiques pour maintenir son contrôle sur le groupe inférieur, qui est dupé à remettre à trop tard l'action auto-organisée pour lui-même. Lorsqu'on a remporté le victoire sur l'ennemi commun, le groupe supérieur a [déjà] eu le temps à consolider son pouvoir (souvent dans une nouvelle alliance avec des éléments de l'ennemi vaincu) pour écraser les éléments radicaux du groupe inférieur.

Tout vestige de hiérarchie dans un mouvement radical sera utilisé à le diviser et le saper. S'il n'y pas de chefs récupérables, le système peut en créer quelques-uns par l'étalage spectaculaire intensif. On peut [marchander et] négocier avec les chefs, et les rendre responsables des [pour les] gens qui les suivent; une fois qu'ils sont récupérés, ils peuvent établir des chaînes de commandement semblables au-dessous d'eux, ce qui permet aux dirigeants de maîtriser une multitude de gens sans avoir à s'en y prendre avec tous ouvertement et simultanément.

La récupération des leaders ne serve pas seulement à les séparer du peuple, elle divise aussi le peuple parmi eux : certains voyant la récupération comme un victoire, d'autres la dénonçant comme une trahison, d'autres encore hésitant. Comme l'attention tourne des actions participatrices au spectacle des chefs-célébrités éloignés qui débattent des questions éloignées, la plupart des gens s'y ennuient et deviennent désillusionnés. Sentant que la situation n'est plus entre leurs mains (peut-être même soulagés du fait que d'autres s'en occupent), ils reviennent à leur ancienne passivité [passivité antérieure].

Une autre méthode pour décourager la participation populaire, c'est de souligner des problèmes qui semblent exiger des compétences spécialisées. Un exemple classique est le stratagème de certains dirigeants militaires allemands en 1918, au moment où les conseils ouvriers et de soldats, qui sont [ap]parus à la suite de l'écroulement allemand à la fin de la Première Guerre mondiale, avaient potentiellement le pays entre leurs mains.*

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*"Le soir du 10 novembre, quand l'état-major était encore à Spa, un groupe de sept soldats se présente au quartier général. Ils sont le "comité exécutif" du Conseil de tous les soldats auprès du quartier général. Leurs revendications ne sont pas complètement claires, mais ils attendent évidemment à jouer quelque rôle dans le commandement de l'armée pendant sa retraite. Au minimum ils veulent le droit de contresigner les ordres du haut commandement pour assurer que l'armée ne soit utilisée pour aucun but contre-révolutionnaire. Les sept soldats sont reçus courtoisement par un lieutenant-colonel Wilhelm von Faupel, qui a été soigneusement préparé pour l'occasion. (...) Faupel conduit les délégués dans la salle des cartes du quartier général. Tout est exposé sur une grande carte murale [qui occupe tout un mur] : le complexe énorme de routes, chemins de fer, ponts, gares de triage, pipelines, postes de commandement et dépôts d'approvisionnement -- entrelacement de lignes rouges, vertes, bleues, noires convergeant dans des embouteillages aux principaux [cruciaux] ponts du Rhin. (...) Faupel se [re]tourne vers eux. L'état-major, dit-il, n'a aucune objection aux conseils de soldats; mais il demande à ses interlocuteurs s'ils se sentent bien compétents de diriger l'évacuation générale de l'armée allemande à travers ces lignes de communication. (...) Les soldats, déconcertés, regardent avec inquiétude la carte immense. L'un d'eux admet que cela n'était pas ce qu'ils avaient dans l'idée, et que "ces affaires-là peuvent bien être laissées aux officiers". Ils finissent par presque supplier les officiers de maintenir le commandement. (...) Chaque fois qu'une délégation d'un conseil de soldats se présentait au quartier général, le lieutenant-colonel Faupel était rappelé pour [re]jouer la même comédie. Elle remportait toujours le même succès." (Richard Watt, The Kings Depart : Versailles and the German Revolution.) [pp. 205-206]

[CF: "Le 10 novembre au matin, un groupe de sept membres se présente à Spa : ce sont les délégués de tous les Conseils de soldats de l'armée auprès du commandement suprême. Le lieutenant-colonel Faupel, qui les reçoit, les conduit devant une grande carte murale où sont figurés les deux millions de soldats stationnés à l'ouest du Rhin. (...) Il leur montre des réseaux de voies ferrées, des plans de gares, d'embranchements, de régulatrices; des statistiques de matériel roulant, de wagons, de locomotives. Puis il leur montre les quelques ponts du Rhin (...) par où cette formidable masse d'hommes doit passer. (...) Les délégués des Conseils sont-ils prêts à assumer la responsabilité d'un tel désastre ? (...) Les délégués restent muets devant les cartes où s'entrelacent des lignes rouges, vertes, bleues, noires. (...) L'un d'eux déclare ``qu'il ne s'agit pas de ces affaires-là, que l'on pourrait à la rigueur abandonner aux officiers.''..." [Benoist-Méchin, Histoire de l'armée allemande, vol. 1, pp. 40-41. Ce passage est évidemment la source de la description dans le livre de Watt. CF. aussi le résumé dans Semprun, Dialogues sur l'achèvement des temps modernes, p. 49.]

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Le terrorisme renforce l'État

Le terrorisme a souvent servi à briser l'élan des situations radicales. Il abasourdit les gens, les retransforme en spectateurs qui suivent anxieusement les dernières nouvelles et les dernières conjectures. Loin d'affaiblir l'État, le terrorisme semble confirmer le besoin de le renforcer. Si des spectacles terroristes ne paraissent pas spontanément quand il en a besoin, il arrive parfois que l'État les produit lui-même au moyen des provocateurs. (Voir Du terrorisme et de l'État de Gianfranco Sanguinetti et la dernière moitié de la Préface à la quatrième édition italienne de "La Société du Spectacle" de Debord.)

Un mouvement populaire ne peut empêcher des individus d'effectuer des actions terroristes ou d'autres actions irréfléchies/malavisées, qui peuvent le dérouter et le détruire aussi bien que si elles étaient le fait d'un provocateur. La seule solution est de créer un mouvement qui tient si immanquablement à des tactiques franches et non-manipulatrices que tout le monde reconnaîtra des étourderies individuelles ou des provocations policières pour ce qu'elles sont.

Une révolution antihiérarchique ne peut être qu'une "conspiration ouverte". Évidemment il y a des choses qui exigent le secret, surtout sous les régimes les plus répressifs. Mais même dans tels cas les moyens ne doivent être incompatibles avec le but ultime, à savoir le dépassement de tout pouvoir séparé par la participation consciente de tous. Le secret [La tactique du secret] a souvent le résultat absurde que la police est seule à savoir ce qui arrive réellement, et est ainsi en position d'infiltrer et de manipuler un groupe radical sans être reconnue par [sans la connaissance de] personne d'autre. La meilleure défense contre l'infiltration est d'assurer qu'il n'y a rien d'important à infiltrer, c'est-à-dire qu'aucune organisation radicale possède un [du] pouvoir séparé. La meilleure sécurité vient des [grands] nombres : quand des milliers de gens s'engagent ouvertement, peu importe s'il y a quelques espions parmi eux.

Même dans les actions des petits groupes, la sécurité vient souvent du maximum de publicité. Pendant la préparation du scandale de Strasbourg, certains des participants ont hésité devant la distribution brutale de la brochure situationniste et voulaient adoucir les critiques [et les actions connexes]. Mustapha Khayati (délégué de l'I.S. et principal auteur de la brochure) leur a montré que la démarche la moins dangereuse ne serait pas d'éviter à offenser trop les autorités -- comme si elles seraient reconnaissantes de n'être insultées que dans une manière modérée et hésitante ! -- mais de perpétrer un scandale avec une telle publicité qu'elles n'oseraient pas user de représailles.

[CF. "plusieurs avaient soudainement hésité devant la distribution brutale du texte dans la cérémonie de la rentrée de l'Université. Khayati avait dû montrer aux personnes concernées qu'on ne doit pas essayer de faire les scandales à moitié, ni espérer au milieu d'un acte de ce genre que l'on pourrait être moins compromis, quand on a déjà choisi de l'être, en n'étendant pas trop loin la résonance du coup -- et qu'au contraire le succès d'un scandale est la seule sauvegarde relative de ceux qui l'ont sciemment déclenché" (I.S. no. 11, p. 26).]

* * *

La lutte finale

Revenons aux occupations des usines en Mai 1968. À supposer que les ouvriers français eussent rejeté les manoeuvres bureaucratiques et établi un réseau conseilliste partout dans le pays. Quoi alors ?

Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était inévitable. (...) la contre-révolution armée eût été déclenchée sûrement aussitôt. Mais elle n'était pas sûre de gagner. Une partie des troupes se serait évidemment mutinée : les ouvriers auraient su trouver des armes, et n'auraient certainement plus construit des barricades -- bonne sans doute comme forme d'expression politique au début du mouvement, mais évidemment dérisoire stratégiquement (...). L'invasion étrangère eût suivi fatalement, (...) sans doute à partir des forces de l'O.T.A.N., mais avec l'appui indirect ou direct du "Pacte de Varsovie". Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué à quitte ou double devant le prolétariat d'Europe. (I.S. no. 12) [pp. 12-13.]

Grosso modo, l'importance [significance = ce qui importe (il ne s'agit pas de grandeur)] de la lutte armée est inversement proportionnelle au niveau du développement économique. Dans les pays les moins développés les luttes sociales tend à se réduire à des luttes militaires, parce que sans armes il y a peu de choses que les masses appauvries peuvent faire qui ne nuiraient plus à eux-mêmes qu'aux dirigeants, surtout quand leur autarcie traditionnelle a été détruite par une économie monoculturelle adaptée à l'exportation. (Même si elles gagnent militairement, elles peuvent généralement être écrasées par l'intervention étrangère ou contraintes à se soumettre à l'économie mondiale, à moins que d'autres révolutions parallèles n'ouvrent des fronts nouveaux.)

Dans les pays plus développés la force armée importe moins, bien qu'elle puisse être un facteur important à certains moments cruciaux. Il est possible, quoique pas très efficace, de forcer les gens à faire du travail manuel simple sous la menace des armes. Mais cela n'est pas possible quand il s'agit des gens qui travaillent avec du papier ou des ordinateurs dans une société industrielle complexe -- il y a trop d'occasions pour des "erreurs" gênantes qui ne laissent pas de trace. Le capitalisme moderne exigent de ses travailleurs une certaine mesure de coopération et même de participation sémi-créative. Aucune grande entreprise pourrait fonctionner pendant [même] un [seul] jour sans l'auto-organisation spontanée des travailleurs, qui doivent constamment réagir à des problèmes imprévus, compenser les erreurs de la direction, etc. Si les ouvriers entreprennent une grève du zèle où ils ne font rien que de suivre strictement les règlements officiels, l'opération sera ralentie ou même arrêtée [complètement] (ce qui met la direction, qui ne peut désapprouver ouvertement cette rigueur exemplaire, dans la position drôlement embarrassante d'avoir laisser entendre aux ouvriers qu'ils doivent se remettre au travail sans être tout aussi rigoureux). Le système ne survie que parce que la plupart des ouvriers sont relativement apathiques et, pour ne pas se créer des ennuis, ils coopèrent assez pour que les choses continuent à marcher. [@@]

Les révoltes isolées peuvent être réprimées une par une; mais si un mouvement se répand avec une vitesse suffisante, comme en Mai 1968, quelques centaines de milliers de soldats ou gendarmes ne peuvent rien faire devant dix millions d'ouvriers en grève. Un tel mouvement ne peut être détruit que de l'intérieur. Si le peuple ne sait pas ce qu'il faut faire, des armes ne peut guère l'aider; s'il le sait bien, des armes ne peut guère l'arrêter. [CF. La réalisation et la suppression de la religion, pp. 16-17]

Ce n'est qu'à certains moments que les gens se trouvent assez "ensemble" (physiquement et moralement) [@@jeu de mots = à la fois être ensemble ET s'organiser] pour révolter avec succès. Les dirigeants les plus avertis savent qu'ils seront sauvés s'ils peuvent seulement disperser telles menaces avant qu'elles ne développent trop d'élan [de dynamisme/de vitesse acquise] et de conscience [d'elles-mêmes], qu'ils le fassent par la répression physique directe ou par les divers genres de diversion que j'ai discuté au-dessus. Peu importe si les gens découvrent plus tard qu'on les a roulés, qu'ils avaient la victoire entre leurs mains si seulement ils l'avaient reconnu : une fois passée l'occasion, c'est trop tard.

Les situations ordinaires sont pleines de confusions, mais les questions sont généralement sans urgence. Dans les situations radicales, les choses sont à la fois simplifiées et accélérées : les questions deviennent plus claires, mais il y a moins de temps pour les résoudre.

Le cas extrême [limite] est dramatisé dans une scène fameuse du Cuirassé Potemkin d'Eisenstein. Des marins mutinés, les têtes recouvertes d'une bâche, sont alignés pour être fusillés. Des gardes [fusiliers] visent. [Juste] Au moment où on leur donne l'ordre de tirer, un des marins crie à haute voix : "Frères ! Sur qui tires-tu ?" [Sur qui allez-vous tirer ? Sur vos frères ?] Les gardes vacillent. On leur donne encore l'ordre de tirer. Après une hésitation pleine de suspense, les marins de la garde remirent l'arme au pied. Ils aident les autres marins à prendre le dépôt d'armes, ils se retournent [ensemble] contre les officiers, et la bataille est vite gagnée.

[CF descriptions de la scène dans des livres françaises: "La garde a mis en joue sur le prélart... La bâche recouvre les condamnés. Fusiliers, officiers, sont au garde-à-vous. L'ordre de tirer viendra-t-il?... Les fusils tressaillirent...]

Il est à noter que même dans cette épreuve de force, le résultat dépend plus de la conscience que du pure puissance brutale : dès que les gardes passent au côté des marins, le combat est effectivement fini. (Le reste de la scène -- une lutte prolongée entre un officier-traître et un héros révolutionnaire martyrisé -- n'est qu'un mélodrame.) Par contraste à la guerre, où il s'agit d'une opposition consciente entre deux côtés distincts, "la lutte de classes n'est pas seulement une lutte [bataille] contre l'ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur sa conscience de classe" (Lukács, Histoire et conscience de classe). [éd. Arguments, p. 107] La révolution moderne a la qualité singulière que la majorité exploitée gagne automatiquement dès qu'elle se rend compte collectivement du jeu qu'elle joue. L'adversaire du prolétariat n'est en définitive que le produit de sa propre activité aliénée, qu'il soit dans la forme économique du capital, [dans] la forme politique des bureaucraties syndicales ou de parti, ou bien [dans] la forme psychologique du conditionnement spectaculaire. Les dirigeants constituent une minorité si minuscule qu'ils seraient immédiatement engloutis s'ils n'avaient pas réussi à embobiner une grande partie de la population à s'identifier avec eux, ou au moins à croire à l'inévitabilité de leur système; et surtout à se diviser [entre eux] les uns contre les autres.

La bâche, qui déshumanise les mutins pour faire plus facile aux gardes de les fusiller, symbolise cette tactique de diviser pour régner. Le cri [de] "Frères !..." représente la contre-mesure [contre-tactique] de fraternisation.

Bien que la fraternisation démente les mensonges sur ce qui arrive ailleurs, sa force [son efficacité] la plus grande vient probablement de l'effet émotif de la rencontre humaine directe, qui rappelle aux soldats que les insurgés sont des gens pas essentiellement différents qu'eux. L'État tente naturellement d'empêcher tel contact, en envoyant des troupes d'autres régions qui connaissent mal ce qui est arrivé et qui, si possible, ne parlent même pas la même langue; et en les remplaçant vite s'ils deviennent quand même trop contaminés par les idées rebelles. (Quelques-unes des troupes russes envoyées à écraser la révolution hongroise de 1956 ont été informées qu'ils étaient en Allemagne et que les gens que les affrontaient dans la rue étaient des nazis renaissants !)

Afin de découvrir et d'éliminer les éléments les plus radicaux, il arrive parfois qu'un gouvernement provoque délibérément une situation qui mènera [sera] à un prétexte pour la répression violente. Cependant c'est un jeu dangereux parce que, comme [on peut le voir] dans l'incident du [Cuirassé] Potemkine, forcer une décision peut provoquer les forces armées à passer au côté du peuple. Du point de vue des dirigeants, la stratégie optimum est [celle] de brandir tout juste assez d'une menace qu'ils n'auront pas besoin de risquer la lutte finale [ouverte]. Cela a fait l'affaire en Pologne en 1980-1981. Les bureaucrates russes savaient que d'envahir la Pologne risquerait d'amener leur propre ruine; mais en laissant entendre continuellement la menace d'une telle invasion, ils ont réussi à intimider les ouvriers polonais, qui auraient pu facilement renverser l'État, à tolérer [pour qu'ils tolèrent] le maintien des forces militaires-bureaucratiques en Pologne; de sorte que ces dernières ont pu finalement réprimer le mouvement sans avoir à [être obligés de] faire venir les Russes.

* * *

L'internationalisme

"Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau." Un mouvement révolutionnaire ne peut obtenir une victoire locale et attendre alors à coexister paisiblement avec le système jusqu'à ce qu'il soit prêt à tâcher d'obtenir un peu plus. Tous les pouvoirs existants mettront de côté [écarteront temporairement] leurs différends pour détruire tout mouvement populaire réellement radical avant qu'il ne puisse se répandre. S'ils ne peuvent l'écraser militairement, ils l'étoufferont économiquement (les économies nationales sont désormais si interdépendantes [mondialement] qu'aucun pays serait inaccessible à telle pression). Le seul moyen de défendre la révolution, c'est de l'étendre, qualitativement et géographiquement à la fois. La seule garantie contre la réaction intérieure est la libération la plus radicale de tous les aspects de la vie. La seule garantie contre l'intervention de l'extérieur est l'internationalisation la plus rapide de la lutte.

L'expression la plus profonde de la solidarité internationaliste est évidemment de faire une révolution parallèle dans son propre pays (1848, 1917-1920, 1968). À moins de cela, la tâche la plus urgente est d'empêcher toute intervention contre-révolutionnaire de son propre pays, comme l'ont fait les ouvriers britanniques en faisant pression sur leur gouvernement pour qu'il ne soutienne pas les États esclavagistes pendant la guerre de Sécession américaine (bien que cela leur entraînasse une augmentation de chômage à cause du manque de coton d'importation); ou les ouvriers occidentaux qui se sont mis en grève ou en mutinerie [?] contre les tentatives de leurs gouvernements à soutenir les forces réactionnaires pendant la guerre civile à la suite de la révolution russe; ou les gens en Europe et aux États-Unis qui se sont opposés à la répression par leurs pays des révoltes anticolonialistes.

Malheureusement, même tels efforts défensifs minimaux sont rares. Et le soutien internationaliste positif est même plus difficile. Tant [Aussi longtemps] que les dirigeants continuent de tenir en main les pays les plus puissants, le renforcement personnel direct [= par ex. les brigades internationales en 1936] est compliqué et limité. Les armes et d'autres provisionnements peuvent être interceptés. Parfois même les communications ne parviennent pas avant qu'il soit trop tard.

Une chose qui ne manque jamais de parvenir est un avis qu'un groupe renonce son pouvoir ou ses prétentions [droits] sur un autre. Une des bases de la révolte fasciste de 1936 en Espagne, par exemple, était le Maroc [espagnol]. Beaucoup des troupes de Franco étaient marocaines et les forces antifascistes auraient pu exploiter ce fait en déclarant l'indépendance du Maroc, ce qui aurait encouragé une révolte à l'arrière de Franco et divisé ses forces. La propagation probable d'une telle révolte à d'autre pays arabes aurait en même temps détourné les forces de Mussolini (qui appuyaient Franco) à la défense du territoire [des possessions] italienne en Afrique du nord. Mais les dirigeants du gouvernement du Front populaire espagnol ont rejeté cette idée de peur qu'un tel encouragement de l'anticolonialisme alarme la France et l'Angleterre, dont ils espéraient recevoir de l'aide. Inutile de dire que cette aide n'est jamais venu de toute façon.*

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*Si l'on avait posé cette question ouvertement aux ouvriers espagnols (qui avaient déjà outrepassé le gouvernement du Front populaire vacillant en saisissant des armes et résistant le coup fasciste par eux-mêmes, et avaient dans ce processus lancé la révolution), ils se seraient probablement accordés pour octroyer l'indépendance marocaine. Mais une fois qu'ils se sont laissés influencer par des chefs politiques -- y compris même plusieurs chefs anarchistes -- à tolérer ce gouvernement au nom de l'unité antifasciste, on a veillé à ce qu'ils ignoraient telles questions.

        La révolution espagnole reste [quand même] l'expérience révolutionnaire la plus riche dans l'histoire, bien qu'elle fût compliquée et obscurcie par la guerre civile simultanée contre Franco et par les contradictions vives dans le camp antifasciste -- qui, en plus des deux ou trois millions d'anarchistes et d'anarcho-syndicalistes et un contingent bien plus petit de marxistes révolutionnaires (le P.O.U.M.), comprenait des républicains bourgeois, des autonomistes ethniques, des socialistes et des staliniens, dont ces derniers en particulier faisaient tout leur possible pour réprimer la révolution. Les meilleures histoires compréhensives sont La révolution et la guerre d'Espagne de Pierre Broué et Émile Témime et La révolution espagnole de Burnett Bolloten (celle-ci est également incorporée dans la dernière oeuvre monumentale de Bolloten, The Spanish Civil War). Quelques bons récits de premier main : Hommage à la Catalogne [ancienne édition: La Catalogne libre] de George Orwell, Spanish Cockpit de Franz Borkenau, et Carnets de la guerre d'Espagne de Mary Low et Juan Bréa. Parmi les autres livres qui valent la peine à lire sont Enseignement de la révolution espagnole [ancienne édition: Leçons de la Révolution Espagnole] de Vernon Richards, To Remember Spain de Murray Bookchin, Le labyrinthe espagnole de Gerald Brenan, The Anarchist Collectives de Sam Dolgoff, Un anarchiste espagnol : Durruti [ancienne édition: Durruti : le peuple en armes] d'Abel Paz, et Histoire du P.O.U.M. de Victor Alba.

[Le livre de Dolgoff est une anthologie d'extraits d'Augustin Souchy, Gaston Leval, José Pierats, etc. Pour les francophones on pourrait ajouter Guerre de classes en Espagne de Camillo Berneri et Ceux de Barcelone de H.E. Kaminski.]

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De la même façon, si, avant que les khomeinistes eussent pu consolider leur pouvoir, les insurgés iraniens en 1979 avaient soutenu l'autonomie totale des Kurdes, des Baloutchies et des Azerbaïdjanais, cela aurait les gagnés comme alliés fermes des tendances iraniennes les plus radicales et aurait peut-être étendu la révolution aux pays voisins où vivent d'autres secteurs de ces mêmes peuples, tout en sapant les réactionnaires khomeinistes en Iran.

Encourager l'autonomie d'autrui ne signifie pas supporter toute organisation ou tout régime qui en pourrait profiter. Il ne s'agit que de laisser aux Kurdes, aux Marocains ou à qui que ce soit la liberté de régler leurs propres affaires. L'espoir est que l'exemple d'une révolution antihiérarchique dans un pays inspirera d'autres à contester leurs propres hiérarchies [chez eux].

C'est notre seul espoir, mais il n'est pas entièrement irréaliste. On ne doit jamais sous-estimer la contagion d'un mouvement réellement libéré.

Chapitre 4 : Renaissance

Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

Décentralisation et coordination

Sauvegardes contre des abus

Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

L'élimination des racines de la guerre et du crime

L'abolition de l'argent

L'absurdité de la plupart du travail actuel

La transformation du travail en jeu

Objections technophobiques [des technophobes]

Questions écologiques

L'épanouissement de communautés libres

Des problèmes plus intéressants

4. Renaissance

"On objectera, bien sûr, que le projet qui est présenté dans ces pages est tout à fait impraticable, et va à l'encontre de la nature humaine. C'est parfaitement vrai. Il est impraticable et il va à l'encontre de la nature humaine. C'est bien pourquoi il mérite d'être mis en oeuvre, et c'est bien pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais ce sont précisément ces conditions existantes qu'on trouve inadmissibles; de sorte que tout projet qui pourrait les accepter est mauvais et insensé. On fera disparaître ces conditions et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache vraiment de [sur] la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul prédicat qu'on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent [parient] sur la permanence de la nature humaine, et non sur sa croissance et son développement."

--Oscar Wilde, L'âme humaine sous le socialisme

[CF: "On dira, bien sûr, que le projet qui est présenté dans ces pages est parfaitement impraticable et va à l'encontre de la nature humaine. C'est parfaitement vrai. Il est impraticable et va à l'encontre de la nature humaine. C'est bien pourquoi il mérite d'être mis en oeuvre, et c'est bien pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui, les choses étant ce qu'elles sont, pourrait être réalisé. Mais c'est précisément à cet état de choses qu'on en veut; et tout projet compatible avec cet état de choses est mauvais et stupide. On fera disparaître cet état de choses et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache vraiment sur la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul prédicat qu'on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui parient sur la permanence de la nature humaine, au lieu de parier sur son développement et sur son progrès." [éd. Pléiade p. 960]

[CF: "On objectera certainement que le programme tel qu'il se présente ici est impraticable et inhumain. C'est exacte. Il est impraticable et inhumain. C'est pourquoi il vaut la peine d'être expérimenté, et pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un projet praticable ? Un projet praticable, c'est celui qui existe déjà, ou bien qui peut s'accomplir dans des conditions déjà existantes. Or ce sont justement ces conditions existantes que l'on critique, et tout programme qui les admet est mauvais et insensé. Ces conditions disparaîtront et la nature humaine changera. La seule chose que vraiment l'on sache de la nature humaine, c'est qu'elle se transforme. Le changement est le seul état dans lequel on peut la prévoir. Les systèmes qui font faillite sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine et point sur sa croissance et son développement." [éd. Stock, pp. 450-451]

[CF: "On pourra, naturellement, dire qu'un système tel que celui que l'on expose ici est tout à fait impraticable, et va contre la nature humaine. Cela est parfaitement vrai. Il est impraticable, et il va contre la nature humaine. C'est pourquoi il est digne d'être avancé, et c'est pourquoi on le propose. Car qu'est-ce qu'un système pratique ? Un système pratique est, ou bien un système déjà en existence, ou bien un système qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais c'est précisément les conditions existantes que l'on condamne; et tout système qui pourrait accepter ces conditions est mauvais et insensé. Les conditions présentes passeront et la nature humaine changera. La seule chose qu'on sache réellement de la nature humaine, c'est qu'elle change. Le changement est le seul de ses attributs que nous puissions affirmer. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine, et non sur sa croissance et son développement." [une autre édition française]

Les utopistes n'envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

Marx a considéré comme présomptueux le fait d'essayer à prédire comment les gens vivraient dans une société libérée. "Ce sera l'affaire de ces gens-là que de décider si, quand et quoi ils voudront en faire, et avec quels moyens. Je ne me considère pas comme compétent pour leur offrir des conseils là-dessus. Ils seront sans doute [vraisemblablement] bien aussi intelligents [astucieux] que nous" (lettre à Kautsky, 1 février 1881). Son humilité à cet égard soutient la comparison avec ceux qui le qualifient d'arrogant et d'autoritaire, [tout en] sans hésitant de projeter leurs propres fantaisies en declarations sur ce qu'une telle société doit ou ne doit pas être.

[CF: "De toutes façons, ce sera l'affaire de ces gens-là de la société communiste que de savoir si, quand, comment ils le feront et quels moyens ils emploieront dans ce but. Je ne me considère pas comme compétent pour leur faire des propositions ou leur donner des conseils là-dessus. Ces gens-là seront bien aussi intelligents que nous." [éd. Progrès]

Toutefois il faut reconnaître que si Marx avait été un peu plus explicite sur ce qu'il envisageait, il aurait été d'autant plus difficile pour les bureaucrates staliniens de prétendre réaliser ses idées. Un plan détaillé d'une société libérée n'est ni possible ni nécessaire, mais les gens doivent avoir quelque sentiment [idée] de sa nature et de sa faisabilité. La conviction qu'il n'y ait pas d'alternative pratique au présent système est une des choses qui maintiennent les gens dans un état de résignation.

Les spéculations utopiques peuvent aider à nous libérer de l'habitude de considérer le statu quo comme inévitable [= comme chose établie, qui va de soit], nous faire penser à ce que nous voulons réellement et à ce qui peut être possible. Ce qui les fait "utopiques" au sens péjoratif qu'ont critiqué Marx et Engels, c'est le fait qu'elles ne prennent en considération les conditions présentes. On n'y trouve généralement aucune notion sérieuse sur comment nous pourrions y aller d'ici [à partir d'ici]. Ne tenant aucun compte des pouvoirs répressifs et récupérateurs du système, les auteurs utopistes n'envisagent généralement que quelque changement cumulatif simpliste, imaginant que la propagation des communautés utopiques ou des idées utopistes va inspirer la participation de toujours plus de gens et que cela aboutira [bientôt] à l'effondrement de l'ancien système.

J'espère que ce texte a donné des idées plus réalistes sur comment une nouvelle société peut se produire. De toute façon, je vais [maintenant] sauter par-dessus [vers l'avenir] pour faire [moi aussi] quelques spéculations.

Pour simplifier, admettons qu'une révolution victorieuse se soit répandue partout dans le monde, et sans trop de destruction des infrastructures essentielles, de sorte que nous n'aurions plus besoin de prendre en considération les problèmes de guerres civiles, la menace des interventions de l'extérieur, les confusions semées par la désinformation ou les retards causés par d'importantes reconstructions d'urgence, et pouvons examiner quelques-unes des questions qui pourraient se présenter dans une nouvelle société [qui aura été] transformée fondamentalement.

Bien que j'emploie, pour la clarté d'expression, le [temps grammatical] futur au lieu du conditionnel, les idées présentées ici ne sont que des possibilités à considérer, non pas des prescriptions ou des prédictions. Si jamais une telle révolution arrive, quelques années d'expérimentation populaire changeront tant des variables que même les prédictions les plus audacieuses [hardies] sembleront peu imaginatives et risiblement timides. Tout au plus, nous ne pouvons que tâcher d'envisager les problèmes qui se poseront [à nous] tout au début et quelques-unes des tendances principales des développements ultérieurs. [CF lettre de Engels à C. Schmidt, 5 août 1889] Mais plus nous explorons [aurons exploré] des hypothèses, plus nous serons prêts à des nouvelles possibilités et moins nous risquerons de retourner inconsciemment aux habitudes anciennes.

Bien loin d'être trop extravagantes, la plupart des utopies fictives sont trop étroites [bornées], se limitant habituellement à une réalisation monolithe des marottes de l'auteur. Comme l'a remarqué Marie-Louise Berneri dans la meilleure étude sur ce sujet (Journey Through Utopia) : "Toutes les utopies sont, bien sûr, l'expression de[s] préférences personnelles, mais leurs auteurs ont généralement la vanité de supposer qu'on doit donner force de loi à leurs goûts personnels. S'ils sont des lève-tôt, tous les membres de leur communauté imaginaire devront se lever à quatre heures du matin; s'ils n'aiment pas le maquillage, son emploi sera [considéré comme] un crime; s'ils sont des maris jaloux, l'adultère sera puni par la mort [la potence]."

[Au contraire/En réalité] S'il y a une chose qui peut être prédite avec confiance sur la société nouvelle, c'est qu'elle sera bien plus diverse que l'imagination de n'importe quel individu ou que toute description possible. Les communautés différentes traduiront toute sorte de goût -- esthétique ou scientifique, mystique ou rationaliste, high-tech ou néo-primitif, solitaire ou communautaire, industrieux ou paresseux, spartiate ou épicurien, traditionnel ou expérimental --, évoluant continuellement [en permanence] en toutes sortes de combinaisons nouvelles et imprévisibles.*

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*Bolo'bolo de P.M. (1983; nouvelle édition, 1995 [ed. francaise: L'Eclat, 1998]) a le mérite d'être une des rares utopies qui reconnaissent et se réjouissent de cette diversité. Mettant à côté ses légèretés, ses [petites] manies et ses notions peu réalistes sur comment nous pourrions y parvenir, il [ce petit livre] aborde [effleure] bien des problèmes et des possibilités principaux d'une société postrévolutionnaire.

[## L'original de Bolo'bolo était en allemand. Il y avait bien une traduction française, mais je ne l'ai pas trouvé.]

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Décentralisation et coordination

Il y aura une forte tendance vers la décentralisation et l'autonomie locale. Les petites communautés favorisent les habitudes de la coopération, facilitent la démocratie directe et font possible l'expérimentation sociale la plus riche : si une expérience locale échoue, cela ne nuira qu'un petit groupe (et d'autres peuvent l'aider); si elle réussit, elle sera imitée et l'amélioration se répandra. Et [en plus] un système décentralisé est moins vulnérable à des interruptions accidentelles ou au sabotage. (Ce dernier danger sera probablement négligeable en tout cas : une société libérée devrait avoir bien moins des ennemis acharnés qui sont produits en masse et en permanence par la société actuelle.)

Mais la décentralisation peut aussi favoriser le contrôle hiérarchique en isolant les gens les uns des autres. Et on peut mieux organiser certaines choses sur une grande échelle. Une seule grande aciérie est plus efficace et plus écologique [elle gaspille moins d'énergie et produit moins de dégâts à l'environnement] qu'une petite fonderie dans chaque ville. Le capitalisme a eu tendance à trop centraliser dans certains domaines où plus de diversité et d'autarcie seraient plus raisonnable, mais sa concurrence irrationnelle a aussi fragmenté bien des choses qu'il sera plus raisonnable de standardiser ou de coordonner [centralement]. Comme l'a dit Paul Goodman dans People or Personnel (livre plein d'exemples intéressants sur les avantages et les désavantages de la décentralisation dans des différents contextes actuels), où, quand et à quel degré à décentraliser sont des questions empiriques qui exigeront de l'expérimentation. [À peu près] Tout ce qu'on peut dire, c'est que la nouvelle société va probablement décentraliser autant que possible, mais sans en faire un fétiche. Des petits groupes ou des communautés locales peuvent régler [s'occuper de] la plupart des choses; les conseils régionaux ou mondiaux seront limités à des questions qui ont des grandes ramifications ou qui sont bien plus efficaces sur une grande échelle, telles que la restauration écologique, l'exploration spatiale, la résolution des disputes, la lutte contre les épidémies, la coordination de la production, de la distribution, du transport et de la communication mondiaux, et le maintien de certaines facilités spécialisées (des hôpitaux de pointe ou des centres de recherches, par exemple).

On dit souvent que même si la démocratie directe marchait assez bien dans l'assemblée municipale [@@] ou la section de quartier [= l'assemblée générale de tous les habitants d'une localité] d'autrefois, l'étendue et la complexité des sociétés modernes la fait [désormais] impossible. Quand il s'agit des millions de gens, comment peuvent-ils exprimer chacun leur propre opinion sur chaque question ?

Ils n'en ont pas besoin. La plupart des questions pratiques se ramènent en définitive à un nombre limité de choix; une fois que ces choix ont été exprimés et les arguments ont été avancés, on peut arriver à une décision sans plus de cérémonies [plus d'histoires]. Les observateurs des soviets de 1905 et des conseils ouvriers hongrois de 1956 étaient frappés par la brièveté des interventions et la rapidité des décisions. Ceux qui parlaient au fait étaient souvent délégués, tandis que ceux qui ne débitaient que du vent [des platitudes/discours vides] ne recevaient que des huées pour avoir gaspillé le temps des gens.

Sauvegardes contre des abus

Quand il s'agit des questions plus compliquées, on peut élire des comités pour examiner les possibilités diverses et présenter aux assemblées les implications et les conséquences des différents plans proposés. Dès qu'un plan est adopté, des comités plus petits peuvent continuer à contrôler les développements pour avertir les assemblées de tout nouveau facteur significatif qui pourrait suggérer [l'opportunité d'] une modification. Pour aborder [régler] les questions controversées [sujettes à controverse], les gens pourraient former plusieurs comités reflétant des perspectives opposées (pro-technologiste et antitechnologiste, par exemple) pour faciliter la formulation des propositions de différentes solutions et des points de vue dissidents. Comme toujours, les délégués n'imposeront aucune décision (sauf sur l'organisation de leur propre travail) et seront révocables et "rotationnés" pour assurer qu'ils fassent bon travail et que leurs responsabilités ne leur montent pas à la tête. Leur travail sera ouvert à l'examen minutieux du public et les décisions finales reviendront toujours aux assemblées. [CF. Socialisme ou Barbarie no. 22, p. 39 etc.]

L'informatique et la télécommunication modernes permettront à n'importe qui de vérifier à n'importe quel moment les données et les projections, ainsi que de communiquer généralement ses propres propositions. Malgré le battage publicitaire actuelle, ces technologies ne favorisent pas automatiquement la participation démocratique; mais elles en ont la potentialité si elles soient modifiées convenablement et mises sous contrôle populaire.*

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*Bien que la dite révolution de networking [= intercommunication dans le réseau informatique] ait été jusqu'ici limitée principalement à une augmentation de la circulation des futilités [fadaises] parmi des spectateurs, les technologies de communication modernes continuent à jouer un rôle important dans la sape des régimes totalitaires. Autrefois les bureaucraties staliniennes étaient obligées d'entraver leur propre fonctionnement en limitant la disponibilité des photocopieurs et même des machines à écrire, de peur qu'ils ne soient utilisé pour reproduire des écrits samizdat. Les technologies plus récentes se montrent même plus difficile à contrôler :

"Le journal conservateur Guangming signale des nouvelles lois visant la suppression d'environ 90.000 télécopieurs illégaux à Beijing. D'après les commentateurs, le régime craindrait que la prolifération des ces machines permette une circulation trop libre des informations. Elles étaient utilisées généralement pendant les manifestations estudiantines de 1989 qui ont abouti à une répression militaire. (...) Dans le confort de leurs domiciles dans les capitales occidentales telles que Londres, des oppositionnistes peuvent taper des messages aux activistes en Arabie Saoudite qui, en les recevant chez eux [transférant = downloading] via l'Internet, n'ont plus à craindre à entendre frapper [la police] à la porte au milieu de la nuit. (...) Tout sujet tabou, depuis la politique jusqu'à la pornographie, se répand en messages électroniques anonymes loin de la poigne d'acier du gouvernement. (...) Beaucoup de Saoudites se trouvent engagés pour la première fois dans des discussions ouvertes sur la religion. Athées et intégristes se bagarrent dans le cyberspace [@@] saoudit[e], véritable innovation dans un pays où l'apostasie est un crime capital. (...) Mais il est impossible d'interdire l'Internet sans enlever tous les ordinateurs et toutes les lignes téléphoniques. (...) D'après les experts, il y a encore très peu qu'un gouvernement peut faire pour priver totalement de l'accès aux informations sur l'Internet à ceux qui sont prêts à travailler aussi dur [suffisamment] pour l'obtenir. L'encodage du courrier électronique ou l'abonnement aux fournisseurs de services [@@] étrangers sont parmi les méthodes disponibles aux individus avertis pour tourner les contrôles actuels. (...) S'il y une chose que les gouvernements répressifs de l'Extrême-Orient craignent plus que l'accès illimité aux médias étrangers, c'est le risque de perdre la concurrence dans l'industrie de l'information à croissance rapide. Déjà des protestations des milieux commerciaux [des affaires] de Singapour, de la Malaysie et de la Chine ont souligné que la censure de l'Internet peut finir par gêner les aspirations de ces nations d'être les plus technologiquement avancées de la région." (Christian Science Monitor, 11 août 1993, 24 août 1995 et 12 novembre 1996.)

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Les télécommunications rendront [aussi] moins nécessaires les délégués qu'ils [ne l'] étaient pendant les anciens mouvements radicaux, quand ils servaient en grande partie de simples porteurs de renseignements. Des propositions diverses pourront être circulées et discutées en avance, et si une question est d'un assez grand intérêt on pourra faire un duplex entre une réunion de délégués et les assemblées locales, permettant à celles-ci de confirmer, de modifier ou de rejeter immédiatement les décisions des délégués.

Mais quand les questions ne sont pas particulièrement controversées, les mandats seront probablement assez libres. Ayant arrivée à une décision générale (par exemple, "Ce bâtiment doit être aménagé en garderie"), une assemblée pourrait simplement demander des volontaires ou élire un comité pour la réaliser, sans s'occupant d'un contrôle rigoureux.

Des puristes désoeuvrés peuvent toujours envisager des abus éventuels. "Ah ! Qui sait quels subtiles manoeuvres élitistes seront réussis par ces délégués et spécialistes technocratiques !" Il n'en est pas moins vrai qu'un grand nombre de gens ne peuvent surveiller directement tout détail à tout instant. Aucune société ne peut éviter de se compter à quelque degré sur la bonne volonté et le bon sens des gens. Il ne convient que de reconnaître que les abus sont bien moins possibles sous l'autogestion généralisée que sous n'importe quelle autre forme d'organisation sociale.

Les gens qui ont été aussi autonomes pour inaugurer une société autogérée seront naturellement vigilants contre tout ressurgissement de la hiérarchie. Ils veilleront sur la manière dans laquelle leurs délégués exécutent leurs mandats, et les feront "rotationner" aussi souvent que praticable. Pour certains fins ils imiteront peut-être les Athéniens anciens en choisissant des délégués au sort, pour éliminer les aspects des élections qui se réduisent à des concours de popularité ou qui favorisent la conclusion de marchés. Quand il s'agit des questions qui exigent des compétences techniques, ils auront l'oeil sur les experts jusqu'à ce que les connaissances nécessaires soient plus répandues ou les techniques en question soient simplifiées ou dépassées. Des observateurs sceptiques seront désignés pour sonner l'alarme au premier signe de fourberie [sournoiserie]. Un spécialiste qui émet [donne] de faux renseignements sera vite démasqué et discrédité publiquement. La moindre suggestion d'un complot hiérarchique ou d'une pratique exploitrice ou monopolisante provoquera la protestation universelle et sera éliminée par l'ostracisme, la confiscation, la répression physique ou tout autre moyen qui se montrera nécessaire.

Ceux qui s'inquiètent des abus éventuels peuvent toujours recourir à ces sauvegardes et à d'autres, mais je doute qu'il y en aura souvent besoin. Quand il s'agit des questions importantes, les gens peuvent insister sur toute sorte de surveillance ou de contrôle, s'ils se veulent en donner la peine. Mais dans la plupart des cas ils laisseront probablement à leurs délégués une assez grande liberté d'employer leur propre jugement et leur propre créativité.

L'autogestion généralisée évite à la fois les formes hiérarchiques de la gauche traditionnelle et les formes les plus simplistes de l'anarchisme. Elle n'est liée à aucune idéologie, pas même une idéologie "antiautoritaire". Si un problème se révèle exiger [S'il s'avère qu'un problème exige] quelque compétence spécialisée ou quelque [mesure de] "direction", les personnes intéressées le découvriront bientôt et prendront toutes les mesures qui leur semblent convenables, sans s'inquiéter de la question si ces mesures recevraient l'approbation des dogmatistes radicaux actuels. Quand il s'agit de [certaines] fonctions non controversées, ils pourraient trouver plus commode de désigner des spécialistes à des durées indéfinies, ne les renvoyant que dans le cas fort improbable qu'ils abusent de leur position. Dans certaines situations d'urgence où il faut des décisions rapides et autorisées [reconnues sans question] (la lutte anti-incendie, par exemple), ils accorderont naturellement à des personnes désignées tout pouvoir autoritaire temporaire qui sera nécessaire.

Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

Mais de tels cas seront exceptionnels. La règle générale seront le consensus autant que possible, [supplémenté par] la décision majoritaire au besoin. Un personnage dans Nouvlles de nulle part [chap. 14] de William Morris (une des utopies les plus raisonables, charmantes, insouciantes et terre-à-terre) donne l'exemple de [la question de] si l'on doit remplacer un pont de fer par un pont de pierre. On la propose au "Mote" (assemblée des habitants). S'il y a un consensus net, ils s'en mettent à déterminer les modalités de la réalisation. Mais

si quelques-uns des habitants désapprouvent, s'ils estiment que le méchant pont de fer peut encore servir un peu et s'ils ne veulent pas se donner l'embarras d'en construire un autre pour le moment, on ne passe pas au vote cette fois-là, mais on renvoie le débat officiel jusqu'à la suivante assemblée; et cependant les arguments pour et contre circulent, certains d'entre eux sont imprimés, si bien que tout le monde est au courant; et quand l'assemblée se réunit à nouveau, il y a une discussion en règle, enfin suivie d'un vote à mains levées. Si les deux partis se tiennent de près, la question est une fois de plus ajournée pour plus ample discussion; si le vote est net, on demande à la minorité si elle consent à se rallier à l'opinion générale, ce qui souvent, que dis-je ? ce qui le plus communément est le cas. Si elle refuse, la question est mise en discussion une troisième fois, et si alors la minorité n'a pas augmenté de façon appréciable, elle se rallie invariablement; quoique je crois bien me rappeler qu'il existe une loi à demi oubliée, d'après laquelle elle peut pousser plus loin encore l'affaire; mais je vous l'ai dit, ce qui toujours arrive, c'est qu'elle se laisse convaincre, non pas peut-être de la fausseté de son opinion, mais de l'impossibilité qu'il y a de la faire adopter par la communauté, soit par la persuasion, soit par la force. [éd. bilingue p. 257]

Notez que ce qui simplifie énormément tels cas, c'est qu'il n'y a plus d'intérêts économiques contradictoires -- personne n'a ni le moyen ni le mobile de suborner ou d'embobiner des gens pour qu'ils votent pour ou contre [dans telle façon ou dans une autre] parce qu'il lui arrive d'avoir beaucoup d'argent, ou de contrôler les médias, ou de posséder une compagnie de construction [?] ou une terre près d'un emplacement proposé. Sans tels conflits, les gens tendront vers la coopération et le compromis [des accommodement/des concessions mutuelles], ne soit-ce que pour concilier [apaiser] les adversaires et éviter des problèmes pour eux-mêmes [rendre leur vie plus facile/agréable]. Certaines communautés pourraient avoir des dispositions formelles [explicites/positives] pour accommoder les minorités (par exemple, si, au lieu de seulement voter "contre" une proposition, 20% y expriment une "objection ardente", elle doit être soutenue par 60% pour passer); mais il est peu probable que l'un côté ou l'autre n'abuseront tels pouvoirs formels, de peur d'être traité pareillement quand les situations sont renversées. La principale solution pour les conflits inconciliables qui continuer à revenir, se trouve dans la grande diversité des cultures : si des gens qui préfèrent les ponts de fer, etc., se trouveront constamment mis en minorité par des "artisanalistes" à la Morris, ils pourront toujours se déménager à une communauté voisine où prédominent des goûts plus sympathiques.

Insister sur le consensus total [= l'unanimité] n'a de sens que si une question n'est pas urgente et le nombre de personnes intéressées est limité. Entre [S'il s'agit d'] un grand nombre de gens l'unanimité [complète] est rarement possible. Il est absurde, au nom de la peur d'une éventuelle tyrannie majoritaire, de soutenir le droit d'une minorité à entraver continuellement une majorité; ou d'imaginer que tels problèmes disparaîtront si nous "évitons toute structure".

Comme l'a signalé un article bien connu il y a bien des années ("The Tyranny of Structurelessness" de Jo Freeman), il n'y a pas de groupe sans structure, il n'y a que de structures différentes. Un groupe "non-structuré" finit généralement par être dominé par une clique qui a bien quelque structure. Les membres inorganisés n'ont aucun moyen de contrôler telle élite, surtout quand ils s'accrochent à [se réclament d'] une idéologie antiautoritaire qui les empêche d'en reconnaître l'existence.

À défaut de reconnaître la décision majoritaire comme remplaçant [dernier ressort/recours alternatif] quand on ne peut parvenir à l'unanimité, les anarchistes et les consensistes se révèlent souvent incapables d'arriver à des décisions pratiques sauf en suivant les chefs de facto qui savent manoeuvrer les gens en unanimité (ne serait-ce que par leur capacité à supporter des réunions interminables jusqu'à ce que toute l'opposition s'ennuie et s'en va). Rejettant avec une délicatesse affichée les conseils ouvriers ou toute autre chose ayant une souillure de coercition, ils finissent habituellement par se contenter [eux-mêmes] des projets réformistes [lowest-common-denominator = qui peuvent être acceptés par tous] qui sont bien moins radicaux.

Il est facile à signaler les défauts des conseils ouvriers du passé, qui, après tout, n'étaient que des improvisations pressées par des gens mêlés dans des luttes désespérées. Mais si ces brefs efforts n'étaient pas des modèles parfaits à imiter aveuglément, ils représentent néanmoins le pas le plus pratique dans la bonne voie [dans le bon sens] que personne a sorti jusqu'ici. L'article de Riesel sur les conseils (I.S. no. 12) examine les limitations de ces vieux mouvements, et souligne à juste titre que le pouvoir des conseils doit être compris comme la souveraineté des assemblées générales toutes entières et non pas seulement des conseils des délégués qu'ils ont élus. Certains groupes d'ouvriers radicaux en Espagne, voulant éviter toute ambiguïté sur ce point, se sont qualifiés d' "assemblistes" plutôt que de "conseillistes". Un des tracts du C.M.D.O. [CF. Viénet, pp. 283-284] précise ces traits essentiels de la démocratie conseilliste :

- La dissolution de tout pouvoir extérieur;

- La démocratie directe et totale;

- L'unification pratique de la décision et de l'exécution;

- Le délégué révocable à tout instant par ses mandants;

- L'abolition de la hiérarchie et des spécialisations indépendantes;

- La gestion et la transformation conscientes de toutes les conditions de la vie libérée;

- La participation créative permanente des masses;

- L'extension et la coordination internationalistes.

Dès que ces traits sont reconnus et réalisés, cela ne fera pas grande différence [peu importe] si la nouvelle forme d'organisation sociale s'appelle "anarchie", "communalisme", [@@] "anarchisme communiste", "communisme conseilliste" "communisme libertaire", "socialisme libertaire" "démocratie participative" ou "autogestion généralisée", ou si ses divers composants imbriqués s'appellent "conseils ouvriers", "conseils anti-travail", "conseils révolutionnaires", "assemblées révolutionnaires", "assemblées populaires", "comités populaires", "communes", "collectives", "kibboutz", "bolos", "motes", "groupes d'affinité" ou n'importe quoi d'autre. (Le terme "autogestion généralisée" n'est malheureusement pas très entraînant, mais il a l'avantage de s'appliquer à la fois au moyen et au but, tout en étant dégagé des connotations trompeuses des termes comme "anarchie" ou "communisme".)

De toute façon il importe de se rappeler que l'organisation formelle [positive] [et] à grande échelle sera l'exception. La plupart des questions locales s'arrangeront [on pourra s'en charger d'eux] directement et sans cérémonie. Les individus ou les petits groupes se mettront tout simplement à faire tout ce qui leur semble opportun ("adhocratie"). La décision majoritaire ne sera qu'un dernier ressort pour les cas, de plus en plus rares, où il n'y a pas d'autre résolution [possible].

Une société non-hiérarchique ne signifie pas que tout le monde [y] devienne magiquement talentueux au même degré ou doive participer également à tout [= toute activité ou toute question]; elle ne signifie que les hiérarchies basées et renforcées matériellement auront été abolies. Certes les différences de capacités diminueront dès que tout le monde est encouragé à développer ses propres potentialités; cependant, ce qui importe, c'est que toutes les différences qui restent ne se traduiront plus en différences de richesse ou de pouvoir.

Les gens pourront prendre part à une gamme d'activités beaucoup plus large [que maintenant], mais il ne sera pas nécessaire qu'ils rotationnent [faire à tour de rôle] constamment toutes les positions s'ils n'en ont pas envie. Si quelqu'un a un penchant ou le chic pour une certaine tâche, les autres seront probablement contents de lui permettre à le faire autant qu'il veut -- à moins que quelqu'un d'autre ne veut [lui aussi] tenter le coup [essayer de la faire]. Les "spécialisations indépendantes" (à savoir le contrôle monopoliste des informations ou des techniques essentielles) seront abolies; des spécialisations ouvertes et non dominatrices fleuriront. [Tout comme maintenant] Les gens demanderont de l'avis à des personnes plus informées s'ils en sentent le besoin (bien qu'ils seront toujours encouragés à se livrer à leurs propres investigations s'ils sont curieux ou méfiants). Ils seront également libres de se soumettre volontairement comme étudiants à un enseignant, comme apprentis à un maître, comme joueurs à un entraîneur ou comme interprètes à un réalisateur [ou à un metteur en scène, à un chef d'orchestre, etc.] -- restant tout aussi libres de cesser la relation à tout instant. Dans certaines activités, telles que la chanson populaire de groupe, n'importe qui peut se mettre immédiatement de la partie; d'autres, telles que l'interprétation d'un concerto classique, peuvent exiger une formation rigoureuse et une direction cohérente, certaines personnes jouant les rôles principaux, d'autres suivant dans des rôles secondaires, d'autres encore étant contents de seulement écouter. Il doit être bien des occasions pour ces deux types. La critique situationniste du spectacle est une critique d'une tendance excessive dans la société actuelle; elle n'implique pas que tout le monde doive être un "participant actif" vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Mis à part les soins nécessaires pour les mentalement incompétents, la seule hiérarchie renforcée inévitable sera celle qu'il faut pour élever les enfants jusqu'à ce qu'ils soient capables de manier leurs propres affaires. Mais dans un monde plus sain et plus sauf, on pourra donner aux enfants bien plus de liberté et d'autonomie qu'au présent. Pour ce qui est de [Quand il s'agit de] la largeur d'esprit envers les nouvelles possibilités ludiques de la vie, les adultes apprendront peut-être autant de choses des enfants qu'inversement. Ici comme ailleurs, la règle générale sera de laisser les gens trouver leur propre niveau : une petite fille de dix ans qui participe à un projet pourrait avoir autant de voix au chapitre que les participants adultes, tandis que un adulte non-participant n'en aura pas aucune.

L'autogestion n'exigent pas que tout le monde ait du génie, mais seulement que la plupart des gens ne soient pas de parfaits imbéciles. C'est [plutôt] le système actuel qui présente des exigences irréalistes, en faisant semblant que les gens qu'il imbécilise systématiquement sont capables de juger entre les programmes des politiciens rivaux ou entre les prétentions publicitaires des marchandises rivales, ou d'engager dans des activités complexes et importantes [= délicates, dangereuses et lourdes de conséquences] comme celles d'élever un enfant ou de conduire une voiture sur une autoroute pleine. Avec le dépassement de toutes les fausse questions politiques et économiques actuelles qui sont sciemment maintenues dans un état d'incompréhensibilité, la plupart des questions [pratiques] se révéleront finalement [comme n'être] pas trop compliquées.

Quand les gens auront pour la première fois l'occasion d'être maîtres de leur vie, ils feront sans aucun doute beaucoup d'erreurs. Mais ils les découvriront et les corrigeront bientôt parce que, contrairement aux hiérarques, ils n'auront aucun intérêt à les dissimuler. L'autogestion ne garantie pas que les gens feront toujours les décisions justes; mais toute autre forme d'organisation sociale garantie que quelqu'un d'autre fera les décisions en leur place.

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L'élimination des racines de la guerre et du crime

L'abolition du capitalisme éliminera les conflits d'intérêts qui servent actuellement comme prétexte pour l'État. La plupart des guerres actuelles se basent en définitive sur des conflits économiques; même dans le cas des antagonismes prétendument ethniques, religieux ou idéologiques, une grande partie des motivations réelles provient de la concurrence économique, ou des frustrations psychologiques qui sont liées en définitive à la répression politique et économique. Tant que règnent la concurrence désespérée, il est facile de manipuler les gens pour qu'ils retournent à leurs groupements traditionnels et se disputent à propos des différences culturelles qui leur sembleraient sans intérêt s'ils vivaient sous des conditions plus aisées. La guerre nécessite bien plus de travail, d'épreuves et de risques que n'importe quelle forme d'activité constructive; les gens qui ont des véritables chances pour le contentement auront des choses plus intéressantes à faire.

Il en va de même pour le crime. Mettant à côté les "crimes" sans victime, la grande majorité des crimes sont liés directement ou indirectement à l'argent et perdront [donc] leurs sens lors de l'abolition du système marchand. Les communautés seront alors libre d'expérimenter avec des méthodes diverses pour venir à bout des rares actions antisociales qui pourraient se produire encore [s'il y en ait].

Il y a toutes sortes de possibilités. Les personnes intéressées pourraient plaider leurs propres causes devant la communauté locale ou un "jury" choisi au sort, qui s'efforcerait de trouver les solutions les plus conciliatrices [réconciliantes] et rédemptrices. Une personne reconnue coupable pourrait être "condamnée" à quelque sorte de service social -- non pas à quelque sale besogne qui est rendue intentionnellement désagréable et humiliante et qui est administrée par des petits sadiques, ce qui ne produit que plus de colère et de ressentiment, mais aux projets valables [significatifs/sensés] et potentiellement stimulants qui pourraient l'introduire à des activités plus saines (la restauration écologique, par exemple). Il resteraient peut-être quelques psychotiques incorrigibles qu'il faudrait retenir humainement dans une façon ou d'une autre, mais tels cas deviendraient de plus en plus rares. (La prolifération actuelle de la violence "gratuite" ["sans motif"/"sans justifications apparentes"] n'est qu'une réaction prévisible à l'aliénation sociale, qui permet à ceux qui ne sont pas traités en personnes réelles d'obtenir au moins la satisfaction amère [âpre] d'être reconnus comme des menaces réelles.) L'ostracisme exercera un effet préventif simple et efficace : le voyou [l'apache/le dur/la brute] qui se moque de la menace de la punition dure, qui ne fait que raffermir son machismo prestigieux, sera bien plus dissuadé s'il sait que tout le monde se montrera froid envers lui. [lui fera grise mine] Dans les rares cas où cela se révèle insuffisant, la variété des cultures pourrait faire du bannissement une solution praticable : un type violent qui troublait constamment une communauté tranquille pourrait s'intégrer bien dans une région plus "bagarrée" comme le Far West -- ou risque de subir [là] des représailles moins douces.

Voilà seulement quelques-unes des possibilités. Les gens libérés sortiront sans aucun doute des solutions plus créatives, plus efficaces et plus humaines que nous ne pourrions imaginer à présent. Je ne prétends pas qu'il n'aura pas de problèmes, mais seulement qu'il y en aura beaucoup moins qu'à présent, où les gens qui se trouvent en bas d'un ordre sociale absurde sont durement punis de leur efforts rudimentaires pour échapper, tandis que ceux en haut lieu pillent la planète avec impunité.

La barbarie du système pénal actuel n'est surpassée que par sa stupidité. On a montré souvent que les punitions draconiennes n'ont [finalement] aucun effet important sur le taux de criminalité, qui est directement lié aux niveaux de pauvreté et de chômage ainsi qu'à des facteurs moins quantifiables mais tout aussi évidents comme le racisme, la destruction des communautés urbaines et l'aliénation générale produite par le système spectaculaire-marchand. La menace des années en prison, qui pourrait avoir un puissant effet préventif à quelqu'un qui mène une vie satisfaisante, ne signifie presque rien à ceux qui n'ont pas d'autres choix sérieux. Il n'est guère très intelligent de casser, au nom d'une économisation, des programmes sociaux [? @@] qui sont déjà lamentablement insuffisants, tout en remplissant les prisons [avec] des condamnés à perpétuité au prix de [dont les dépenses seront] presque un million de dollars chacun; mais tout comme tant d'autres politiques sociales irrationnelles, cette tendance persiste parce qu'elle est renforcée par des intérêts puissants.*

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*"Depuis la fin de la guerre froide les politiciens ont découvert un repoussoir pour remplacer les rouges : le crime. Tout comme la peur du communisme propulsait l'essor du complexe militaire-industriel, l'exploitation de la peur du crime a produit l'essor explosif du complexe carcéro-industriel, autrement dit l'industrie de contrôle du crime. Ceux qui ne sont pas d'accord avec son programme de [la construction de] plus de prisons sont stigmatisés comme sympathisants des criminels et comme traîtres envers leurs victimes. Puisque aucun politicien ne risquera cette étiquette, une spirale inexorable de politiques destructives ravage le pays. (...) La repression et l'abrutissement [= la cruauté et aussi l'état d'être rendu plus brutal, plus cruel, moins sensibles, moins compatissant] seront encore plus favorisés par les institutions qui sont les principaux bénéficiaires de telles politiques. Comme la Californie a augmenté sa population pénitentiaire de 19.000 à 124.000 pendant les dernières 16 années, elle a construit 19 nouvelles prisons. Avec l'augmentation des prisons, le syndicat des gardiens de prison est devenu le lobby le plus puissant de l'État. (...) Comme le pourcentage du budget consacré à l'enseignement supérieur a tombé de 14,4% à 9,8%, la portion pour le châtiment [la correction] s'est levée de 3,9% à 9,8%. Le salaire [annuel] moyen d'un gardien de prison en Californie dépasse $55.000, ce qui est le plus grand de la nation. Cette année ce syndicat [en alliance avec la National Rifle Association @@] a utilisé sa grande caisse spéciale pour promouvoir l'adoption d'un projet de loi [loi des trois récidives] qui ferait que la troisième condamnation criminelle soit automatiquement à perpétuité, ce qui reviendrait à tripler l'importance [la grandeur] du système pénitentiaire en Californie. La même dynamique qui s'est développée en Californie se reproduira sans aucun doute du projet de loi sur le crime promu par Clinton. Dans la mesure que plus de ressources sont versées dans l'industrie de contrôle du crime, son pouvoir et son influence s'accroîtront." (Dan Macallair, Christian Science Monitor, 20 septembre 1994.)

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L'abolition de l'argent

Un société libérée doit abolir toute l'économie monétaire-marchande. Continuer à accepter la validité de l'argent se ramènerait à accepter la dominance continue [permanente] de ceux qui l'avaient accumulé auparavant ou qui avaient le savoir-faire [truc] de [requis pour] le réaccumuler après une répartition radicale. Pour certaines fins [et pour un certain temps encore] on aura toujours [encore] besoin de formes alternatives de "comptes économiques", mais leur étendue sera soigneusement limitée et aura tendance à diminuer comme la croissance de l'abondance matérielle et de la coopération [coopérativité] sociale les rend moins nécessaire.

Une société post-révolutionnaire pourrait avoir une organisation économique de [à] trois étages, quelque chose dans ce genre :

1) Certain biens et services de base seront librement disponibles à tout le monde sans aucune comptabilité.

2) D'autres seront également gratuits, mais seulement à des quantités limitées, rationnées.

3) D'autres encore, classés de "luxes", seront disponibles contre des "crédits".

À la différence de l'argent, les crédits ne seront applicables qu'à de certains biens spécifiés, non pas à la propriété communautaire de base telle que la terre, les services publics ou les moyens de production. En plus, ils auront probablement des dates d'expiration pour en limiter l'accumulation excessive.

Une telle organisation sera bien flexible. Pendant la période transitionnelle la quantité de biens gratuits pourrait être plutôt minimale -- juste assez pour qu'on [que chaque personne] peut se débrouiller --, la plupart des biens exigeant des crédits que l'on peut gagner par le travail. Avec le passage du temps, de moins en moins travail sera nécessaire et de plus en plus de biens seront disponibles gratuitement -- la proportion entre ces deux côtés étant toujours déterminée par les conseils. Quelques crédits pourraient être distribués généralement, chaque personne en recevant périodiquement une certaine quantité égale; d'autres pourraient être des primes pour certains genres de travail dangereux ou désagréable où il y a une insuffisance de volontaires. Les conseils pourraient établir des prix fixes pour certains luxes, tout en en laissant d'autres suivre l'offre et la demande. À mesure qu'un luxe devient plus abondant il coûtera moins cher, jusqu'à ce qu'il devienne éventuellement gratuit. Les biens peuvent être transférés d'un étage à un autre selon les conditions matérielles et les préférences des communautés.

Voilà seulement quelques-unes des possibilités.* Expérimentant avec des méthodes diverses, les gens apprendront pour eux-mêmes quelles formes de propriété, d'échange et de comptabilité soient nécessaires.

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*D'autres possibilités sont [ont été] présentées dans les moindres détails dans "Sur le contenu du socialisme" de Cornelius Castoriadis (Socialisme ou Barbarie no. 22, 1957) [réédité in Le Contenu du socialisme (10/18, 1979)]. Ce texte présente beaucoup de suggestions utiles, mais à mon avis il surestime le degré auquel la vie post-révolutionnaire doit être centrée sur le travail et les lieux de travail. [Comme je l'ai dit au-dessus [voir p. ___],] Une telle orientation est déjà quelque peu dépassée, et elle deviendra probablement encore plus dépassée après une révolution.

     Looking Forward : Participatory Economics for the Twenty First Century de Michael Albert et Robin Hahnel (South End, 1991) comprend également [lui aussi] un nombre de points utiles sur l'organisation autogérée. Mais les auteurs présupposent une société dans laquelle il y ait toujours une économie monétaire et où le temps de travail n'est que légèrement réduit (à une trentaine d'heures par semaine). Leurs exemples hypothétiques sont modelés dans une grande mesure sur les coopératives ouvrières actuelles; la "participation économique" envisagée comprend des activités comme celle de voter sur des questions commerciales qui seront dépassées dans une société non-capitaliste. Comme nous le verrons, une telle société mènera aussi à une diminution qualitative de travail, ce qui réduira le besoin de s'occuper des plans compliqués pour assurer une rotation entre les différents genres de tâches qui occupent une grande partie du livre [d'Albert et Hahnel].

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De toute façon, les problèmes "économiques" qui restent [quoi qu'ils soient/s'il y en a] ne seront pas graves, parce que les limitations imposées par la rareté ne s'appliqueront qu'au secteur des "luxes" non-essentiels. Le libre accès universel à la nourriture, à l'habillement, au logement, à l'éducation, aux services publics, aux services médicaux, aux facilités culturels et aux moyens de transport et de la communication, tout cela peut être achevé presque immédiatement dans les régions industrialisées et dans un délai assez court dans les régions moins développées. Beaucoup de ces choses existent déjà; il ne s'agit que de les faire disponibles plus généralement et équitablement. Ce qui manque encore peut être produit facilement dès que l'énergie sociale est détournée des entreprises irrationnelles.

Prenons par exemple la question du logement. Les activistes antiguerre [pour la paix] ont constaté fréquemment que l'on pourrait loger convenablement toute la population mondiale pour moins que le prix de la consommation militaire mondiale de quelques semaines. Ils envisagent sans doute des habitations assez minimales; mais si la quantité d'énergie gaspillée actuellement par les gens pour gagner l'argent à enrichir les propriétaires et les spéculateurs immobiliers était détournée à la construction d'habitations nouvelles, tout le monde peut bientôt être logé d'une façon vraiment très convenable.

Pour commencer, la plupart des gens pourraient continuer à vivre dans leurs résidences actuelles et concentrer à trouver des logements pour les sans-abri. Des hôtels et des immeubles de bureaux peuvent être occupés. Certaines propriétés [domaines] vraiment extravagantes peuvent être réquisitionnées et transformées en logements, parcs, jardins [potagers] communaux, etc. Se rendant compte de cette tendance, ceux qui possèdent des propriétés relativement spacieuses pourraient offrir de cantonner [loger temporairement] les sans-abri tout en les aidant à construire leurs propres habitations, ne serait-ce que pour détourner le ressentiment éventuel d'eux-mêmes.

La prochaine étape sera de hausser et d'égaliser la qualité des logements. Ici comme ailleurs, le but ne sera pas une uniformité rigide ("toute personne doit avoir un logement de telles spécifications"), mais un sens général d'équité, les problèmes étant réglés flexiblement, un à un. Si quelqu'un crois qu'il en a pâtit [qu'il n'a pas reçu sa juste part], il peut faire appel à la communauté [générale] qui, si son grief n'est pas complètement absurde, se mettra probablement en quatre pour le réparer. Il faudra arranger des compromis [trouver des solutions de compromis quant] aux questions concernant le droit à vivre, et pour combien de temps, dans certaines régions exceptionnellement souhaitables. (Tels droits pourraient se répartir par tirage au sort, ou peut-être on peut les louer [à bail] aux plus offrants aux enchères de crédits.) De tels problèmes ne seront peut-être pas résolus à la satisfaction complète de tous, mais ils seront certainement réglés bien plus équitablement que sous un système dans lequel l'accumulation de morceaux de papier magiques permettent à une personne de réclamer le "droit de propriété" d'une centaine de bâtiments pendant que d'autres doivent vivre dans la rue.

Une fois qu'on a répondu aux besoins de survie [fondamentaux], la perspective quantitative du temps de travail fera place à une perspective qualitativement nouvelle de créativité libre. Quelques amis pourront travailler heureusement à la construction de leur propre maison même s'il leur faut une année pour accomplir ce qu'une équipe professionnelle aurait pu faire plus efficacement dans un mois. Bien plus d'amusement, d'imagination et d'amour entreront dans tels projets, et les logements qui en résulteront seront bien plus charmants, plus bigarrés et plus personnels que ce qui passe aujourd'hui [à présent/de nos jours] pour "convenables". Ferdinand Cheval, facteur rural [provincial] français du XIXe siècle, a consacré tout son temps libre pendant plusieurs décennies à la construction de son propre "palais idéal". Les gens comme Cheval sont habituellement qualifiés d'excentriques, mais ils ne sont exceptionnels que par le fait qu'ils continuent à exercer [employer/réaliser] la créativité innée que nous avons tous, mais que nous sommes généralement persuadés à refouler après la première enfance. Une société libérée aura beaucoup de ce genre de "travail", à savoir des projets choisis personnellement qui seront si profondément engageants que les gens ne penseront plus de compter leur "temps de travail" qu'il ne feraient de compter les caresses amoureuses ou d'essayer à économiser sur la durée d'une danse.

L'absurdité de la plupart du travail actuel

Il y a cinquante ans Paul Goodman a estimé que moins que dix pour cent du travail qu'on faisait alors suffirait à satisfaire les besoin humains fondamentaux. Quel que soit le chiffre exact (il serait encore plus bas maintenant, bien qu'il dépendrait [subjonctif ?] évidemment de ce qui soient considérés comme les besoins fondamentaux ou raisonnables), il est évident que la plupart du travail actuel est absurde et inutile [pas nécessaire]. Avec l'abolition du système marchand, des centaines de millions de gens qui sont maintenant occupés à la production de marchandises superflues, ou à leur publicité, leur emballage, leur transport, leur vente, leur protection, ou leur bénéfices (vendeurs, commis, contremaîtres, administrateurs, banquiers, agents de change, propriétaires, chefs syndicalistes, politiciens, policiers, avocats, juges, geôliers, gardes, soldats, économistes, publicitaires, fabricants d'armes, douaniers, percepteurs, agents d'assurances, conseillers de placements [?], ainsi que tous leurs nombreux subalternes) seront tous libérés [de tout cela] pour [pouvoir] partager les quelques [relativement rares] tâches réellement nécessaires.

Ajouter les chômeurs qui, selon un rapport récent de l'O.N.U., constituent plus que 30% de la population mondiale. Si ce chiffre semble assez grande, c'est qu'il comprend sans doute les prisonniers, les réfugiés et bien d'autres gens qui ne sont pas ordinairement comptés dans les statistiques de chômage officiels parce qu'ils ont renoncé à chercher du travail, tels que ceux qui sont rendus incapables de travailler par l'alcoolisme ou les drogues [stupéfiants], ou qui sont si écoeurés par le choix d'emplois possibles qu'ils consacrent toute leur énergie à esquiver le travail par [au moyen] des crimes ou des expédients.

Ajouter les millions de gens âgés qui aimeraient bien s'engager dans des activités [projets] dignes d'intérêt, mais qui sont maintenant relégués à une retraite passive et ennuyeuse. Et les jeunes [les adolescents], voire même les enfants, qui seraient stimulés [= trouveraient de défis passionnants] par certains [bien des] projets utiles et éducatifs s'ils n'étaient pas enfermés dans des mauvaises écoles [qui ne valent rien] conçues pour inculquer une obéissance ignorante.

Puis, il convient de prendre en compte le grand composant de gaspillage qui se trouve même dans les travaux indiscutablement nécessaires. Les médecins et les infirmières, par exemple, consacrent une grande partie de leur temps (en plus du temps pris en remplissant les formulaires d'assurances, en envoyant les factures aux clients, etc.) en essayant sans grand succès à neutraliser [contrebalancer] toutes sortes de problèmes d'origine sociale tels que les accidents du travail ou de la circulation, les indispositions psychologiques, les maladies causées par le stress, la pollution, la sous-alimentation ou les conditions insalubres, sans parler des guerres et des épidémies qui les suivent souvent -- problèmes qui disparaîtront en grande mesure dans une société libérée, laissant les travailleurs médicaux [= médecins, infirmières, etc.] libres de concentrer sur la médecine préventive.

Puis, il faut prendre en considération la quantité également grande de travail gaspillé intentionnellement : make-work [= les tâches destinées seulement à occuper le temps les gens]; la suppression de méthodes qui allègent le travail parce qu'elles risquent au même temps de supprimer son emploi; [le fait de] travailler aussi lentement que possible; le sabotage des machines pour faire pression aux patrons, ou par simple rage ou frustration. Sans oublier les absurdités de [révélé par] la "loi de Parkinson" ([selon lequel] toute tâche finit par occuper le temps disponible), du "principe de Peter" (chaque employé tend à s'élever à son niveau d'incompétence) et d'autres tendances semblables qui ont été satirisées avec tant d'hilarité par C. Northcote Parkinson et Laurence Peter. [CF: Les lois de Parkinson et Le principe de Peter.]

Enfin, il faut considérer combien de travail gaspillé sera éliminé quand les produits seront faits pour durer et non plus pour s'écrouler ou se démoder pour que les gens doivent continuellement en acheter des nouveaux. (Après une brève période de haute production pour fournir des biens durables de haute qualité à tout le monde, bien des industries peuvent être réduites à des niveaux très modestes : tout juste assez pour entretenir ces biens et pour les améliorer de temps en temps lorsqu'on a développé une innovation vraiment utile.)

À prendre en considération tous ces facteurs, il est facile de voir que dans une société organisée raisonnablement la quantité de travail nécessaire pourrait se réduire à un ou deux jours par semaine.

La transformation du travail en jeu

Mais une aussi radicale réduction quantitative conduira à un changement qualitatif. Comme l'a découvert Tom Sawyer, [CF: chap. 2 de Tom Sawyer de Mark Twain] quand les gens ne sont pas obligés à travailler, même la tâche la plus banale peut devenir [paraître] singulière et fascinante : le problème n'est plus comment la faire faire des gens, mais comment répondre à tant de [tous les] volontaires. Il serait peu réaliste d'attendre à ce que les gens travaillent à plein temps à des emplois désagréables et dénués de sens sans [y être obligés par] la surveillance et les motivations économiques; mais la situation deviendra bien différente dès qu'il ne s'agira que de consacrer dix ou quinze heures par semaine à des tâches sensées [utiles/valables/qui ont un sens], variées, auto-organisées et de son propre gré.

En plus, bien des gens, une fois qu'il se soient engagés dans des projets qui leur intéressent [passionnent], ne voudront se limiter à ce minimum. Cela réduira les tâches nécessaires à un niveau même plus minuscule pour les autres qui pourront manquer tel enthousiasme[s].

Pas besoin d'ergoter sur le terme travail. Le travail salarié doit être aboli; le travail sensé [valables/satisfaisant] et librement choisi peut être tout aussi amusant que n'importe quelle autre forme de jeu. Notre travail actuel produit généralement des résultats pratiques, mais pas ceux qui nous aurions choisis, tandis que notre temps libre est dans une grande mesure borné à des futilités. Avec l'abolition du salariat, le travail deviendra plus ludique, et le jeu plus actif et plus créatif. Quand les gens ne seront plus rendu fou par leur travail, ils n'exigeront plus des distractions passives et idiotes pour s'en rétablir.

Je ne veux dire qu'il y ait un mal à trouver agréable des divertissements insignifiants; il ne s'agit que de reconnaître qu'une grande partie de leur attrait vient du manque d'activités plus profondément satisfaisantes. Quelqu'un dont la vie manque de l'aventure réelle peut trouver au moins un peu d'exotisme [indirecte] dans le collectionnement des artefacts d'autre temps et d'autre lieux; quelqu'un dont le travail est abstrait et fragmenté peut se donner beaucoup de peine pour produire effectivement un objet concret et complet, même si ce ne soit [pas] plus important qu'un modèle d'un bateau dans une bouteille. Ceux-là et d'autres hobbies sans nombre révèlent la persistance des élans créateurs qui s'épanouiront réellement quand on leur donnera libre cours à une échelle plus grande. Imaginez comment les gens qui aiment remodeler leur maison [le bricolage] ou cultiver leur jardin se passionneront à la recréation de toute leur communauté; ou bien comment les milliers d'amateurs des chemins de fer sauteront sur l'occasion de reconstruire et de faire marcher des modèles améliorés des réseaux ferrés qui seront une des principaux moyens de réduire la circulation routière [d'automobiles].

Quand les gens sont soumis aux soupçons et aux règlements oppressifs, il est normal qu'ils essayent de travailler aussi peu que possible. Mais dans les situations de liberté et de confiance mutuelle, il y a une tendance contraire à mettre sa fierté à faire le meilleur travail possible. Bien que certaines tâches dans la nouvelle société seront [soient?] plus populaires [désirées] que d'autres, les rares tâches qui sont vraiment difficiles ou désagréables attireront probablement plus qu'assez de volontaires, répondant à la frisson du défi ou à l'envie de reconnaissance si non par un sens de responsabilité. Même à présent bien des gens sont heureux de contribuer [offrir bénévolement leurs services] à des projets dignes [louables] s'ils ont le temps; bien plus le feront dès qu'ils n'auront plus à s'occuper des besoins [s'inquiéter pour pourvoir aux besoins] d'eux-mêmes et de leurs familles. Au pire, les rares tâches complètement impopulaires devront être divisées en relais [roulements] les plus petits qui seraient praticables et les rotationner [?] au sort jusqu'à ce qu'elles peuvent être automatisées. Ou bien il pourrait y avoir des enchères pour savoir si quelqu'un serait disposé à les faire, disons, pendant cinq heures la semaine au lieu du travail ordinaire de dix ou quinze heures; ou contre quelques crédits supplémentaires.

Des types non-coopératifs seront probablement si rares que le reste de la population pourra leur laisser [tranquilles] plutôt que de se donner la peine à les contraindre de fournir leur petite [quote-] part de travail. À [Dès qu'on a parvenu à] un certain niveau d'abondance, il devient plus simple de ne pas se soucier de quelques abus éventuels plutôt que d'enrôler une armée [multitude] de contrôleurs, comptables, inspecteurs, délateurs, indicateurs, gardes, gendarmes, etc. pour fureter [fourrer le nez] partout, contrôler tout détail et punir toute infraction. Il est peu réaliste d'attendre à ce que les gens soient généreux et coopératifs quand il n'y a pas grand-chose pour tout le monde; mais un grand surplus matériel créera une grande "marge d'abus", de sorte qu'il n'aura pas d'importance si quelques personnes ne fournissent pas leur pleine quote-part, ou [si elles] prennent un peu plus que leur juste portion.

L'abolition de l'argent empêchera personne d'en prendre beaucoup plus. La plupart des appréhensions quant à la faisabilité d'une société libérée proviennent de la supposition enracinée que l'argent (et donc aussi son protecteur nécessaire : l'État) existeraient toujours. Cette association [combinaison] monétaire-étatique crée des possibilités illimitées pour des abus (législateurs subornés à glisser discrètement des échappatoires [lacunes/points faibles] aux [dans les] lois fiscales, etc.); mais dès qu'elle soit abolie, les mobiles et les moyens de tels abus disparaîtront. L'abstraction [La qualité abstraite] des rapports marchands permet à une [seule] personne d'accumuler anonymement des richesses en privant indirectement des milliers autres des choses essentielles à la vie; mais avec l'abolition de l'argent, toute monopolisation des biens serait trop maladroite et trop visible.

Quelles que soient les autres formes d'échange qui pourra se trouver dans la nouvelle société, la plus simple et probablement la plus commune sera le don. L'abondance générale fera facile d'être généreux. Le don [fait de donner] est amusant et satisfaisant, et il élimine l'ennui des comptes [= de la comptabilité/de préciser qui doit quoi à qui]. Le seul calcul est [qui restera sera] celui qui se rattache à la saine émulation mutuelle. "La communauté voisine a contribué telles choses à une région moins aisée; nous devrons pouvoir faire autant." "Ils ont organisé une fête formidable; essayons de faire [d'en organiser une qui soit] encore mieux." Un peu de rivalité amicale ([pour voir] qui peut créer la recette la plus délicieuse, cultiver une légume supérieure, résoudre un problème social, inventer un nouveau jeu) profitera tout le monde, même les perdants.

Une société libérée fonctionnera probablement à peu près comme une fête potluck (où tout le monde apporte un plat). La plupart des gens aiment préparer un plat qui sera apprécié par les autres; de sorte que même si quelques personnes n'apportent rien, il y a quand même assez [une suffisance ample] pour tous. Ce n'est pas nécessaire que tout le monde contribue une part exactement égale, parce que les tâches sont si minimales et sont partagées si généralement que personne n'est surchargée. Comme tout le monde participe ouvertement, il n'y a pas besoin de contrôler les gens ou d'instituer des pénalités pour le refus de coopération. La seule part [aspect] de "coercition", c'est l'approbation ou la désapprobation des autres participants : l'appréciation [la reconnaissance favorable] encourage les contributions, tandis que même une personne sans aucune considération [= une personne égoïste qui manque d'égards envers d'autrui] se rend compte que si elle néglige constamment de contribuer, on commencera à la regarder d'un sale oeil et finira peut-être par ne l'inviter plus. L'organisation n'est nécessaire que quand il y ait un problème. (S'il y a habituellement trop de desserts et trop peu d'entrées, le groupe pourrait décider de coordonner qui doit apporter quoi. Si quelques personnes généreuses finissent par porter une trop grande part du nettoyage, une douce poussée suffise d'embarrasser les autres à offrir [au point qu'ils offrent] leurs services; ou bien on met au point quelque rotation systématique.)

Maintenant, bien sûr, telle coopération spontanée est l'exception, qui ne se trouve principalement que là où les liens communalistes traditionnels ont persisté, où parmi des petits groupes de semblables [= personnes qui partagent les mêmes goûts/sentiments] dans les régions où les conditions ne sont pas trop indigentes. Là-bas [Dans le monde] où les loups se mangent entre eux, c'est normal que les gens ne regardent que leur propre intérêt et se méfient d'autrui. À moins que le spectacle ne les agite par quelque anecdote sentimental [@@ d' "human interest"], ils ne s'intéressent généralement que très peu à ceux en-dehors de leur cercle immédiat. Pleins de frustrations et de ressentiments, ils pourraient même éprouver un plaisir méchant à gâter les plaisirs d'autres gens.

Néanmoins, malgré toutes les choses qui découragent leur humanité, la plupart des gens, si l'on leur donne la chance, aiment sentir qu'il font des choses dignes, et [ils aiment] être reconnus pour les avoir fait. Notez avec quel empressement ils sautent sur la moindre occasion de créer un moment de reconnaissance mutuelle, ne serait-ce qu'en ouvrant la porte pour quelqu'un ou en échangeant quelques remarques banals. Si une inondation, un tremblement de terre ou une autre catastrophe survient, il arrive souvent que même les personnes les plus égoïstes et cyniques se jettent à l'aide d'autrui, travaillant sans relâche pour sauver les gens, livrer la nourriture et les provisions de premier secours, etc., sans aucune rémunération sauf la reconnaissance [d'autrui]. Voilà pourquoi les gens évoquent les guerres et les désastres naturels avec une nostalgie qui pourrait sembler surprenante. Tout comme la révolution, tels événements enfoncent les séparations sociales ordinaires, fournissent à tout le monde des occasions de faire des choses qui importent vraiment, et produisent un vif sentiment de communauté (ne serait-ce qu'en unifiant des gens contre un ennemi commun). Dans une société libérée ces impulsions [tendances] sociables pourront fleurir sans exiger des prétextes si extrêmes.

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Objections technophobiques [des technophobes]

L'automation actuelle ne fait souvent que de jeter certaines gens au chômage tout en intensifiant la discipline [regimentation = l'organisation quasi-militaire] de celles qui travaillent encore; si on gagne réellement du temps libre par les inventions qui "allègent le travail", on le consacre généralement à une consommation passive qui est tout aussi aliénée. Mais dans un monde libéré les ordinateurs et d'autre technologies modernes pourraient être utilisées à éliminer les tâches dangereuses et ennuyeuses, libérant tout le monde à se consacrer à des activités plus intéressantes.

Négligeant telles possibilités, et dégoûtés naturellement du mauvais emploi actuel de beaucoup de technologies, certaines gens en sont venus à croire que "la technologie" elle-même [en tant que telle] est le problème principal et prônent un retour à quelque style de vie plus simple. Ils se débattent sur le niveau [quel degré] de simplicité qui convient; à mesure que des défauts sont découverts dans chaque époque, la ligne de démarcation est poussée toujours plus loin au passé. Certains, tenant la révolution industrielle pour le principal coupable [l'origine principale du mal], disséminent des panégyriques à l'artisanat publiés par microédition. D'autres, voyant l'invention de l'agriculture comme le péché originel, croient que nous devrons retourner à une société de cueilleurs-chasseurs, bien qu'ils ne soient pas complètement clairs sur ce qu'ils envisagent pour la population actuelle qui ne pourrait être maintenue par une telle économie. D'autres, pour ne pas être en reste, présentent des arguments éloquents qui démontrent que le développement du langage et de la pensée rationnelle étaient la véritable source de nos problèmes. D'autres encore prétendent que l'espèce humaine est si incorrigiblement mauvaise qu'elle devrait s'anéantir altruistement pour sauver le reste de l'écosystème mondial.

Ces fantaisies comprennent tant de contradictions évidentes qu'il est à peine nécessaire de les critiquer en détail. Leur rapport avec les véritables sociétés du passé est discutable; en tout cas elles n'en ont presque aucun avec les possibilités actuelles. Même si nous supposons que la vie fût mieux à telle ou telle époque antérieure, il faut commencer à partir de notre situation actuelle. La technologie moderne est si entrelacée avec tous les aspects de notre vie qu'elle ne peut être interrompue brusquement sans produire un chaos mondial qui anéantirait des milliards de gens. Les gens post-révolutionnaires décideront sans doute de réduire la population humaine et de supprimer certaines industries, mais cela ne peut se faire du jour au lendemain. Il faut considérer sérieusement comment nous aborderons tous les problèmes pratiques qui se poseront dans l'intérim.

Si jamais nous nous trouvons devant telles questions pratiques, je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par moyens techniques; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient habituellement un fort pourcentage de la population; ou se résigner à ne jamais aller voir ou communiquer avec les gens dans d'autres régions du monde à moins qu'on puisse y aller à pied; ou rester là sans rien faire alors que les gens meurent des famines qui pourraient être prévenues par le transport mondial des vivres.

Le problème, c'est que dans l'intervalle [= avant que ces questions-là se poseront pratiquement dans une situation révolutionnaire] cette idéologie de plus en plus à la mode détourne l'attention des problèmes et des possibilités réels. Un dualisme manichéen simpliste (la nature est Bonne [le Bon?], la technologie est Mauvaise [le Mal?]) permet aux gens de ne pas relever des processus historiques et dialectiques compliqués; c'est tellement plus facile de rejeter la responsabilité de tous les maux sur quelque mal primordial, quelque [sorte de] diable ou péché originel. Ce qui a commencé comme une mise en question légitime d'une foi [confiance] excessive en la science et la technologie finit par devenir une foi désespérée et encore moins justifiée en le retour d'un paradis primitif, tandis qu'on [qui a pour résultat qu'on] n'attaque le système présent que dans une façon abstraite et apocalyptique.*

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*Fredy Perlman, auteur d'une des expressions les plus absolutistes de cette tendance : Against His-story, Against Leviathan ! (Black & Red, 1983), a fourni la meilleure critique de lui-même dans son livre précédent sur C. Wright Mills, The Incoherence of the Intellectual (Black & Red, 1970) : "Cependant même si Mills rejette la passivité avec laquelle les hommes acceptent leur propre fragmentation, il ne lutte plus contre elle. L'homme cohérent et autodéterminé devient un être exotique qui a vécu dans un passé lointain et dans des circonstances matérielles extrêmement différentes. (...) Il ne s'agit plus d'un programme de la droite qui pourrait être opposé par un programme de la gauche, mais plutôt d'un spectacle extérieur qui suit son cours comme une maladie. (...) La fissure entre la théorie et la pratique élargit; les idéaux politiques ne peuvent plus se transformer en projets pratiques."

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Les technophiles et les technophobes s'accordent [sont unis] en traitant la technologie en isolement d'autres facteurs sociaux, ne différant que dans leurs conclusions, [toutes les deux] également simplistes, que les nouvelles technologies sont automatiquement [en soi] libérantes [avantageuses] [@@ empowering = qui accroissent notre pouvoir ou (plus couramment) qui accroissent notre sens que nous avons le droit au pouvoir] ou automatiquement aliénantes. Tant [Aussi longtemps] que le capitalisme aliène toutes les productions humaines en buts autonomes qui échappent au contrôle de leurs créateurs, les technologies partageront cette aliénation et seront utilisées à la renforcer. Mais quand les gens se libéreront de cette domination, ils n'auront aucun mal à rejeter les technologies nuisibles tout en en adaptant d'autres à des emplois salutaires.

Certaines technologies -- les nucléaires en étant l'exemple le plus évident -- sont en effet si follement dangereuses qu'on leur mettra fin sans tarder. Et beaucoup d'autres industries, qui produisent des marchandises absurdes, dépassées ou superflues, cesseront automatiquement avec la disparition de leurs raisons-d'être commerciales. Mais bien des technologies (l'électricité, la métallurgie, la réfrigération, la plomberie, l'impression, l'enregistrement, la photographie, les télécommunications, les outils, le textile, les machines à coudre, l'outillage agricole, les instruments chirurgicaux, les anesthésiques, les antibiotiques, parmi des dizaines d'autres exemples qui viendront à l'esprit), quels que soient leurs présents usages abusifs, n'ont pas, ou presque pas, de défauts inévitables. Il ne s'agit que de les utiliser plus sagement, de les soumettre au contrôle populaire, d'y introduire quelques améliorations écologiques et de les reconcevoir [remodeler] pour de fins humaines plutôt que capitalistes.

D'autres technologies sont plus problématiques. On continuera à en avoir besoin à un certain degré, mais leurs aspects nuisibles et irrationnels seront supprimés graduellement, généralement par [selon/suivant] l'usure. Si l'on considère [l'industrie de] l'automobile dans son ensemble, y compris son infrastructure énorme (usines, rues, autoroutes, stations d'essence, puits de pétrole) et tous ses inconvénients et prix cachés (embouteillages, stationnement, réparations, assurances, accidents, pollution, destruction urbaine [destruction des villes]), il est évident qu'il y a une quantité d'autres méthodes [qui seraient] préférables. Il n'en est pas moins vrai que cette infrastructure est déjà là. [Mais cette infrastructure a quand même l'avantage d'exister déjà.] Il est à croire donc que la nouvelle société continuera à utiliser les voitures et les camions existants pendant quelques ans encore, tout en s'occupant d'abord du développement des moyens de transport plus pratiques pour les remplacer graduellement quand ils s'usent. Des véhicules personnels à moteurs non-polluants pourraient continuer indéfiniment dans les régions rurales, mais la plus grande part de la circulation urbaine (à part quelques exceptions telles que les voitures de livraison, les voitures de pompiers, les ambulances, les taxis à l'usage des handicapés) pourrait être dépassée par des formes diverses de transports en commun, permettant la conversion de bien des rues et des autoroutes en parcs, jardins, squares [= places sans voitures] et pistes cyclables. Les avions seront utilisés toujours pour les voyages intercontinentaux (rationnés s'il le faut) et pour certain envois urgents, mais l'abolition du salariat laissera aux gens le temps pour des modes de voyage moins pressés -- en bateau, par chemin de fer, à bicyclette ou à pied.

Ici comme ailleurs, il sera aux gens concernés [intéressés] d'expérimenter avec les possibilités différentes pour découvrir ce qui marche mieux. Dès que les gens pourront déterminer les buts et les conditions de leur propre travail, ils sortiront naturellement toutes sortes d'idées qui le feront plus bref, plus sauf [moins dangereux] et plus agréable; et ces idées, n'étant plus brevetées ni gardées avec vigilance comme "secrets commerciaux [industriels]", se répandront rapidement et inspireront encore plus d'améliorations. Avec l'élimination de mobiles commerciaux, les gens pourront [aussi] donner tout leur poids aux facteurs sociaux et écologiques ainsi qu'aux considérations purement quantitatives du temps de travail. Si, disons, la production des ordinateurs implique actuellement une certaine quantité de travail surexploité [dans des conditions misérables] et engendre une certaine quantité de pollution (bien moins cependant que celle engendrée par les industries traditionnelles [= littéralement : "de cheminées"]), il n'y a aucun lieu de croire que des meilleurs méthodes ne puissent être découvertes dès que les gens s'y appliquent [attaquent] -- très probablement précisément par un emploi judicieux de l'automatisation informatisée. (Heureusement, en général, plus une tâche est répétitive, plus elle est facile à automatiser.)

La règle générale sera de simplifier les fabrications [= les produits et les processus] fondamentales par [en utilisant] des façons qui favorisent la flexibilité optimum. Les techniques seront rendues plus uniformes et plus compréhensibles, pour que n'importe qui doué d'une formation générale minimale puisse effectuer des construction, des réparations, des modifications et d'autres opérations qui exigeaient autrefois des formations spécialisées. Les outils, les appareils, les matières premières, les pièces de rechange et les modules architecturels seront probablement standardisés et fabriqués en série, laissant les raffinements faits sur mesure à des petites "industries à domicile" et les aspects finaux et potentiellement les plus créatifs aux utilisateurs individuels. Dès que le temps ne sera plus l'argent, nous verrons peut-être, comme l'a voulu William Morris, une reprise des activités artisanales qui exigent beaucoup de "travail" minutieux [soigneux] par des gens qui aiment créer et donner, et qui se soucient de leurs créations et des personnes pour lesquels elles sont destinées.

Certaines communautés pourront choisir de garder une assez grande quantité de technologie lourde (mais sanitisée écologiquement, bien entendu); d'autres opteront peut-être pour des styles de vie plus simples, quoique appuyés [soutenus] par des moyens techniques pour faciliter cette simplicité, ou en cas d'urgence. Des génératrices solaires et des télécommunications reliées par satellite, par exemple, permettraient aux gens de vivre dans les bois sans besoin de lignes électriques ou téléphoniques. Si l'énergie solaire terrestre [?] et d'autres sources d'énergie renouvelables se montraient insuffisantes, d'immenses récepteurs solaires en orbite pourraient transmettre [= à la terre, par émission dirigée] une quantité pratiquement illimitée d'énergie non-polluante.

Par ailleurs, la plupart des régions du Tiers-Monde se trouvent dans la zone intertropicale où l'énergie solaire peut avoir la plus grande efficacité. Bien que leur pauvreté présentera quelques difficultés au début [d'une transition révolutionnaire], leurs traditions d'autarcie coopérative, ajoutées au fait qu'elles ne sont pas encombrées d'infrastructures industrielles dépassées, pourraient leur donner quelques avantages compensateurs quand il s'agira de créer des nouvelles structures plus écologiques. En tirant [puisant] sélectivement des régions développées les renseignements et les techniques qu'elles[-mêmes] pensent en avoir besoin, elles pourront sauter l'horrible stade "classique" de l'industrialisation et de l'accumulation du capital, pour passer directement à des formes d'organisation sociale post-capitalistes. D'ailleurs, l'influence ne sera pas forcément en sens unique : quelques-unes des expériences sociales les plus avancées dans l'histoire étaient réalisées pendant la révolution espagnole par des paysans illettrés vivant sous des conditions pratiquement tiers-mondistes.

Il faut souligner [ajouter] que les gens des régions développées n'auront pas besoin d'accepter une terne période transitionnelle "d'espérances baissées" pour permettre le rattrapage des régions moins développées. Cette erreur [idée fausse] très répandue découle de la supposition fausse que la plupart des produits actuels sont souhaitables et nécessaires -- ce qui impliquerait qu'une plus grande quantité pour d'autrui signifierait moins pour nous. En réalité une révolution dans les pays développés dépassera immédiatement tant de marchandises et tant d'affaires absurdes que même s'il y aurait une réduction temporaire de certains biens ou services, les gens vivront mieux que maintenant même sur le plan matériel (en plus de vivre bien mieux sur le plan "spirituel"). Dès que leurs propres problèmes immédiats seront réglés, bien des gens aideront avec enthousiasme les personnes qui sont moins fortunées [?]. Mais cette assistance sera volontaire, et pour la plupart elle ne comportera aucun sacrifice important. Donner du [son] travail ou des matériaux de construction ou du savoir-faire architectural pour que d'autres gens puissent bâtir des maisons pour eux-mêmes, par exemple, n'exigera pas que l'on démonte sa propre maison. La richesse potentielle de la société moderne ne consiste pas seulement en biens matériels, mais aussi en connaissances, idées, techniques, inventivité, enthousiasme, compassion et d'autres qualités qui s'accroissent en étant partagées.

Questions écologiques

Il va de soi qu'une société autogérée réalisera la quasi-totalité des revendications écologistes actuelles. Certaines de ces revendications sont essentielles pour la seule survie de l'humanité; mais pour des raisons esthétiques et éthiques, les gens libérés choisiront sans aucun doute d'aller bien au-delà de ce minimum et de favoriser une biodiversité riche.

Cependant, ce qu'il faut reconnaître c'est que nous ne pouvons débattre telles questions sans préjugés que dès que nous aurions supprimé les intérêts économiques qui sapent même les tentatives les plus minimales de défendre l'environnement (bûcherons craignant de perdre leur travail, la pauvreté chronique tentant des pays du Tiers-Monde de tirer profit de leurs forêts [tropicales humides], etc.).*

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*Our Angry Earth : A Ticking Ecological Bomb, d'Isaac Asimov et Frederick Pohl, est parmi les résumés les plus convaincants de cette situation désespérée. Après avoir démontré la criante insuffisance des politiques actuelles pour en venir à bout, les auteurs proposent quelques réformes radicales qui pourraient renvoyer [à plus tard] les pires catastrophes; mais il est peu probable que de telles réformes seront effectuées tant que le monde continuera à être dominé par les intérêts contradictoires des États et des multinationales.

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Quand toute l'espèce humaine est blâmée pour la destruction écologique, on oublie les causes sociales précises. Les quelques personnes qui prennent les décisions importantes sont confondues [mises dans le même sac] avec la majorité impuissante. Les famines sont vues comme la revanche de la nature contre la surpopulation, comme des freins naturelles et inévitables -- comme s'il y avait quoi que ce soit de naturel dans la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International, qui obligent les pays du Tiers-Monde à cultiver des produits à l'exportation plutôt que des aliments à [la] consommation locale. On inculque aux gens un sens de culpabilité pour leur emploi des voitures, en passant sous silence le fait que les compagnies automobiles ont créé une situation (en achetant [raflant] et puis sabotant les systèmes de transport électrique [?], en faisant pression pour la construction des autoroutes et contre les subventions des chemins de fer, etc.) où la plupart des gens ne peuvent se passer d'une voiture. La publicité spectaculaire conseille gravement tout le monde à réduire sa consommation de l'énergie (tout en incitant tout le monde à consommer toujours plus de n'importe quoi), bien que l'on aurait pu développer déjà plus qu'assez de sources d'énergie propre [non-polluante] et renouvelable si les compagnies de combustibles fossiles n'avaient pas fait pression [avec succès] contre la subvention des recherches à cette fin.

Il ne s'agit pas de blâmer même les chefs de ces compagnies -- ils sont attrapés, eux aussi, dans des situations où il faut "croître ou mourir" qui les poussent à prendre telles décisions. Il s'agit d'abolir le système qui produit continuellement telles pressions irrésistibles.

Un monde libéré devrait avoir assez de place [à la fois] pour les communautés humaines et pour des régions sauvages qui seraient assez grandes pour satisfaire la plupart des écologistes profonds [de ceux qui se réclament de l'écologie profonde]. Entre ces deux extrêmes j'aime penser qu'il y aura toutes sortes d'interactions humaines avec la nature, qui seront imaginatives tout en étant soigneuses et respectueuses; que les gens coopéreront avec elle, travailleront avec elle, joueront avec elle, en créant des entremêlements bigarrés de forêts, fermes, parcs, jardins, vergers, ruisseaux, villages, villes...

L'épanouissement de communautés libres

Les grandes villes seront dispersées, espacées, "verdies" et réarrangées dans une variété de manières qui incorporeront et dépasseront les visions des architectes et des urbanistes les plus imaginatifs du passé (qui étaient généralement limités par leur supposition de [croyance en] la permanence du capitalisme). Exceptionnellement, certaines grandes villes, surtout celles d'intérêt esthétique ou historique, conserveront ou même amplifieront leurs traits métropolitains, offrant [pourvoyant/donnant = pour qu'il y aura] ainsi de grands centres où les cultures et les styles de vie divers peuvent se rassembler.*

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*Pour une abondance d'idées suggestives sur les avantages et les désavantages de différents genres de communautés urbaines, passées, présentes et potentielles, je recommande deux livres : Communitas de Paul et Percival Goodman, et La Cité à travers l'histoire de Lewis Mumford. Celui-ci est une des études de la société humaines les plus perspicaces et les plus compréhensives [du monde/qu'on a jamais vue].

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Certaines gens, s'inspirant des explorations "psychogéographiques" et des idées sur "l'urbanisme unitaire" des premiers situationnistes, construiront des décors complexes et modifiables conçus pour favoriser des dérives labyrinthiennes parmi des ambiances diverses -- Ivan Chtcheglov envisageait "une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs", "des pièces qui feront rêver mieux que des drogues", et les gens habitant chacun sa "cathédrale" personnelle (I.S. no. 1 [p. 19]). D'autres inclineront [peut-être] plutôt à la définition du bonheur d'un poète de l'Extrême-Orient : vivre dans une cabane à côté d'un ruisseau de montagne.

S'il n'y a pas assez de cathédrales ou de ruisseaux de montagne pour tout le monde, il faudra trouver quelques compromis. Mais il faut rappeler que si les endroits comme Chartres ou Yosemite [Yosémité ?] sont actuellement envahis de touristes, ce n'est qu'à cause de l'enlaidissement du reste de la planète. À mesure que d'autres régions naturelles sont revivifiées et que les habitats humains sont rendus plus beaux et plus intéressants, il ne sera plus nécessaire que quelques endroits exceptionnels reçoivent des millions de gens qui ont désespérément besoin d'échapper [loin de tout, pour laisser tous leurs ennuis derrière eux]. Au contraire, il est même possible que bien des gens seront attirés vers les régions les plus misérables, parce que celles-là seront les "nouvelles frontières" où auront lieu les transformations les plus passionnantes (démolition de bâtiments laids pour faire place à la reconstruction expérimentale [à partir de zéro]).

La libération de la créativité populaire engendra des communautés vives [animées/pleines d'entrain] qui surpasseront Athènes, Florence, Paris et d'autres centres célèbres d'autrefois, où la [pleine] participation était limitée à des minorités privilégiées. Tandis que quelques gens pourront mener une vie relativement solitaire et indépendante (les ermites et les nomades seront libres de vivre [se tenir] à part sauf pour quelques arrangements minimes avec les communautés voisines), la plupart des gens préféreront probablement le plaisir et la commodité de faire les choses ensemble, et ils établiront toutes sortes d'entités publiques [communautaires/municipales/du quartier] : ateliers, bibliothèques, laboratoires, cuisines, boulangeries, cafés, centres médico-sociaux, studios, salles de musique [= petites salles, pour pratiquer la musique], grandes salles [de concert, des fêtes, etc.], saunas, gymnases [salles de gymnastique], cours de recréation, foires, marchés aux pouces (sans oublier quelques endroits tranquilles pour contrebalancer toute cette socialité). Des pâtés de maisons pourront être transformés en ensembles plus unifiés, en reliant les bâtiments extérieurs avec des couloirs et des arcades et en enlevant les barrières entre les cours de derrière pour créer des espaces [cours/champs] centraux plus grands ([pour faire des] parcs, jardins, pouponnières). Les gens pourront choisir entre divers genres et divers degrés de participation, que ce soit, par exemple, de s'engager à faire la cuisine, la vaisselle ou le jardinage un ou deux jours par mois contre le droit de dîner dans une cafétéria commune, ou bien de cultiver la plupart de leur nourriture et de faire la cuisine pour eux-mêmes.

Dans tous ces exemples hypothétiques il importe de garder à l'esprit la diversité des cultures qui développeront. Dans une culture, la cuisine pourrait être vue comme une corvée qui doit être réduite autant que possible et partagée strictement; dans une autre, elle pourrait être une passion générale ou bien un rituel social estimé qui attira plus qu'assez de volontaires enthousiastes.

Certaines communautés, comme le troisième paradigme dans Communitas (en faisant abstraction du fait que les schémas des Goodman présument toujours l'existence de l'argent), pourront maintenir une distinction nette entre le secteur de gratuité et le secteur des luxes. D'autres pourront développer des formes sociales plus organiquement intégrées, plus comme le deuxième paradigme du même livre, visant une unité maximum de production et de consommation, d'activité manuelle et intellectuelle, d'éducation esthétique et scientifique, d'harmonie sociale et psychologique, même au prix de l'efficacité purement quantitative. Le style du troisième paradigme pourra convenir mieux comme forme transitionnelle au début, quand les gens ne seront pas encore habitués aux nouvelles perspectives et voudront quelque système de référence économique [fixe] pour leur donner un sens de sécurité contre les abus éventuels. À mesure que les gens enlèvent les défauts du nouvel système et développent plus de confiance mutuelle, ils tendront probablement vers le style du deuxième paradigme.

Comme dans les fantaisies charmantes de Fourier, mais sans ses excentricités et avec beaucoup plus de flexibilité, les gens pourront s'engager dans un grand choix d'activités suivant des corrélations complexes d'affinités. Une personne pourra être un membre régulier de certains groupements permanents (groupe d'affinité, conseil, collective, quartier, ville, région) tout en ne participant que temporairement à divers projets particuliers (comme le font actuellement les gens dans des clubs, des réseaux des passionnés de tel ou tel hobby, des associations d'entraide, des groupes se souciant de telle ou telle question sociale, des projets de coopération temporaire [comme l'édification d'une grange par tous les gens du voisinage@nn@]). Les assemblées locales pointeront les offres et les demandes [des individus et des groupes]; feront connaître les décisions d'autres assemblées et l'état de développement des projets en cours et des problèmes [qui ne seront] pas encore résolus; et établiront des bibliothèques, des standards [= téléphoniques ou autre] et des réseaux informatiques pour recueillir et disséminer toutes sortes de renseignements et pour joindre [lier] les gens de goûts semblables. [CF. Ratgeb pp. 105-106] Les médias seront à la disposition de tout le monde, permettant à chacun d'exprimer ses propres projets, problèmes, propositions, critiques, enthousiasmes [passions], désirs, visions. Les arts et les métiers traditionnels continueront, mais seulement comme une facette des vies continuellement créatives. Les gens prendront toujours part -- et avec plus d'entrain que jamais -- aux sports et aux jeux, aux foires et aux festivals, à la musique et à la danse, à l'amour et à "l'élèvement" [?= le fait d'élever] des enfants, à la construction et au remodelage, à l'enseignement et à l'apprentissage, au camping et aux voyages; mais on verra développer également de nouveaux genres et arts de la vie que nous autres [de l'époque présente] ne pouvons guère imaginer.

Plus qu'assez de gens seront attirés aux projets socialement nécessaires, dans l'agronomie, la médecine, l'ingénierie, les innovations pédagogiques [dans les méthodes d'enseignement], la restauration écologique, etc., pour la seule raison qu'ils les trouvent intéressants et satisfaisants. D'autres préféreront des activités moins utilitaires. Certains vivront d'une manière assez tranquille et domestique [mèneront une vie de famille tranquille/vie casanière tranquille]. Certains s'adonneront aux aventures hardies, ou mèneront une grande vie de fêtes et d'orgies; d'autres se consacreront à l'ornithologie [vont aller observer les oiseaux], ou à l'échange de publications individuelles, ou au collectionnement des bibelots pittoresques des temps pré-révolutionnaires, ou à n'importe quelle autre chose parmi un million [des milliers] d'activités possibles. Tout le monde peut suivre ses propres inclinations. Si quelques-uns sombreront dans une existence passive de spectateurs, ils finiront probablement par s'[y] ennuyer et [par] essayer des activités plus créatives. Même s'ils ne le font pas, ce sera leur affaire; cela ne nuira à personne d'autre.

Si quelques-uns finiront par trouver trop insipide l'utopie terrestre [réalisée] et voudront vraiment échapper loin de tout, l'exploration et la colonisation du système solaire -- voire même à la longue peut-être la migration aux autres étoiles -- fourniront une frontière qui ne s'épuisera jamais.

Mais cela va également pour les explorations de "l'espace intérieur". [l'espace du dedans? cf. Michaux]

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Des problèmes plus intéressants

Une révolution antihiérarchique ne résoudra pas tous nos problèmes; elle en éliminera simplement quelques-uns des [plus] anachroniques, ce qui nous laissera libres de nous attaquer à des problèmes plus intéressants.

Si ce texte semble négliger [ne pas tenir suffisamment compte de] le côté [les aspects] "spirituel" de la vie, c'est parce que je voulais souligner quelques questions matérielles de base qui sont souvent oubliées. Mais ces questions matérielles ne sont que l'ossature. Une société libérée sera basée beaucoup plus sur la joie et l'amour et la générosité spontanée que sur des règles rigides ou des calculs intéressés. Nous pouvons probablement obtenir un sens plus vif de sa réalité [what it might be like = de comment il serait (peut-être) de vivre dans une telle société] de [des/à des?] visionnaires comme Blake ou Whitman que des débats pédants sur les crédits économiques ou les délégués révocables.

J'imagine que quand les gens ne devront plus se soucier de leurs besoins matériels [de base/fondamentaux] et ne sont plus exposés à un déluge permanent de titillation commerciale, la plupart d'entre eux (après des brèves bringues d'excès des choses dont ils étaient privés auparavant) trouveront la plus grande satisfaction dans des styles de vie relativement simples et peu encombrés. Les arts érotiques et gustatifs seront sans doute enrichis dans diverses façons, mais seulement comme facettes des vies pleines et bien équilibrées qui comprennent également une grande diversité d'activités intellectuelles, esthétiques et spirituelles.

L'éducation, ne se limitant plus au conditionnement des jeunes pour un rôle étroit dans une économie irrationnelle, deviendra une activité passionnée de toute sa vie. En plus des institutions d'enseignement formelles [= positives/"officielles"] qui puissent rester, les gens auront accès immédiat, via les livres et les ordinateurs, aux renseignements sur n'importe quel sujet qu'ils veulent explorer, et ils pourront obtenir de l'expérience pratique sur toutes sortes d'arts et de techniques, ou bien chercher n'importe qui pour l'instruction ou la discussion -- comme les anciens philosophes grecs se débattant dans la place du marché, ou les moines chinois médiévaux errant dans les collines à la recherche du maître zen le plus inspirant.

Les aspects de la religion qui ne servent que d'évasions psychologiques de l'aliénation sociale dépériront, mais les questions fondamentales qui ont été exprimées d'une façon plus ou moins déformée dans la religion resteront. Il y aura toujours des peines [douleurs/souffrances] et des pertes, des tragédies et des frustrations, les gens affronteront toujours la maladie [les maladies], la vieillesse et la mort. Et dans le processus de chercher le sens de tout cela, s'il y en a, et comment savoir s'y prendre avec cela, quelques-uns redécouvriront ce que Aldous Huxley, dans La philosophie éternelle, appelle "le plus haut facteur commun" de la conscience humaine. [L'édition française donne "le Plus Grand Commun Diviseur".]

D'autres cultiveront peut-être des sensibilités esthétiques exquises comme [l'ont fait] les personnages dans Le dit de Genji de Murasaki, ou développeront des subtils genres métaculturels comme les "jeux des perles de verre" dans le roman de Hermann Hesse (libérés [bien sûr] des limitations matérielles qui limitaient auparavant telles activités à des élites minuscules).

J'aime penser [imaginer] que comme ces activités diverses sont alternées, combinées et développées, il y aura une tendance générale vers la réintégration personnelle envisagée par Blake, et vers les véritables rapports "Je-Tu" envisagés par Martin Buber. Une révolution spirituelle permanente où la communion joyeuse n'exclut pas une riche diversité ni des "affrontements généreux". Feuilles d'herbe, où Whitman projetait ses espoirs sur les potentialités de l'Amérique de son temps, évoque peut-être mieux que n'importe quoi d'autre l'état d'esprit expansif de telles communautés d'hommes et de femmes réalisés, travaillant et jouant avec extase, aimant et flânant, se promenant sans se presser sur le chemin ouvert [la piste ouverte/la grande route] et sans fin.

Avec la prolifération des cultures en développement et mutation permanents, les voyages pourraient redevenir des aventures imprévisibles. Le voyageur pourra "voir les cités et apprendre les moeurs de bien des peuples différents" [CF/## commencement de l'Odyssée : "De bien des hommes il visita les villes et s'enquit de leurs moeurs" / "qui visitait les villes et connaît les moeurs de tant d'hommes"] sans les dangers ni les déceptions que devraient accepter les vagabonds et les exploreurs d'autrefois. Dérivant de milieu en milieu, de rencontre en rencontre; mais s'arrêtant de temps en temps, comme les [ces] formes humaines à peine visibles dans les paysages chinois, simplement pour regarder dans l'immensité, se rendant compte que tous nos faits [gestes] et dires ne sont que des rides [ondulations] à la surface d'un univers vaste et insondable.

Voilà seulement quelques suggestions [allusions]. Nous ne sommes pas limités aux sources d'inspiration radicales. Toutes sortes d'esprits créateurs du passé ont manifesté ou envisagé quelques-unes de nos possibilités presque illimitées. Nous pouvons puiser [tenir des idées] de n'importe qui d'entre eux, tant que nous prenons soins de dégager les aspects pertinents de leur contexte aliéné originel.

Les plus grands ouvrages ne nous disent pas tellement quelque chose de nouvel qu'elles ne nous rappellent des choses que nous avons oubliées. Nous avons tous [eu] des indications [des expériences/une idée/un sentiment] de ce que peut être la vie [de] la plus riche [at its richest = réalisée, à son mieux] -- des souvenirs de la première enfance, quand les expériences étaient encore fraîches et non refoulées, mais aussi [de temps en temps] quelques moments ultérieurs d'amour ou de camaraderie ou de créativité enthousiaste, moments où nous mourons d'impatience de nous lever pour reprendre quelque projet, ou simplement pour voir ce qu'amènera le nouvel jour. Extrapoler de tels moments nous donne probablement la meilleure idée de ce que puisse être le monde entier. Un monde, comme Whitman l'envisage,

Où les hommes et les femmes font peu de cas des lois,

Où l'esclave n'est plus, et le maître n'est plus,

Où le peuple se soulève immédiatement contre l'inépuisable impudence des élus,

Où les enfants sont appris à ne connaître d'autre loi que la leur, et à se fier à eux-mêmes,

Où l'équanimité s'illustre [se manifeste] dans les affaires,

Où sont encouragées les spéculations sur l'âme,

Où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,

Où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à côté d'eux (...)

Montent les formes majeures !

Formes de la Démocratie absolue [totale], produit des siècles,

Formes projetant toujours d'autres formes [nouvelles],

Formes de villes turbulentes et viriles,

Formes des amis et des pourvoyeurs de foyers [asiles? @@] de toute la terre,

Formes embrassant la terre et embrassées par la terre entière.

[## "Song of the Broad-Axe" in Feuilles d'herbe, après "Calamus" et avant "Birds of Passage"]

[CF: Où les hommes et les femmes pensent légèrement aux lois;

Où l'esclave cesse d'être un esclave, le maître d'être un maître;

Où le peuple se lève, unanime contre l'incessante audace des élus; (...)

Où les enfants apprennent à être la loi vivante d'eux-mêmes, et à dépendre de Soi;

Où l'égalité s'illustre de faits;

Où la croyance critique à l'âme est entretenue;

Où les femmes se joignent aux manifestations des rues, et marchent comme les hommes;

Où elles pénètrent dans les assemblées et prennent rang comme les hommes. (...)

La grande forme surgit!

Forme multiple de la Démocratie intégrale; effort accompli du bras des siècles façonnant l'univers;

Forme éternelle matrice de formes nouvelles;

Forme mâle des turbulantes cités;

Forme des amis, des hôtes aux gestes d'accueil vers la terre toute;

Forme, dont l'étreinte fortifie le monde, et que fortifie l'étreinte de toute humanité...

["Le Chant de la hache", trad. Vielé-Griffon, NRF, ed. Larbaud, pp. 115...]

[CF: Ce ne sont pas (...) qui font la qualité d'une grande ville (...)

Mais là où la législation est légère aux hommes comme aux femmes,

Mais là où l'esclave ni l'esclav[ag]iste n'ont plus cours,

Mais là où la populace spontanément se soulèvera contre l'inépuisable impudence des élus, (...)

Mais là où les enfants reçoivent dans l'enseignement la légitimité comme la légalité de leur autonomie,

Mais là où l'équanimité s'illustre concrètement dans la vie des affaires,

Mais là où sont encouragées les spéculations sur l'âme,

Mais là où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,

Mais là où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à côté d'eux. (...)

Montent les formes majeures !

Formes de la Démocratie absolue, produit des siècles,

Formes constamment renouvelées par la projection d'autres formes,

Formes de turbulentes villes masculines,

Formes des amis et pourvoyeurs d'asiles de la planète,

Formes régénérant la terre et régénérées par la terre entière.

["La hache à lame large", trad. J. Darras (éd. Cahiers Rouge, vol. 2, pp. 83-84, 90).]

Avons-vous besoin de Snyder

comme poète-prêtre ?

[Bulles de Snyder et ses amis :] Même quelqu'un qui a un rapport intégral au monde se transforme en spectacle qui fait partie [intégrante] du spectacle social dominant, et ses oeuvres deviennent des choses que nous pouvons écouter ou acheter dans les magasins, pour ajouter à notre collection d' "expériences significatives".

[Sur la télé :] Quelque chose de spécial !

[Bulles des moutons :] Et c'est gratuit !... Faites-le pour moi !... Peut-être un de ces jours moi aussi je serai un poète !

L'artiste que nous voyons ce soir a dit ailleurs, en critiquant la monopolisation de l'expérience "religieuse" (autrement dit totale/intégrale) par la classe de prêtres : "Nous n'avons pas vraiment besoin de tels gens pour nous servir d'intermédiaires. Chacun doit être son propre chaman."

Cependant la présente situation n'est pas essentiellement différente que le reste de nos vies fragmentées : nous nous soumettons, et avec enthousiasme, à l'acceptation passive de choses séparées. Bien sûr, nous [autres] sommes plus exigents et plus sophistiqués [raffinés] que la plupart des gens, nous ne consommons que des "beaux trips [belles expériences]". Quelques-uns d'entre nous sont tellement libérés qu'ils ne lèchent que les culs éclairés.

La poésie faite par tous, ou pas du tout.

[mai 1970]

[Traduction provisoire du texte du tract Do We Need Snyder for Poet-Priest?]

Dans ce théâtre...

 

DANS CE THÉÂTRE, où l'image de la vie remplace sa réalisation, le seul choix semble être [celui de choisir] entre la variété de rôles disponibles [qui nous sont offerts]. La séparation -- qu'elle soit entre les divers rôles du répertoire d'un acteur individu (par exemple, au travail ou pendant ses loisirs) ou dans la "communication" entre un acteur et un autre -- règne partout.

Comme si par un accord tacite, tout le monde accepte l'inévitabilité de cette farce. Le mécontentement se borne à revendiquer un nouveau metteur en scène ou une plus juste distribution de rôles. Quelques-uns, mécontents de ce genre de "changement", improvisent des caractères plus agréables, des textes plus amusants, entre la gamme de rôles qui leur sont permis. De sorte qu'ils rajeunissent une intrigue rebattue, et le spectacle continue.

Les aspects [parties] du drame les moins plausibles sont renforcés par des attractions idéologiques. Ainsi le genre lui-même n'est jamais mis en question, ce qui remet le jour où nous ferons vraiment crouler la salle.

Dans un jeu où chaque choix est une forme d'abnégation, le seul choix réel est [celui] de refuser de jouer.

* * *

DANS LE RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE, chaque élément du drame est vu [regardé/considéré] par rapport à toutes les possibilités réelles; projeté dans la totalité. La contrainte, la médiation et le rôle sont résistés et dépassés par leurs contraires, par ces trois projets inséparables : la participation, fondée par la passion de jouer; la communication, fondée par la passion d'aimer; et la réalisation, fondée par la passion de créer.

D'après sa façon de voir les choses, le spectacle semble continuer paisiblement [sans être troublé]. Fondé sur la séparation, sur le fragmentaire, il ne peut concevoir l'unité de ces projets comme une transparence de rapports humains favorisant la participation réelle de tous à la réalisation de chacun. [CF: Traité de Vaneigem, p. 245]

Ainsi, le spectacle observe avec confiance que ses acteurs continuent à répéter [parler/dire] leur texte, ignorant [= c'est le spectacle qui ignore] qu'on y introduit certains "renversements" qui ne pourront être résolus "dramatiquement" que par sa propre destruction.

En prenant nos rêves et nos désirs comme base de notre activité, et en jouant ce jeu d'une manière totale et cohérente, nous nous mettons en contradiction avec [= nous faisons de nous-mêmes une contradiction à] tout ce qui contredit notre projet fondamental : la libre construction de la vie quotidienne.

[août 1970]

[Traduction provisoire de In This Theater...]

 

Ode sur l'absence de la véritable poésie

ici cet après-midi

-- Poème en prose dialectique --

La poésie, comme les poètes aiment le rappeler, a pris sa source dans les incantations religieuses ou magiques. Le respect pour le barde était dû au fait que ses paroles importaient. Les phrases et les refrains précis étaient censés être nécessaires pour assurer la bonne récolte, etc.

La poésie littéraire a perdu cette importance, et ses auteurs les plus avancés le savent bien. Rimbaud est l'archétype de la tentative de retrouver le magique. Il a échoué. Et cet échec était [est reste] inévitable. La forme de poème exclut la possibilité de la réalisation de la poésie, c'est-à-dire de la réalisation effective de l'imagination dans le monde. L'institution de la poésie est elle-même un rapport social défavorable à ce projet. Elle hérite la spécialisation de la créativité, de l'expression authentique, de son origine dans la classe des prêtres, et elle y revient. Même [quelqu'un comme] Rimbaud, malgré toute sa passion pour la liberté et le merveilleux, finit par développer une conception du poète comme nouveau prêtre ou chaman, [comme] nouveau médiateur de la communication. Mais la réalisation de la poésie implique l'activité créative directe de tous, et ne peut donc tolérer une telle médiation. "Il s'agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l'oeuvre poético-artistique" (Guy Debord, La Société du Spectacle).

* * *

"Diviser pour mieux régner" peut être considéré la tactique essentielle du système social qui nous domine, s'il est entendu qu'il s'applique non seulement à la séparation entre les individus, mais également à la division entre les aspects divers de la vie quotidienne. Cette séparation imposée a atteint sa propre réalisation dans le spectacle, l'incarnation de la vie apparente. Le spectacle prend la vérité de cette société, à savoir sa fausseté et sa séparation, et la présente comme réelle, comme la réalité, comme une vie qui doit être contemplée par des spectateurs passifs qui n'ont aucune vraie vie à eux. "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images" (Debord). Mais malgré toutes les images de satisfaction qu'il présente, le capitalisme moderne ne peut cacher le fait qu'il ne permet pas l'exaucement des véritables désirs humains. Comme la pauvreté de la consommation passive (des marchandises ou de la culture) devient de plus en plus évidente, le spectacle offre une grande gamme d'activités culturelles qui donnent l'illusion de participation : happenings, ateliers relationnels, lectures ouvertes à tous, le World Game, be-ins, fêtes mixed-media [@@] -- n'importe quoi qui pourrait canaliser la radicalité passionnée, la poésie de plus en plus répandue de la révolte, vers de "solutions constructives" ou d'oppositions parcellaires, qui [toutes les deux] renforcent le système qu'elles pensent surmonter. "La dernière chance des dirigeants est de faire de chacun l'organisateur de sa propre passivité" (Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre). [xx.1 (p. 198). J'ai changé "était" en "est" pour raisons grammaticales.]

Comme [c'est le cas] avec le spectacle en général, la communication d'un poème est unilatérale. Le spectateur ou le lecteur passifs sont présentés avec une image de ce qui était vécu par le poète. Une lecture ouverte à tous ne répond qu'apparemment à cette critique. Elle démocratise le rôle de poète, elle partage l'accès au sommet d'un rapport hiérarchique; elle ne dépasse pas ce rapport.

Bien sûr, il y a une certaine communication, mais c'est une communication isolée, elle n'est pas liée directement aux activités quotidiennes réelles des personnes concernées. Comme nos activités sont, dans l'ensemble, contraintes et aliénées, c'est normal que la créativité poétique (si elle n'est pas consciente du projet qui dépasse la séparation et ainsi la poésie littéraire) tend, pour se défendre, à se retirer de la vie quotidienne. Elle accepte un domaine isolé où son jeu partiel peut se jouer avec une illusion consolante d'intégralité. "La poésie est devenue rarement poème. La plupart des oeuvres d'art trahissent la poésie. (...) Au mieux, la créativité de l'artiste se donne une prison, elle se cloître en attendant son heure dans une oeuvre qui n'a pas dit son dernier mot; mais bien que l'auteur en attende beaucoup, ce dernier mot -- celui qui précède la communication parfaite -- elle ne le prononcera jamais tant que la révolte de la créativité n'aura pas mené l'art jusqu'à sa réalisation" (Vaneigem). [Traité xx.4 (p. 207)]

La poésie qui sait que sa réalisation passe par son propre dépassement ne quitte jamais la vie quotidienne, car elle est en elle-même le projet de la transformation ininterrompue [permanente] de la vie quotidienne.

* * *

Il nous reste toujours à détruire complètement le pouvoir hiérarchique et l'économie marchande. Le mouvement ouvrier révolutionnaire traditionnel n'a pas réussi à effectuer une telle transformation du monde. Cependant à ses moments les plus avancés (Russie 1905, Cronstadt 1921, Espagne 1936, Hongrie 1956) il a esquissé la forme que prendra la révolution à venir : le pouvoir absolu des conseils ouvriers. Cette forme d'organisation antihiérarchique commence à partir de la démocratie directe de l'assemblé populaire et se fédère internationalement par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant. Dans cette manière elle évite la possibilité de l'apparition d'une nouvelle classe dirigeante de bureaucrates ou de spécialistes.

Le "parti avant-garde" du type léniniste, si généralement prôné aujourd'hui, était une des causes principales de l'échec du mouvement ouvrier classique. Sciemment ou pas, en se constituant comme une force séparée et indépendante, il prépare la voie pour son propre pouvoir "révolutionnaire" au-dessus du peuple, comme dans les régimes capitalistes-d'État de la Russie, de la Chine, de Cuba, etc. Toute organisation visant la destruction de la société de classes doit commencer par refuser d'imiter cet exemple de "succès" révolutionnaire. Une organisation révolutionnaire doit abolir dans elle-même les rapports marchands et la hiérarchie. Elle doit réaliser la fusion directe de la théorie critique et [de] l'activité pratique, pour empêcher toute pétrification en idéologie. Tout comme les conseils domineront et transformeront tous les aspects de la vie libérée, l'organisation révolutionnaire doit porter une critique de tous les aspects de la vie aliénée actuelle. Au moment révolutionnaire de la dissolution de la séparation sociale, elle doit se dissoudre en tant que pouvoir séparé.

La dernière révolution dans la préhistoire humaine réalisera l'unité du rationnel et du passionnel; l'unité du travail et du jeu dans la libre construction de la vie quotidienne; le jeu de l'exaucement des désirs de tous; la poésie qui "doit être faite par tous, non par un" (Lautréamont).

[octobre 1970]

[Traduction provisoire de Ode on the Absence of Real Poetry Hre This Afternoon]

Comics bureaucratiques

Le soulèvement en Pologne n'est que le geste le plus récent dans la lutte en cours contre le capitalisme moderne. Mais tout comme d'autres moments révolutionnaires, d'Hongrie 1956 à France 1968, il expose les falsifications idéologiques de ceux qui prétendent parler au nom de ce mouvement, de l'Est pseudo-socialiste aux bureaucrates du spectacle d'opposition...

[Enfants :] Il arrive souvent que les "excès" d'une révolte sont précisément ses moments les plus révélateurs, quand tout [toute chose/toute question] devient tangible, cristalline, à portée de tous. Mais c'est aussi précisément ces avances théorico-pratiques qui sont obscurcies [cachées/embrouillées] par les idéologues "gauchistes".

[Coupure de presse :] "Puis les choses ont commencé à avancer rapidement. Les fenêtres du bâtiment du Parti communiste étaient fracassées. Un groupe de jeunes, qui sont montés les murs et entrés dans le bâtiment, se sont mis à jeter dans la rue les meubles, le papier et d'autres choses, aux applaudissements de la foule. Quand une table très chère en jacaranda était jetée par la fenêtre, tout le monde a crié de joie."

[Tom Hayden :] Le peuple n'aurait pas eu à aller si loin si les dirigeants n'avaient pas été tels salauds. Sans cela, nous aurions pu continuer notre belle "opposition" manipulatrice. (N'oubliez pas de voter pour "le contrôle communautaire de l'aliénation" !)

Quel dommage. Précisément parce que les insurgés en Pologne, tout comme ceux de Watts, ont évité temporairement une telle fausse conscience, ils ont manifesté une critique en actes de la marchandise elle-même, démystifiant ce fétichisme [fameux] décrit par Marx il y a plus d'un siècle.

[Enfants :] Le pillage de fourrures et du champagne par les célébrants polonais n'est pas plus un exemple de leur "attraction à la vie occidentale" ou de leur "dégénérescence révisionniste bourgeoise" que le pillage de télévisions à Watts n'était la preuve de l'intégration des Noirs dans le système américain.

Ces actions doivent être considérées plutôt comme signes positifs du nouvel ordre social qui est maintenant possible : "À chacun selon ses désirs"; en l'occurrence, encore les désirs et "besoins" faux produits par le système marchand.*

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*Sur le jeu à Watts, voir la brochure "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande" de l'Internationale Situationniste.

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"L'aliénation du travailleur au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il prête à l'objet le confronte comme quelque chose d'hostile et d'étranger. (...) La marchandise est donc une chose mystérieuse (...) parce que le rapport des producteurs à la totalité de leur propre travail leur est présenté comme un rapport social qui n'existe pas entre eux-mêmes, mais entre les produits de leur travail." (Marx). [## Manuscrits de 1844 ("Travail aliéné, paragraphe 10) et Le Capital ("Fétichisme de la marchandise")?]

[CF: "La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il prête à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère." [Pléiade II, p. 59]

[CF: "les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux même, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses" [Pléiade I, p. 607] [peut-être ce n'est pas la même citation]

En attendant...

[Gangsters :] Nom de Dieu ! Encore une lutte spontanée où les gens agissent seuls et pour leur propre compte. Où est-ce que cela laisse nous autres, les chefs du mouvement ?

Vous comprenez donc pourquoi il nous faut soutenir [faire de la réclame pour] le militantisme sacrificiel, pour créer des armées d'activistes prêts à se sacrifier à notre idéologié (dogme). Avez-vous des idées pour un bon slogan ?

Je propose "Oubliez votre vie; servez le peuple !"

Que pensez-vous de "Suicide révolutionnaire !" ?

[Sous le portrait de Mao :] "Ceux-ci connaissent une vie si sordide que, pour la plupart, il n'est d'autre choix que de la vivre comme une caricature du Maître. (...) Au sacrifice du non-possédant qui par son travail échange sa vie réelle contre une vie apparente (...), le possédant répond en sacrifiant apparemment sa nature de possédant et d'exploiteur; il s'exclue mythiquement, se met au service de tous et du mythe. (...) En renonçant à la vie commune, il est le pauvre parmi la richesse illusoire, celui qui se sacrifie pour tous au lieu que les autres ne se sacrifient que pour eux-mêmes, pour leur survie. Ce faisant, il transmue la nécessité où il se trouve en prestige. Son sacrifice est tout à la mesure de sa puissance. Il devient le point de référence vivant de toute la vie illusoire." (Raoul Vaneigem, "Banalités de base") [I.S. no. 7, pp. 36-37]

[Enfant :] Une critique de la marchandise dans une société capitaliste-d'État devient directement une critique du pouvoir de la classe bureaucratique. La vérité officielle de la bureaucratie -- qu'elle n'existe pas en tant que classe séparée -- est démentie par les événements. Les dirigeants et leurs homologues des groupes gauchistes essayent de détourner la critique radicale de tout pouvoir hiérarchique en des faux choix entre "bons" et "mauvais" bureaucrates...

[Coupure de presse :] "Les chefs locaux du Parti communiste ont monté un drapeau blanc à la fenêtre du dernier étage, puis ils se sont sortis du bâtiment, les mains levés. On a met le feu au bâtiment, et les fonctionnaires du Parti était saisis par environ 3000 ouvriers du chantier naval qui se sont venus du port."

[Eldridge Cleaver :] La Pologne est un État révisionniste, à la différence de la Corée du Nord, etc., où les dirigeants (que nous aspirons imiter [réunir avec/atteindre le même haut niveau]) ont la bonté de servir les besoins (de survie) des gens qu'ils exploitent.

[Jerry Rubin :] Comme l'a dit Bernardine Dohrn*, [= chef des Weathermen], il y a de bons chefs et de mauvais. Les bons sont définis comme ceux qui savent manipuler les gens à les suivre de bon gré. Quant à moi, je suis un "non-chef" !

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* Voir le Tribe du 18 décembre.

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Les régimes les plus prévoyants essayent de récupérer (prendre sous leur aile, détourner aux solutions parcellaires) la lutte pour le pouvoir prolétarien...

[Castro :] Sous notre autorité subtile (tout comme en Yougoslavie et en Algérie) les gens sont libres de prendre toutes les décisions qui ne changent rien. Les conseils des ouvriers et des paysans sont accordés la liberté de participer -- dans le cadre du travail aliéné contrôlé par l'État. Vive l'autogestion !

[Enfant :] La révolution prolétarienne doit reconnaître ses tactiques comme l'autogestion à tous les niveaux de la lutte, et son but comme la gestion de tous les aspects de la vie par les conseils ouvriers !

[Femme :] Sale espèce de bureaucrate !

[Enfant :] Dans le développement de la critique prolétarienne du capitalisme bureaucratique d'État, il importe de ne pas s'arrêter à mi-chemin. Ainsi, la [bien importante] Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais de Kuron et Modzelewski, tout comme certaines formulations antibureaucratique récentes en Chine*, essaye de concilier le pouvoir des conseils ouvriers avec un retour au "véritable léninisme".

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*Ne pas à confondre avec la "Révolution Culturelle", pseudo-révolte spectaculaire montée par la classe dirigeante chinoise.

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[Lénine :] Les sociétés de classes staliniennes ne sont qu'un développement naturel (quoique excessif) de la prise de pouvoir étatique totalitaire par les Bolcheviks en 1917. Le "parti avant-garde" prôné par ma célèbre théorie de l'organisation a conduit à la plus grande défaite du mouvement révolutionnaire classique : au pouvoir du Parti au-dessus des masses, régnant au nom du prolétariat.

[Trotski :] La vérité réelle du léninisme s'est révélée quand nous avons écrasé le soviet de Cronstadt et les paysans anarcho-communistes de l'Ukraine en 1921. Cependant cinquante ans plus tard notres partisans fidèles continuent l'hiérarchie aliénante dans leurs organisations, ainsi que la pratique manipulatrice correspondante qui vise à "diriger" les masses. Ils ne font que renforcer (en présentant un forme d'opposition fausse) le système capitaliste qui règne toujours partout.

[Enfant :] Jusqu'ici les mouvements dans le Tiers-Monde n'ont fait qu'essayer d'imiter le coup bolchevique; et le mouvement aux États-Unis n'est pas capable de rien sauf que d'adorer ces imitations sous-développées de l'échec révolutionnaire.

Voilà une vedette "anti-impérialiste" :

Vive Ho !

[Ho Chi Minh :] Oui, les jeunes, voici votre [vieil] oncle Ho, revenu d'outre-tombe ! Et vous pouvez être certains que je soutiendrait les actions du régime polonais, tout comme je l'ai fait pour les interventions russe en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Après tout, je ne suis pas moi-même un novice en matière de répression des révoltes populaires autonomes (par exemple, l'insurrection à Saigon en 1945 et le soulèvement paysan en 1956). Mais vous les bonnes poires doivent me soutenir quand même, parce que je suis du Tiers-Monde !

[Pogo l'opossum :] La véritable lutte est toujours pour "Tout le pouvoir aux Soviets", mais cette fois sans les arrière-pensées bolcheviques. Ce pouvoir (esquissé en Espagne en 1936 et en Hongrie en 1956) ne doit être médiatisé par aucun représentatif du peuple. Les conseils se fédéreront par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant. La démocratie totale des conseils (dont le premier projet sera l'abolition du travail) sera la fin effective de tout pouvoir hiérarchique...

[Ver :] ...et de l'économie marchande aussi !

[Enfant :] En fin de compte, ce n'est qu'à travers le refus de l'idéologie, du sacrifice, de la représentation -- de tous les vestiges [restes] pourris du vieux monde -- que nous pourrons anéantir tout ce qui fait obstacle à nos désirs, et vivre sans temps mort !

[Femme :] La pratique doit rechercher sa théorie !

Pour le pouvoir des conseils.

[janvier 1971]

[Traduction provisoire du texte de l'affiche-comic Bureaucratic Comix]

Critique de la

Nouvelle Gauche américaine

[= du Mouvement américain @@]

(Extraits)

L'anti-fascisme et le Welfare State cybernétique

Yippies et Weathermen

Communes et collectives

Le mouvement de libération de la femme

(...) À bien trop peu d'exceptions près, la "démocratie" de la Nouvelle Gauche n'était qu'un mythe. (...) Quant à une démocratie participative qui briserait la séparation entre la décision et l'exécution, ce n'était présente que parmi quelques petits groupes (par exemple, quelques-uns des premiers expériences d'agitation du mouvement pour les droits civiques dans le Sud) et, bien brièvement, dans certaines actions massives telles que l'entourement spontané de la voiture de police pendant le Free Speech Movement de Berkeley. Le plus souvent la démocratie, s'il y en avait, n'a duré qu'aussi longtemps qu'il a fallu pour élire un comité d'organisation. (...)

La [Telle] démocratie qui a quand même existé dans les organisations de la Nouvelle Gauche avait généralement peu de contenu subversif. Le premier SDS [À ses débuts le (l'/les?) SDS] [= Étudients pour une société démocratique] a maintenu un marché d'idées démocratisé qui n'était que les idées d'un marché démocratisé. "Cette pléthore de questions parcellaires trouve son écho dans le désir, dans bien des sections de l'SDS, de décentraliser et de se passer des chefs (ce qui revient moins à l'absence de chefs qu'à la création des conditions qui permettent des chefs de prendre le pouvoir). (...) Bien des militants n'ont pas vu dans l'autonomie relative des sections de l'SDS les premières formes d'une nouvelle organisation hiérarchique (ce qu'elle est), mais un refus salutaire des hiérarchies, des chefs de cellules et des présidents ou secrétaires de parti." (Robert Chasse, The Power of Negative Thinking, or Robin Hood Rides Again). Ce texte de Chasse, publié en avril 1968, n'aurait pu été mieux confirmé que par l'histoire ultérieure de l'SDS. Le fait que l'organisation nouvelle-gauchiste par excellence s'est dégénérée au point d'être dominée par trois factions se débattant [entre eux] la combinaison précise de régimes staliniens qu'il faut adorer, cela a été déploré abondamment par ceux qui l'avaient qualifiée d'essentiellement libertaire, mais ils n'ont jamais été capables de reconnaître les origines de cette dégénération dans l'incohérence de la Nouvelle Gauche. Ils ont maintenu un silence discret sur ce sujet, à moins qu'ils n'ont fait référence, d'une façon impuissante et tautologique, à une "bureaucratisation" qui serait, par quelque hasard mystérieux, issue de ce "refus salutaire des hiérarchies". (...)

L'organisateur gauchiste justifie ses programmes réformistes avec l'idéologie de "servir le peuple"; pour lui ces programmes revêtent une signification révolutionnaire. Le défaut du réformisme n'est pas le désir d'améliorer les conditions immédiates d'un nombre de gens, mais le fait que les luttes pour ces réformes deviennent un moyen de transformer ces gens en base politique. (...) Quand l'organisateur vient [intervient], la totalité est noyée dans une océan de détails; le refus qualitatif est fragmenté en besoins particuliers. Les organisateurs encouragent la prolifération d'une multitude de pseudo-classes : jeunes, Noirs, femmes, homosexuels, Chicanos... Séparés selon leurs intérêts spéciaux, les individus sont plus facilement manipulés.

Autrefois l'organisateur gauchiste (surtout dans les mouvements des Noirs et antiguerre) a compté fortement [dans une grande mesure] sur la culpabilité pour motiver la participation passive. Plus tard il a fait appel à "l'intérêt" des groupes divers, se réservant pour lui-même le rôle d'en coordonner les alliances tactiques. Comme le Mouvement s'est décomposé, les anciennes questions d'intérêts ont perdu leur puissance de recrutement, et on en a improvisé de nouvelles : droits égaux pour les homosexuels dans l'armée, services médicaux séparatistes pour les femmes asiatiques... Chaque nouvel hybride a rendu plus absurde la recherche frénétique de nouvelles bases [politiques]. (...)

Une fois que la base était "politicisée", à savoir divisée par les bureaucrates du Mouvement, elle était réunifiée dans une pseudo-totalité de solidarité. (...) "Tout fait partie d'une même lutte." (...)

L'antifascisme et le Welfare State cybernétique

Dans le fascisme le Mouvement a adopté [trouvé] un adversaire qui le convient. Cet homme de paille heureux l'a permis de ne pas se définir positivement; il a fourni une excuse pour [cover = une diversion pour camoufler ou justifier] le fait qu'il n'a pas exprimé une critique radicale du système même -- de la production marchande, du salariat, de l'hiérarchie. La misère quotidienne produite partout par le capitalisme a revêtu une apparence normale -- voire progressiste -- par rapport aux excès barbares qui nous sont affichés. (...)

En fait le capitalisme moderne n'avance pas vers le fascisme, mais vers un mode qualitativement nouveau de domination sociale : le Welfare State cybernétique. [= État-providence cybernétique; CF: Vaneigem, e.g. I.S. no. 7, p. 33] Tout au contraire au fascisme, cette nouvelle forme, au même temps qu'elle renforce et étend le système capitaliste, en représente aussi le développement et la rationalisation naturels. Avec l'approche vers le Welfare State cybernétique, les divers modes de domination antérieurs sont réduits à un contrôle abstrait, régulier et omniprésent.

Comme le Mouvement ne fait même pas une critique radicale du système existant, il est encore moins capable de comprendre le développement de ce système vers une plus grande subtilité. Ainsi, tandis qu'il s'occupe des choses qu'il peut [bien/effectivement] comprendre (la surexploitation, la brutalité des flics), il favorise inconsciemment l'avance de l'organisation cybernétique de la vie. Précisément parce que la critique faite par le Mouvement est superficielle, ses luttes pour la "démocratie participative", la "qualité de la vie" et la "fin de l'aliénation" restent dans le vieux monde comme agitation pour sa modification humanisée. (...) Le capitalisme bureaucratique ne voit pas toujours les réformes qui sont nécessaires pour sa survie. [Mais] Dans leur recherche de bases politiques, de questions sociales à exploiter, les bureaucrates du Mouvement dénichent les crises naissantes et, voulant paraître des serviteurs du peuple pratiques, ils sortent des projets réformistes agrémentés de l'idéologie révolutionnaire. (...)

Yippies et Weathermen

Le rejet par la base de la dégénérescence du Mouvement en oppositions parcellaires a nécessité d'autres formes de politique gauchiste qui pourraient retrouver le sentiment d'unité de "l'engagement total" qu'avait eu la première Nouvelle Gauche. La tentative la plus profonde [de faire cela] était les Yippies, dont la naissance a exprimé la reconnaissance générale que le manque d'intérêt du Mouvement pour [envers] la révolte culturelle dans sa base était aussi dangereux qu'artificiel. Les Yippies ont pris leurs idées sur l'amusement de la bohème, leur communalisme [= la notion que c'est bon de vivre en communes/collectives] des Diggers et leur moralisme des bureaucrates tiers-mondistes les plus romantiques. Cette fusion a engendré des monstres. Faire la révolution pour l'amusement est devenu faire la révolution pour le plaisir de survivre devant un capitalisme devenu hostile par la raillerie. [@@] Réagissant en [par moyen d'] images contre l'image de forces réactionnaires, Abbie Hoffman et Jerry Rubin ont essayé de voguer sur la vague de [la] fausse conscience dans la tentative de la dévaloriser. Entrant le spectacle comme des clowns [bouffons/farceurs] pour le rendre plus ridicule, ils ont créé des divertissements qui, loin de favoriser le refus du spectacle, n'ont fait que rendre plus intéressante la passivité en offrant un spectacle du refus. Des actions telles que l'intervention dans la Bourse ou la candidature présidentielle d'un porc étaient conçues pour afficher la décomposition des valeurs bourgeoises, tout en promouvant (par la "Fête de la vie", par exemple) leur remplacement par les aspects les moins évidemment récupérateurs de la contre-culture. La pratique des Yippies était centrée sur la création du chaos par moyen d'un terrorisme bon enfant et la création de mythes pour combler le vide ainsi ouvert. Cette création de mythes les a rendu partenaires conscients du spectacle : rejetant l'ambivalence du Mouvement envers les médias, les Yippies ont identifié leur propre signification pratique au spectacle qu'ils pourraient créer par moyen de ces médias. (...)

Provenant du mouvement étudiant plutôt que de la contre-culture, les Weathermen ont critiqué les Yippies pour ne pas être suffisamment sérieux (c'est-à-dire sacrificiels), et ils ont adopté les signes mais non [pas] la psychologie des hippies. Tandis que les Yippies étaient une expression de quelque chose qui était nébuleusement là, les bureaucrates du SDS qui ont bâti la WeatherMachine ont forgé pour eux-mêmes [se sont forgés ?] une place à l'avant-garde d'une gauche de plus en plus passive et décroissante. S'identifiant avec les images du guérillero paysan, du bureaucrate de parti ou du terroriste urbain (selon leur rang dans le hiérarchie de la WeatherMachine), les Weathermen ont essayé de créer un mythe d'une bravade puissante qui pourrait forcer la main à la "classe" de jeunes blancs, seul groupe qu'ils jugeaient capable de soutenir leur mission kamikaze dans la guerre mondiale contre les États-Unis. Leur stratégie était basée sur la notion que le militantisme suicidaire fournirait un choc exemplaire. Ils ont réussi à hériter le manteau [la couronne ?] des Panthères Noires déclinantes, qui avaient fasciné la gauche pendant deux années par la seule rhétorique de "l'action". Ce mythe du concret s'est intensifié au mythe concrétisé quand les Weathermen ont réalisé les slogans des Panthères ("Prenons l'initiative", "Mort aux vaches", etc.). Une de leurs chansons dit : "Autrefois nous en parlions, maintenant nous le faisons". Le fait concret de faire sauter le mur d'une banque ou d'un tribunal a mis les Weathermen au sommet du spectacle de l'opposition. Le fait d'avoir "fait vraiment quelque chose" -- quelque insensée qu'elle soit -- les a rendu le point central de toutes les discussions radicales pendant plus qu'une année, contre lequel chaque gauchiste a mesuré sa propre inactivité. Particulièrement susceptibles à telle intimidation étaient les étudiants et les intellectuels, vaguement conscients de leur propre impuissance. Dans cette division du travail religieuse, le héros gauchiste émerge d'une épreuve de l'action pour gagner l'adhésion de ceux qui dans [à cause de] leur passivité en sont mystifiés [par l'action]. Mais quelque intense que soit l'intérêt que suscite ce genre de mystère de la Passion, il ne dure jamais longtemps; avant que les flics eussent fermé le [mis fin au] spectacle, la plupart de l'auditoire était déjà parti. Par rancune contre ce manque d'intérêt, les Weathermen ont refusé d'abord d'inclure personne dans leur définition du moteur révolutionnaire. Quand même cela n'a pas réussi à inquiéter la conscience de l'Amérique, ils avons décidé d'y inclure tout le monde, et se sont dissouts dans l'underground hip.

Le désir pour une opposition totale était exprimé dans les tentatives des Yippies et des Weathermen pour une révolution dans la vie quotidienne, tentatives qui étaient médiatisées et frustrées par l'idéologie. Tandis que les Yippies ont créé une subjectivité radicale illusoire basée sur l'individualisme romantique et le frisson de se regarder pisser en public, les Weathermen ont cherché à détruire toute subjectivité pour bâtir une WeatherMachine où [dans laquelle] toute résistance à l'autorité bureaucratique était jugée bourgeoise. Les premiers ont construit une politique basée sur leur style de vie, les derniers ont essayé a construire un style de vie militarisé basée sur leur politique. La reconnaissance qu'il faut révolutionner la vie était dissimulée par la ritualisation de la notion de vivre la révolution.

Communes et collectives

Les premières communes urbaines (...) étaient dans une certaine mesure (quoique non pas autant qu'elles [le] pensaient) des espaces libres [libérés] où on pouvait au moins poser les questions qualitatives qui étaient réprimées par la vie quotidienne bourgeoise. Mais ces questions n'y ont jamais trouvé de réponses. Comme le refus du vieux monde par les communes n'a pas su aborder le projet de son dépassement, les communes ont commencé à écrouler. Pendant que les communalistes utopistes rêvaient de susciter un mouvement de masse en "changeant les têtes" [= par une révolution de l'esprit], les communes n'ont même pas réussi à survivre, comme leur tolérance et leur passivité les laissaient ouvertes à l'harcèlement par la police et par le milieu, à la manipulation interne, à l'envahissement par des personnes non invitées [resquilleurs ?], aux maladies, à la folie [aux dépressions nerveuses] et au vol. (...)

Cherchant à attirer la contre-culture [à sa base politique] pour revivifier un gauchisme chancelant, les bureaucrates du Mouvement ont approuvé la forme des communes tout en rejetant leur contenu. Le résultat de cet élargissement de la portée de l'activité réformiste était une synthèse mécaniste et assez répandue de la vie quotidienne et de la politique qui était institutionalisée dans la "collective" [dans des communes qui étaient généralement appelées "collectives"].

La préoccupation du mouvement des communes avec le "style de vie", bien que mystifiée et assez rigide, était au moins une critique rudimentaire de la survie augmentée de la vie quotidienne capitaliste. Dans les collectives, au contraire, il y avait un net changement d'éclairage, de l'expérimentation sociale spontanée à l'absorption totale dans la politique de la survie marginale. La collective, tout comme la famille nucléaire qu'elle remplace, organise la subsistance de l'individu contre son allégeance à la collectivité. La mise en commun de la pauvreté économique est accompagnée d'une mise en commun de la pauvreté intellectuelle. La plupart des collectives ont quelques chefs informels qui tiennent leur pouvoir du fait qu'ils font, à partir du rebut d'idéologies gauchistes, la synthèse éclectique particulière de leur collective. Ainsi il y a des collectives anarcho-nihilistes, des groupes stalino-surréalistes, des cellules tiers-mondistes pour le terrorisme suicidaire et des unités consacrées aux services sociaux. Les chefs établissent leur positions en maîtrisant les mystères de ces mélanges, et les consolident par la gestion des tactiques politiques (alliances, "actions", etc.) et des expériences réifiés dans la vie quotidienne promues par l'idéologie collectiviste. Les "séances collectives d'autocritique" [## = terme maoïste] contre l'hiérarchie informelle sont incessantes parce qu'il n'y a aucun critère rigoureux pour l'adhésion à la collective, ni pour l'exclusion de ceux qui essayent de la dominer ou qui ne [n'y] participent pas de façon autonome. (...)

Le mouvement de libération de la femme

Le mouvement de libération de la femme [M.L.F.], qui est né en s'opposant au Mouvement "masculin", n'a jamais échappé réellement aux mystifications de ce dernier, il n'a fait que les reproduire en nouvelles formes. À l'homme de paille du fascisme il a substitué celui du machisme. En s'efforçant de surmonter la hiérarchie déclarée du Mouvement, il a créé des hiérarchies informelles. Critiquant le Mouvement pour ne s'être défini que par rapport à l'oppression d'autrui, il n'a fait lui-même que de remplacer [comme modèle] le militant pénitent s'expiant devant l'image de la Révolution tiers-mondiste par la soeur se soumettant à la Féminité abstraite.

Dans le Mouvement la position des femmes a souvent été comparée à celle des Noirs et d'autres groupes "surexploités". Mais "la question de la femme" était essentiellement différente en ce qu'elle ne pourrait jamais être considérée comme une question de "survie". Les facteurs qui constituent l'aliénation particulière des femmes tendent à être centraux, avancés : la famille, les rôles sexuels, la banalité et l'ennui du [des travaux de] ménage, l'idéologie de consommation.

Dans les premiers groupes de discussion il y avait les prémices d'une critique de la vie quotidienne et surtout des rôles [du rôle]. Mais cette critique s'est renfermée et figée [est devenue plus étroite et rigide] autour des problèmes des femmes; elle n'a considéré la femme qu'en tant que femme. La femme s'est trouvée dans une séance de thérapie ou un atelier relationnel où elle était appelée [poussée] de "devenir sensible à son oppression en tant que femme" -- et à s'y complaire, épluchant tout détail jusqu'à ce que sa "sensibilité" est devenue ressentiment et sa critique une critique moraliste. Une politique de ressentiment envers l'homme l'oppresseur et une solidarité abstraite avec toutes les femmes ont remplacées tout sens critique qu'elle aurait pu eu au début de sa "prise de conscience". C'était autrement plus facile à attaquer un adversaire concret que de faire face aux problèmes de la transformation d'un système complexe. La rage de la soeur à dépasser sa condition était dirigée contre les hommes, et son ressentiment était matérialisé en la production de spectacles conçus pour hanter leur consciences coupables. (...)

Dans ce mélodrame se trouve également un antihéros moins connu : le petit ami de la féministe. Son air éreinté et quelque peu terrifié témoigne de sa lutte épuisante [abattue] pour cesser d'opprimer sa copine [petite amie]. S'il était d'abord hostile à ses jérémiades, il a fini par reconnaître que sa propre aliénation était insignifiante [peu de chose] par comparaison avec celle des femmes. [= ironie] Pour ce saint Antoine, assailli par les spectres de ses crimes contre les femmes, le M.L.F. est venu juste à temps pour remplacer son activité impuissante dans le Mouvement écroulant.

Le M.L.F. a rejeté la hiérarchie du Mouvement "masculin", mais il n'a jamais su surmonter la hiérarchie dans ses propres groupes. Puisque leur pratique organisationnelle était basée sur une démocratie abstraite où toutes les femmes étaient admises, ces groupes se trouvaient de plus en plus obligés de consacrer toute leur pratique interne à la lutte contre la hiérarchie et la spécialisation informelles, par moyens quantitatifs (limitation du nombre de membres, tirage au sort, rotation de tâches automatique, critères quantitatives pour l'exclusion). Mais toutes ces méthodes n'ont fait que dissimuler le maintient des séparations et des inégalités qui ont été acceptées au début. La contradiction entre la position antihiérarchique du M.L.F. et sa solidarité abstraite avec toutes les femmes a conduit à la scission entre les tendances anti-sexiste et anti-impérialiste au Congrès de Vancouver (avril 1971), où les anti-sexistes du Manifeste du quatrième-monde ont exposé la pratique manipulatrice des anti-impérialistes, qui avaient fait l'appel au féminisme pour maintenir un front uni stalinien. Cependant, celles-là [les anti-sexistes] ont en même temps embrassé un corps diplomatique de "soeurs" envoyé au congrès par l'État nord-vietnamien.

Le M.L.F. a poussé la société dominante à réaliser l'égalité abstraite de la prolétarisation totale. En revendiquant [plus] du travail et le transfert du [travail de] ménage au secteur public, il a travaillé effectivement pour l'intégration des femmes dans un système d'aliénation plus rationalisé. Toutes les diverses tendances féministes ont des programmes réformistes, bien que certaines [d'entre elles] essayent de le dissimuler en prétendant que les femmes soient en elles-mêmes une classe révolutionnaire. Celles-là ne voient pas les hommes et les femmes dans la servitude à la marchandise, mais la marchandise au service du machisme, qu'elles identifient, d'une façon simpliste, au pouvoir. (...)

CONTRADICTION

[écrits [brouillons/jets/ébauches] inédits, avril 1972]

[Traduction provisoire de Critique of the New Left]

De la misère en milieu hip

(Extraits)

Les valeurs qui ont soutenu l'organisation des apparences ont perdu leur puissance. (...) Cette désintégration de valeurs ouvrit un vide positif qui permet une libre expérimentation. Mais si cette expérimentation ne s'oppose pas sciemment à tous les mécanismes du pouvoir, alors, au moment critique où toutes les valeurs sont aspirées dans la tourbillon, des nouvelles illusions viennent pour combler le vide; le pouvoir a horreur du vide.

L'insatisfaction du hippie, sa dissociation des vieux clichés, a abouti à sa fabrication ou son adoption de nouveaux clichés. La vie hip crée et consomme de nouveaux rôles (gourou, artisan, vedette de rock), de nouvelles valeurs abstraites (l'amour universel, le naturel, la franchise) et de nouvelles mystifications consolatrices (pacifisme, bouddhisme, astrologie) -- le débris culturel du passé remis sur le comptoir pour la consommation. Les innovations fragmentaires faites par le hippie -- et qu'il a vécu comme si elles étaient totales -- n'ont fait que raviver le spectacle. (...)

Disques, affiches, [pantalons à] pattes d'éléphant : quelques marchandises vous rendent hip. Quand on blâme le "capitalisme hip" pour avoir "volé notre culture", on oublie que les premiers héros de cette culture (Timothy Leary, Allen Ginsberg, Alan Watts, etc.) ont lancé [promu] le nouveau style de vie dans le marché de consommation culturelle. En combinant leur propre fétichisme culturel avec la fausse promesse d'une vie authentique, ces publicitaires pour un nouveau style ont engendré un attachement quasi-messianique à la cause. Ils ont introduit la jeunesse [à la fois] à un nouvel ensemble de valeurs et à un ensemble de biens qui y correspond. (...) La différence entre le hippie "réel" et le hippie "synthétique", c'est que celui-là a des illusions plus profondes; il a acquis ses mystifications dans leur forme pure et organique [naturelle/biologique], tandis que celui-ci les achète en colis (l'astrologie mise en affiche, la liberté naturelle en portant des pattes d'éléphant, le taoisme via les Beatles). Bien que le hippie réel ait peut-être lu et contribué au développement de l'idéologie hip, le hippie synthétique achète les marchandises qui incarnent cette idéologie. (...)

Des gens ont répondu à la contre-culture parce que son contenu était en grande partie une critique partielle du vieux monde et de ses valeurs (le[s] premier[s] Ginsberg ou Bob Dylan, par exemple). Sous le capitalisme avancé, tout art qui n'est pas de pur pacotille conçue pour le marché de "haute culture", ou pour [accommoder/ménager] le goût dit populaire, doit être critique enver la non-vie spectaculaire, ne fût-il que d'une façon incohérente ou nihiliste. Mais n'étant que culturelle, une telle critique ne sert que de préserver son objet. Comme elle ne sait attaquer la culture en soi, la contre-culture ne peut faire rien que de substituer une nouvelle culture oppositionnelle, un nouveau contenu pour la forme marchande immuable. (...)

Le projet initié par les Diggers dans le [quartier du] Haight-Ashbury -- à savoir la construction d'une "ville libre" dans la ville de San Francisco qui se nourrirait des déchets de son hôte et distribuerait librement les moyens de sa survie -- a exposé le fait de l'abondance matérielle et la possibilité d'un nouveau monde fondé sur le principe du don. Mais comme il n'a pas mis directement en cause la pratique sociale du capitalisme, il a resté un seul geste, un programme militant d'avant-garde de l'assistance sociale. Malgré les espoirs des Diggers, cette autogestion de déchets était loin de faire tomber l'État.

Au début la pratique des Diggers était une réponse opportune aux besoins du moment dans le contexte d'une activité insurrectionnelle : ils avaient initié la distribution de la nourriture quand l'émeute des Noirs de San Francisco (1966) et le couvre-feu qui s'en est ensuit ont la rendu difficile à obtenir. Mais en continuant ce projet dans un contexte non-révolutionnaire, ils l'avaient étayé avec une idéologie de communisme primitif, ils avaient fétichisé l'idée de la distribution gratuite et ils sont devenus en quelque sorte une institution antibureaucratique. Ils ont fini par faire le boulot des travailleurs sociaux mieux que ceux-là n'en étaient capables, décompressant la critique radicale de la famille qui était vécue par les fugueurs en les conseillant, dans le "langage de la rue", de rentrer chez leurs parents.

Dans le Haight-Ashbury il y avait des tentatives de contester directement l'urbanisme de l'isolement et l'autorité qui l'impose, et ces tentatives ont témoigné souvent une bonne part de jeu (notamment dans les premières tentatives d'occuper les rues). Mais parce que l'idéologie pacifiste et humaniste a dominé sa pratique, le Haight-Ashbury est devenu une moralité, une croisade plutôt qu'une révolte. Les actes critiques étaient perdu dans l'espoir utopique que la société, comme un mauvais enfant, suivrait un bon exemple. (...)

Tout comme les sociologues qui pensaient que les émeutes des ghettos n'étaient qu'une conséquence malheureuse de l'attitude des Noirs envers les conditions existantes, le hippie croit que l'aliénation n'est qu'une question de perception. "C'est tout dans votre tête." (...) Il "s'adoucit", se pacifie pour se mettre "en accord" avec son environnement (qui est dominé par le capitalisme). Tout sentiment négatif n'est qu'un problème de conscience, qui peut être résolu en manifestant des "sentiments positifs" [@@ good vibes]. La frustration et la misère sont attribuées au "mauvais karma". De "mauvais trips" sont le résultat de ne pas "s'être laisser aller au courant des choses". Psycho-moralisant contre les "ego trips" [@@ planer d'amour propre] et les "power trips" [@@ désir/ivresse de pouvoir], il les tient responsables pour la pauvreté sociale actuelle, et entretient des espoirs millénaristes basés sur la détermination abstraite de tout le monde de "s'aimer l'un l'autre". Tout continue comme avant, mais il y applique une interprétation secrète : les conditions existantes disparaîtront dès que tout le monde agissent comme si elles n'existaient pas. (...)

C'était la promesse d'une communauté authentique qui a attiré tant de gens au milieu hip. Et en effet pendant un certain temps dans le Haight-Ashbury, les séparations entre les individus isolés, et entre les domiciles et la rue, ont commencé à s'écrouler. Mais ce qui était censé être une nouvelle vie est dégénéré en survie glorifiée. Parce que le désir commun de vivre en dehors de la société dominante ne pouvait être réalisé que partiellement en vivant en marge de cette société (économiquement ou culturellement), il a fini par réintroduire la survie comme base de la cohésion collective. (...)

Dans les communes rurales, une pseudo-communauté de néo-primitifs, qui ne partagent que leur retraite commune, se réunissent autour de la pseudo-crise d'une aliénation naturelle auto-imposée. Cette réserve naturelle est pour eux un endroit sacré où ils espèrent retourner au lien érotique du communisme primitif et de l'union mystique avec la nature. Mais en fait ces zones pour l'expérimentation communautaire, qui servent d'amortisseurs pour la société dominante, ne font que reproduire les rapports hiérarchiques des sociétés précédentes, depuis la division naturelle du travail et le chamanisme jusqu'aux formes modifiées du patriarcat du Far West. (...)

Tout comme le retraité qui se met aux hobbies parce qu'il s'ennuie, le hippie essaye de supprimer son malaise en s'occupant à quelque activité. [@@] Il rejette le travail et les loisirs de ses parents, mais il revient effectivement à tous les deux. Il travail dans des boulots "salutaires" [meaningful @@] pour des "entreprises hip" où les travailleurs constituent une "famille", ou bien il fait de l'agriculture de subsistance ou du travail temporaire. S'imaginant un artisan primitif, il cultive ce rôle et idéalise le métier artisanal. L'idéologie qu'il attache à son occupation pseudo-primitive ou pseudo-féodale dissimule son caractère petit-bourgeois. Ses intérêts, tels que la nourriture biologique, engendrent des entreprises florissantes. Mais les propriétaires ne se voient pas comme hommes d'affaires ordinaires, parce qu'ils "croient à leur produit". C'est good vibes all the way to the bank. [@@]

Les loisirs du hippie sont tout aussi banals. Imaginant qu'il a rejeté le rôle d'étudiant, il devient un étudiant permanent. Les free universités sont des smorgasbords où sont servis les plats les plus métaphysiques ainsi que les plus banals. Dans ses limites idéologiques, l'appétit du hippie est sans bornes. Il lit le [l' ?] I Ching. Il pratique la méditation. Il jardine. Il apprend un nouvel instrument musical. Il fait de la peinture, des chandelles, de la cuisine. Son énergie est inépuisable, mais elle est toute dissipée. Chaque chose qu'il fait est en soi irréprochable, parce que [qu'elle est] banale; ce qui est risible ce sont les illusions qu'il échafaude à propos de ses activités. (...)

Rompant abstraitement avec son passé, le hippie vit [= vivre] une version superficielle d'un présent éternel. Dissocié du passé et de l'avenir, la succession de moments dans sa vie est une série décousue de divertissements ("trips"). Le voyage est son mode de changement, une consommation à la dérive de pseudo-aventures. Il traverse le pays à la recherche de cette "situation brillante" [scène/milieu formidable] qui lui échappe toujours. C'est un ennuie toujours en mouvement. Il dévore avidement toute expérience [qui se trouve] en vente, pour maintenir sa tête dans le même bon endroit. [@@] Partout où se réunissent les hippies on trouve un espace [rempli] de tensions non résolues, de particules non chargées qui errent autour de quelque noyau spectaculaire. L'urbanisme hip -- essayant toujours de créer un espace confortable où pourrait fleurir sa pseudo-communauté -- n'a jamais manqué de créer pour lui-même des réserves où les indigènes se regardent [les uns les autres] d'un air ébahi parce qu'ils sont également les touristes. Le Haight-Ashbury, la fête de rock, la piaule hip étaient censés être des espaces libres où les séparations s'écrouleraient. Mais l'espace hip est devenu un espace de passivité, de consommation [de loisirs], où les séparations ont reparu à un autre niveau. Le concert de rock dans l'Oregon qui était organisé par l'État pour détourner les gens d'une manifestation, et où l'État a distribué gratuitement de l'herbe et des psychédéliques, n'est que le cas limite d'une tendance générale : l'espace organisé pour les touristes du temps mort.

À son origine, la vie hip avait certes un contenu plus actif. Le terme spectaculaire "hippie" recouvre des phénomènes diverses, et la contre-culture et les individus qui en ont fait parties sont passés à travers des stades divers. Quelques-uns des premiers participants avaient bien compris que le nouveau monde doit être construit consciemment, qu'il n'arriverait pas par hasard si seulement tout le monde commencerait à fumer de l'herbe [prendre des psychédéliques] et à s'aimer les uns les autres [@@ turned on and came together]. (...) Le mouvement hip était un signe de l'insatisfaction de plus en plus répandue devant une vie quotidienne de plus en plus colonisée par le spectacle. Mais ne sachant pas s'opposer plus radicalement au système dominant, il n'a fait que construire un contre-spectacle.

Cela ne veut dire que cette [qu'une telle] opposition aurait du être politique dans le sens ordinaire. Si le hippie ne savait rien d'autre, il savait très bien que la vision révolutionnaire des politicards [des gauchistes] n'allait pas suffisamment loin. Bien que le style de vie hip ne fût qu'un mouvement pour la réforme de la vie quotidienne, le hippie était dans une position où il pouvait [au moins] reconnaître que les politicards n'avaient aucune critique de la vie quotidienne (c'est-à-dire qu'ils étaient "vieux jeu"). [qu'ils n'étaient pas hip] Si les premiers hippies ont rejeté l'activité "politique" en partie pour de mauvaises raisons (à cause de leur perspective positiviste, leur utopisme, etc.), ils en avaient aussi une critique partielle [partiellement juste] de son ennui, de son caractère idéologique, de sa rigidité. Ken Kesey avait raison de reconnaître que les gauchistes n'engageaient le vieux monde que dans ses propres termes. Mais en n'offrant rien de plus (sauf LSD), lui et d'autres comme lui ont abdiqué effectivement aux politicards. Leur apoliticisme simpliste les a mené d'abord de soutenir partiellement le mouvement politique, puis d'être absorbé dans lui. (...)

Si les hippies pré-politiques se sont laissés pris par toutes les illusions et toutes les "solutions" utopiques, si leur critique de la vie quotidienne n'a jamais reconnu sa base historique et les forces matérielles qui aurait pu la rendre socialement efficace, l'apparition du hippie a quand même révélé l'étendu de l'insatisfaction, l'impossibilité ressentie par tant de gens de continuer dans la voie étroite de l'intégration sociale. Cependant, au même temps que la contre-culture a annoncé, ne fût-il que d'une façon incohérente, la possibilité d'un nouveau monde, elle a construit quelques-unes des voies les plus avancées de réintégration dans le vieux monde. (...)

CONTRADICTION

[écrits inédits, avril 1972]

[Traduction provisoire de On the Poverty of Hip Life]

"Reich, mode d'emploi"

 

Les gens sont dans une grande mesure complices du spectacle régnant. Le caractère (dans le sens de Reich) est la forme de cette complicité.

Cette disposition produit des individus dégradés, aussi dénués que possible d'intelligence, de sociabilité, et de sexualité et par conséquent vraiment isolés les uns des autres, ce qui est idéal pour le fonctionnement optimum de l'économie marchande.

L'image omniprésente du "bonheur" de tous les autres condamne terroristement au silence la misère réelle de tout le monde (celle de la personne qui lit cette affiche, par exemple).

Le secret de la misère de la vie quotidienne est le vrai secret d'État.

Le prolétariat doit organiser sa propre visibilité ou il ne sera rien.

C'est bien le temps [opportun] pour le texte de Voyer.

Oui, la récupération de Reich sévit !... Est-il [= la traduction du texte de Voyer] prêt ?

Oui.

Camarades, la publicité de la misère publique est notre arme absolue !

[Dans les petit carrés :] La barque de l'amour se brise contre [l'écueil de] la vie courante. [## dernier message de Maïakovsky; cité sans guillemets in Traité iii.1, p. 37]

[juin 1973]

[Traduction provisoire du texte de l'affiche-comic Reich: How To Use]

AVIS

à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent

Berkeley-San Francisco, novembre 1974

Considérant,

que "la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre";

Considérant,

que la société spectaculaire nous maintient dans une schizophrénie sociale organisée, en [nous] offrant des fantaisies utopiques ou nostalgiques sans conséquences pratiques, ou l'engagement empirique dans l'actualité sans conscience de la totalité;

que cette organisation dominante de la confusion trouve son expression naturelle, et son renforcement, dans le mouvement même qui vise à s'y opposer -- dans la forme organisationnelle abstraite qui précède son contenu ou l'association concrète qui reste inconsciente de sa forme;

Considérant,

que la critique incessante du milieu révolutionnaire, loin d'être une attitude étroite ou "sectaire", est une tactique centrale, car ce milieu tend à reproduire en lui-même, sous forme[s] concentrée[s], les principales contradictions et misères de la société dominante qu'il combat;

notre mépris pour presque toutes les organisations radicales existantes, qui, se présentant comme meneurs à suivre ou comme exemples d'un style de vie amélioré à imiter, engendrent des illusions sur [quant à] la possibilité d'un changement fondamental sans le renversement complet de toutes les conditions existantes, la négation de l'économie marchande et de l'État;

Considérant,

que la prochaine révolution exige que, pour la première fois dans l'histoire, les masses d'individus prolétarisés développent la conscience pratique de leur [propre] lutte, non médiatisée par des chefs ou des spécialistes;

qu'un deuxième assaut international contre la société de classes, qui a commencé d'une façon diffuse dans les années 50 et qui a obtenu sa première victoire décisive dans les luttes ouvertes de la fin des années 60, entre déjà dans une nouvelle phase, mettant au rencart les illusions et les imitations des échecs d'il y a un demi-siècle pour commencer à faire face à ses véritables problèmes;

qu'aux États-Unis, après une décennie de luttes répandues, mettant en question tous les aspects de la société moderne mais pour la plupart à partir de perspectives naïves ou séparatistes, ce sont maintenant les travailleurs [ouvriers] eux-mêmes qui commencent à lutter de façon autonome contre le règne de la séparation, contre l'institution du travail et son revers, les loisirs aliénés consommés passivement;

que bien que la nouvelle lutte de classes ici ait suivi le niveau de celles qui avaient lieu dans les autres pays industrialisés modernes, sa conscience d'elle-même est restée à la traîne (le fait qu'on ne peut encore se procurer les principaux textes de l'Internationale Situationniste dans la société spectaculaire la plus avancée n'est que l'expression la plus éclatante de ce sous-développement théorique);

que les prolétaires doivent être confrontés à l'immensité de leurs tâches, les tâches d'une révolution qu'ils devront cette fois conduire eux-mêmes;

que si nous sommes "difficiles à comprendre", ce n'est pas parce que notre langage est inutilement complexe, mais parce que les problèmes du mouvement révolutionnaire moderne sont nécessairement complexes; et que c'est le progrès même de cette lutte vers le moment de la simplification radicale de la question sociale qui commence à nous rendre moins difficiles à comprendre;

Considérant,

qu'une organisation révolutionnaire ne peut en aucune façon être [en elle-même] une alternative [@@] à la société dominante; que tant que les masses n'ont pas créé les conditions pour la construction d'une vie sociale libérée, en saisissant et transformant la technologie matérielle et en renversant toute autorité extérieure à elles-mêmes, toute réalisation radicale positive tend à être récupérée dans le système comme réforme réelle ou comme révolution spectaculaire;

que la fonction de l'organisation révolutionnaire -- tout comme celle de la théorie et de la pratique révolutionnaires en général -- est fondamentalement négative, critique; il faut [il lui appartient d'] attaquer les obstacles à la réalisation des conditions d'une créativité sociale positive;

que si elles doivent êtres réalisées en pratique, les tendances et divergences théoriques doivent être traduites en questions organisationnels; [CF: De la misère en milieu étudiant, paragraphe sur Lukacs]

Considérant,

que la pratique de la théorie commence chez soi;

Nous déclarons,

que nous ne constituons pas une organisation révolutionnaire [permanente], formelle ou informelle, même dans le cas où quelques-uns d'entre nous partagent ou ont partagé la même boîte postale;

que chacun d'entre nous, en écrivant un texte ou en traduisant le texte d'un autre, parle au mouvement révolutionnaire en son seul nom, bien que les bases générales de la théorie révolutionnaire moderne soient reconnues par nous tous;

que si certains d'entre nous ont discuté ou même collaboré à certains projets, nous avons tout aussi souvent évité telles discussions ou collaborations, l'un ou l'autre d'entre nous préférant faire ses propres erreurs plutôt que de compter sur la protection des bons conseils de ses camarades;

que dans la mesure que nous nous associons entre nous ou avec d'autres, nous définissons les modalités et délimitons la portée de telle collaboration; visant toujours à inciter les courants radicaux à la rigueur et à l'autonomie, nous refusons le contact avec ceux qui ont des visées contraires ou avec ceux qui manquent les bases concrètes pour une telle collaboration;

que la décision de poursuivre indépendamment nos activités respectives est basée sur des considérations particulières et non sur un quelconque antiorganisationnisme spontanéiste;

que ces considérations comprennent : le désir de chacun d'entre nous de développer le maximum d'autonomie théorico-pratique; le désir de favoriser le développement de stratégies distinctes dans une fructueuse rivalité; l'état de la lutte pour la théorie pratique en ce moment aux États-Unis;

que cette décision est susceptible de changer quand la réalité de nos propres situations ou du mouvement révolutionnaire aura rendu possibles et défini des formes d'association plus appropriées aux tâches que nous nous donnons.

TITA CARRIÓN, ROBERT COOPERSTEIN, ISAAC CRONIN, DAN HAMMER, KEN KNABB, GINA ROSENBERG, CHRIS SHUTES

  Alors [Eh bien ?], vous pensez avoir quelque chose de commun avec nous (au-delà de la misère que partage chacun)... Vous voyez quelque chose d'intéressant dans ce que nous disons... Des choses que vous avez vous-mêmes déjà pensées... Nous vous ôtons les mots de la bouche...
Ne vous donnez pas la peine de nous en faire part.
Arrêtez de nous envoyer vos éloges inutiles, vos opinions oiseuses, vos questions ennuyeuses, vos vaines demandes de nous rencontrer. Nous ne voulons pas entendre parler de votre "accord" avec nous tant qu'il ne débouche pas sur [ne concerne pas] quelque chose de pratique.
Vous pensez avoir quelque chose de commun avec nous ? Prouvez-le.
 

[Traduction provisoire de l'affiche Notice Concerning the Reigning Society and Those Who Contest It]

 

Les aveugles et l'éléphant

[Cette grande affiche (dont l'original est reproduit dans le livre) comprend de nombreuses citations à propos de l'I.S.; une brève bibliographie; des extraits de La véritable scission; et une proposition aux éditeurs. Pour l'instant je ne reproduis ici que les deux derniers. La plupart des premières citations sur l'I.S. sont déjà connues en France, ayant été signalées à l'époque par l'I.S. Celles qui ont parues plus tard, et en anglais, sont en général du même genre.]

L'Internationale situationniste s'est imposée dans un moment de l'histoire universelle comme la pensée de l'effrondrement d'un monde; effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux.

Le ministre de l'Intérieur en France et les anarchistes fédérés d'Italie en ressentent la même colère : jamais projet si extrémiste, se déclarant dans une époque qui paraissait lui être si hostile, n'avait affirmé en si peu de temps son hégémonie dans la lutte des idées, produit de l'histoire des luttes de classes. La théorie, le style, l'exemple de l'I.S. sont adoptés aujourd'hui par des milliers de révolutionnaires dans les principaux pays avancés mais, bien plus profondément, c'est l'ensemble de la société moderne qui paraît s'être convaincue de la vérité des perspectives situationnistes, soit pour les réaliser, soit pour les combattre. Livres et textes de l'I.S. sont partout traduits et commentés. Ses exigences sont affichées dans les usines de Milan comme dans l'université de Coïmbra. Ses principales thèses, de la Californie à la Calabre, d'Ecosse en Espagne, de Belfast à Leningrad, s'infiltrent dans la clandestinité ou sont proclamées dans des luttes ouvertes. Les intellectuels soumis qui sont actuellement au début de leur carrière se voient de leur côté obligés de se déguiser en situationnistes modérés ou demi-situationnistes, rien que pour démontrer qu'ils sont aptes à comprendre le dernier moment du système qui les emploie. Si l'on peur dénoncer partout l'influence diffuse de l'I.S., c'est parce que l'I.S. n'est elle-même que l'expression concentrée d'une subversion historique qui est partout.

Ce que l'on appelle "les idées situationnistes" ne sont rien d'autre que les premières idées de la période de réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. Ce qui, en elles, est radicalement nouveau correspond précisément aux caractères nouveaux de la société de classes, au développement réel de ses réussites passagères, de ses contradictions, de son oppression. (...)

L'I.S. n'a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne; (...) elle était allée à sa rencontre. Nous n'avons pas mis "dans toutes les têtes" nos idées, par une influence étrangère, comme seul peut le faire, sans succès durable, le spectacle bourgeois ou bureaucratique-totalitaire. Nous avons dit les idées qui étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous avons contribué à rendre actives de telles idées, ainsi qu'à rendre la critique en actes plus théoricienne, et décidée à faire du temps son temps. (...)

Comme il était advenu en général dans les moments pré-révolutionnaires des temps modernes, l'I.S. a proclamé ouvertement ses buts, et presque tous ont voulu croire que c'était une plaisanterie. Le silence entretenu à ce propos par les spécialistes de l'observation sociale et les idéologues de l'aliénation ouvrière pendant une dizaine d'années -- période fort courte à l'échelle de tels événements -- (...) n'avait pas préparé la fausse conscience de l'intelligentsia soumise à prévoir ni à comprendre ce qui a éclaté en France en mai 1968, et depuis n'a fait que s'approfondir et d'étendre. (...) À la conscience obscurcie des spécialistes du pouvoir, cette crise révolutionnaire s'est d'emblée présentée seulement sous la figure de la pure négation sans pensée. (...) On y découvre que le mouvement des occupations avait malheureusement quelques idées, et que c'étaient des idées situationnistes : ceux même qui les ignorent semblent déterminer leurs positions à partir d'elles. (...)

C'est à ce moment qu'une génération, internationalement, a commencé à être situationniste. (...)

Que l'on cesse de nous admirer comme si nous pouvions être supérieurs à notre temps; et que l'époque se terrifie elle-même en s'admirant pour ce qu'elle est.

-- LA VÉRITABLE SCISSION DANS L'INTERNATIONALE

Circulaire publique de l'Internationale Situationniste

Avril 1972

 

PROPOSITION

Ken Knabb traduira tout livre situationniste, ou tous les livres situationnistes, quand il trouvera un éditeur acceptable [qui convient].

Conditions :

- Il appartiendra à Knabb d'approuver la traduction finale.

- Il lui appartiendra aussi de fournir toutes les annotations ou tous les commentaires, s'il y en aura.

- Au cas d'une anthologie d'articles de la revue de l'I.S., il fera la sélection. À cette [éventuelle] exception près, les éditions américaines doivent être intégrales et doivent suivre essentiellement la présentation originale.

- Toute question sur la forme et le contenu des textes doit être sujette à l'approbation finale des auteurs, avec lesquels Knabb collaborera [volontiers] s'ils le veulent.

BUREAU OF PUBLIC SECRETS

Janvier 1975

[Traduction provisoire de l'exergue et la table de matières de la revue Bureau of Public Secrets no. 1]

Bureau of Public Secrets no. 1

[Seul numéro de la revue du BPS, janvier 1976]

[en exergue de la revue :]

Je ne vous dis que ce que vous savez [déjà]. (...)

Alors, que cela [= tout ce qu'il vient de dire] se mette à l'oeuvre.

Esprit du Mal [Esprit des troubles], tu es sur pied,

Suis ton cours, quel qu'il soit.

--Shakespeare [## "Jules César", III.ii.224, 260-261]

[CF: "Je dis ce que vous savez déjà (...) Il n'y a plus qu'à laisser faire. Le mal est en route : qu'il aille son chemin." [trad. P. Arnold]

[CF: "Je ne vous dis que ce que vous savez. (...)

Laissons-les faire maintenant. Esprit du mal,

Tu es à l'oeuvre, agis comme tu veux !" [trad. Evans-Leyis, bilingue]

[CF: "Je vous dis ce que vous-mêmes vous savez bien. (...)

Lors laissons oeuvrer. Malice, tu es en train,

Prends donc la course que tu veux." [trad. Bournet]

[CF: "Je dis ce que chacun de vous sait. (...) Maintenant, que le poison opère ! Malédiction, tu es en route; prends le chemin que tu voudras ! [éd. Pléiade II, pp. 590-91]

[CF: "...il me faut bonnement,

Dire ici ce que tous vous savez comme moi. (...)

Laissons faire à présent. Te voilà déchaîné,

O Mal, poursuis ta route ainsi qu'il te plaira." [éd. Garnier bilingue]

TABLE DE MATIÈRES

La société du situationnisme

Notes pour une manifeste situationniste

La critique ad mulierem

Extrait de ``Fin de la Science''

Trouble Is My Business

Détournement affectif : une étude de cas

[La plupart des textes de cette revue ont déjà été bien traduits. La seule exception est la série d'articles suivante, sous la rubrique de Trouble Is My Business:

Un bref guide à l'image situationniste anglo-américaine

Lettre de loin

Remarques sur ``Remarques''

Quelques clarifications

Bulle papale

Le préalable

Quelques refus aisément prévisibles

Le Bureau au Japon

Nouvelles du Bureau

LES PÉPINS [TROUBLES], C'EST MON MÉTIER

[= titre de Raymond Chandler, mal traduit comme "Les pépins, c'est mes oignons".

Trouble = les ennuis, peines, difficultés, problèmes, conflits, troubles.]

Un bref guide à l'image situationniste anglo-américaine

"Je voudrais, en outre, vous prier d'étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c'est vraiment plus facile. (...) Des inepties les plus ahurissantes ont été émises sur ce sujet."

--Engels à J. Bloch (21 septembre 1890) [##]

[CF: "Je voudrais, en outre, vous prier d'étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c'est vraiment plus facile. (...) Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d'un de nos récents ``marxistes'', et il faut dire qu'on a fait des choses singulières."]

Tout comme une nouvelle planète est découverte en observant ses effets de gravitation sur d'autres planètes visibles, on pourrait inférer bien des choses sur l'Internationale Situationniste en étudiant simplement les réactions qu'elle a provoquées. Dans l'affiche Les aveugles et l'éléphant (janvier 1975) j'ai recueilli une grande quantité de telles réactions, qui dans leurs juxtaposition sont même plus révélatrices et plus drôles qu'elles ne le sont individuellement. "Chacun avait en partie raison, et tous avaient tort." [= lignes tirées d'un poème populaire sur les aveugles et l'éléphant]

Ici [aussi] nous verrons l'I.S. non pas comme elle est, mais comme elle a été représentée spectaculairement aux États-Unis et en Angleterre. C'est-à-dire, nous verrons la version anglo-américaine de ce que l'I.S. n'est pas.

Pour comprendre ceux qui ne comprennent pas l'I.S., et qui veillent à ce que d'autres gens ne la comprennent pas non plus, il faut examiner à la fois leurs façons de la déformer et leurs mobiles [pour le faire].

Tout comme les publicitaires commenceront avec [en faisant] des petites allusions qui peu à peu amènent au sujet d'une campagne publicitaire, les ennemis des situationnistes préparent le public inversement en le donnant des aperçus qui [en] baissent [atténuent] les attentes [espérances], en donnant l'impression de réfuter à l'avance les thèses dont ils renvoyent aussi tard que possible l'exposition. D'abord il n'y a que le silence ou quelques rumeurs malveillantes; puis, des notes en bas de page qui les accordent une reconnaissance à contrecoeur et mêlée avec le mépris; ensuite, on voit consacrés à eux des chapitres, des articles et des livres, où, sans sourciller, les auteurs se conduisent [présentent un air] comme si tout cela était bien normal : s'ils n'ont pas discuté l'I.S. avant ce moment ce n'était que parce qu'elle n'a pas attiré leur attention. "Bien des intellectuels hésitants n'osent parler ouvertement de l'I.S., parce qu'en parler implique une prise de parti minimum : dire nettement ce que l'on refuse, en contrepartie de ce que l'on en retient. Beaucoup croient, bien à tort, que feindre en attendant l'ignorance aura dégagé leur responsabilité pour plus tard" (I.S. no. 9). [p. 26]

Jusqu'à récemment [au moins], la plupart des références anglo-américaines à l'I.S. ont porté sur [été à propos de] sa relation au mouvement de Mai 1968 en France. C'était normal, pas seulement parce que les situationnistes ont participé directement dans ce mouvement, mais aussi parce que ce mouvement était si explicitement situationniste, et sa forme et sa situation [géographique] ont fait plus difficile de le subsumer sous les idéologies qui étaient à la mode à l'époque (il n'avait rien à voir avec le racisme, le fascisme, l'impérialisme, etc.). En conséquence de ce lien juste, l'I.S. était soumise à la même déformation que le mouvement de Mai -- au point qu'on pourrait dire qu'en règle générale la déformation du mouvement de Mai dans tel livre ou tel article est directement proportionnelle à sa déformation de l'I.S. "On apprend plus précisément comment le système opère en observant comment il opère sur ses ennemis les plus précis" (Double-Réflexion).

Une tactique habituelle de déformation est de séparer l'I.S. des révoltes des masses. Nous apprenons [On nous dit] que les situationnistes seraient "seulement" des théoriciens qui n'agissent pas; qu'ils seraient des "universitaires" ou des "hégéliens". Cette opinion se heurte contre le problème que, si ces penseurs "utopiques" habitent un tour d'ivoire, comment peuvent-ils exercer l'influence qui les fait discuter en premier lieu ? Pourquoi est-il que des publications qui ont supprimé autrefois toute mention de l'I.S. se trouvent maintenant obligées d'aborder [= discuter pour la première fois] des "thèmes situationnistes" si elles veulent prétendre marcher au pas de la réalité contemporaine ? D'ailleurs, ceux qui ridiculisent les situationnistes (qui rejettent systématiquement toute base militante à travers laquelle ils pourraient exercer une influence bureaucratique) d'être une minorité minuscule, oublient que cela implique autant plus de puissance à la théorie elle-même.

Une autre image reconnait bien que l'I.S. est active, mais seulement sur quelque terrain limité. Dans cette catégorie on voit la notion que les situationnistes soient "une tendance du mouvement étudiant" ou qu'ils soient un avant-garde culturel. Ici [= parmi ceux-ci] l'imagination devient parfois délirante : les situationnistes seraient "quelque bizarre genre de dadaïstes", ils feraient du "théâtre dans la rue" [@@], ils seraient des bouffons qui font des choses qui n'ont pas de sens pour semer partout la confusion. Ils seraient les extrémistes les plus fanatiques du "mouvement radical", peut-être comme les Yippies en termes européens. [?] Mais le rôle de bouffons ne tient [?] vraiment : quelles sortes de bouffons (pour ne rien dire d'universitaires hégéliens) ont jamais attiré "la haine universelle de toutes les organisations politiques" ? On invoque souvent l'image de la "mouche de coche" [le taon]. Cela vient plus proche à la vérité de l'I.S. -- non pas certes à sa vérité centrale, mais à sa vérité vue à travers les visières étroites des groupes gauchistes : l'I.S. représente la mauvaise conscience de la gauche. Il menace les bureaucrates et les idéologues de [du risque de] perdre leur base, et [il menace] la base de [d'avoir à] reconnaître leur militantisme avilissant et leur obsolescence.

L'idéologue gauchiste répond en trouvant que l'I.S. a "une théorie intéressante" mais qu'elle n'a "aucune pratique", ce qui veut dire que l'I.S a sorti bien des idées fascinantes, mais qu'elle a oublié de donner à lui et aux masses des instructions précises quant à ce qu'il faut faire. Parce qu'il a lui-même besoin d'instructions, il croient que les masses en ont aussi. Plutôt que d'avouer sa confusion, il la transfère [projette] aux masses : "Une théorie difficile ? Pas du tout, je la comprends parfaitement. Le problème, c'est que ces gens-là n'ont jamais développé une pratique cohérente, comme l'ont fait certains que je pourrais mentionner si je n'étais pas si modeste... Toutefois, pendant que nous attendons l'arrivée de quelque véritable pratique, permettez-moi de vous donner un bref résumé de ces théories situationnistes. Je ne peux nier qu'elles gardent quand même un certain intérêt (je n'ai pas encore arrivé à comprendre comment ils le font [arrivent de le faire]). Et de toute façon, même si je comprends moi-même tout cela, vous n'en êtes probablement pas capables, et en vous l'expliquant je peux démontrer comment je suis au courant des dernières choses. Mais je vous préviens encore que tout cela est sans importance."

La "difficulté" à laquelle la théorie situationniste est souvent reprochée -- si nous en mettons du côté l'élément qui est dû simplement à la complexité des tâches du mouvement révolutionaire moderne --, c'est la difficulté qu'a la société actuelle à comprendre sa négation nécessaire. Que les idéologues trouvent difficile de ranger cette théorie dans les catégories séparées de la pensée bourgeoise, c'est simplement une réflection de son irréconciliabilité avec la société bourgeoise. Les situationnistes ont été vus comme [qualifiés d'] anarchistes parce qu'ils critiquent les marxistes, et inversement; comme "droitistes" parce qu'ils critiquent la gauche; comme primitivistes "opposés au progrès" parce qu'ils attaquent "la société moderne" et les technocrates. On les impute toutes sortes de positions idéologiques simplistes, puis on les taxe d'inconséquence quand ils contradisent tels dogmes imaginés. De la même façon, on leur attribue (contre bien des déclarations explicites) quelque "système", pour ensuite en signaler triomphalement des "omissions" diverses : "la conscience féministe", "la compréhension du capital", "la reconnaissance" des "aspects positifs" de ceci ou cela, etc.

Les types de falsification auxquels la théorie situationniste à été sujets correspondent naturellement aux diverses positions matérielles et idéologiques de ses ennemis. Ainsi, un rédacteur de la New Left Review trouve que la notion de spectacle "manque encore une base scientifique" (Student Power, p. 9), parce que seulement un concept rendu ainsi "objectif" et émasculé puisse être manié par lui et ses collègues néo-staliniens sans leur brûler les doigts. Encore, une phrase bien connue de Vaneigem ("Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne..." [Traité i.4, p. 19]) est mal traduite et ainsi approuvée par le psychologue David Cooper comme : "Those who talk of revolution... without making it real in their own lives... talk with a corpse in their mouths" (The Death of the Family, p. 97). Cette version (les ellipses lui appartiennent) réprime la référence à la lutte de classes et rend "sans se référer explicitement à la vie quotidienne" en "sans réaliser la révolution dans leur propre vie", ce qui revient à suggérer l'idéologie qui veut qu'on devrait d'abord "transformer soi-même". Encore, Bruce Brown, dans Marx, Freud, and the Critique of Everyday Life (p. 32), cite cette phrase : "La critique théorique de la société moderne, dans ce qu'elle a de plus nouveau, et la critique en actes de la même société existent déjà l'une et l'autre; encore séparées mais aussi avancées jusqu'aux mêmes réalités, parlant de la même chose" (I.S. no. 10, p.4), mais en précisant bien abusivement que cette critique en actes serait exemplifiée par "les luttes de la Nouvelle Gauche" et que la critique théorique serait le fait des "intellectuels critiques de l'école freudo-marxiste", parmi lesquels il compte sans doute lui-même. Encore, la revue ultra-gauchiste anglaise World Revolution (avril 1975), en utilisant la technique de l'amalgame [@@] et des falsifications aussi grossières que celle de dire que les situationnistes prétendent que la classe ouvrière ait été intégrée au système capitaliste, [en citant abusivement I.S. no. 10, p. 7] essaye de mettre l'I.S. dans le même sac avec les "modernistes" pour mieux la rejeter. Ce qui agace bien des courants ultra-gauchistes, c'est justement que les situationnistes ne sont pas modernistes, que leur analyse des nouveaux développements du capitalisme et de sa critique retrouve et rejoigne en même temps l'ancienne vérité de la révolution prolétarienne autrefois vaincue. Cela les irrite parce qu'ils veulent garder [posséder] cette vieille vérité sans aucun mélange de nouveauté, que cette nouveauté vienne des situationnistes ou de la réalité sociale contemporaine. [CF: I.S. no. 12, pp. 52-53]

Il convient de remarquer que le "réveil anarchiste" actuel (et on pourrait faire des remarques semblables sur plusieurs d'autres tendances, telles que l'intérêt à Reich ou au surréalisme) n'est pas réellement un réveil du mouvement anarchiste classique, mais une tentative confuse de caractériser le nouveau mouvement prolétarien, qui surpasse visiblement toutes les autres perspectives politiques classiques. Ainsi l'article parfois perceptif de Richard Gombin dans Anarchism Today, bien que [bien qu'il porte] nominalement sur l'anarchisme en France moderne, montre que le facteur déterminant de cet "anarchisme" est la critique situationniste.

Parmi les réactions les plus délirantes aux situationnistes est celle du "National Caucus of Labor Committees". D'après son journal New Solidarity (28 août et 6 septembre 1974), l'I.S. était "créée [à partir de zéro] par la CIA en 1957". Je ne donnerai pas ce grand mensonge le bénéfice d'une réfutation grave, et je passerai sur plusieurs méfaits attribués [que ce groupe attribue] à l'I.S., depuis le sabotage des petits bureaucrates pendant Mai 1968 jusqu'à la "détonation d'émeutes" et de la grève de Lip, pour revenir à quelques accusations qui me touchent de plus près. "Aux États-Unis Goldner et son groupe Contradiction, antenne de l'Internationale Situationniste, ont été assignés au même genre de rôle, à savoir d'empêcher le NCLC de développer en parti ouvrier de masse." Or pendant [toute] la durée de Contradiction (1970-1972) personne d'entre nous n'a même pas entendu dire de l'existence de ce NCLC que nous aurions été "assignés" d' "arrêter [détruire]". Quant à Goldner, "son" groupe ne l'a rencontré qu'un an après sa formation. Une ou deux rencontres ont suffi pour nous révéler la nature relativement abstraite [academic = seulement "théorique"] de son accord avec les thèses situationnistes, bien que nous l'ayons revu encore quelques temps pendant l'année suivante pour échanger des textes (il avait traduit des parties de certains livres de l'I.S.). Quelque temps après la dissolution de Contradiction il m'a informé qu'il avait adhéré au NCLC, sur quoi je lui ai dit naturellement que c'était la fin de ma relation avec lui. On pourrait deviner que Goldner, avec la même naïveté qui pouvait voir dans le NCLC une "organisation luxembourgiste" (en fait il joue un rôle spectaculaire dans la gauche américaine décomposée pareil à celui qu'a joué quelques ans avant le PL [Progressive Labor Party = maoïstes militants @@] dans la gauche en voie de décomposition : c'est-à-dire le rôle de groupe pur, intransigeant, proscrit, qui promeut une image de militance violente et d'une base ouvrière calculée pour fasciner et susciter la culpabilité du reste d'une gauche principalement étudiante; c'est un signe de progrès [du progrès des temps] que le groupe qui joue [remplit] ce rôle plus récemment doit présenter une apparence théorique plus sophistiquée et se présenter dès le début comme "anti-staliniste"), vantait les situationnistes auprès du groupe, peut-être avec l'idée que le NCLC publierait ses traductions [de l'I.S.] dans ses publications. Tôt ou tard il avait dû se heurter aux contradictions entre la bravade radicale du groupe et sa pratique et [son] organisation effectivement staliniennes (il en emploie toutes les méthodes [staliniennes] mais il manque les moyens pour les imposer), et s'est démissionné, ce qui l'a marqué comme "agent de la CIA". (Cette même conscience paranoïaque a vu dans Les aveugles et l'éléphant le travail du KGB !)

Certes ce n'est pas par "l'infiltration [le noyautage], la pénétration et la dissolution d'organisations socialistes ou ouvrières" que l'I.S. ait influencé les ouvriers de Lip ou que Contradiction ait [aurait @@] dissuadé les ouvriers américains d'entrer dans les bras ouverts du NCLC "C'est d'une toute autre manière que l'I.S. et l'époque poursuivent leur action dissolvante, mais on comprendra aisément que les gauchistes se trouvent être les plus furieux de la chose : c'est justement dans ``leur public'', parmi les meilleurs des individus et des groupes qu'ils voudraient saisir, qu'ils retrouvent leur vieille ennemie : l'autonomie prolétarienne à son premier stade d'affirmation. Et ils nous rendent involontairement cet hommage de la dénoncer comme étant sous notre influence." (La véritable scission dans l'Internationale). [p. 100] Le jeune Bakounine républicain, étant qualifié de [dénoncé comme] "socialiste" par ses supérieurs, a écrit pour la première fois à un groupe socialiste pour demander des renseignements sur ce doctrine épouvantable. Dans la même façon, bien des radicaux les plus sincères de la base trouvent à leur surprise qu'ils sont "inspirés par les situationnistes" ou que des "tendances situationnistes" ont infiltré [en quelque façon] dans leurs rangs, dans leurs pratiques et dans leurs efforts pour les comprendre et les améliorer. Précisément comme ils commencent à échapper à la pétrification de tel [ou tel] vieux dogme gauchiste qui n'a aucun base que des étudiants, ils se trouveront qualifiés d' "intellectuels petit-bourgeois"; précisément comme ils commencent à faire face au monde prolétarianisé réel, aux nouvelles tâches concrètes et complexes, ils seront qualifiés d' "utopistes", de "rêveurs" qui ne s'occupent pas des "besoins du peuple"; précisément comme ils commencent à dire la vérité, ils seront accusés d'adopter des "tactiques perturbatrices" ou "situationnistes". "Nos ennemis (...) n'arrivent même pas à comprendre que, le plus souvent, c'est par leur maladroite médiation que ces éléments révolutionnaires, qu'ils dénoncent et qu'ils traquent, ont eux-mêmes pu apprendre qu'ils ``étaient'' situationnistes; et qu'en somme c'est ainsi que l'époque nomme ce qu'ils sont" (op. cit.). [p. 99]

Mais c'est plus facile de voir clair dans les falsifications des ennemis déclarés de l'I.S. que dans les confusions semées par ses soi-disant partisans. Pour bien des gens, leur première découverte des "idées situationnistes" explicites [= nommées situationnistes] vient par l'intermédiaire de quelque pitoyable "scandale" produit par des pro-situationnistes impatients qui n'ont guère la moindre idée de ce qu'ils font. Ils emploient, en le fétichisant, quelque élément formel de l'activité situationniste (détournement, "arrogance") sans aucun contenu, ou bien ils saisissent la première occasion [venue] pour propager son contenu imaginé, tout en abandonnant sa rigeur et sa clarté. Ces appréciateurs excités [enthousiastes] de l'I.S. -- tels que ceux de la Bay Area qui ont produit la série d'émissions radiophoniques "Fin de préhistoire" en août de 1975, et qui se sont affichés comme "ceux qui donnent libre cours à leurs fantaisies les plus délirantes" -- ne voient jamais la méthode expérimentale et critique de l'I.S., mais seulement quelques conclusions utopiques simplistes. Ils dirigent leur antimoralisme affiché contre les hommes de paille les plus rétrogrades (le christianisme, le militantisme, etc.), parce que sans ces repoussoirs[-là] ils ne seraient rien. Ils ne font que s'engraisser d'un monopole temporaire de quelques notions mal digérées de l'I.S. La théorie situationniste a assez de vérité [justesse] et de cohérence que, même sous une forme déformée, elle peut susciter un certain intérêt. Ainsi, tant que l'I.S. n'est pas connue directement, les pro-situs peuvent combler le vide, ils peuvent être pour quelque temps les grand poissons dans le petit étang.

Jusqu'à présent, aucun éditeur n'a accepté ma proposition de traduire les livres situationnistes (qui était envoyée à une trentaine de maisons d'édition). Cependant quelques nouveaux textes de l'I.S. sont parus depuis en anglais. Une édition pirate du Traité de Vaneigem est disponible en Angleterre [traduit comme "The Revolution of Everyday Life"; adresse omise], et une version autorisée du même livre doit paraître bientôt à New York [adresse omise].

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[La "Proposition" de l'affiche "Les aveugles et l'éléphant" est reproduite ici dans la revue]

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Leaving the Twentieth Century, une anthologie de textes de l'I.S., choisis et présentés par Christopher Gray, est paru au début de 1975. [adresse omise]. La présentation est peu soignée (des paragraphes sont manquants, certains articles sont attribués aux auteurs incorrects, etc.), la sélection est peu représentative (il n'y a pas un seule extrait du grand nombre de textes où l'I.S. explique ses activités concrètes, clarifie les malentendus, etc.) et les longs commentaires de Gray ne sont pas très différents que ce qu'on pourrait attendre trouver dans Ramparts ou Rolling Stone. Le fait que Gray était brièvement et avec peu de justification membre de l'I.S. ne change rien. Presque aucun ancien membre de l'I.S. ne s'est révélé capable de continuer réellement le projet situationniste; si quelques-uns étaient autrefois capables de faire quelques contributions, ils sont pour la plupart retombés dans la nullité, ou pire, comme dans le cas de Gray.

Gray voit l'I.S. en termes purement spectaculaires. Il ne peut s'arrêter de mentionner les illustrations passionnantes de la revue ni ses brillantes couvertures métalliques; un des articles est qualifié d' "un des écrits les plus brillants depuis l'âge d'or de l'art moderne". Pour mieux [Préférant de] colporter des anecdotes cancaniers, il passe sous silence les véritables activités de l'I.S. -- qui étaient toujours calculées soigneusement -- ou bien il les traite en "canulars" du genre faits par les étudiants ivres. Il ne voit jamais dans l'I.S. une tentative théorique sérieuse, mais seulement ce dont il est lui-même capable : une crise de colère [infantile] grossière et impulsive contre la société. En voyant l'I.S. comme un groupe "d'extrémistes fanatiques" [lunatic fringe @@], il peut constater que les Motherfuckers l'ont [l'eusse ?] surpassé sur un tel terrain, de même qu'il peut voir une ressemblance entre les Enragés de Mai 1968 et l'Angry Brigade, groupe terroriste [anglais] qui "se sont détruits au même temps qu'ils ont porté la critique du spectacle à un extrême qui fige le sang".

L'insurgence étudiante des années 60, précisément parce qu'elle était issue d'un secteur jouissant d'une certaine marge de liberté qui ne se trouvait pas dans les usines, était capable de porter des enthousiasmes et des fantaisies de "révolution totale" qui sont plus difficiles à maintenir parmi les ouvriers, dont les genres différents de luttes ont depuis plusieurs années surpassé leur précurseurs étudiants. Gray est parmi [un de] ceux qui se sont identifiés avec les aspects superficiels de la première phase et qui, maintenant que ces premiers aspects ont été discrédités et dépassés, ou bien ne sont plus rapportés dans les médias parce qu'ils sont maintenant tellement ordinaires, pleurent la disparition de ce qui était et transfèrent [projettent] leur impuissance sur le mouvement qu'ils ne comprennent pas : "Les occupations des universités allemandes et anglaises... Les ghettos [de] hippies se heurtant directement contre l'État policier... La conscience subite et passionnante de combien de gens partageaient les mêmes sentiments... Le nouveau monde se mettant au point. (...) Aujourd'hui, rien. L'image utopique s'est évanouie de la rue. (...) Mais il y avait des milliers de gens. Qu'est-ce qui est devenu de nous tous ?" En fait, si on met à part la seule année culminante de 1968, il y a maintenant plus de révoltes, et qui sont plus profondes, que dans les années 60; mais elles ne sont pas du genre qui accueille [accueillent] les spéculateurs intellectuels [et self-indulgent @@] comme Gray -- pas même ceux qui comme lui essayent de compenser pour leur qualité d'intellectuel en ménageant les masses ou en privilégiant "les émotions et le corps".

Certes la fin des années 60 a témoigné aussi la récupération d'un certain nombre des précédentes tentatives; mais alors il s'agit de préciser dans quelles façons cette récupération a eu lieu, et à cause de quelles erreurs du mouvement révolutionnaire. Gray, pour sa part, dans un espace [une quantité de pages] qui aurait presque suffit pour reproduire les "Thèses sur l'I.S. et son temps", ne sort pas une seule observation utile sur ces "questions vitales d'organisation et d'activité" sur lesquelles il critique Debord et Sanguinetti pour leur silence. Comme tant d'autres pro-situs, Gray voulait que l'I.S. soit un Dieu, et il finit par se lamenter parce qu'elle ne lui a pas apporté une révolution sur un plateau d'argent, dotée d'une thérapie individuelle immédiate. "Après tant de pages, essayons d'être francs [honnêtes/sincères], juste pour un moment. (...) La vie de tout le monde est à l'aiguille entre changer soi-même et changer le monde. En quelque façon il doit s'agir de la même chose et un équilibre dynamique doit en être possible. Je crois que l'I.S. en avait pendant quelque temps, puis elle l'a perdu. Je veux le retrouver. (...) Il peut se relier, s'unifier." [@@] On croirait écouter un disque de James Taylor.

Mais l'époque produit aussi ceux qui comprendront et dépasseront l'I.S. Et quand les conditions nécessaires auront été remplies, le prolétariat anglo-américain ne manquera pas son rendez-vous avec ce "coq gallois".

[CF: Marx, fin de Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : "Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois." (trad. Molitor, ed. Allia)]

[Traduction provisoire de A Short Guide to the Anglo-American Situationist Image]

Lettre de loin

(...) Mais il n'y a pas seulement les obstacles "personnels", il y a aussi ceux qui tiennent aux conditions du moment présent de cette époque; conditions, qui inévitablement déterminent notre activité, se traduisent pour nous en découragement, en hésitations, en perplexité. D'une manière très injustifiée, mais malheureusement indéniable, nous ne sommes jusqu'à présent qu'une très petite minorité à avoir sur les bras presque toute la responsabilité, non pas vraiment du projet situationniste lui-même pour lequel bien des gens se sentent aujourd'hui plus ou moins confusément concernés, mais de sa politique théorique, négligée partout ailleurs que chez nous, ou envisagée selon le point de vue des idéologies révolutionnaires classiques.

(...) En règle générale, la plupart [des révolutionnaires] comprennent encore trop mal ce qui doit et vaut d'être fait, et comment le faire. La plupart du temps, nous serions plus disposés et immédiatement capables de faire ceci, mais c'est plutôt cela -- qui va nous demander plus d'effort abstrait -- qui va nous paraître plus urgent et plus stratégique à accomplir. Par exemple, tu as pu te hisser à l'avant-garde de la lutte mondiale pour la théorie-pratique, mais c'est dans une zone du monde où les premières banalités -- et surtout une façon heureuse de s'en servir -- sont encore presque inconnues. Tu te trouve ainsi placé devant cette contradiction que, pour te faire comprendre et faire avancer ton projet, il te revient pour une grande part de continuer à faire passer vers l'extérieur d'abord les banalités de base jusqu'à un seuil irréversible (qu'il faut déterminer selon la taille et les habitudes propres aux États-Unis) avant de n'avoir plus à parler qu'au meilleur niveau où tu peux le faire et, alors seulement, beaucoup plus selon tes désirs propres. Une des difficultés pour cette tâche est que tu ne peux pas t'y prendre comme si tu étais encore dans l'Europe de 1960-67 (comme le font à divers titres Point-Blank et Diversion), mais que tu ne peux pas faire non plus comme si tu parlais simplement dans l'Europe de 1974. Tu as à accomplir un énorme travail de propagande classique en plus de tes tâches plus actuelles; mais pour faire tout ceci, il est impensable de la faire de deux manières différentes (par ex. un langage rudimentaire pour les masses et un plus raffiné pour les révolutionnaires plus avancés), il te faut donc trouver le style d'expression et d'action qui concilie efficacement ces deux pôles de ta pratique.

(...) Il manque aujourd'hui au moins une trentaine de livres essentiels, c'est-à-dire une trentaine de thèmes fondamentaux qui jusqu'à présent n'ont été développés nulle part. Et il y a au moins autant d'hypothèses qui mériteraient d'être explorées sérieusement. Pour ne noter que celles-là, il y a une dizaine de perspectives et projets tout à fait judicieux qui sont consignés dans le Débat d'Orientation de l'I.S., et qui n'ont pas encore trouvé de suite. (Si personne ne fait rien d'ici là, je m'amuserai un jour à les énumérer publiquement). Toutes ces pages qui restent blanche pour la théorie, c'est le scandale de l' "activité" des révolutionnaires auquel je fais allusion dans la Misère de la Théorie. (...)

Jusqu'à maintenant, j'ai pu principalement développer -- pour moi-même et un peu publiquement -- une sorte de théorie de la théorie. (...) Rien n'est formellement, et moins encore définitivement, établi; je n'y vois qu'une sorte de plateforme, permettant d'affronter l'incertitude de notre entreprise et de limiter le plus habilement possible la part d'arbitraire qu'il y a dans chacun de nos choix. (...)

(Nous pourrons ultérieurement sur la base préalable de ces développements nous appliquer plus résolument à ce que l'on nomme une stratégie d'agitations; mais il faut voir que, si une politique d'agitation serait impossible ou dérisoire si nous voulions l'organiser à partir du point où nous nous trouvons présentement, une présence publique même minime de notre activité actuelle constitue déjà en elle-même une agitation).

Comme souvent on le perd de vue, la critique de la vie quotidienne n'est pas seulement la critique de ce que l'organisation sociale actuelle met positivement, ou trace en négatif, dans la vie quotidienne des individus; elle est aussi la critique de tout le reste qui assure le fonctionnement de cette société, et à quoi la vie quotidienne des individus ne pourra commencer à accéder à moins d'une révolution. On oublie par exemple que, si "la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne", pour tenir une telle affirmation il est complètement indifférent de savoir quelle était la richesse ou la pauvreté relatives de la vie de l'individu Marx. La question de sa "richesse" se résout suffisamment dans le fait d'avoir pu faire ce qu'il a fait. La pensée de Marx est déjà une "critique de la vie quotidienne" par ce seul fait d'avoir parlé de la société de classes d'une manière anti-idéologique, en tranchant avec les méthodes et les représentations par lesquels cette société se présente. Je dois dire que je me trouve en opposition théorique et pratique complète avec tout ce courant situationniste qui ne se représente comme critique révolutionnaire que ce qui peut apporter un "enrichissement" immédiat de sa vie quotidienne, et qui évidemment en partant de ce point de vue "n'enrichit" jamais rien. (...)

J'envisage aussi de faire une sorte de Remarks périodique, pour pouvoir régler en un seul endroit tous mes comptes. Ceci, pour éviter les mises au point éparses, emmerdant à réaliser et moins efficaces parce que le plus souvent elles ne sont connues séparément que par les gens directement concernés, et non comme faisant partie de l'ensemble d'une pratique et d'une stratégie précise. (...)

À propos de la publication à Paris du Débat d'Orientation :

Il est souhaitable que l'héritage de l'I.S. -- et par cette médiation, l'héritage de l'ensemble de la théorie révolutionnaire et du vieux mouvement ouvrier -- appartienne toujours plus à l'époque entière; il est souhaitable surtout qu'il y trouve plus rapidement plus d'héritiers compétents; et nous savons rarement nous-mêmes toucher ces héritiers. La publication du Débat à l'avantage de mettre ces éventuels héritiers devant la vérité brute d'une organisation, et non plus seulement devant l'interprétation de cette vérité (quelle que soit la justesse de cette interprétation) aux formules soigneusement pesées, d'une lecture qui, sans le témoignage concret du Débat, est inévitablement abstraite et extérieure (la [Véritable] Scission).

Avec le Débat, le lecteur se trouve cette fois concrètement en face des hésitations, des faiblesses, des questions laissées sans réponses; et aussi, bien sûr, devant des qualités et des perspectives utilisables pour sa propre action. (...) Cette publication contribue à faire se résorber le mythe de l'I.S., ou ses séquelles, dans des questions pratiques concrètes. (...)

Une objection qu'on ne va pas manquer de nous faire (...) c'est qu'en faisant ainsi, nous choisissons, précisément à cause des noms glorieux qui sont attachés à ces textes, d'en alimenter un usage encore plus débile. Nous ne pouvons évidemment pas nous masquer l'usage imbécile qui va en être fait; mais en alimentant volontairement cet usage imbécile, nous créons aussi dialectiquement la possibilité d'un usage meilleur, c'est-à-dire que contre cet usage débile nous allons en obliger certains à imposer un usage meilleur de ces textes, à faire respecter leur vérité agréable, mais aussi leur vérité pénible, comme la vérité de leur propre engagement.

En compromettant cet aspect de la vérité de l'I.S. dans la publicité, nous avons un peu plus compromis le "public" avec la vérité de l'I.S.

Le choix du titre "Ex-Internationale..." qui a été adopté sur ma proposition, participe de ma tactique théorique -- développée dans Misère de la Théorie -- de considérer l'I.S. et son action théorico-pratique au passé. Il est bon que perdant toute référence encourageante à l'extérieur chaque révolutionnaire se sente seul devant sa tâche, c'est-à-dire qu'il se sente seul à devoir en prendre les responsabilité, sans le confort même d'une étiquette; ce qui est le premier pas vers l'autonomie et vers la possibilité d'associations révolutionnaires sans militants. En faisant ainsi, je ne fais en somme que continuer à faire ce que Debord avait commencé en cassant l'I.S.; si Debord était bien placé pour casser l'I.S. à l'intérieur contre tous ses membres abusifs, il est en revanche assez mal placé pour détruire le mythe de l'I.S. à l'extérieur, sans transférer aussitôt les inconvénients de ce mythe sur sa propre personne. Comme cela a déjà été noté par divers révolutionnaires, le mythe de l'I.S. ne peut être définitivement cassé que de l'extérieur.

En perdant l'I.S. comme référence, cette époque révolutionnaire se trouve maintenant seule avec elle-même (conclusion des Thèses sur l'I.S. et son temps). (...)

Pour les contacts éventuels avec d'autres révolutionnaires, afin de limiter les risques de m'engager dans les faux dialogues et d'associer directement ma personne aux relations politiques spectaculaires; pour ne pas alimenter le délire des spectateurs de la chose révolutionnaire; pour éviter les pertes de temps; pour éviter de me faire à-la-chaîne des ennemis personnels, ou au moins pour ne pas avoir à les connaître, je refuse désormais de rencontrer ou de correspondre avec qui ne s'est pas lui-même déjà franchement compromis dans une activité. Pour moi, il ne s'agit plus d'aller me rendre compte si les interlocuteurs sont sincères ou malhonnêtes, courageux ou lâches, intelligents ou non, assez libérés à notre goût, de savoir ce qu'ils pensent d'eux, de moi, ou ce qu'ils pensent tout court; mais de juger, avant même d'avoir à vérifier tout cela, jusqu'à quel point de l'expérience pratico-théorique ils ont su mener eux-mêmes leur propre vie, c'est-à-dire jusqu'à quel point ils se sont compromis avec la révolution, comme en définitive moi-même j'ai pu le faire. (...)

(Daniel Denevert à Ken Knabb, février 1974)

 

Remarques sur "Remarques"

Les réponses à ma brochure Remarques sur le groupe Contradiction et son échec (mars 1973) ont exemplifié bien la suffisance, le manque d'imagination, l'impuissance, le raccrochement [?] obstiné aux illusions -- en un mot, l'autruchisme -- du milieu que j'y ai critiqué.

Un émissaire de Point-Blank à Paris a annoncé que j'étais un imbécile, un con et "l'ennemi numéro un de Point-Blank", et que si jamais il me rencontrait, il me casserait la gueule. D'autres [gens], critiqués moins directement, étaient néanmoins déconcertés par le fait que j'avais le cran (ils diraient plutôt la bêtise) de critiquer mes propres erreurs. Devant une démarche [action] si incompatible avec la bravade situationniste courante, ils ne pouvaient y voir que quelque bizarre sorte de masochisme exhibitionniste. Le groupe anglais Piranha [en] a fourni le modèle : "Knabb lui-même annonce dans ses ``Remarques'' qu'il est encore [un] pro-situ ! Quel exercice futile ! Il semble [être] déterminé à se noyer dans sa propre merde." Bien sûr, les membres de Piranha n'ont aucune souillure pro-situ. S'ils en avaient il y a quelques ans, après la lecture de La véritable scission ils se sont décidés qu'ils n'en avaient plus aucune; au moins, si quelques doutes subsistent encore, ils vont prendre soin de ne pas les "annoncer". En fait, cet aspect de Remarques était conçu précisément pour saper cette sorte de suffisance, particulièrement chez les Américains naïfs qui jusqu'à là avaient une tendance à ignorer [négliger/faire peu de cas de] la question de "pro-situationnisme" comme quelque bizarre affaire française, mais qui [désormais] doivent essayer anxieusement de comprendre les critiques du pro-situ [= dans La véritable scission et un peu ailleurs] pour savoir si tout cela ait par hasard quelque chose à voir avec eux-mêmes. Sachant qu'un [que d'être] "pro-situ" est quelque chose de mauvais, ils sont prêts à le mettre dans le sac avec leurs autres tabous idéologiques (à côté de "l'idéologie", par exemple). Mais il leur faut d'abord apprendre ce qu'il veut dire ! [= ce que veut dire ce terme] Le temps est révolu où il suffisait de se déclarer situationniste pour l'être.

Quelques lecteurs ont reconnu que ce que j'ai écrit était peut-être vrai, mais ils se sont demandés pourquoi j'ai pris la peine à circuler à tant de gens une brochure sur un sujet si "spécialisé". Quand j'ai envoyé la brochure [Remarques] à toute notre liste d'adresses [des correspondants de Contradiction], je savais bien que la plupart de ces gens la recevraient avec une incompréhension déconcertée. Mais la forme critique et non-narrative du texte, qui le fait relativement inaccessible aux gens passifs, le rend [en même temps] d'autant plus utile à ceux qui se heurtent à des problèmes semblables dans leur propre pratique. Remarques, et d'autres textes du même genre qui ont commencé à paraître, seront plus lus [compris] dans la mesure que les activités qu'ils discutent deviennent moins "spécialisées".

D'autres, au contraire, ont trouvé que bien des choses discutées dans Remarques sont insignifiantes ou banales. En fait beaucoup de projets prometteurs ont fait naufrage suite à l'ignorance de telles banalités. Je ne connais aucun groupe radical, pas même l'I.S., qui n'a pas fait presque toutes les erreurs que j'ai remarquées à propos de Contradiction (en présumant que le groupe soit aussi radical pour affronter des problèmes à ce niveau).

La critique d'un texte pour ayant "omis" quelque chose (à moins qu'il ne s'agisse d'un "mensonge par omission") est l'indication par excellence de l'échec de saisir le processus du négatif. Ainsi Remarques a été critiqué pour ne pas avoir présenté une perspective globale mesurée sur la Nouvelle Gauche. Mais ce n'était pas son but. Le texte était [plutôt] principalement une critique, une correction de l'orientation de Contradiction envers ce mouvement (et d'abord de son acceptation de la notion même d'un tel "mouvement" unifié); c'était une critique de la manière dans laquelle nous avions abordé une certaine tâche. D'autres se sont inquiétés de ce que la brochure n'était pas délayée avec beaucoup de choses sur "l'histoire", "le prolétariat", etc.

Si quelques lecteurs croyaient que brochure n'était pas suffisamment situationniste, d'autres l'ont trouvée trop situationniste. Certains anciens combattants (y compris quelques ex-membres de Contradiction), abasourdis par les exigences traumatisantes de la pratique situationniste, voudraient refouler toute cette affaire. Cette tendance, qui préfère fouiller dans le monde moins ardu de l'ultragauchisme, s'inquiète du fait que bien que j'attaque certains aspects du milieu situationniste, je ne [re]jette pas la méthode avec l'eau sale de l'idéologie. Tout comme certains gens voient la révolution comme une perturbation regrettable et accidentale, faite par des "agitateurs étrangers", d'une société qui sans cela marcherait bien [serait bien acceptable], cette tendance voit dans les débats polémiques et les scissions une perturbation regrettable et accidentale d'un mouvement révolutionnaire qui, sans cela, progresserait bien [agréablement].

D'autres veulent invoquer "l'époque" comme l'explication finale de l'échec "total" de tous les groupes situationnistes. S'ils se sont manifestés publiquement dans le passé, ils dénoncent ce passé en bloc (y compris tous les aspects méritoires); tandis que d'autres, qui ont les dossiers vierges parce qu'ils ne se sont manifestés jamais, se dressent pour cracher dédaigneusement sur tous les autres. Voilà la clé de leur rage contre mon activité concrète. [lit. "sale-judaïque"; CF: Marx, Thèses sur Feuerbach no. 1: "dans sa manifestation juive sordide"/"dans sa manifestation sordidement judaïque"/"sous sa vulgaire et judaïque forme phénoménale"] Comment ose-je [?] affronter cette expérience, chercher les moments [points] de choix ? "Quel est l'intérêt [À quoi bon] de constater [d'énoncer] les échecs de la période antérieure ?" a dit un d'entre eux; comme si, une fois qu'on a signalé une erreur importante, tous les autres moments dans le terrain [inévitablement] très mixte et confus qu'est celui de l'expérimentation révolutionnaire moderne devraient être rejetés comme également erronés ou inutiles. Ceux qui évitent de faire face à leurs propres échecs subissent un affaiblissement de la puissance de compréhension. Même s'ils restent partiellement capables de formulations perceptives, leur maintien obstiné d'un angle mort ou d'une position non dialectique paralyse inévitablement tout effort théorique.

Suite à la parution de Remarques et de ma traduction de Reich, mode d'emploi, certain gens ont eu la naïveté d'imaginer que je mène des "séances pour casser le caractère". En fait, si la composition de Remarques était favorisée par une expérimentation personnelle simultanée, j'ai précisé dans plusieurs endroits [à plusieurs occasions] que je ne tiens pas telles brèches personnelles pour révolutionnaires en soi. (Dans la réimpression [de Remarques] de décembre 1974, j'ai signalé la seule phrase dans Remarques qui puisse être ainsi mal interprétée). La seule séance capable de casser le caractère définitivement, c'est la révolution. Remarques n'était pas [seulement] une tentative d'améliorer ma condition psychologique, mais [une tentative] de saisir un moment de l'histoire et de le renverser.

 

Quelques clarifications

Certains gens se sont demandés pourquoi nous courons (moi et d'autres) le risque de mener notre activité si publiquement [ouvertement], sous nos propres noms. Nous reconnaissons évidemment que la clandestinité est de mise dans les pays staliniens ou fascistes, ou ailleurs dans la mesure que ses activités comportent un élément important d'illégalité. Mais les tâches théorico-pratiques particulières que nous avons nous données [?] -- tout en gagnant considérablement de la continuité publique qui nous permet de corriger des malentendus ou des falsifications, d'exposer le contexte cohérent et les applications concrètes de notre activité, etc. -- comportent assez peu de risque. Tant que nous sommes peu connus, on nous tiendra pour inoffensifs et ne fera aucun compte de nous (le spectacle est dans une grande mesure victime de sa propre image de son opposition); dans la mesure où certains d'entre nous deviendront mieux connus (ce qui sera simplement un effet accessoire du progrès de la révolution), notre suppression serait tout aussi connue et ne ferait rien que d'attirer plus d'attention à nos thèses sans arrêtant leur travail. Si certaines de nos thèses restent quelque peu "occultes", c'est à cause de leur nature intrinsèque (elles sont temporairement inaccessibles à bien des gens à cause de l'ignorance imposée socialement), non pas parce que nous les garderions secrètes en vue d'un coup d'État. Par contraste avec les chefs des groupes terroristes ou néo-bolcheviques, nous ne sommes aucunement indispensables à "notre" mouvement. L'État ne peut dominer la révolution en faisant quelque chose de [à/avec] nous ou en nous forçant de faire quelque chose, parce que nous-mêmes ne la dominons pas.

* * *

Les ruptures et les exclusions des situationnistes ont souvent été assimilées sarcastiquement aux purges staliniennes. En fait les deux choses ne pourraient guère être plus dissemblables. Dans les bureaucraties staliniennes le Parti domine toute la vie sociale, tandis que les révolutionnaires -- comme le prolétariat en général -- ne dominent même pas leur propre vie. Ainsi, [d']être purgé du Parti revient à être privé de la participation (quelque étroite qu'elle puisse être) à l'appareil dirigeant et des avantages matériels qui viennent d'une telle position (sans parler de la possibilité de prison, de torture, d'exécution, d'exile, etc.); tandis que d'être exclu d'un groupe révolutionnaire ne comporte aucune privation sauf peut-être d'un peu de prestige stupide. Dans l'Occident la même "liberté d'expression" confusionniste qui permet les polarisations ouvertes, les rend nécessaires. Il n'y a aucun "droit" de participer à une activité qui ne comporte aucun privilège. La question d'éventuelles "injustices" ou de décisions contestées se résolve très simplement : quelqu'un qui a quelque chose à dire fera sentir se présence malgré toutes les tentatives de le dénigrer ou de ne pas le relever. Il est évident qu'un individu repoussé ou exclu qui se révèle incapable d'engager dans une activité autonome, confirme de ce fait la justesse de sa séparation d'une activité collective des participants soi-disant autonomes. Sans parler de ceux dont l'activité ultérieure va dans une autre direction.

* * *

Le lecteur ne trouvera pas la totalité dans cette revue, mais seulement un certain nombre de formulations dont la relation à la totalité est calculée. [CF: I.S. no. 10, p. 73] Les écrivains qui redisent tout dans chaque texte présupposent un lecteur qui ignore tout et qui ne sait ni ne veut faire des explorations pour lui-même; et cette tactique spectaculaire est la meilleure façon pour assurer qu'il restera comme ça. Bien que nous ayons (moi et quelques autres) consacré une attention toute particulière à l'examen du processus de l'activité révolutionnaire moderne -- et d'abord en attirant l'attention à l'importance même de ce processus, qui a été si scandaleusement négligé partout ailleurs --, "l'étroitesse" dont on m'a reproché tient en partie du simple fait que je commence là où je me trouve. Le choix de sujets qui sont traités ici est quelque peu arbitraire, et n'implique pas forcément que d'autres sujets n'ont pas d'importance. Rien n'est en dehors de notre projet, mais bien des vérités ne méritent pas d'être signalées parce qu'il ne ferait aucune différence si elles n'étaient pas vrai. "Je me trompe rarement, n'ayant jamais caché que je n'ai rien à dire sur de multiples sujets que j'ignore, et gardant habituellement à l'esprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible d'événements où je ne distingue pas encore le saut qualitatif" (Guy Debord, dans le Débat d'Orientation).

 

Bulle papale

[@@ jeu de mots : bull = bullshit = connerie]

Dans une brochure dirigée principalement contre Daniel Denevert (voir "Un anti-Denevert" in Chronique des Secrets Publics), Point-Blank me qualifie d'un soi-disant "pape d'un milieu sous-situ". "Le dernier allié de Denevert, Ken Knabb, a bâti une carrière sur son échec organisationnel et sur son association commerciale avec le statisticien de l'I.S. Jean-Pierre Voyer." Parmi les papes, généralement connus plutôt pour leur infaillibilité et leur astuce organisationnelle, je suis sans doute le premier qui a bâti une carrière sur l'étalage de mon [son] "échec organisationnel". Cette sorte de paranoïa malveillante ne peut voir dans toute activité qui contredit la sienne [son activité] que des intrigues et des marchés [conclus] dans les coulisses.*

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*Dans la brochure At Dusk : The Situationist Movement in Historical Perspective, qui est parue juste avant que cette revue fût envoyée à l'imprimerie, deux anciens membres de Point-Blank (le groupe est maintenant dissout) consacrent plusieurs pages à une critique des "knabbistes". Leur polémique contre nous continue leur habitude de critiques infantiles et spécieuses, y compris l'attribution à nous de nombreuses positions et mobiles que nous n'avons jamais eu [eues ?] ni exprimées.

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En fait Jean-Pierre Voyer n'avait rien à faire, surtout [= moins que dans n'importe quelle autre façon] pas économiquement, avec la publication américaine de sa brochure Reich, mode d'emploi, qui était financée par deux amis et moi, "association commerciale" qui nous a rapporté une perte d'environ 1000 francs. (Toutes les autres publications dans lesquelles je me suis été mêlé ont été également des pertes, à une exception près : un ouvrier d'une imprimerie a tant aimé le Traité de Vaneigem qu'il en a imprimé au [pour moins que le] prix coûtant l'édition de la première partie qu'a fait paraître Contradiction.) Ma relation avec Voyer ne corrobore guère la tentative de Point-Blank de me caractériser comme un de ses "suiveurs". Peu avant l'achèvement de ma traduction de sa brochure, je l'ai écrit pour la première fois à propos de quelques questions sur ce texte. En juin 1973 je l'ai édité, ainsi qu'une affiche en bande dessinée [?] qui l'annonçait et des extraits d'une de ses lettres sous le titre "Discrétion est mère de valeur". Cependant Voyer s'est révélé, quand je l'ai recontré quelque mois plus tard [en automne de cette année-là], bien inconscient du développement ou de l'application concrète possibles de plusieurs de ses thèses antérieures, et je l'ai dit que son désengagement mégalomane du mouvement réel empêchait une relation substantielle entre nous. Depuis ce temps, l' "Encyclopédie" de Voyer a été éditée sous le titre Introduction à la Science de la Publicité (Champ Libre, 1975), livre qui, bien qu'il contienne par ailleurs plusieurs idées partiellement utiles, est empreint d'un fétichisme de son concept central et de Hegel, dont la philosophie n'est pas réellement détournée parce qu'elle n'est pas suffisamment dévalorisée.

Quant à Daniel Denevert, j'ai maintenu avec lui une correspondance et une collaboration particulièrement proches [étroites/intimes/extensives] pendant les deux dernières années, ce qui a favorisé une meilleure coordination géographique de nos activités et surtout une échange précieuse d'idées et d'expériences. Mais mes relations avec lui et [avec] les autres membres du CRQS n'ont jamais été formalisées, et elles sont menées dans le cadre décrit dans l' "Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent" que j'ai publié en novembre 1974 avec mes camarades de la Bay Area. Bien que j'aie employé quelquefois le "nous" d'auteur, le Bureau des Secrets Publics a toujours consisté en moi seulement. S'il y a un certain accord entre certains de nous [moi et quelques autres], il ne vient pas d'une décision centrale, mais de la réalité. Par exemple, la plupart des publications éditées au cours des trois dernières années par les signataires de l' "Avis" ont été achevées avant d'être montrées aux autres; et je ne connaissais pas [je n'avais pas conscience de] plusieurs des projets les plus confirmatifs de mon travail avant qu'ils ne fussent édités.

Le seul fait d'exercer une certaine influence (qui pourrait être simplement l'influence de la vérité ou d'une activité exemplaire) ne fait pas évidemment un hiérarque [?], à moins qu'une telle influence soit exercée pour renforcer sa unilatéralité ou l'image de son absence. C'est un étrange "pape" qui rejette constamment les gens sur leur propre responsabilité. En dernière analyse, quoi qu'on puisse dire sur le mérite de telle ou telle tactique éducative ou de démystification, il appartient [incombe] principalement à "l'opprimé" de prendre l'initiative de supprimer sa dépendance hiérarchique. Ceux qui mettent la responsabilité sur les "chefs" ne font qu'en chercher de meilleurs. [= ils veulent de meilleurs chefs]. Notre mouvement ne dépend pas de l'espoir de trouver les chefs habilement auto-négateurs [@@] de la mythologie léniniste ou anarchiste. Les gens devraient réfléchir un peu [se servir de leur tête] pour se démystifier [désabuser] [eux-mêmes] des notions des qualités surhumaines de théoriciens révolutionnaires, ainsi que de la mystification inverse qui consiste à les considérer comme "seulement" des théoriciens, qui "ne font rien" qu'écrire. Ceux qui nous accusent d' "arrogance" et de "manipulation" n'ont pas pensé ce qu'ils disent : "rebuter des gens par son arrogance" est la dernière chose que font les manipulateurs. [= ils ne le font jamais] C'est invariablement ceux qui nous disent qu'ils [eux-mêmes] peuvent nous comprendre, mais que les masses n'en sont pas encore capables, qui nous qualifient d' "élitistes" ! Nous nous conduisons envers les autres comme s'ils étaient autonomes -- pour le cas où ils le sont, mais pour assurer qu'en tout cas ils le sont [soient?] par rapport à nous.

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[Traduction de la carte de visite reproduite ici dans la revue :]

BUREAU DES SECRETS PUBLICS

Démantèlement des spectacles

Mise en déroute des bureaucrates

Crime [du] capital [jeux de mots]

"Faire danser les conditions pétrifiées en leur chantant leur propre mélodie."

KEN KNABB

Investigateur spécial

P.O. Box 1044, Berkeley

(Ne nous appelez pas; faites-le vous-même.)

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[ CF: Marx, "Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel": "Il faut contraindre ces rapports pétrifiés à entrer dans la danse, en leur chantant leur propre chanson!" (trad. Baraquin) ]

[CF: "et ces conditions sociales pétrifiées, il faut les forcer à danser, en leur faisant entendre leur propre mélodie!" (trad. Moliter, ed. Allia)]

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Le préalable

[= Les choses essentielles d'abord]

Divers individus, voulant gagner sur les deux tableaux, nous abordent en privé pour nous faire savoir qu'ils sont d'accord avec nous, et ils nous font part de leurs critiques des milieux douteux d'où ils sont venus. Ces gens-là, qui ne valent rien, ont toujours l'idée étrange qu'ils soient les plus précieux, que nous devrions être reconnaissants pour leur intérêt, parce que "si vous ne pouvez parler avec nous, vous risquez de n'avoir aucun interlocuteur". Ils supposent qu'ils peuvent trouver une rencontre intéressante, voire même une place parmi nous, sans semer la perturbation chez eux. Ne s'étant aucunement compromis publiquement, ils restent libre, une fois que comme d'habitude nous les avons repoussés, de retourner à leur ancien milieu, où ils parlent à tort et à travers sur leurs "relations" avec les situationnistes, tout en maintenant une image d'autonomie (nous n'aurions pas réussi à les "convaincre" de nous "rejoindre", etc.). Par exemple, un ancien membre de la "Brigade Venceremos" (sorte de Peace Corps [@@] pour la néo-colonie antillaise de Russie) s'est adressé à Contradiction. Quand je l'ai rencontré, il m'a expliqué comment ils ont convenu de supprimer divers détails gênants de la vie à Cuba, pour [mieux] la décrire en termes purement chaleureux. Pourtant, à ma connaissance il n'a jamais exprimé publiquement ces révélations intéressantes, apparemment parce qu'il était trop occupé dans la recherche de quelque projet radical à faire.

Aussi [= donc] le Bureau rejette automatiquement toute personne qui s'adresse à lui sans avoir ouvertement défendu les thèses dont elle prétend reconnaître la vérité, et sans avoir réglé ses comptes avec sa propre situation. Quand il s'agit des milieux les plus compromis, il leur faut les dénoncer et les quitter avec le maximum de bruit et de clarté. [CF: Quillet, "Histoire du Conseil de Nantes", p. 20]

 

Quelques refus aisément prévisibles

En plus de la rebuffade habituelle de divers soi-disant interlocuteurs, depuis des Églises populaires jusqu'à des cryptomaoïstes, en passant par une assez grande gamme de nihilistes fanas des médias, voici quelques-unes des propositions concrètes que j'ai refusées avec toute la grossièreté qu'elles ont mérité :

- de "prendre contact" avec "l'organisation reichienne italienne";

- de contribuer des écrits pour la revue Guerrilla Art;

- de fournir des renseignements sur le Bureau à un écrivain professionel qui faisait un article sur "le mouvement néo-reichien actuel" pour la revue Human Behavior.

 

Le Bureau au Japon

En mars 1974 Tommy Haruki a adressé une lettre à divers groupes anarchistes et libertaires partout dans le monde, en proposant de les introduire aux camarades japonais par l'intermédiaire de la revue du CIRA-NIPPON (Centre internationale de recherche sur l'anarchisme) et en ajoutant : "Vos remarques sur les problèmes actuels de l'anarchisme seraient les bien venus aussi". J'ai répondu, en partie :

(...) Nous pensons que l'anarchisme reste une opposition abstraite au système parce qu'il n'a pas essayé sérieusement de comprendre la société moderne ni de développer une théorie révolutionnaire cohérente. Dans l'ensemble, les anarchistes ne possèdent rien qu'une foi pitoyable en l'étiquette "Anarchy". Ils sont allergiques à la rigueur; la plupart d'entre eux font [une] vertu de l'affichage de leur confusion et de leur incapacité d'accomplir la moindre tâche pratique. Ils justifient le fait qu'ils ne prennent pas des sanctions concrètes contre leurs ennemis, ni n'effectuent des décisions pour clarifier et développer leur propre pratique (en rejettant les spectateurs et les partisans passifs, par exemple), en invoquant un "antiautoritairisme" abstrait. De sorte qu'ils finissent par n'avoir que leurs bonnes intentions frustrées.

Je joins une copie de quelques thèses sur l'anarchisme [tirées] de La Société du Spectacle de Guy Debord (...) que vous pourriez trouver utiles.

Nous sommes certainement d'accord avec vous [en pensant] que "ce dont nous avons besoin ici et maintenant n'est pas une anthologie de doctrines millénaristes ni d'oeuvres révolutionnaires du passé" et qu' "une échange de renseignements courants, de critiques mutuelles et d'interactions relatives aux expériences actuelles" sont essentielles; non pas dans le but éclectique de rassembler une masse d' "idéologies", mais comme un pas vers la précision, vers la lucidité, vers le développement d'une théorico-pratique de plus en plus cohérente dans le nouveau mouvement révolutionnaire.

Dans ce contexte, le présent dialoque initié par le CIRA est bien minimal. En fin de compte, par exemple, nous le trouverions plus intéressant de prendre contact avec un seul camarade japonais qui fût consciemment et pratiquement d'accord avec les activités du Bureau, qu'avec une centaine de "libertaires" avec qui nous ne partagions que quelques sympathies vagues. Mais il est normal que les premières tentatives internationalistes du nouveau mouvement commenceront à partir de bases relativement confuses et passeront nécessairement par de médiations assez banales. (...)

Haruki a assuré que les thèses de Debord et la plupart de ma lettre étaient publiées dans la revue du CIRA (Anarchisme no. 4, août 1974), en faisant remarquer que les critiques s'appliquaient parfaitement au milieu anarchiste japonais : "La parution de vos critiques dans leur revue (...) sera une pilule amère pour eux et pour tous les autres libertaires de cet acabit."

[Omis : l'ancienne adresse de Haruki; peut-être à ajouter la nouvelle ?]

[Ici dans la revue: illustration de la version japonaise de ma lettre]

 

Nouvelles du Bureau

Deux de mes brochures étaient éditées par le CRQS en 1974, Remarques sur le groupe Contradiction et son échec, traduit par Daniel Denevert (avril), et Double-Réflexion, traduit par Joël Cornuault (novembre), toutes les deux avec ma collaboration. "Remarques sur le style de Double-Réflexion" (extraits d'une lettre de moi à Cornuault) a été réimprimé dans Chronique des Secrets Publics. De notre côté, Robert Cooperstein, Dan Hammer et moi nous avons édité une traduction de Théorie de la misère, misère de la théorie de Denevert (septembre 1974), suivi de la Déclaration à propos du Centre de Recherche sur la Question Sociale et un chapitre de l'ancienne brochure de Denevert, Pour l'intelligence de quelques aspects du moment.

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En novembre 1974 Double-Réflexion était réimprimé en Angleterre par Spontaneous Combustion. [adresse omise]

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Extraits d'une lettre d'octobre 1973 de moi à Jean-Pierre Voyer et d'autres ont été reproduits dans la revue récente Implications d'Isaac Cronin et Chris Shutes.

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La plupart des publications du BPS -- y compris la présente revue -- ont été éditées en éditions de 2000 exemplaires.

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Les publications du BPS peuvent se trouver aux bibliothèques suivantes :

- Berkeley Public Library ("Boss Files", Reference Room), Shattuck et Kittredge, Berkeley.

- Tamiment Library, Bobst Library Building, 70 Washington Square South, New York City.

- Institut Internationale de l'Histoire Sociale, Cruquiusweg 31, Amsterdam 1019, Pays Bas.

Dans la "Préhistoire" de la collection se trouvent également la plupart des publications du CEM, de 1044 et de Contradiction. J'ai diffusé séparément quelques exemplaires de l'Introduction à cette collection (juillet 1973).

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[OMIS: les adresses (maintenant toutes périmées) des signataires de l' "Avis" et du CRQS]

[Traduction provisoire de Trouble Is My Business]

Lettre ouverte au groupe

"Libertaire" de Tokyo

Vers la fin de notre rencontre il y a quinze jours, M. Miura m'a invité à vous rejoindre quand je serais revenu à Tokyo. Par politesse irréfléchie j'ai dit que je le ferais. Je voudrais donc clarifier ma position. En fait je ne vous rejoindrai pas quand je reviens à Tokyo, parce que notre [seule] rencontre brève était assez. Votre groupe ne m'intéresse pas.

Contrairement à votre suggestion que, même si d'autres anarchistes avaient peut-être beaucoup des défauts que j'ai critiqués, vous autres "anarchistes japonais" étaient en quelque manière différents, je dois dire que vous êtes malheureusement bien typiques, que vous ne vous distinguent en rien des anarchistes d'autres pays. Vous fouillez dans [parmi] les cadavres de Proudhon, idéologue machiste du petit capitalisme coopératif; de "notre Bakounine", proto-bolshevik; de Kropotkine, partisan de la Première Guerre mondiale; de la C.N.T. espagnole, qui a collaboré autrefois avec l'État et qui essaye encore une fois d' "organiser" bureaucratiquement les luttes du prolétariat espagnol radical; et de quelques-uns de leurs imitateurs asiatiques. Vous voulez construire une histoire mythique pour vous-mêmes parce que vous ne savez pas faire la véritable histoire maintenant.

Vaguement conscients de votre impuissance, vous espérez qu'elle disparaîtront si vous réunissez vos impuissances individuelles. Ce qui arrive en fait, c'est que le peu d'énergie créatrice que vous avez est gaspillée dans la discussion et la poursuite continuelles [et sans fin] de projets spectaculaires et inutiles tels qu'une "Fédération anarchiste" réactivé. [la reprise d'une "Fédération anarchiste"]

Comme la plupart des anarchistes, vous avez développé une inconscience collective pitoyable pour vous défendre contre tout défi à votre suffisance. Confrontés avec une critique pratique, vous n'en avez "jamais entendu parler", ou vous l'avez "oubliée", ou bien vous êtes "trop occupés". Seulement un d'entre vous connaissait ma lettre et les thèses de La Société du Spectacle qui ont paru dans Anarchism no. 4 du CIRA. Les écrits des anarchistes japonais sont-ils si ennuyeux que vous ne vous donnez même pas la peine de lire les publications de vos camarades ?

Je ne suis pas encore capable de lire le [les textes] japonais dans [votre revue] Libertaire, mais les radotages incohérents dans les articles en anglais sont suffisamment pitoyables. Mais peut-être ce n'est là que la responsabilité des deux "directeurs" [rédacteurs]. Peut-être vous autres n'avez aucun rôle dans la revue. (Ou seulement un rôle subalterne ?) Quand je vous ai demandé quels autres projets vous avez, quelques-uns parlaient vaguement de votre "soutien" de la lutte de Sanrizuka, mais ne savaient préciser les modalités [détails concrets] de ce "soutien" [= en quoi il consistait], ni expliquer dans quelle perspective stratégique à long terme vous y avez participé. Un autre a dit simplement qu'il était "un ouvrier", en laissant entendre apparemment que cela l'excusait de faire n'importe quelle autre activité parce qu'il était trop occupé. Quel est donc l'objet de son adhésion à votre groupe ? En fait, quel est l'objet de votre groupe ?

Il se peut que je vous ai jugé trop sur la base des deux ou trois personnes qui ont le plus parlé. Peut-être un ou deux d'entre vous sont plus sérieux. Si c'est le cas, c'est à ceux-là [= vous qui êtes les exceptions] de commencer à partir des critiques qu'ils reconnaissent, de définir leurs projets (quelque petits qu'ils soient, mais concrets), et d'agir. C'est précisément ce qu'il vous est impossible de faire dans "Libertaire". La tolération collective de foutaises incessantes neutralise tout effort individuel concret dans un méli-mélo [fatras/mélange] d' "opinions" contradictoires et sans suite. Votre groupe n'est rien qu'un obstacle à vos possibilités réelles.

À bas l'État ! À bas le moisi de l'anarchisme !

[Fujinomiya, 5 novembre 1977]

[Traduction provisoire de Open Letter to the Tokyo ``Libertaire'' Group]

Un groupe radical à Hong Kong

Une des tâches les plus essentielles et les plus difficiles du mouvement révolutionnaire moderne c'est la communication entre les révolutionnaires des deux côtés du rideau de fer. Une contribution précieuse à cette rencontre naissante [qui est en traîn de développer] a été faite par les "70" [= nom référant aux années 70], un groupe libertaire de Hong Kong qui s'oppose à la fois au capitalisme occidental et à la bureaucratie capitalist d'État chinoise, et qui est en rapport avec plusieurs révolutionnaires antibureaucratiques qui se sont échappés de la Chine. Au cours des dernières trois années ce groupe a publié une petite revue, Minus, qui traite des luttes en Chine et à Hong Kong. Il a aussi édité deux livres : The Revolution Is Dead, Long Live the Revolution (anthologie d'articles en anglais sur la dite Révolution culturelle) et Revelations That Move the Earth to Tears (collection en langue chinoise de contes, poèmes et essais passés en contrebande de la Chine).

En parlant ici des "70", je veux dire également le groupement de gens qui, bien qu'ils ne soient pas formellement membres du groupe, ont une relation suivie avec ses projets, et qui peuvent tous être contactés auprès de la librairie "1984" (180 Lockhart Road, Wanchai, Hong Kong). [adresse maintenant périmée]

Les camarades des 70 n'ont développé que partiellement une définition claire d'eux-mêmes et de leur activité. Leur revue en langue chinoise a commencé il y a plusieurs ans avec une présentation à la manière des journaux alternatifs, avec des importations de choses ["fins et pièces"] contre-culturelles déjà généralement démodées dans l'Occident. Le premier numéro de Minus comportait cet avertissement vieillot : "N'oubliez pas que la presse alternative est la seule source d'informations à laquelle on puisse se fier." On n'a que se rappeler [pour] combien de temps bien des journaux alternatifs ont glorifié le régime maoïste sans en faisant aucune critique; ou comment ils ont minimisé et falsifié la révolte de Mai 1968 et supprimé toute mention du soulèvement ouvrier de 1970 en Pologne, parce que leur conscience guévariste-tiersmondiste les laissait complètement incapables de comprendre telles luttes. La plupart des premiers journaux alternatifs se sont écroulés à la suite de la reconnaissance générale de leurs confusions et illusions, ou [bien ils] sont dégénérés en revendeurs franchement réformistes de la culture alternative. Minus a bientôt abandonné ses traits de presse alternative, bien qu'il soit toujours membre du "Syndicat de la presse alternative" [##].

Le manque d'une auto-définition précise des 70 favorise les défauts habituels des "groupes d'affinité" vagues. Les non-participants avancent sans effort dans le sillage des projets d'autres qui font preuve de plus d'initiative ou qui semblent avoir plus d'expérience. Les différences internes sont rarement polarisées pratiquement ni publiquement. Les idées indépendantes, au lieu d'amener aux projets indépendants, sont réduites au plus petit dénominateur commun et se perdent dans les actions communes. La tolérance des 70s de presque n'importe qui dilue la clarté [émousse le tranchant] de leurs efforts. (Par exemple, ils ont accepté d'être interviewés par le journal français, Libération, qui a notoirement supprimé des critiques du [contre le] maoisme; il était ainsi libre de déformer leurs positions tout en renforçant son image d'un journal objectif qui "présente tous les côtés".) Ils courent le risque (surtout ceux qui se sont échappés de la Chine) d'être engloutis dans le rôle spectaculaire de révolutionnaires exotiques, d'être admirés parce qu'ils ne présentent aucun défi. Ce risque est favorisé par leur manque de clarté sur leur fonctionnement interne, sur leurs diverses tendances et ruptures, et sur leurs expériences antérieures et les conclusions qu'ils en ont tirées. Une grande partie de leur correspondance consiste en lettres d'admirateurs qui n'offrent jamais aucune critique (ni s'attendent à en recevoir), mais qui cherchent un "dialogue" qui consiste en réchauffés incessants de banalités ultragauchistes.

Le manque de clarté des camarades des 70 sur leur propre pratique renforce leur manque de clarté sur la pratique du mouvement révolutionnaire chinois. Leurs publications ont présenté des renseignements précieux sur les événements et la vie en Chine (Ombres chinoises de Simon Leys expose la farce [= comment sont ridicules] des comptes rendus des visiteurs en Chine qui ont la naïveté de croire les renseignements qui leur sont donnés pendant les voyages étroitement [strictement] organisés); mais ils ont rarement traité des problèmes tactiques. Ils ont rendu compte de luttes contre la bureaucratie, mais ils n'ont pas examiné les erreurs et les échecs de ces luttes pour suggérer comment elles pourraient être différentes la prochaine fois.

L'imprécision théorique des 70s est reflétée dans l'éclectisme de The Revolution Is Dead. Même laissant de côté les trois articles écrits à partir de perspectives léninistes (dont les analyses sont explicitement rejetées par les 70, plusieurs des articles contiennent des formulations douteuses qui ne sont pas critiquées. Les "Thèses sur la révolution chinoise" de Cajo Brendel sont déterministes et réductrices [réductionnistes]. Sa comparaison fastidieuse des partis communistes chinois et russe renforce la notion de l'inévitabilité du régime bureaucratique. Brendel ne parvient pas à formuler les choix, les contradictions qui se rapportent aux possibilités révolutionnaires. Il minimise le grand soulèvement de Shanghaï de 1927 (voir La tragédie de la révolution chinoise de Harold Isaacs) et réduit son écrasement à un caprice de Chiang Kai-shek [Jiang Jieshi] : d'après Brendel, il l'aurait écrasé "non par crainte d'une variante prolétarienne de la révolution, mais par mépris du jacobinisme" (thèse 22). Et il ne voit rien pendant les années 60 qu'un conflit entre la "nouvelle classe" (les managers [bureaucrates administratifs]) et les bureaucrates ultra-conservateurs du Parti, conflit où "la victoire finale de la ``nouvelle classe'' sur le Parti est la seule perspective logique" (thèse 60). [La version française dit "la seule perspective historique".] Les grandes révoltes armées qui se sont déclenchées par la "Révolution culturelle", et qui ont débordé toutes les deux factions bureaucratiques, ne sont mentionnées qu'une seule fois, comme "détails" : "On ne peut s'accorder tous les détails avec cette structure analytique" (thèse 58). Une "structure analytique" dans laquelle le prolétariat ne peut jouer aucun rôle sauf celui d'un instrument de telle ou telle classe dirigeante, ou d'un "détail", est une étrange perspective d'être adoptée par un soi-disant communiste libertaire.

[NOTE: J'ai traduit ici la version anglaise (faite par Solidarity en Angleterre), comme c'est cette version qui était comprise dans le livre édité par les 70s et que j'ai critiqué dans ce tract. Dans la thèse 58 de la version française on ne trouve pas précisément la phrase "structure analytique", mais plutôt: "Dans l'image générale des adversaires de Mao, on ne peut remettre à sa place chaque détail (parfois fort vague) qui soit parvenu à leur sujet en Occident..."]

Tout comme trop d'autres commentateurs sur la Chine, K.C. Kwok prend trop au sérieux la rhétorique des bureaucrates, en acceptant leurs définitions des questions et en essayant de suivre les "lignes" toujours [continuellement] changeantes pour comprendre qui est à la "gauche" ou à la "droite". Son article "Rien n'est changé malgré tant de bruit" est un fatras confus provenant de sa tentative de mélanger d'importants emprunts mal digérés du "Point d'explosion de l'idéologie en Chine" de l'Internationale Situationniste (texte qui est également compris dans le livre) avec "Où va la Chine ?" de Sheng-Wulian [Yang Hsi-Kwang]. "Où va la Chine ?" et "À propos de la démocratie et de la légalité sous le socialisme" de Li Yizhe sont tous les deux des expressions importantes du développement, sous des conditions extrêmement difficiles, d'une critique indigène de la bureaucratie chinoise (à cet égard, ils peuvent être comparés à la "Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais" de Kuron et Modzelewski). Néanmoins, leurs analyses sont déformées sérieusement par leur tentative de formuler un programme antibureaucratique radical tout en citant la faction de Mao comme un pilier de la révolution. Interprétés au pied de la lettre, ces articles ne sont que des expressions des contradictions absurdes de l'idéologie maoïste poussée au point d'explosion. Cependant, dans une grande mesure les auteurs exploitaient sciemment ces contradictions. L'article de Li, à l'origine une affiche énorme, était permis de rester sur les murs de Canton pendant tout un mois parce que les fonctionnaires locaux ne pouvaient pas être sûres que ce n'était pas une attaque de plus [comme tant d'autres], télécommandée par le gouvernement, contre les "capitalist-roaders" [## = "les restaurateurs du capitalisme"/"les responsables engagés dans la voie du [vers le] capitalisme"]; et quand il était enfin condamné, et certains passages étaient qualifiés de "spécialement réactionnaires", Li a pu montrer qu'ils étaient des citations exactes de Mao.

(À la suite de leurs écrits, les auteurs de ces deux textes [Yang et Li] ont été envoyés aux camps de prisonniers. Les 70 sont engagés dans une campagne internationale pour les libérer, ainsi que ceux qui ont été emprisonnés pendant l'émeute de Tiananmen.)

"The Dusk of Rationality" ["Le Crépuscule de la rationalité"] de Yu Shuet et les deux articles de Wu Man contiennent de renseignements et d'aperçus [éclaircissements] précieux, mais il y a des endroits où les analyses de ces deux auteurs deviennent vagues et idéologiques. Par exemple, Wu critique Mao parce qu'il "n'a pas interpreté le marxisme comme un [en tant qu'un] humanisme pour [tenter de] retenir ses meilleures qualités, mais l'a interprété comme une méthode dialectique qui serait un outil pour la lutte". Mais en fait la méthode dialectique de Marx est souvent un outil utile pour la lutte. Le problème provient de l'invocation [l'appel] à une autorité qui est impliquée par une "interprétation" exégétique, qu'elle soit maoïste ou "humaniste". Et Yu dit que "dans le passé, les chefs des révolutions ont négligé [fait peu de cas de] la valeur de l'individu". Mais cette constatation n'a rien à voir avec la révolution actuelle : quand les gens éliminent tout pouvoir extérieur au-dessus d'eux, peu importe si quelqu'un "néglige la valeur de l'individu", parce qu'il n'est pas en position d'en faire rien [de l'exprimer pratiquement]. Bien sûr, c'est tout naturel si, au milieu de la réalité brutale [cruelle] du stalinisme, où même les valeurs humaines les plus modestes pourraient devenir mutilées au point qu'elles ne pourraient plus se concevoir sauf comme idéals vagues et lointains, les gens se raccrochent désespérément à tels idéals. Comme le remarque Wu, "l'autel de grands idéals" qu'on trouve dans les poèmes et les contes de Revelations That Move the Earth to Tears "est un refuge provisoire que ces auteurs ont créé pour s'abriter". Mais tant que les aspirations radicales restent "idéals" -- tant qu'elles restent spectaculaires, séparées de la vie et "au-dessus" d'elle, exprimées par une élite de spécialistes artistiques, idéologiques ou religieux --, cette dichotomie fausse de "réel" contre "idéal" renforce implicitement la bureaucratie en y reconnaissant [chez la bureaucratie] un certain "réalisme". De la même façon, la référence de Yu à "la rationalité" est trop ambiguë. Si la bureaucratie se réfère à un rationalisme vulgaire, cela ne masque guère l'irrationalité délirante au coeur du stalinisme, le besoin qu'a la bureaucratie de fausser tous les aspects de la vie pour dissimuler le grand mensonge à son [propre] origine.

[octobre 1978]

[Traduction provisoire de A Radical Group in Hong Kong]

Banalités

Le "monde libre" n'est pas libre; le "monde communiste" n'est pas communiste. Le vieux mouvement prolétarien n'a pas su renverser la société de classes et s'est égaré en [dans des] variantes réformistes ou totalitaires du capitalisme classique. Partout dans le monde les gens sont toujours aliénés de leur propre activité (ce qu'ils sont obligés de produire se retourne contre eux comme une puissance étrangère) et donc aussi aliénés les uns des autres. Le développement moderne du capitalisme a donné naissance à un nouvel stade de cette aliénation : le spectacle, où [dans lequel] toute communication entre les gens est médiatisée par les images qui leur sont présentées, depuis les informations ou les aventures par procuration jusqu'aux portraits élogieux de marchandises et de bureaucrates.

Mais ce système n'a pas résolu toutes ses contradictions; au cours des deux dernières décennies sont apparues, dans toutes les régions du monde, de nouvelles luttes mettant en cause tel ou tel aspect [divers aspects] du système et tendant à refuser la médiation bureaucratique. Le projet fondamental implicitement visé dans ces luttes, c'est l'abolition de l'État et de tout pouvoir hiérarchique, de l'économie marchande et du salariat. Les conditions technologiques [nécessaires] d'une telle transformation existent déjà. La forme d'organisation sociale capable de la réaliser à été ébauchée dans les conseils ouvriers qui apparurent lors des révolutions vaincues plus tôt [dans les premières décennies] de ce siècle : assemblées générales démocratiques d'ouvriers et d'autres qui se rallient à leur projet, qui dissolvent tout pouvoir extérieur et se fédèrent internationalement, en élisant des délégués pour se charger de tâches précises et qui peuvent être révoqués à tout instant.

On ne saurait contribuer à une telle révolution en ayant recours aux méthodes manipulatrices qui reproduisent les rapports hiérarchiques dominants. La tâche [Le rôle] des révolutionnaires est de favoriser la conscience, l'autonomie et la cohérence des luttes radicales sans devenir une nouvelle "direction" qui les dominerait. Pour cette raison, et aussi parce que l'opposition "constructive" tend à s'intégrer dans le système, les tactiques qui conviennent sont dans une grande mesure "négatives" ou critiques : il s'agit d'attaquer les institutions et les idéologies qui renforcent la soumission au système, et de signaler les possibilités et les limites des luttes [entreprises] contre lui, tout en laissant les gens libres de choisir leurs propres façons de répondre aux situations ainsi exposées.

Il s'agit de faire face au monde réel dans lequel nous vivons; [et] de lier théorie et pratique en une activité expérimentale, afin de résister à cette tendance qu'a la théorie de se figer en idéologie. Tout ce qui avait quelque valeur dans l'art ou la religion ne peut être réalisé qu'en les dépassant en tant que domaines séparés, en mettant la créativité et la recherche pour la réalisation en jeu sur le terrain de la vie quotidienne. "Dans une société qui a supprimé toute aventure, la seule aventure possible reste la suppression de cette société." [## graffito de Mai 1968 ? Vaneigem?]

[avril 1979]

 Ebauches de traduction

(Textes de 1992-2000)

 

Los Angeles 1965/1992

Sur le film "La dialectique peut-elle casser des briques ?" de Viénet

Sur le film "La Société du Spectacle" de Debord

Notes et comptes-rendus

Los Angeles 1965/1992

La révolte de Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise. (...) Le pillage du quartier de Watts manifestait la réalisation la plus sommaire du principe bâtard "À chacun selon ses faux besoins", les besoins déterminés et produits par le système économique que le pillage précisément rejette. Mais du fait que cette abondance est prise au mot, rejointe dans l'immédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail aliéné et de l'augmentation des besoins sociaux différés, les vrais désirs s'expriment déjà dans la fête, dans l'affirmation ludique, dans le potlatch de destruction. (...)

Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là encore plus séparés qu'ailleurs de la richesse maximum qui s'étale précisément en Californie. Hollywood, le pôle du spectacle mondial, est dans leurs voisinage immédiat. On leur promet qu'ils accèderont, avec de la patience, à la prospérité américaine, mais ils voient que cette prospérité n'est pas une sphère stable, mais une échelle sans fin. Plus ils montent, plus ils s'éloignent du sommet. (...) Les Noirs américains, globalement, ne sont pas menacés dans leur survie -- du moins s'ils se tiennent tranquille -- et le capitalisme est devenu assez concentré et imbriqué dans l'État pour distribuer des "secours" aux plus pauvres. Mais du seul fait qu'ils sont en arrière dans l'augmentation de la survie socialement organisée, les Noirs posent les problèmes de la vie, c'est la vie qu'ils revendiquent. (...)

Le monde rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi rationnellement les individus de leurs limites locales et nationales, les a liés à l'échelle mondiale; mais sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une logique cachée qui s'exprime en idées folles, en valorisations absurdes. L'étranger entoure partout l'homme devenu étranger à son monde. Le barbare n'est plus au bout de la Terre, ils est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. (...) Mais l'absurdité révoltante de certaines hiérarchies, et le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte aveuglement et automatiquement à leur défense, conduit à voir, dès que commence la pratique négative, l'absurdité de toute hiérarchie.

INTERNATIONALE SITUATIONNISTE

Décembre 1965

[Original des extraits de la Situationist International Anthology, réédités en mai 1992 par le Bureau des Secrets Publics. Un peu plus tard j'ai réédités une nouvelle traduction de l'article intégrale.]

Sur le film

"La dialectique peut-elle casser des briques ?"

de René Viénet

Depuis que Guy Debord a retiré de la circulation tous ses films, La dialectique peut-elle casser des briques ? est presque le seul exemple disponible d'un emploi situationniste du cinéma. Le film de Viénet peut à peine être comparé à ceux [à aucun des films] de Debord, mais quand même il vaut bien la peine à voir pour son emploi conséquent de la technique situationniste du détournement d'éléments culturels existants à des nouveaux objectifs subversifs. D'autres cinéastes ont employé certains aspects de cette technique, mais seulement dans des façons confuses et à demi-conscientes, ou dans des buts purement humoristiques à la What's Up, Tiger Lily ? de Woody Allen. [diffusé en France sous le titre "La première folie de Woody Allen"]

Le film de Viénet est même plus drôle, mais son humour ne vient tant d'une satire d'un genre cinématographique absurde que de la [sa] sape du rapport spectacle-spectateur au coeur d'une société absurde. À la fois dans son contenu socio-critique et dans sa forme autocritique, il présente un contraste frappant aux pleurnicheries réformistes et aux rodomontades militantes qui constituent la plupart des médias soi-disant radicaux. En détournant contre lui-même le pouvoir persuasif du cinéma (les personnages critiquent l'intrigue, leurs rôles et la fonction des spectacles en général), il neutralise constamment la tendance des spectateurs à s'identifier avec l'intrigue, en leur rappelant que la véritable aventure -- ou son absence -- se trouve dans leur propre vie.

[OMIS : repères pour une exposition du film à la cinémathèque de Berkeley et des références bibliographiques.]

[mars 1992]

[Traduction provisoire de On Viénet's film “Can Dialectics Break Bricks?”]

Sur le film

"La Société du Spectacle" de Debord

Vouz avez vécu la [cette] vie, maintenant vous pouvez en voir le film ! [@@]

"LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE"

Un film de Guy Debord

90 minutes. Copie vidéo du film français,

avec sous-titres anglais par Keith Sanborn.

Pacific Film Archive, Berkeley,

mercredi le 22 mai 1996, 7.30 heures.

________

Si jamais nous nous échapperons de ce gâchis, les futures générations tiendront Guy Debord pour celui qui aura contribué à cette libération plus que n'importe quelle autre personne de ce siècle.

Guy Debord (1931-1994) était le personnage le plus influent de l'Internationale Situationniste, petit groupe expérimental qui a joué un rôle clé en catalysant la révolte de Mai 1968 en France. La Société du Spectacle (1973) est l'adaptation cinématographique faite par Debord de son livre de 1967. Comme des passages du livre sont lu par [une] voix hors champ, le texte est éclairé, soit via l'illustration directe, soit via diverse sortes de contrastes ironiques, par des clips de films russes ou américains (Le Cuirassé Potemkine, Octobre, Pour qui sonne le glas, Shanghai Gesture, Johnny Guitar, Monsieur Arkadin, etc.), des publicités, du porno [léger], des scènes dans la rue, et des séquences tirées d'informations ou de documentaires, y compris des aperçus [visions momentanées] d'Espagne 1936, Hongrie 1956, Watts 1965, France 1968 et d'autres révoltes du passé. De temps à autre des citations de Marx, Machiavelli, Clausewitz ou Tocqueville coupent le fil [interrompre le rythme].

Laissant de côté la question du mérite esthétique (à cet égard[-là] les films de Debord sont par ailleurs parmi les oeuvres les plus ingénieusement novatrices dans l'histoire du cinéma), La Société du Spectacle est certainement le film radical le plus important qui a jamais été fait. Non pas seulement parce qu'il est basé sur le plus important livre radical du XXe siècle, mais parce qu'il n'a malheureusement aucune sérieuse concurrence cinématographique. Bien des films ont donné quelques aperçus sur tel ou tel aspect de la société moderne, mais celui de Debord est le seul qui présente une critique cohérente de tout le système mondial. Bien des cinéastes radicaux se sont référés obligatoirement [pour la forme] à la "distanciation" brechtienne, à savoir à la notion d'inciter les spectateurs à penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de les entraîner à l'identification passive au héros ou à l'intrigue, mais Debord est pratiquement le seul qui ait vraiment réalisé ce but. À part quelques ouvrages influencés par lui (notamment La dialectique peut-elle casser des briques ? de Viénet et Call It Sleep de Cronin et Seltzer), ses films sont les seuls qui aient fait un emploi cohérent de la tactique situationniste du détournement des éléments culturels existants à des nouveaux objectifs subversifs. Le détournement a éte généralement imité, mais généralement sans une véritable compréhension. Il ne veut dire seulement le fait de juxtaposer au hasard des éléments incongrus, mais [plutôt] (1) d'en créer une nouvelle unité cohérente qui (2) critique à la fois le monde existant et sa propre relation à ce monde. Certains artistes, cinéastes et même publicitaires ont employé de juxtapositions superficiellement semblables, mais la plupart d'entre eux sont loins de réaliser (1), pour ne dire rien de (2).

La Société du Spectacle n'est ni un discours "philosophique" [venue] d'un tour d'ivoire, ni une "protestation" impulsive et impuissante, mais [c'est plutôt] un examen impitoyablement lucide des tendances et des contradictions les plus fondamentales de la société où nous vivons. Cela veut dire qu'il faut la [le?] relire (et revoir) plusieurs fois, mais cela veut dire aussi qu'elle reste aussi pertinente que jamais tandis qu'innombrable modes radicales ou intellectuelles sont venues et disparues. Comme l'a noté Debord dans son livre ultérieur, Commentaires sur la société du spectacle (1988), dans les décennies intermédiaires [= depuis la parution du livre en 1967] le spectacle n'est devenu que plus tout-puissant [envahissant/pénétrant], au point de réprimer pratiquement toute conscience de l'histoire antéspectaculaire ou des possibilités antispectaculaires : "La domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois."

[PAS REPRODUIT ICI : deux autres pages comprenant des repères bibliographiques et cinématographiques, ainsi que des citations de l'I.S. portant sur le cinéma, le spectacle et le détournement.]

[mai 1996]

[Traduction provisoire de On Debord’s film “The Society of the Spectacle”]

Notes et comptes-rendus

Josef Weber et ``Contemporary Issues''

Le monde à l'envers

Todd Gitlin sur les années 60

Une biographie bête de Kenneth Rexroth

Comment ne pas traduire les textes situationnistes

 

Josef Weber et "Contemporary Issues"

Contemporary Issues : A Magazine for a Democracy of Content (Questions contemporaines : revue pour une démocratie de fond [par op. à de forme]) était publié à Londres et à New York entre 1948-1970. Une revue soeur, Dinge der Zeit (Cologne), a édité bien des mêmes articles en allemand. L'animateur le plus important [= qui avait le plus d'influence sur le groupe] était Josef Weber, qui a écrit sous les pseudonymes Ernst Zander, William Lunen et Erik Erikson, et qui est mort en 1959.

Les participants de C.I. avaient arrivé à plusieurs des mêmes positions que Socialisme ou Barbarie et d'autres groupes ultra-gauchistes de l'après-guerre -- reconnaissance que les régimes staliniens étaient capitalistes d'État, rejet de la forme d'organisation léniniste d'un parti avant-garde, etc. Ils différaient de tels groupes en rejetant également la notion de lutte de classe, en considérant qu'il s'agissait maintenant d'une "révolution majoritaire" dans laquelle tout le monde cesserait dès le début de participer en tant que travailleurs ou n'importe quel autre condition [status/position] antérieure. Par "démocratie de fond" ils voulaient dire une démocratie authentique, compréhensive et totalement participative (ce qui impliquerait le dépassement de l'État et du système marchand), par opposition à la démocratie représentative de forme des sociétés actuelles.

En plus de disséminer de l'information sur toutes sortes de questions contemporaines, de la science et de l'éducation jusqu'aux crises économiques et mouvements anti-colonialistes, les participants de C.I. ont pris part à des campagnes contre les essais nucléaires [lit: de bombes atomiques], contre la remilitarisation de l'Allemand de l'Ouest et contre l'aparteid sud-africain. Ils étaient aussi parmi les premiers à soulever les questions écologiques (les premières études de Murray Bookchin sur le sur-développement urbaniste et sur les risques de pesticides et d'additifs [dans la nourriture] sont parues comme articles dans C.I. dans les années 50). En 1956 ils ont conduit une campagne énergique en faveur d'un soutien armé pour les révolutionnaires hongrois. Une de leurs principales thèses était que le stalinisme et le capitalisme occidental, malgré leurs opposition apparente, opéraient effectivement comme une "association [de collègues]" qui se renforçaient mutuellement. Le stalinisme (en maintenant l'ordre dans les régions qu'il contrôlait aussi bien qu'en représentant [l'image d'] un pseudo-alternatif qui a confondu et perverti les efforts oppositionnels par ailleurs [dans d'autres endroits]) a aidé les pouvoirs occidentaux de maintenir leur autorité ; tandis que ces derniers, malgré leur semblant de dénonciation de la "tyrannie communiste", ont pris soin de ne faire rien de favoriser pratiquement son renversement (en refusant, par exemple, d'envoyer les armes anti-char dont les insurgés hongrois avaient un besoin si désespéré) et, pour maintenir le spectre d'une menace [d'ennemi] plausible, dissimulaient le fait que la Russie et ses satellites étaient en fait incroyablement [lit: follement, d'une façon insensée] mal gérés et appauvris -- diagnostic auquel l'histoire récente a donné une confirmation frappante.

Les participants de C.I. ont essayé d'organiser leur activités radicales en telle façon/manière qu'elles incarneraient [exemplifieraient] déjà les qualités [traits] essentielles de la société qu'ils voulaient créer ; ou du moins [qui] résisteraient aussi longtemps que possible la tendance constante de tout mouvement oppositionnel sous le capitalisme de dégénérer en fétiche, en fin/but en soi, en bureaucratie soucieuse de se perpétuer et de protéger ses propres intérêts. Une conséquence de cette perspective était qu'ils étaient parmi les premiers [gens] de pratiquer systématiquement l'anti-copyright. Ils ne voyaient pas leur revue comme l'expression d'un groupe particulier, mais comme un forum pour le débat public ouvert/permanent. Bien que beaucoup de publications font semblant de solliciter des réponses [feed-back/réactions], c'était l'essence-même de la stratégie de C.I.. Ils envisageaient la prolifération de mouvements radicaux-démocratiques comme de plus en plus gens entreraient dans des discussions qui seraient conduites avec la plus grande franchise, honnêteté et rigueur, en pensant que ce genre de dialogue était déjà en lui-même une contradiction à l'ignorance et l'isolement favorisés [produits] par le système ainsi qu'une préfiguration de nouveaux rapports sociaux.

À ma connaissance, il n'y avait jamais aucun contact entre C.I. et les situationnistes, ni même aucune conscience mutuelle [de l'existence de l'autre] avant la fin des années 60. Des membres de l'I.S. ont rencontré Bookchin et puis ont rompu avec lui en 1967, mais à cette époque [by that time] Bookchin avait quitté C.I. et avait déjà commencé de développer en idéologue anarchiste. Le chapitre sur l'organisation révolutionnaire dans The Power of Negative Thinking de Robert Chasse (1968) a incorporé un [certain] nombre des idées de C.I., et dans une "Réponse à Murray Bookchin" plus tard dans cette même année Chasse et Bruce Elwell ont critiqué brièvement la notion de C.I. sur une révolution majoritaire. Dans son numéro pénultième (no. 53, décembre 1969) C.I. a reproduit avec approbation De la misère en milieu étudiant de l'I.S., en notant que, bien qu'ils n'étaient pas d'accord avec l'usage de l'I.S. de certains termes traditionnels tels que "prolétariat" et "conseils ouvriers", ils croyaient que les perspectives des situationnistes et de C.I. étaient semblables à bien des égards [avaient peu de différences fondamentales].

Ce qui est bien vrai. Il pourrait donc être intéressant de considérer certaines de leurs différences.

1) C.I. examinait des questions dans les moindres détails, en documentant leurs thèses et en répondant patiemment à des questions, à des objections et à des malentendus. L'I.S était beaucoup plus concis, mentionnant [typiquement] en passant un [tel ou tel] point auquel C.I. aurait consacré tout un article. Bien sûr, cette différence pourrait s'attribuer en partie à la différence de périodes : l'I.S. avait moins de besoin d'entrer dans les détails des horreurs [e.g atrocités] du colonialisme ou les risques de la radiation nucléaire parce que telle information était déjà assez bien connue (en partie à cause de publications antérieures comme C.I.). Mais c'est également une question de stratégies différentes. La méthode de C.I. est plus opportune quand il est nécessaire de preuver sa cause [établir le bien-fondé de ce qu'on avance] et de réfuter les apologistes officiels. Les situationnistes, se rendant compte que tel débats font souvent fonction de spectacles de diversion, pensaient qu'il était plus urgent [plus de mise] de trancher entre la surabondance de l'information et [de] se diriger droit sur quelques points essentiels. Ils savaient qu'une fois qu'ils auraient fait cela, d'autres gens seraient inspirés de poursuivre leurs propres projets dans les domaines de leur compétence ou [de leur] concerne (en menant des examens plus minutieux s'il le faut).

2) C.I. était plus "tolérant". Tandis que l'I.S. refusait bien des formes de dialogue comme une perte de temps, et a souvent rompu avec des gens pour des raisons assez subtiles, les participants de C.I. étaient généralement disposés à discuter patiemment avec toute personne de bonne foi. Quand même, on doit constater que C.I. n'a pas évité quelques ruptures et polémiques passionnées, et que Weber en particulier était tout aussi caustique que les situationnistes quand il s'agissait de dénoncer la duplicité des gens en positions de pouvoir ou d'influence. Ce n'est pas l'occasion [ici] d'approfondir cette question complexe -- que j'ai discuté ailleurs et qui a été examiné en détail dans plusieurs articles de l'I.S. -- sauf pour dire que, bien que ma tendance personnelle serait de préférer la manière plus douce [tranquille, harmonieuse...] de C.I., et que je crois qu'elle pourrait être opportune [bien avisée] dans beaucoup de situations, je pense qu'il faut reconnaître que le caractère "impitoyable" de l'I.S. a eu un plus fort impact en provoquant les gens de voler de leurs propres ailes.

3) Culturellement, C.I. était plus traditionnel que l'I.S. Voyant le dadaïsme, le surréalisme et d'autres courants d'avant-garde modernes comme à peine plus que des symptômes délirants de la décomposition capitaliste, Weber revenait aux meilleures valeurs de la culture humaniste classique, parlant avec enthousiasme de Rabelais, de Sterne ou de Diderot, analysant l'Anneau [du Nibelung] de Wagner comme symbolisation de l'essor et la chute de la société bourgeoise, satirisant [faisant la satire de] sa bête noire, Thomas Mann, avec des vers [de] style Goethe, ornant ses diatribes avec de longues citations de Heine ou de William Cobbett. Les situationnistes, eux aussi, connaissaient bien évidemment les meilleures réalisations du passé, mais ils les utilisaient avec beaucoup plus de modération, en en détournant seulement quelques rares aperçus pertinents et en considérant la source comme presque sans importance. Je crois que cette différence est largement une question de goût. [Il se trouve que/Moi-même] je prends plaisir à lire un article de 50 pages de Weber sur Jacques le fataliste de Diderot, mais la plupart des gens préféraient probablement la concision des situationnistes.

4) Sans aucun doute l'I.S. a eu beaucoup plus d'influence. Ce n'est pas seulement que peu de gens aujourd'hui n'ont jamais entendu dire de C.I., je ne crois pas qu'il était bien connu même à l'époque. Malgré quelques commencements prometteurs, il n'a jamais réussi à engendrer aucun "mouvement pour une démocratie de fond" notable (bien qu'il a peut-être contribué indirectement à la notion de "démocratie participative" qui s'est élevée au commencement des années 60). D'autre part, l'influence modeste qu'il a eu semble avoir été presque complètement exemplaire.

De toute façon, je crois que cette expérience de 22 ans fournit une combinaison rare de rigueur et d'ouverture d'esprit dont nous pouvons encore apprendre [tirer des leçons]. Les vieux articles de C.I. me semblent toujours intéressants et instructifs, ce qui est plus que je pourrais dire pour la plupart d'autres publications radicales. Et Weber est un des théoriciens radicaux les plus brillants et provocants [= qui donnent à penser] que j'ai jamais lu, bien que je reconnais que ses particularités ne plaisent pas à tout le monde [ne correspondent pas aux goûts de chacun].

Malheureusement, les numéros de Contemporary Issues ne sont disponibles nulle part sauf dans quelques grands bibliothèques universitaires, et c'est peu probable qu'on verra la réédition de n'importe quel des articles dans un proche avenir. Pour l'instant j'ai mis en ligne The Great Utopia de Weber (1950), [article] qui a servi de base de discussion au commencement du groupe. Plus tard, si on y manifeste suffisamment d'intérêt, il se peut que j'en ajouterai d'autres.

Le monde à l'envers

Dans les révoltes millénaristes de [vers] la fin du Moyen Âge les aspects reflétant une "psychologie de masse" religieuse semblent -- du moins vus d'ici [= après un tel intervalle de temps] -- prédominer sur les aspects personnels, individuels. Quelque actives qu'ils étaient, les insurgés avaient tendance de se voir comme des pions sur l'échiquier d'une lutte surnaturelle plus grande. Dans la Révolution anglaise (1640-1660) la religion est encore le système de référence apparent [officiel/reconnu], mais il semble naître [apparaître/se faire jour] une plus grande "individuation" [pas exactement individualisation (par op. à collective), mais naissance d'individualité, de devenir-personne au sens psychologique]. C'est la première révolution qui donne une impression [d'être] vraiment moderne. Tout est remis en question, et [cela] beaucoup plus généralement et explicitement que pendant n'importe quelle période antérieure. Il n'est plus nécessaire de se reposer sur des comptes-rendus d'audience [procès-verbaux judiciaires] ou des polémiques [des] ennemies pour déduire les perspectives [points de vue] des tendances révoltées. Les gens parlent pour eux-mêmes et ils prennent soin d'être entendus. (Une libraire de l'époque a collectionné plus de 23.000 différents tracts et brochures polémiques publiés entre 1641 et 1662.)

La "liberté fourmillante" décrite dans The World Turned Upside Down : Radical Ideas in the English Revolution de Christopher Hill (Penguin, 1972) [Le monde à l'envers : idées radicales dans la Révolution anglaise] fait penser parfois presque des festivités contre-culturelles des années 60 -- des gens devenant dingue de toute sorte de fantaisies, certains évidemment délirants [victimes d'illusions] (pensant qu'ils sont un prophète ou un nouveau messie), mais d'autres "flippant" plus ou moins consciemment, jouant avec de nouveaux rôles, poursuivant jusqu'au bout les conséquences [implications] les plus extrêmes des idéologies extrémistes qui sont prêchées de tout côté. Il y a un sens d'ironie très répandu : bien des remarques cités par Hill ont l'air d'être réponses ironiques [en plaisantant] à des observateurs conservateurs. Il est souvent difficile de distinguer entre ceux qui ont réellement vu les choses dans les termes religieux apocalyptiques et ceux qui n'ont utilisé ces termes que pour camoufler des aventures plus mondaines -- dans bien des cas eux-mêmes n'ont probablement pas distingué clairement. Niveleurs, Chercheurs, Divagateurs, Quakers, Bêcheux [diggers] et d'autres sectes et tendances sans nombre ont fluctué et se sont entremêlés. Bien des gens semblent s'être renseignés sur les choix à droite et à gauche [shop around = lit: comparer les prix], passant d'un trip à un autre tout comme [le font] les gens modernes [d'aujourd'hui]. Malgré la persistance des choses comme des lois contre le blasphème ou pour assistance à l'église obligatoire (lois qui étaient souvent impossible de faire obéir), des milliers de gens ordinaires (et non pas seulement des bohémiens marginaux) faisaient des choses d'une anti-conventionalité scandaleuse qu'on ne laisserait pas passer aujourd'hui dans bien des régions du monde. Les distinctions entre le sacré et le profane sont brouées [confondues] -- on discutait des questions religieuses dans les ale-house [pubs/bistros], certains prétendant que Dieu leurs parlait quand ils étaient ivre ; d'autres enlevaient leurs vêtements à l'église à l'imitation d'Adam et Ève. Les moeurs changeaient sans arrêt. (Pendant des siècles après cela, on pouvait [encore] en voir des vestiges dans le refus des Quakers d'enlever leur chapeau pour [n'importe quelle] personne, au motif que cela serait idolâtre, et dans leur usage des termes archaïques comme "thee" et "thou", qui exprimait leur refus d'employer ce qui était alors la forme plus subordonnée, "you", même en parlant à un supérieur [personne socialement supérieure].) Les hiérarchies sociales et économiques sont contestées -- le plus de cohérence par le digger Gerrard Winstanley, mais plus ou moins [assez] radicalement par beaucoup d'autres qui ne pouvaient pas s'empêcher de remarquer le contraste entre les enseignements spirituels et les réalités matérielles : "Quand Adam bêchait et Ève tissait, qui était alors un gentilhomme ?" Un polémiste conservateur s'est lamenté sur le fait que les éléments radicaux "ont jeté tous les secrets de l'art de gouverner en pâture au vulgaire et ils ont enseigné à la soldatesque comme au peuple à pénétrer si loin les profondeurs que tout gouvernement s'en trouve ramené à la confusion des principes primitives de la nature... Ils ont rendu le peuple si curieux et si arrogant qu'il ne retrouvera jamais assez d'humilité pour se soumettre à une autorité civile."

Christopher Hill a écrit plusieurs autres livres intéressants sur la même période (sur Cromwell, Milton, Bunyan, etc.) et a mis au point The Law of Freedom and Other Writings de Winstanley (Penguin, 1973). Une discussion plus courte de Winstanley et les diggers se trouve dans le chapitre 10 de Communalism : From Its Origins to the Twentieth Century de Kenneth Rexroth (Seabury, 1974).

Todd Gitlin sur les années 60

The Whole World Is Watching : Mass Media in the Making and Unmaking of the New Left de Todd Gitlin (University of California Press, 1980) [Le monde entier regarde : le rôle des média dans la création et la destruction de la Nouvelle Gauche] est à certains égards plus utile que les livres de Noam Chomsky sur le rôle mensonger [falsificateur] des médias. Tandis que Chomsky concentre sur la falsification "textuel" directe, Gitlin prête plus attention aux aspects "contextuels" plus subtils (par ex. "l'encadrement" trompeur des informations) et à leur relation réciproque avec des actions radicales. Chomsky s'occupe principalement des cover-ups [tentatives faites pour étouffer] des atrocités du [dans le] Tiers-Monde qui, quoique évidemment très importantes pour les gens concernés, ne sont effectivement [en pratique] rien que des spectacles par rapport à ses admirateurs [= les fans de Chomsky] (spectateurs passifs qui mettent leur fierté à consommer passivement de l'information plus exacte [vraie] que celle consommée passivement par les spectateurs ordinaires, et à applaudir passivement des politiciens plus "progressistes"). Le livre de Gitlin traite des questions qui sont moins dramatiques mais plus directement pratiques -- Telle tactique de la Nouvelle Gauche a-t-elle favorisé une participation radicale plus consciente ? Tel genre de reportage a-t-il confondu les choses jusqu'au point de décourager telle participation ? -- questions qui pourraient avoir rapport aux choix [des individus] entre actions alternatives. Tandis que Chomsky ne défie [provoque] vraiment jamais ses lecteurs ni les "masses" en général, Gitlin les fait partie [intégrale] de son examen. [Pour lui] Il ne s'agit pas seulement de découvrir comment les médias ont manipulé la Nouvelle Gauche, mais pourquoi les nouvelle-gauchistes étaient-ils accessibles à de telle manipulation ? Leurs tactiques et leurs formes d'organisation, en quelle façon l'ont-elles favorisé [= favorisé cette manipulation] ? Quelles alternatives étaient possible ?

Malheureusement, Gitlin ne fait pas le meilleur usage de ses constatations [découvertes, résultats de ses recherches]. Au lieu de contester [mettre en question] le rôle des "leaders" en tant que tel, il ne cherche qu'à en minimiser [neutraliser/contrebalancer] les abus ("le mouvement n'a pas bien compris la différence entre une direction légitime et l'autoritairisme" ; la base "a négligé de donner des signaux clairs à ses leaders"). Au lieu de d'affronter le système spectaculaire, il cherche à tatons quelque solution [méthode] intermédiaire entre celle des Yippies et d'autres leaders-vedettes qui consistait à adapter leurs activités aux médias [= en s'adressant principalement à eux et en les ménageant] et la seule abdication, honorable mais inefficace, des positions de leader-vedette par des gens comme Mario Savio ou Robert Moses. "Entre l'abdication et l'agrandissement en cascade de célébrité, il restait un choix mince [= difficile à trouver parce que si on dérive un peu trop vers un côté ou vers l'autre on se trouve dans les tactiques qu'on voulait éviter] : à savoir d'essayer d'utiliser les médias tout franchement pour disséminer des idées, sans tomber dans le piège des usages [opérations/machine...] des médias. (...) La question se pose donc : dans quelles circonstances des mouvements pourraient-ils réussir à tenir responsables leurs leaders, à les empêcher de s'en aller dans le monde du védettariat, et à leur encourager plutôt d'utiliser les médias pour des buts politiques tout en minimisant les dommages aux leaders et aux mouvements à la fois ?" (p. 178).

Gitlin est [a été] depuis longtemps conscient de la critique situationniste du spectacle (son article de 1971 sur ce sujet est cité dans "The Blind Men and the Elephant"), mais il ne la mentionne jamais dans ce livre, sans doute pour donner une plus grande semblance d'originalité à son propre invention, "the floodlit society" [la société mise en lumière]. En se privant ainsi de la perspective cohérente qui aurait pu lier [attacher ensemble] ses aperçus éparpillés, il retombe dans des inepties sociologiques. Un des sondages qu'il cite a conclu que les gens qui n'ont pas participé dans une manifestation contre la guerre "avaient tendance d'accepter la version médiatique des événements, tandis que les manifestants ne l'avaient pas accepté. Autrement dit, les spectateurs qui avaient moins d'expérience directe des situations en question étaient plus vulnérables aux encadrements médiatiques" (p. 245, c'est lui qui souligne). Avions-nous besoin d'une enquête pour nous rendre compte de cela ? Suivant le protocole universitaire, il se limite aux généralisations les plus réservées ("Cela semblerait indiquer que..." ; "Dans son article sur tel sujet, le professeur Untel a suggéré que...") -- généralisations [hypothèses] sur lesquelles "il faut faire plus de recherches", subventionnées bien sûr, et dont on laisse entendre que les auteurs seraient très capables. Dans ce petit monde renversé, un fait n'est pas reconnu avant d'avoir être traité officiellement. Même en parlant des événements que Gitlin lui-même a vécu, il dit : "Nous sommes laissés [= n'ont pas d'autre choix que] de faire des inférences sans beaucoup d'information. On n'a pas enregistré des observations systématiques, il n'y avait pas d'inventaires systématiques des spectateurs, pas de sondages [enquêtes] ``avant-après''..." (p. 140).

Dans son livre ultérieur, The Sixties : Years of Hope, Days of Rage (Bantam, 1987) [Les années 60 : années d'espoir, journées de rage], Gitlin abandonne cette pseudo-objectivité ridicule et donne/présente un bon récit de la décennie à travers ses propres expériences comme participant (parmi d'autres choses il était un des premiers leaders du SDS américain). Au moins dans une certaine mesure il voit derrière [sous?] les apparences spectaculaires, en reconnaissant combien il est trompeur de voir les années 60 par [en termes des/comme étant représentées par] quelques célébrités et événements fameux :

Mais rien de cela n'était plus que la surface médiatisée [lit: qui était accepté par les médias comme valant la peine d'être publié] d'un bouleversement social. Le coeur autrefois solide de la vie américaine -- le ciment de loyauté que les gens offrent aux institutions, certifiant que l'ordre actuel va durer et mérite de durer -- cette loyauté, dans certains secteurs, se décomposait. (...) Les gens sans la moindre affiliation à [avec] la Gauche organisé disaient au diable aux règles [les règles on s'en fout]. Ils redéfinaient (comme C. Wright Mills avait espéré autrefois) les problèmes privés comme questions publiques, voyant les vieux liens comme esclavage et les brisant, en donnant de la publicité aux variétés de leur souffrance. (...) Au Vietnam, bien que certains troupes on suivi les ordres au point de massacrer des civils, d'autres ont "fragged" des officiers particulièrement durs. Des anthropologistes déclaraient leur indépendance du C.I.A., des urbanistes mettaient leur expertise à la disposition des organisations communautaires ; des physiciens essayaient de trouver du travail non militaire ; des étudiants de troisième cycle protestaient contre les cursus obligatoires. Des lycéens portaient des boutons [de slogans radicaux] interdits, séminaristes rejoignaient les courants les plus radicaux de la résistance [contre la guerre], des femmes quittaient leurs maris, des maris quittaient leurs femmes, des jeunes [adolescents] s'enfuyaient de leurs parents, des prêtres et des religieuses s'étaient mariés (parfois les uns avec les autres), et les gens qui ne faisaient pas ces choses ont [au moins] parlé avec ou sur les gens qui le faisaient. Tout comme des soldats ont affronté les officiers, des reporters ont affronté les directeurs [rédacteurs en chef] ; des médecins, [ont affronté] les hôpitaux ; des patients, les médecins ; des prisonniers, les gardes ; des artistes, les conservateurs [de musées]. Des questions subversives ont mené aux piquets [de grève ou de manifestations], aux sit-ins, [et] à un réseau vaste et enchevêtré d'organisations, collectives, publications, conférences, une grande tempête de revendications non négociables et de comités radicales et de démocratie participative et d'auto-organisation individuelle [lit: people getting their head together]. [pp. 343-344]

Des passages comme ça donne une bonne idée de ce qui se passait, sans aucun besoin de "sondages avant-après". L'analyse de [fait par] Gitlin ne casse rien (grosso modo on pourrait la qualifier de nouvelle-gauchiste moyen/typique [= dans la ligne du courant dominant de la Nouvelle Gauche] avant la dégénérescence stalinisante) et il admet lui-même qu'il avait relativement peu d'expérience des aspects contre-culturels du mouvement (que je crois avoir été en fin de compte plus importants que les aspects étroitement politiques). Mais dans ses limites son livre est un des histoires les plus instructif de cette période.

Son livre le plus récent, The Twilight of Common Dreams : Why America Is Wracked by Culture Wars (Holt, 1995) [Le crépuscule des rêves communs : pourquoi l'Amérique est tourmentée par des guerres culturelles], est une contribution bienvenue à la critique nécessaire [much-needed = dont on a grand besoin] du political correctness.

Une biographie inconsciente [bête] de Kenneth Rexroth

[clueless = qui n'a pas la moindre idée du sujet]

``Mark Twain était-il schizophrène ? Van Wyck Brooks a établi sa propre réputation de/comme critique avec un livre qui aurait prouvé qu'il l'était. T.S. Eliot, qui a pourvu deux générations de professeurs de leur mince provision [stock/fond] d'idées, a dit qu'il l'était. (...) Du point de vue d'un petit bureau dans un département d'anglais [= de littérature anglaise] provincial, avec des rayons de Henry James et de Soren Kierkegaard et des infortunées étudiantes glissant sous la porte leurs exercices de "création littéraire" -- de ce point de vue élevé, Mark Twain paraît certainement bizarre [étrange]. Je crois que tout cela, c'est des balivernes. Trop peu de critiques de son propre genre/espèce ont écrit sur Twain. Le problème, au milieu de ce XXème siècle américain, c'est qu'il n'a pas de pairs. (...) Il était un homme d'expérience. Un homme de ce monde américain du XIXème siècle où des présidents de la république chiquaient et des milliardaires ne savaient orthographier. (...) Les gens qui prétendent psychanalyser Twain ne sont pas capables de comprendre cet homme qui tutoyait des cow-boys aussi bien que des duchesses. (...) Comme ils sont terrifiés même à un cocktail donné par un autre personnage littéraire et n'ont eux-mêmes aucun savoir-faire social et se mettent en rage quand leurs bizuts ne peuvent voir le rapport du Summa Theologica aux romans de James Fenimore Cooper, ils pensent que Mark Twain doit être un imposteur, en plus d'un fou.''

--Rexroth, Assays

Kenneth Rexroth était, lui aussi, un homme d'expérience. Même si son monde était assez différent de celui de Twain, c'était tout aussi loin des bêtises universitaires [petites inepties du milieu universitaire] qu'il a si drôlement raillé. Et il a souffert du même manque de véritables pairs. La plupart des gens qui ont écrit sur lui n'ont pas la moindre idée de quoi il retourne [? = de qui/quoi s'agit-il vraiment]. S'ils aiment sa poésie, ils ignorent sa politique [= ses activités et perspectives politiques] ; s'ils aiment sa politique, ils n'arrivent pas à comprendre [sont laissés perplexe par] son mysticisme ; s'ils aiment son mysticisme, ils sont choqués [scandalisés] par sa truculence. Mais peu d'entre eux ont été aussi hostiles et sans compréhension que sa propre biographe, Linda Hamalian (A Life of Kenneth Rexroth, Norton, 1991).

Préoccupée de fouiller dans les problèmes matrimoniaux de Rexroth et de dénoncer son prétendu sexisme, Hamalian monte peu d'intérêt aux aspects exemplaires de sa vie et peu de connaissance de la plupart de ses champs d'activité. Elle ne peut à peine se résoudre à dire quoi que ce soit du bien sur lui, sans le compenser avec quelque chose d'avilissant. Si elle est forcée de mentionner le fait qu'il a traduit plusieurs volumes de poétesses chinoises et japonaises et même qu'il est allé au point de se projeter dans un rôle [personnage/persona] féminin dans la série de poèmes attribués à "Marichiko" (ce qui semblerait témoigner une sensibilité [volonté] plus "pro-femme" que la plupart des autres poètes masculins de son époque), elle interprète cela comme une tentative tardive de compenser son "objectivation des femmes" (p. 353). Si une de ses femmes lui écrit une lettre pleine d'amour et d'admiration, Hamalian ne se demande pas si cela suggère qu'il avait peut-être quelques qualités qui racheteraient ses défauts ; elle rembarre [répond d'un ton brusque/cassant] : "En effet Rexroth avait de la chance d'avoir [de recevoir] une dévotion si pure, qu'il la méritait ou non" (p. 185). En dehors de ce thème d' "anti-sexisme", il n'y a aucun sujet qu'elle étudie en profondeur ni même aucun sujet auquel elle semble s'y intéresser beaucoup. Dans les rares occasions où elle interrompt son activité de colporteuse de ragots pour discuter ses écrits, ses remarques sont généralement banales et parfois d'une ineptie embarrassante. Elle décrit, par exemple, "deux essais" de Rexroth sur Henry Miller sans remarquer qu'il s'agit du même essai, qui est simplement reproduit dans deux livres différents (p. 134) ; et base une interprétation bizarre de son poème "Yugao" (le nom d'un des personnages dans Le dit de Genji) sur la supposition erronée qu'il fait référence au [qu'il s'agirait du] terme sanscrit yuga (p. 161).

Elle est même plus inconsciente des activités politiques de Rexroth. Sa participation dans le I.W.W. dans sa jeunesse, ses diverses aventures radicales aux années trente, le Conseil Randolph Bourne, organisation antiguerre qu'il a formé pendant la Seconde guerre mondiale, tout ne reçoivent que des plus brèves mentions en passant. N'importe quelle biographe passablement bien disposé aurait sauté sur des sujets aussi fascinants, sur lesquels, hélas, nous ne savons encore que très peu et qui l'auraient montré sous un jour très favorable par comparaison avec les mésaventures politiques de tant d'autres de sa génération. De la même façon, l'aide qu'il a donné pendant des [plusieurs] années aux objecteurs de conscience passe presque inaperçue -- des deux ou trois fois que le sujet est mentionné, c'est typique qu'une est parce que le sujet parait dans une correspondance qu'elle cite pour démontrer combien il manquait de considération envers une de ses femmes (p. 214). Le Cercle Libertaire, organisation d'une importance cruciale, reçoit quelques passages éparpillés s'élevant à trois ou quatre pages dont, comme d'habitude, une portion notable est consacrée à la citation non critique de toute rumeur défavorable [pernicieuse] qu'il lui est arrivé de déterrer. Il ne semble jamais être venu à l'esprit de Hamalian que les critiques francs [qui ne mâchent pas leurs mots] se font bien des ennemis, et qu'en présentant des versions différentes des événements il faut prendre en compte l'influence des antagonismes politiques et des rancunes personnelles (sans parler des [de la possibilité de] souvenirs erronés, des réinterprétations intéressées, etc.).

Pour ne donner qu'un seul exemple, Rexroth a attribué la dissolution du Cercle Libertaire à des manoeuvres de certains soi-disant anarchistes qui étaient venus à San Francisco de New York, et il prétendait qu'il a découvert plus tard évidence qu'ils étaient en réalité des membres du Parti Communiste qui étaient assignés de le saboter (An Autobiographical Novel, pp. 520-521). C'est bien plausible -- les staliniens faisaient couramment telles choses, et pire. Rexroth avait-il raison, ou s'agissait-il d'une exagération ou d'une fantaisie (dont il faut convenir qu'il semble avoir parfois été coupable) ? On pourrait supposer que la façon la plus logique de découvrir la vérité de l'histoire [l'affaire] serait d'interroger d'autres gens qui avaient participé au Cercle. Hamalian [pourtant] préfère résoudre la question dans la même façon remarquablement simple qu'elle résout la plupart des autres questions contestées dans son livre : en présumant que quiconque a dit quelque chose contre [de défavorable sur] Rexroth doit avoir raison. Elle se mit en contact avec les mêmes personnes qu'il a accusé d'être des saboteurs staliniens et accepte leur assurance qu'il s'est trompé ! (A Life, pp. 181, 402).

Le livre de Hamalian m'a rappelé [m'a fait penser] de la biographie semblablement hostile que Arthur Mizener a écrit de Ford Madox Ford -- personnage que Rexroth a beaucoup admiré et avec qui il présente pas mal de points communs. Alan Judd a depuis [finalement] rectifié cette injustice dans un récit intelligent et sympathique (Ford Madox Ford, Harvard, 1991) qui, sans dissimuler les marottes de Ford, réussit à communiquer [faire comprendre] les qualités qui le rendent si intéressant. J'espère que quelqu'un fera la même chose pour Rexroth.

Comment ne pas traduire les textes situationnistes

Dans la "Bibliographie situationniste" j'ai mentionné que la plupart des traductions situationnistes sont inadéquates. Il serait trop ennuyeux de les examiner en détail, mais voici des brefs exemples des trois défauts principaux : [celui d'] être trop littéral, prendre trop de libertés, et être négligent [manquer de soin] tout court.

Pour commencer avec le dernier, l'édition des Enragés et situationnistes de Viénet par Autonomedia et Rebel Press est particulièrement bâclée. Elle comprend nombre d'erreurs linguistiques élémentaires -- global = ``total'', pas ``global'' [mondial] (p. 78) ; tout le monde = ``everybody'', pas ``the whole world'' [le monde entier] (p. 97), etc. Plusieurs des illustrations ont des légendes erronées -- "Committee for the Maintenance of Occupations" doit être "Sorbonne assembly" (p. 6); "1881" doit être "1871" (p. 8); "portrait by Riesel" doit être "portrait of Riesel" (p. 33); "Beneath the abstract lives the ephemeral" doit être "Down with the abstract, long live the ephemeral" (p. 75); "You want to protect the bureaucrats' future" doit être "You want to safeguard your future bureaucratic careers" (p. 111). Il y a beaucoup d'erreurs typographiques (sur la seule page 72, Kiel, Kronstadt et les Mulélistes sont tous mal orthographiés) ; de maladresses (à la page 18, "The action is yours to take" doit être "It's your turn to play") ; de confusions (Debray est donné un enterrement prématuré à la page 78 : "funeral orations for [doit être by] the stupid Régis Debray") ; et négligences générales (dans la note 2 de p. 16, "Despite the S.I.'s obvious development of the historical thought issuing from the method of Marx and Hegel, the press insists on lumping the situtionists with anarchism", les mots en italiques sont omis. L'appendice comprend la plupart des documents de l'édition originale, mais pas tous, et les omissions ne sont pas signalées. La gaffe la plus ridicule, dont il est difficile de comprendre comment elle a pu avoir échapper à quiconque ayant la moindre connaissance des situationnistes, c'est le texte [sur le quatrième] de couverture qui qualifie l'I.S. d'un "groupe radical des étudiants" !

Même si telles erreurs ne semblent pas trop graves, il y a un effet cumulatif important. Chacune est reproduite toute fois que le texte est copié ou réimprimé. Chacune pourrait bien faire perdre du temps à des milliers de lecteurs, dont chacun est obligé d'essayer de comprendre le véritable sens et pourrait ne pas arriver à saisir tel point [question] clé ou même finir par agir sur la base d'une supposition erronée. S'il s'agit d'un texte important, quelqu'un devra le refaire tôt ou tard. Pourquoi ne pas le faire correctement la première fois ?

(Je dois peut-être mentionner qu'on m'a demandé de vérifier cette traduction. Je n'ai pas répondu parce qu'on s'est adressé à moi d'une façon agaçante. En tout cas, je ne m'intéresse aucunement de sauver le travail bâclé d'autres, ce qui impliquerait généralement que je le refasse [à partir] de zéro. Les quelques [rares] cas [circonstances/occasions] où j'ai consenti de vérifier les traductions [faites par] d'autres, c'était quand je savais que ces traductions a déjà été faites bien consciencieusement.)

Les traductions publiées par Chronos Publications sont l'exemple le plus évident d'une littéralité excessive [d'être trop littéral]. Le lecteur ne devinerait jamais que Debord et Sanguinetti sont des écrivains très éloquents, ni que Debord en particulier est presque toujours très lucide. Il faut remarquer au crédit des traducteurs de Chronos (Michel Prigent et Lucy Forsyth) qu'ils se sont efforcés d'achever la plus grande exactitude. Mais après avoir bien [correctement] commencé en regardant l'original mot à mot pour être certains de saisir toutes les nuances, ils négligent de reculer [= prendre un peu de distance] pour essayer de imaginer [découvrir/concevoir] comment une personne qui s'exprime bien dirait la même chose en anglais. Cela pourrait exiger un remaniement complet d'une phrase, en tenant compte du contexte, le flot du paragraphe entier, les différences dans les idiotismes et les syntaxes des deux langues, tout en faisant attention à tous les faux amis (les mots qui semblent identiques mais qui ont des sens différents). Le plus littéral n'est pas toujours le plus juste [exacte].

La maladresse des traductions de Chronos est si évidente à toute personne de langue maternelle anglaise qu'elle n'a guère besoin d'être démontrée. Dans l'ensemble la traduction faite par Lucy Forsyth du dernier film de Debord (In girum imus nocte et consumimur igni, Pelagian Press, 1991) représente peut-être un certain progrès [quelque amélioration] sur ses anciennes traductions chez Chronos, mais bien des passages sont encore gâchés par la même littéralité excessive :

Oeuvres cinématographiques complètes (Champ Libre pp. 209-210, Gallimard pp. 213-214) :

Pour justifier aussi peu que ce soit l'ignominie complète de ce que cette époque aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu'il n'y a eu littéralement rien d'autre, et par là même que rien d'autre, on ne sait trop pourquoi, n'était possible. Eh bien! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je suffirai à l'anéantir par l'exemple.

Version de Forsyth (pp. 20-21) :

In order to justify even in the slightest the complete ignominy of that which this epoch will have written or filmed, one day it will have to be claimed that there was literally nothing else, and by this token even that nothing else, one isn't quite sure why, was possible. Oh well! Myself alone, I shall be the only one to consign this awkward excuse to oblivion, by example.

Version suggérée :

What this era has written and filmed is so utterly ignominious that the only way anyone in the future will be able to offer even the slightest justification for it will be to claim that there was literally no alternative, that for some obscure reason nothing else was possible. Unfortunately for those who are reduced to such a lame excuse, my example alone will suffice to demolish it.

Dans la première phrase Debord fait référence évidemment à l'ignominie de l'écriture et du cinéma de notre époque entière (son passé et son présent aussi bien que sa continuation présumée dans l'avenir) ; le temps "futur antérieur" maladroit ("will have written or filmed"), qui est grammaticalement nécessaire en français pour accorder avec le point de vue rétrospectif des commentateurs futurs, n'est pas nécessaire en anglais. [En plus, c'est un contresens, comme il semble vouloir dire qu'il ne s'agit que de l'écriture et du film du futur.] Eh bien est une de ces interjections qui servent de liens entre deux parties d'une phrase, et qu'il est souvent mieux d'omettre dans les traductions ; mais si on tient à le rendre, il doit être "Well", pas "Oh well", ce qui a un sens tout différent [= enfin, qui sait...]. Il fait fonction d'une introduction sarcastique à la phrase suivante, dont le sens implicite est quelque chose comme "Well, unfortunately for them..." ["Eh bien, malheureusement pour eux..."]. Dans la dernière phrase Debord ne dit pas qu'il sera forcément le seul exemple (en principe il pourrait en être d'autres), mais que même s'il est bien le seul, son seul exemple suffira.

À l'autre extrême, les traductions de Donald Nicholson-Smith sont en anglais bien coulant [en bon anglais], mais il prend parfois trop de libertés :

La Société du Spectacle (thèse 18) :

Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n'est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d'autres époques le toucher; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l'abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n'est pas identifiable au simple regard, même combiné à l'écoute. Il est ce qui échappe à l'activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur oeuvre.

Version de Black & Red (1977) :

Where the real world changes into simple images, the simple images become real beings and effective motivations of hypnotic behavior. The spectacle, as a tendency to make one see the world by means of various specialized mediations (it can no longer be grasped directly), naturally finds vision to be the privileged human sense which the sense of touch was for other epochs; the most abstract, the most mystifiable sense corresponds to the generalized abstraction of present-day society. But the spectacle is not identifiable with mere gazing, even combined with hearing. It is that which escapes the activity of men, that which escapes reconsideration and correction by their work.

Version de Nicholson-Smith (Zone, 1994) :

For one to whom the real world becomes real images, mere images are transformed into real beings -- tangible figments which are the efficient motor of trancelike behavior. Since the spectacle's job is to cause a world that is no longer directly perceptible to be seen via different specialized mediations, it is inevitable that it should elevate the human sense of sight to the special place once occupied by touch; the most abstract of the senses, and the most easily deceived, sight is naturally the most readily adaptable to present-day society's generalized abstraction. This is not to say, however, that the spectacle itself is perceptible to the naked eye -- even if that eye is assisted by the ear. The spectacle is by definition immune from human activity, inaccessible to any projected review or correction.

Version suggérée :

When the real world is transformed into mere images, mere images become real beings -- dynamic figments that provide the direct motivations for a hypnotic behavior. Since the spectacle's job is to use various specialized mediations in order to show us a world that can no longer be directly grasped, it naturally elevates the sense of sight to the special preeminence once occupied by touch; the most abstract and easily deceived sense is the most readily adaptable to the generalized abstraction of present-day society. But the spectacle is not merely a matter of looking, nor even of looking plus hearing. It is whatever escapes people's activity, whatever eludes their practical reconsideration and correction.

Le remaniement assez libre fait par Nicholson-Smith donne souvent une perspective éclairante sur le texte de Debord, mais parfois au prix d'obscurcir le sens et la structure dialectiques de l'original. Ainsi, sa première phrase pourrait aider à concrétiser [rendre plus concret] le sens en le présentant du point de vue d'un spectateur particulier, mais il risque au même temps de donner l'impression erronée que le spectacle n'est qu'une question d'états d'esprit d'individus plutôt que d'une réalité mondiale et objective. Dans la dernière partie de la phrase, je crois que l'addition du terme "figments" [êtres/choses imaginaires] est une liberté acceptable ; mais tels/ces êtres ne sont pas forcément tangibles, le point c'est qu'ils ont revêtu une vie autonome. Et le mot efficientes a ici le sens de la "cause efficiente" d'Aristote -- directe, immédiate, prochaine -- plutôt que le sens ordinaire anglais [= efficace, opérante]. Dans la deuxième phrase, parler de "the spectacle's job" [= la tâche ou la fonction du spectacle] est peut-être une bonne façon d'éclaircir le point ; mais ce point est embrouillé quand saisissable ("graspable") est rendu comme "perceptible". Dans les deux dernières phrases il s'agit de ce qu'est le spectacle (selon Debord, pas "par définition"), non pas si il peut être vu ou entendu. En fait, la plupart des spectacles peuvent évidemment être vus ou entendus ; le point, c'est que le spectacle -- à savoir le spectacle au sens le plus large -- n'est pas limité à cela, mais comprend tout ce qui s'éloigne hors de notre portée, au-delà de notre contrôle, tout ce qui échappe à l'activité humaine ("immune from" [= immunisé contre] n'est pas tout à fait juste ; et je ne vois pas quel est le sens du mot ajouté "projected" [= projeté] dans ce contexte).

Il faut reconnaître que c'est là un des passages les plus faibles de Nicholson-Smith. Dans bien des cas sa traduction représente une amélioration sur la version de [éditée par] Black and Red, qui tient plus à [suive de plus près] l'original mais qui comprend nombre d'erreurs et d'ambiguïtés [unclarities].

Je ne veux avilir ces traducteurs, dont tous se sont donné beaucoup de mal pour disséminer des textes importants [de grand valeur]. Il n'y a pas de traducteur des écrits situationnistes qui n'a fait [au moins] quelques erreurs comparables, et beaucoup ont fait pire. (En général, la plupart des versions [qui se trouve] sur l'Internet sont même plus bâclées que les versions imprimées.) Il est notoire que la traduction est une tâche très difficile et ingrate. Souvent il n'y a aucun équivalent exacte entre les deux langues et le meilleur qu'on peut faire c'est d'essayer de choisir [trouver] la traduction la moins inadéquate [fausse]. Je ne prétends pas que mes propres traductions soient parfaites, et je ne propose d'en faire des nouvelles. (Pour l'instant je suis occupé en améliorant [perfectionnant] mes anciennes versions de la SI Anthology comme je les met sur l'Internet.) Mais je pense que la plupart des traductions situationnistes manquent encore l'exactitude et la lucidité qui sont méritées par ces textes. Encore un peu plus de soin [soins/attention], camarades !

KEN KNABB

mars 1999

[Traduction provisoire de Notes and Reviews]

 Polémiques sur le BPS

 

Opinions choisies sur le BPS

"Je vous ai fait [implicitement] un compliment: j'ai présumé que vous voulez dire ce que vous dites."

--Nero Wolfe

[= personnage des romans policiers de Rex Stout]

 

Opinions de :

David Jacobs et Chris Winks (ex-Point-Blank)

Anonyme (Nouvelle Angleterre)

Michael Bradley et Michel Prigent

Daniel Denevert

Yoshiharu Hashimoto

Isaac Cronin

Michel Prigent

Greil Marcus

Jean-Pierre Voyer

International Correspondance (Hong Kong)

Bill Brown (Not Bored)

Grant Emison

Morgan Gibson

Trevor Carles

Nelson Foster

Left Bank Books

John Zerzan

Unru Lee

John Zerzan

Aufheben

Eugenia Lovelace

Anonyme (Paris)

Fifth Estate

Jean-Pierre Baudet

Bien que la production théorique des knabbistes [lit: de l'Axe knabbiste] se monte à très peu sur le plan de présentation conceptuelle, ils avaient atteint une certaine prééminence dans le mouvement situationniste américain en vertu du simple fait qu'ils sont tellement prolifiques, du fait de leur capacité de maintenir au moins l'apparence d'un projet permanent [qui continue]. [...] Dans Double-Réflexion, la "théorie" paraît comme métathéorie, comme, dans un sens restraint, une théorie de la théorie et une théorisation sur la théorisation. Ce rétrécissement intentionnel de l'étendu [champ/rayon] de la recherche critique marque [indique/représente] une retraite du plan historique de l'analyse. [...] Les entreprises "critiques" du Bureau des Secrets Publics et de ses alliés mènent au grand projet d'une "Phénoménologie (sic) de l'aspect subjectif de l'activité pratique-critique". [...] Cette banalisation de la théorie paraît non seulement dans la parodie pauvre [lit: rudimentaire] du système hégélien par Knabb, mais [aussi] dans sa psychologisation simpliste de "l'activité pratique-critique". Dans le cosmos knabbiste, qui est étonnamment imperméable aux changements historiques, le théoricien devient le "sujet d'expériences" qui se développe en permanence à travers une suite de "moments" subjectifs, pour arriver finalement au but ultime de "réalisation". Ce développement, bien que irrégulier, n'est guère dialectique: malgré son mimétisme hégélien, Knabb n'essaye pas même une construction qui serait parallèle à celle de la Phénoménologie de ce dernier [Hegel]. On ne trouve pas dans son pseudo-phénoménologie l'interprétation du monde comme il apparaît au sujet; il n'y a aucun mouvement qui serait analogue à la progression de la conscience naïve du certitude-du-sens jusqu'à la compréhension, en passant par la perception. [CF: les termes hégéliens] [...] Dans son affiche Les aveugles et l'éléphant, Knabb veut lui-même jouer le rôle de conservateur du mouvement situationniste; comme personne en dehors de lui-même et de ses associés n'est capable d'interpréter le projet situationniste, Knabb se charge de la tâche d'expliquer l'I.S. et de traduire ses textes. [...] Ce n'était pas évidemment par hasard que le groupe Point-Blank s'avérait un objet primaire du mépris des knabbistes: nous, ainsi que plus tard Diversion [= revue et étiquette publique de Jon Horelick], représentions la menace la plus formidable à leurs ambitions hégémonique. [...] Si nous reconnaissons l'échec de Point-Blank, ce n'est certainement pas en donnant raison à nos anciens antagonistes. Nos intérêts présents sont en dehors du mouvement situationniste.

--David Jacobs et Chris Winks, At Dusk: The Situationist

Movement in Historical Perspective (Berkeley, août 1975)

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Le fait qu'ils donnent leurs noms publiquement, c'est vraisemblablement un moyen pour démystifier l'activité, pour enseigner cette leçon élémentaire mais généralement peu reconnue que la théorie et la pratique sont le fait de vrais individus. En plus, leur auto-présentation publique à travers le temps donne une sorte de "continuité", elle fournit des données qui pourraient être utilisées par d'autres en [eux-mêmes] étudiant et créant de l'activité et de la théorie situationnistes. [...] L'affiche "Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent" a découragé les lecteurs oisifs d'écrire des lettres inconséquentes aux signataires de cette affiche, en leur encourageant [plutôt] de "nous [dé]montrer" leur accord dans [en réalisant] leurs propres projets publics. [...] Ils se sont chargés d'une tâche difficile, en attaquant une manifestation d'un problème central. C'est-à-dire que, dans la mesure qu'un radical parvient à engendrer des réussites provisoires, il y aura d'autres gens qui, en jouissant [trouvant agréables] de ces réussites, risqueront d'en devenir relativement complaisants et de se contenter d'attendre (toujours sur la part d'autres) encore plus de réussites du même genre; tandis que les leaders, se rendant compte de la stérilité des suiveurs, tenderont à voir dans le rapport [hiérarchique] qui se développe une justification pour le maintien de leur [propre] rôle. [...] Au début de ce siècle ce processus était si pauvrement compris [reconnu] que le mouvement révolutionnaire s'est décimé sans avoir pris [même] des mesures organisationnelles anti-hiérarchiques les plus élémentaires. Or il est assez évident que la destruction de ce processus exige la destruction de tout le spectacle. Ce qui est difficile pour sept individus d'accomplir devant des spectateurs qui ne sont que trop friands du spectacle. [...] Pour aborder [s'occuper de/faire face à] ce problème, les signataires de l' "Avis" utilisent une version enrichie de cette technique qui consiste à inviter les gens à se mettre de la partie: [...] tout en insultant le lecteur passif, ils lui offrent, peut-être intentionnellement, certains défauts qui lui tenterait d'attaquer publiquement.

--"Diverse Comments on the Public Activity of the Bay Area

``Notice Comrades''" (article dans une brochure anonyme,

Nouvelle-Angleterre, juillet 1976)

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Cette brochure prône l'humanisation de la vie quotidienne et "la réalisation de la religion". La super-réforme du détestable et du dégoûtant; l'appel pour [l'exigence de] la compassion et la magnanimité dans un monde répugnant [lit: de répugnance] n'est qu'une mauvaise blague. [...] Tout comme la révolte des esclaves (Spartacus) a choqué le monde de l'antiquité (premier siècle avant-J.C. en Italie), au point de produire un Messie adventiste millénaire (Jésus le Crapaud de Nazareth), et a collé Judas Iscariote avec la dette mauvaise [méchante] pour son "sacrifice", le projet révolutionnaire féroce et méchant [sale/vilain] depuis les années soixante suscite [has been arousing] des cultes messianique semblable, dont celui de Knabb est un. La cruauté est moins nuisible que l'indulgence et la fausse compassion. Telle "compassion" envers des rôles et l'idéologie n'est que la complicité et la commisération. LA GUERRE DES CLASSES DOIT ÊTRE GUERRIÈRE. Nos ennemis savent bien [comment] exploiter notre humanité et notre sympathie. Mort à tous les exploiteurs, pas de clémence!

--Michael Bradley et Michel Prigent,

The Catalyst Times no. 0 (Londres, juillet 1977)

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La notion de behindism dans Double-Reflection était encore acceptable comme tentative de description et de compréhension de ce que son auteur jugeait être "un problème organisationnel permanent de notre époque". Si elle relevait déjà d'un souci très discutable de distinguer, d'autres manifestations de suivisme plus vulgaire, une forme un peu plus authentique, elle était cependant relativisée et encore lisible du fait qu'elle venait s'ajouter à d'autres façons d'approcher la même question; elle entrait, sans plus de prétention, dans la mêlée des discussions. La plus grave défaut de cette notion découlait justement du parti-pris de l'auteur de considérer "l'activité pratique-critique" comme suffisamment établie et parfaitement étudiable comme telle, sans voir que cette notion de behindism ne s'était révélée que dans un secteur particulier de la pratique sociale de la théorie et dans une conception elle-même étroite de la notion de théorie. [...] L' "activité théorique" n'existe pas, c'est une représentation tendant à justifier le rôle de petits spécialistes en révolution et accompagne en même temps la paralysie de leurs imitateurs directs. [...] De même le terme de "théoricien" est un effet du fétichisme du langage, régi par la logique de la division du travail et recréant cette logique. [...] L'optique de la Bay Area tendait plutôt à renforcer encore l'image du théoricien-modèle que le behindist avait déjà dans la tête. Ce n'était pas la notion de behindism dont il fallait prouver l'effectivité, c'était le modèle théorique que cette notion impliquait qu'il fallait critiquer. Pour qu'il y ait un behindist, il faut être au moins deux, et que le second s'en accomode. Le behindism est un phénomène qui ne peut durer que dans le contexte de relations illusionnistes entre les individus, accompagnant une entreprise dont les objectifs sont insuffisamment définis, abstraits. Lorsque la tâche est claire, et donc les obstacles qu'elle doit réduire, l'éventuel behindist ne peut que vaincre ou se rendre, mais certainement pas s'installer dans des demi-mesures.

--Daniel Denevert, "Sur le fond d'un divorce" (Paris, octobre 1977)

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Aucun anarchiste ne réfute ni jette une diatribe contre Proudhon, Bakounine, Kropotkine ou la C.N.T. espagnole comme vous l'avez fait, à moins qu'il soit un marxiste, un ultra-nationaliste et un libéral ignorant. [...] Vous savez, comme tout le monde, qu' "à Rome il faut vivre comme les Romains". Vous l'avez fait bien pauvrement, tout comme certains "anarchistes" japonais.

--Yoshiharu Hashimoto, "Réponse à un situationniste"

Libertaire (Tokyo, novembre 1977)

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La hiérarchie des situationnistes américains était divisée selon les lignes traditionnelles: Au sommet était [lit: est assis] Knabb, le pape "malgré lui [à contrecoeur]", tantôt encourageant "l'autonomie", tantôt intervenant [s'interposant] avec bienveillance, suivant ce qui lui semblait être l'action qui maintiendrait mieux et la famille de rapports sociaux dépendants et un minimum de production publique. [...] Sa brochure Double-Réflexion est centrale [essentielle] pour la compréhension des situationnistes américains. Il y a concentré et solidifié leur image de la pratique révolutionnaire comme [une] série de techniques [acquirable] transmises hiérarchiquement au moyen d'un apprentissage dirigé qui a créé une communauté avec ses propres critères de conduite et de jugement. [...] Son texte récent, La réalisation et la suppression de la religion, est un moment étonnamment conscient [intentionnel] de cette réformation superficielle, qui rejette ouvertement les déterminants objectifs de la lutte anti-étatique -- allant jusqu'au point d'adopter le point de vue du spectateur éclairé, pour mieux lui attirer dans le [son] camp. [...] Il ménage [lit: caresse doucement] ces gens qui ont eu le bon sens d'abandonner [ignore] la société pour aller ailleurs tout seul [...] tout en laissant ouvert pour lui-même le rôle de "théoricien" au cas où ces gens chercheraient quelques conseils sur le contexte social de leurs luttes. Nous qui connaissons Knabb personnellement pouvons reconnaître que chaque fois qu'il élargit sa conception [de ce qui constitue] des luttes sérieuses, cela se conforme de plus en plus étroitement à sa propre vie [étroite] et à ses propres préoccupations étroites. Il ne peut jamais abandonner les tactiques manipulatrices qu'il prétend déplorer, parce que sous son extérieur humble gît [comme contrepartie/autre face] une arrogance insondable basée sur une croyance en une vérité absolue: lui-même.

--Isaac Cronin, "The American Situationists: 1972-77" (Berkeley, février 1978)

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La publication récente de Ken Knabb intitulée "Situationist International Anthology" exige quelques mots critiques pour remettre à sa place ce con prétentieux. Mais ce qui frappe surtout quand on examine cette anthologie, c'est la manière dont elle est mise au point. Le lecteur anglophone ne peut lire que ce que Knabb a choisi. En le faisant, Knabb a mis son propre marque [cachet/sceau] sur cette anthologie, la concordant à ses perspectives idéologiques. Ce n'est qu'une knabbisation. Un jour quand l'intégrale de la revue Internationale situationniste est rendu disponible en anglais, précisément comme elle est en français, ni plus ni moins, tout le monde pourra constater que l'anthologie de Knabb n'est qu'une pauvre traduction des textes originaux, aujourd'hui elle n'est qu'un fatras ennuyant dans les mains de cet éditeur. [...] Ce que ce Saint oublie de dire à ses lecteurs, c'est ses propres contradictions, ses propres erreurs, sa propre confusion, en fait sa propre stupidité qu'il a distribué dans de nombreuses néo-brochures pendant plus que dix ans. [...] N'importe qui possédé d'un peu perspicacité critique peut voir que Knabb est un con et un bêcheur berkeleyan. Voilà quelques exemples de cette knabberie, en fait tous auraient pû être inclus dans son/ses Blind Men and the Elephant [Aveugles et l'éléphant]. Il est honteux de sa part d'avoir tiré le rideau californien sur [lit: balayer sous la carpette] toute cette fausse conscience, il ne nous reste donc rien que de couper l'herbe sous ses pieds d'éditeur [lit: retirer la carpette d'en dessous de ses pieds]. Dans la brochure La réalisation et la suppression de la religion, éditée en 1977, Knabb allait jusqu'à dire: "Quand les situationnistes traitent de la religion, ce n'est généralement que sous ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires", voilà un mensonge, une [de la?] pure foutaise [fouterie]. Cet étudiant de la révolution, comment peut-il [oser] dire de telles choses tout en incluant par exemple le texte de Vaneigem, "Banalités de base", qui traite largement de Dieu, de la religion et de l'aliénation moderne. [...] Le révérend Knabb aurait dû peut-être aller à Jonestown (Guyane), le massacre orchestré par cet autre prêtre-salopard nommé Jones a en effet contradit la manie interventionnelle de Knabb, c'était une autre ironie de l'histoire et il a tombé sur la tête épaisse [avoir un thick head = être andouille/bas-de-plafond] de Knabb! Et malgré tout il continue à distribuer son texte merveilleux sur la religion. Et bien sûr tout cela n'est pas mentionné dans son anthologie, c'est dégoûtant. Knabb doit essayer d'intervenir, armé de sa "nouvelle Bible", à Salt Lake City [base des Mormons] ou bien sur le terrain de tous les revivalistes chrétiens, y compris le répugnant Billy Graham. [...] Quelques années plus tôt il est allé jusqu'à admettre dans son "Bureau of Public Secrets" (une sorte de lavette) qu'il avait été un obsédé [fétichiste] des livres [eu un fétichisme pour les livres] maintenant enfin il a un autre fétiche "son anthologie avec son nom sur la couverture" et il est même connu dans la Bibliothèque du Congrès [équivaut à la Bibliothèque Nationale, d'où on reçoit un numéro bibliographique qui favorise la diffusion en bibliothèques], pourquoi pas en envoyer un exemplaire à Reagan?! [...] M. Knabb dans sa revue dite Ligue de Misère secrète, nous a donné encore plus une perle à en rire, et sacré nom nous avons ri, il a envoyé un télégramme à lui-même, aujourd'hui il pourrait faire la même chose pour se féliciter de sa nouvelle entreprise [réussite]. C'est pitoyable. [...] Lors de la chute du dernier chah d'Iran, notre Saint a publié une affiche intitulée "La brèche en Iran" (sans doute un lapsus!). N'importe qui possédé d'un peu de bon sens aurait su ce qui allait arriver dans cette partie du monde, était un cauchemar. [...] Knabb a en fait pris son schéma tout prêt de sa valise et s'est mis à l'appliquer à l'Iran, le résultat était un désastre qui n'a pas aider la critique de la religion dans ce pays-là.

--Michel Prigent, "Biography of the Anthologer" (brochure, London, avril 1982)

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Si l'Internationale Situationniste est connue aux États-Unis [ce qu'il ne l'est à peine], c'est principalement comme un petit groupe de provocateurs dadaistes qui avait quelque chose à voir avec la révolte de mai 1968 en France. Le nom a paru ça et là dans des discussions de punk parce que Malcolm McLaren, l'impresario des Sex Pistols, était censé d'avoir quelque rapport avec les situationnistes. [...] On disait que les situationnistes, ce sont des gens un peu comme les Yippies. Ou les Motherfuckers de New York. [...] Ou bien l'École de Francfort [...], qui avait au moins à peu près les mêmes idées, non? La Situationist International Anthology -- résultat de plusieurs années de travail par Ken Knabb, un étudiant américain du groupe -- fait comprendre que l'Internationale Situationniste était quelque chose de bien plus intéressant: peut-être la bande d'extrémistes la plus lucide et la plus aventureuse du dernier quart de siècle [= depuis 25 ans]. [...] C'est vraiment stimulant de lire ce livre -- de confronter un groupe qui était déterminé à se faire des ennemis, à brûler des ponts, à se priver [refuser] des récompenses de la célébrité, à trouver et à maintenir sa propre voix dans un monde où, semblait-il, toutes les autres voix de résistance culturelle ou politique s'étaient compromises ou bien étaient tellement dépourvues de conscience qu'elles ne se rendaient même pas compte de leurs compromissions. [...] La Situationist International Anthology ne présente pas le texte intégral de la revue situationniste, et elle n'a pas d'illustrations. Mais les traductions sont claires et lisibles -- parfois trop littérales, parfois brilliantes [inspirées]. Complètement auto-éditée, l'anthologie est mieux faite [composée/construite/présentée] que la plupart des livres édités [aujourd'hui] par les maisons commerciales. Il n'y a presque pas de coquilles; l'index est bien fait, il y a des annotations brèves mais utiles, et la conception [plan visuel], la reliure et l'impression sont toutes excellentes. C'est-à-dire que, par contraste avec la plupart des autres éditeurs de textes situationnistes en anglais, Knabb a pris ces textes au sérieux et les a permis de parler avec à peu près leur autorité originelle. [...] En comparaison de l'écriture dans la Situationist International Anthology, la quasi-totalité de la pensée politique et esthétique actuelle semble lâche, auto-protectrice [?], carriériste et complaisante. Ce livre est un moyen vers/pour une reprise de l'ambition.

--Greil Marcus, Village Voice Literary Supplement (New York, mai 1982)

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Marx note justement que c'est dans l'État le plus démocratique de son temps, les États-Unis d'Amérique, que les citoyens sont le plus religieux. [...] Si le monde de la marchandise est un monde religieux, le fait que l'État soit libéré de la religion entraîne que les citoyens y sont d'autant plus soumis. [...] Il n'est donc pas étonnant que ce soit un Américain et un Américain vivant en Californie, Ken Knabb, qui le premier, à notre connaissance, nota, dans sa brochure The Realization and Suppression of Religion (Berkeley, 1977) traduite depuis en français, les insuffisances de la critique situationniste relativement à la religion.

--Jean-Pierre Voyer, Revue de Préhistoire Contemporaine no. 1 Paris, mai 1982)

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En 1978, après avoir rendu visite aux "70" à Hong Kong, le situationniste américain Ken Knabb a écrit une critique du groupe intitulée "A Radical Group in Hong Kong". [...] Malgré nos perspectives extrêmement différentes, nous croyons que la plupart de ses critiques sont bien fondées. Dans la belle tradition libertaire qui consiste à refouler les critiques et éviter toute auto-critique (ce qui doit faire se retourner dans sa tombe Bakounine), les "70" n'ont jamais cru qu'il vaudrait la peine d'y répondre. (Certains de leurs connaissances étrangères leur ont même écrit pour exprimer leur désapprobation de l'intervention de Knabb!)

--International Correspondence, "Open Letter on Our Split from ``Undercurrents/Minus''"

(Hong Kong, juillet 1982)

[Lettre ouverte sur notre scission de ``Undercurrents/Minus'' [revues éditées par les 70]]

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Toute personne qui n'est pas capable de lire le français et qui s'intéresse maintenant à l'Internationale Situationniste est redevable [en quelque sorte] à Ken Knabb. C'est lui, presque tout seul, qui a introduit les écrits de l'I.S. aux États-Unis. (Bien entendu, Leaving the Twentieth Century: The Incomplete Work of the SI, de Christopher Gray, les avait introduits en Grande-Bretagne en 1974. Mais le livre de Gray n'était pas bien traduit, et sa sélection de textes ne constituait pas un échantillon représentatif; en plus, ce n'était pas bien diffusé aux États-Unis.) [...] Je regrette d'avoir dire que les autres ouvrages de Knabb ne sont en général que des conneries. [...] Éloge de Kenneth Rexroth a l'apparence d'une revue de poésie, mais son style fait penser à celui d'une thèse de doctorat, ce qui est parmi les choses les moins poétiques [qui existent]. [...] Le livre de Knabb veut faire connaître la vérité sur Rexroth -- qu'il est sous-estimé et que plus de ses livres doivent être réédités -- mais il entend également le critiquer, et cela précisément sur les points que l'auraient fait les situationnistes [lit: à partir des bases/raisons que les situationnistes avaient fait les leurs]. D'après Knabb, Rexroth ne comprenait pas le spectacle, et ainsi il n'a pas compris la révolte de mai 1968 en France. Mais on s'en fiche s'il l'ait comprise ou non. [...] La deuxième connerie que Knabb m'a envoyée, c'était un petit texte intitulé "La guerre et le spectacle", qu'il a écrit, édité et diffusé en avril 1991. (Pourquoi si tard, Ken? La guerre au sol [ground war] est déjà achevé le 28 février.) Il commence avec cette phrase: "L'orchestration de la guerre du Golfe fut une démonstration éclatante de ce que les situationnistes appellent le spectacle -- le développement de la société moderne parvenue au stade où les images dominent la vie", ce qui doit être [= est certainement] une des phrases les plus rebutantes de tous les temps. Pas seulement est le ton approprié pour les écoliers, et la définition du "spectacle" simpliste, mais l'idée semble être que les événements récents démontrent que les situationnistes avaient raison. [...] Repose en paix, Ken: les situationnistes avaient bien raison. Et toi aussi, dans un sens, quand tu écris: "Il s'agit de saper les fondements {du rapport spectacle-spectateur} -- de combattre le conditionnement qui avant tout prédispose les gens aux manipulations médiatiques." Mais comment?

--Bill Brown, "Ken Knabb, R.I.P." [qu'il repose en paix], in

Not Bored no. 19 (Rhode Island, juin 1991)

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Bien des gauchistes [...] se méfient de l'interaction avec le monde extérieur de peur qu'il corrompe la pureté de leurs moyens. Une de leurs plus grandes peurs, c'est que leurs activités et leurs croyances soient récupérées dans la structure du statu quo. L'article "La guerre et le spectacle", [qu'on avait trouvé dans la revue Anarchy et] reproduit dans le présent numéro du Thistle, exemplifie ce souci, avec son avertissement que l'étincelle des protestations contre la guerre risque d'être étouffée par des mouvements politiques organisés qui prônent des choses "inutiles" [lit: hors de propos] telles que d'encourager les gens de s'inscrire pour voter. [...] Si nous renonçons la participation dans les organisations structurées et hiérarchisées, nous risquons de déformer nos persectives sur le monde et de déjouer nos tentatives de réaliser d'importantes changements progressistes.

--Grant Emison, The Thistle (Massachusetts, 28 août 1991)

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Ken Knabb parvient à l'essence de Rexroth à travers ses idées, en citant quelques poèmes mais surtout des extraits bien choisis de sa prose. Il communique tout aussi bien comment Rexroth parlait, sa façon de "badiner agréablement" avec des gens ou d'adopter un "mode théâtral ironique" pour "faire part de ses remarques sans trop d'emphase". Oui, il était parfois exactement comme ça. [...] Avec beaucoup de perspicacité Knabb signale [examine/monte/établit] les rapports entre les principaux thèmes de Rexroth -- érotisme, mysticisme et révolution -- montrant comment Rexroth a constamment établi un lien entre ces sujets et bien d'autres tout aussi disparates et en apparence incongrus -- civilisation et nature, érotisme et mathématique, rapports intimes et histoire universelle, contemplation visionnaire et fêtes d'anniversaires, rythme poètique et équitation, par exemple. Knabb est espécialement perspicace dans son analyse de la théorie et la pratique révolutionnaires de Rexroth, son anarchisme bouddhiste, son personnalisme communitaire, ses affinités avec Martin Buber. [...] Son principale critique de Rexroth porte sur l'insuffisance de ses conseils relatifs aux révoltes massives de la fin des années 60, quand Rexroth avait conclu que la liberté individuelle, la poésie, la chanson et les arts en général étaient plus efficaces pour la subversion de la société oppressive que ne l'était l'action sociale. Knabb soutient que même les arts de la révolte ont été récupérés dans le "barrage de spectacles" qui maintiennent le statu quo, thèse développée davantage [en plus de détail] dans sa Situationist International Anthology et [dans ses] autres publications. Rexroth aurait pû être heureux d'entendre des critiques si intelligentes, mais qui peut dire quelles auraient été ses réponses précises? La seule chose qui me laisse un peu mécontent [peu satisfait], c'est que le livre est trop court pour offrir des explications complètes des idées de Rexroth. [...] Comme Eliot Weinberger [un autre écrivain qui a loué Rexroth], Knabb pense que les écrits de Rexroth exige peu d'explications. Peut-être pas pour des gens comme eux, qui ont lu plus que la plupart des critiques littéraires. Mais autant que je sache, personne, dans le monde universitaire ou ailleurs, n'a lu autant que Rexroth. [Donc:] L'essentiel de beaucoup de ses allusions pourrait être clair, mais les processus de sa pensée imaginative ne se comprennent pas si facilement. Il nous faut plus d'explication de son oeuvre, pas moins.

--Morgan Gibson, Poetry Flash (Berkeley, janvier 1992)

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Jusqu'ici le développement de la critique radicale de la religion a été insuffisant, à l'exception de La réalisation et la suppression de la religion de Ken Knabb. N'allant jamais ou rarement au-delà d'un matérialisme vulgaire, le quelques contributions à cette critique qui existent ne parviennent presque jamais à la racine de la question. En s'attaquant à la forme de la religion, elles en oublient le contenu. Mais le fait que la religion a certaines caractéristiques, et qu'elle joue un certain rôle dans une forme sociale donnée, ne veut pas dire qu'elle soit limitée à cela. [...] La brochure de Knabb est la seule tentative dans le milieu radical de saisir ce qu'il y a dans la religion qui répond au [= trouve une résonance dans le] coeur humain. Affirmant qu'il faut "découvrir le contenu qui s'exprime dans les formes religieuses", il critique le développement antérieur de la critique pour son échec à cet égard. [...] Sur le plan pratique et personnel, sa notion du projet révolutionnaire comme "foyer actuel de ce qui a du sens" prend la forme du "détournement affectif". [...] Je comprends cela comme la théorie qui se pratique, comme une sorte de psychanalyse reichienne appliquée à soi-même. Il ne s'agit pas de "changer le monde en nous changeant nous-mêmes"; Knabb affirme explicitement que "toute ``libération'' individuelle est vouée à l'échec si elle n'a de liens avec la pratique historique". Mais ses efforts pour parvenir à quelque "authenticité" sous "l'armure caractérielle" semblent avoir quelque chose de "mystique"; la lecture de son "Le Détournement affectif, une étude de cas" m'a rappelé du mystique chrétien espagnol, Saint Jean de la Crois, qui voulait "ne rien désirer pour désirer tout, ne rien aimer pour aimer tout".

--Trevor Carles, "Notes on Religion", in Lantern Waste no. 1

(Petersham, Australie, septembre 1992)

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J'ai bien aimé tes "Leçons fortes" -- c'est vraiment excellent. Le manque d'analyse -- ou pour le dire sans phrases, la pure naïveté -- de l'oeuvre du Buddhist Peace Fellowship m'a rendu dingue récemment [has been driving...]. [...] Par hasard, j'ai parlé avec un membre du conseil d'administration du B.P.F. et je lui ai mentionné ton tract, sur quoi il m'a dit qu'il avait déjà organisé une réunion pour le discuter! [...] J'espère qu'il y aura une réponse substantielle.

--Nelson Foster (maître zen et co-fondateur du B.P.F.), novembre 1993

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Nous avons fait circulé ton dernier tract dans la ville et il a eu un grand retentissement. Un groupe bouddhiste était bien ébranlé. Ce groupe essaye, paraît-il, d'exclure les membres qui ont proposé une discussion de ton texte. Ces membres entachés [impurs/infectés] en ont également envoyé des copies à leurs associés à New York, ce qui y a créé un autre chahut.

--un travailleur de Left Bank Books (Seattle, mai 1994)

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Une des choses les plus frappantes de ce gros volume, l'oeuvre maitresse de Ken Knabb, c'est qu'il est si fermement enlisé dans le passé. Knabb est intelligent et il sait bien s'exprimer, mais il reste surtout un situationniste du plus orthodoxe. Le temps semble s'être arrêté pour lui depuis la dissolution de l'Internationale Situationniste en 1972. L'index de dix pages de Public Secrets contient environs 800 noms et sujets, et cependant je n'y trouve un seul qui ne date après les années 70, et principalement vers leur début. C'est en effet pendant cette décennie-là qu'ont été écrit la plupart des tracts et brochures de Knabb, qui constitue la moitié du livre.

Le reste de Public Secrets est principalement une ébauche, mesuré et sans jargon, d'une révolution politique qui inaugurait l'autogestion généralisée, basée sur le modèle des conseils ouvriers traditionnels. Dans un argument qui fait penser du Post-Scarcity Anarchism de Murray Bookchin (1971), Knabb prétend que nous avons maintenant le "développement matériel" qu'il faut pour une révolution égalitaire et écologique. Il ignore le fait que le cours de ce développement technologique a été l'incarnation matérielle de l'inégalité et la destruction de la nature, inséparable[s?] de la domination et la division sociales et politiques.

Comme d'autres prescriptions pour l'autogestion, celle de Knabb met l'accent sur le processus démocratique, tout en négligeant ce qui est géré. Cela revient à l'aliénation autogéré, parce qu'il s'agit du contrôle ouvrier d'essentiellement le même système fondamental que nous subissons actuellement, sauf, on espère, pour des excès comme la guerre, la famine et Kathie Lee Gifford. [##?]

Le paysage social ébauché par Knabb emploiera des "crédits" au lieu de l'argent, mais à part ça il ne serait pas qualitativement différent que ce qui existe maintenant, y compris l'expertise spécialisée et la "coordination de la production mondiale" informatisée.

À première vue, Public Secrets semble bien différent que la récente fulmination [polémique] de Bookchin, Social Anarchism versus Lifestyle Anarchism (1995). Présentant son conseillisme dans un style calme, doux et prudemment modeste, Knabb évite toute discussion substantielle de la pensée critique des 25 ans depuis le départ de l'I.S. Par contraste avec de "gentil ennemi de l'État", Bookchin rage et pérore ad hominem, lançant des dénonciations détaillées des dégénérescences qu'il pense affligent le milieu anti-autoritaire. Cependant, sous les différences stylistiques ces deux auteurs sont unis [as one], élevant [tenant haut] le flambeau gauchiste du passé pour allumer la voie vers leur vision (sic) de l'avenir.

Ni l'un ni l'autre n'analyse vraiment le présent -- sa magnitude d'appauvrissement [immiseration] psychique, l'incroyable misère de la culture post-moderne omniprésente [qui pénètre généralement], les raisons pour lesquelles le gauchisme a pratiquement disparu, les exigences vraiment pathologiques du techno-capital contemporain. Ils ne reconnaissent non plus les éléments de base [fondateurs] de notre situation cauchemardesque actuelle, y compris la division de travail, la culture symbolique, la domestication, le Progrès et l'industrialisation, parmi d'autres. Le livre de Knabb, comme celui de Bookchin, est en quelque sorte un chant du cygne, c'est une ode à une contestation limitée et en traîn de disparaître qui a un besoin urgent de se dépasser.

Public Secrets a l'air lucide et raisonnable, et il est présenté d'un ton efficace et modeste. Mais je suis deçu que son intelligence et sa sensibilité évidentes sont aveuglées aux exigences urgentes de la réalité actuelle. Comme les choses empirent [se détériorent] manifestement et dramatiquement, il semble que nous avons plus besoin d'approfondir la compréhension qu'il faut aller bien plus loin que nous n'avions pensé dans les années 60, plutôt que de présenter (ne fût-il d'une façon discrète et non pas sans éloquence) une recette tirée de notre passé idéologique.

--John Zerzan, Anarchy no. 43 (Missouri, printemps 1997)

Quand il s'agit de notre belle société moderne, je suis ce qu'on appelle un "personnage peu coopératif", je suis paresseux-subversif, plutôt petit-malfaiteur syndicaliste qu'anarcho-syndicaliste. Je parierais que les gens de l'âge paléolithique, et avant, se sont la couler douce [avaient le filon] en comparaison de nous. Je n'ai donc aucune tendance d'être emballé [enthousiasmé] par des propositions d'une révolution sociale basée d'une manière optimiste sur l'héritage du développement matériel moderne. Cependant, le compte-rendu par Zerzan du nouveau livre de Knabb a donné une fausse impression de ses idées sur la révolution, idées qui ont en fait un certain intérêt.

D'après Zerzan, "Celà revient à l'aliénation autogéré, parce qu'il s'agit du contrôle ouvrier d'essentiellement le même système fondamental que nous subissons actuellement. (...) Le paysage social ébauché par Knabb emploiera des ``crédits'' au lieu de l'argent, mais à part ça il ne serait pas qualitativement différent que ce qui existe maintenant." Mais en effet Knabb dit explicitement: "Le syndicalisme et le conseillisme traditionnels ont eu une trop grande tendance d'admettre la division de travail existante, comme si la vie dans une société post-révolutionnaire devrait continuer à tourner autour des travaux (et des lieux de travail) fixes. (...) Cependant, le but ultime n'est pas l'autogestion des entreprises existantes." Partageant l'avis de Paul Goodman et d'autres, que la plupart du travail actuel est superflu ou pire, Knabb prévoit le dépérissement des positions de travail fixes par le dépassement de la plupart des métiers et la réorganisation de toute activité. L'économie monétaire-marchande doit être totalement abolie -- il ne mâche pas ses mots à cet égard -- et la semaine de "travail" pourrait être réduite à 10-15 heures. Encore plus important, quelle solution envisage-t-il pour les personnages peu coopératifs? Qu'ils soient laissés tranquilles! Bref, Zerzan minimise ou passe sous silence l'accent sur la transformation qualitative dans la société envisagée par Knabb, qui me semble assez différente que le système actuel.

Bien qu'il souligne la décentralisation et l'organisation petite et informelle, Knabb semble accepter une certaine quantité [degré/niveau] de centralisation régionnelle et même mondiale. Et il est optimiste sur l'automation et les possibilités de reconcevoir [redesign] et de rediriger les ordinateurs et d'autres technologies modernes. Mais il envisage que les gens garderont "l'il sur les experts jusqu'à ce que les connaissances nécessaires soient plus répandues our les techniques en question soient simplifiées ou dépassées". Voilà quelque chose d'assez différente des relations socio-technocratiques du système présent. Il offre des idées sur comment tout le paysage technique pourrait être transformé immensément, y compris de dépérissement [élimination progressive] de beaucoup de technologies, la restauration [remise en vigueur] de larges régions sauvages, et le démantèlement [dépassement] rapide de l'industrie et de l'infrastructure de l'automobile. Tout cela mérite une critique plus sérieuse que ne l'ait fait Zerzan.

Enfin, on trouve dans Public Secrets une utile tentative de signaler des scénarios habituels dans les temps de révoltes; comment s'écroule l'illusion qu'ont des gens quant à leur impuissance à opposer le système; le contagion et les limites de la libération; comment il y a plus de possibilités mais moins de temps; des exemples de ce que l'on pourrait faire, ainsi que de ce que l'on doit éviter. Public Secrets vaut bien la peine à lire, et il mérite plus qu'un compte-rendu dédaigneux.

--Unru Lee (Oregon),

lettre reproduite in Anarchy no. 44 (automne 1997)

[Réponse de Zerzan, parue au même numéro:]

Ce n'est pas que je pense que Public Secrets soit totalement sans qualités, c'est qu'une frustration majeure reste suprême: le fait que son auteur, bien qu'il soit assez doué, reste si résolument dans le noir quant à la considérable approfondissement théorique qui a eu lieu depuis les dernières 25 ans. Voilà la raison pour mon impulsion dédaigneuse, ce qui le fait plus difficile de m'engager dans un compte-rendu plus long et plus favorable de ce livre qui couronne ses achèvements.

Mais même si mon compte-rendu est abrégé, je résiste le jugement de Lee qu'il "fausse" [le livre de] Knabb dans quelque façon fondamentale qu'il soit. Au contraire, Lee et Knabb, tous les deux, fournissent les matériaux pour résister cette accusation.

Knabb dit qu'il s'oppose à "la division de travail existante", mais il embrase toutes les manifestations (et toutes les illusions) de cette division de travail. Il favorise le travail, la banque [opérations bancaires], des spécialisations, l'automation -- et même les ordinateurs! Il semble vouloir l'Internet tout en oubliant qu'il incarne le niveau de l'existence aliénée le plus haut inventé jusqu'ici, y compris l'industrie minière, la fonte [métallurgique], la corvée [travail pénible/grosse besogne], la toxicité, des réseaux électriques nationaux, etc., etc. Il ne faut que la réflexion d'un instant pour reconnaître les niveaux de coercition, d'artificialité [manque de naturel] et d'éloignement de la nature qui se figent dans ces machines reluisantes!

Ce que je veux dire pour l'essentiel, c'est que la perspective de Knabb ne représente pas une rupture qualitative avec le monde où nous vivons. En fait, il n'aborde même pas [is not even close to] la genre de vision ou d'analyse dont nous avons besoin, parce que pour lui la production, le Progrès, le travail (sans parler leur base ultime, la division de travail) ne posent pas de problème. À mon avis, il ne peut y avoir aucune intégralité ni reconnexion avec la nature qui ne commence pas par un refus de ces catégories.

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Ce livre [Public Secrets] éminemment agréable [facile] à lire comprend trois parties. La première, La joie de la révolution, est une simple (mais pas simpliste) esquisse de pourquoi et comment une société non-étatique et non-hiérarchique pourrait être possible. La deuxième partie, Confessions d'un gentil ennemi de l'État, est, comme l'implique le titre, une esquisse autobiographique -- ``en partie chronique politique, en partie auto-analyse, en partie simple nostalgie''. La dernière partie, et la plus extensive, est un recueil des anciennes publications de Knabb, dont la plupart sont naturellement écrit d'une perspective situationniste (et parfois sur des perspectives situationnistes).

John Zerzan l'a donné un compte-rendu assez désinvolte et dédaigneux dans la revue Anarchy: A Journal of Desire Armed. Bien qu'il reconnait que ce livre est ``mesuré et sans jargon'' et est écrit dans ``un style calme, doux et prudemment modeste'' -- jugements avec qui je suis complètement d'accord -- Zerzan le critique pour ce qu'il n'est pas, et non pour ce qu'il est. Ce qui me semble une forme de critique bien injuste. Il dit, par exemple, ``Knabb est intelligent et il sait bien s'exprimer, mais il reste surtout un situationniste du plus orthodoxe.'' Et alors? À ma connaissance Knabb n'a jamais prétendu de ne pas l'être. Une autre critique que fait Zerzan, c'est que dans l'index ``je n'y trouve un seul [sujet] qui ne date après les années 70, et principalement vers leur début''. Je réponds encore: Et alors? Il me semble que la question importante est plutôt si ce qui est écrit soit juste [bien réfléchi] et informatif ou non. D'ailleurs, considérant que la plus grande partie du livre est une collection d'anciennes publications dont la plupart ont été écrit pendant les années 70, c'est à peine surprenant qu'il reflète certaines des perspectives de cette décennie-là.

Zerzan conclut: ``Comme les choses empirent [se détériorent] manifestement et dramatiquement, il semble que nous avons plus besoin d'approfondir la compréhension qu'il faut aller bien plus loin que nous n'avions pensé dans les années 70, plutôt que de présenter (ne fût-il d'une façon discrète et non pas sans éloquence) une recette tirée de notre passé idéologique.'' Mais pour faire cela ne faut-il pas que nous apprenions d'abord toute leçon que les années 70 pourraient nous enseigner? (Et qui sont ce ``nous'' et quelle est cette ``pensée'' monolithique ``des années 70''?) J'ai trouvé les Confessions énormément évocatrices de certains aspects des années 70 -- de certains choses que nous serions bien avisés de ne pas répéter (mais ni de l'oublier non plus), et d'autres choses qu'il pourrait être agréable de répéter. Knabb conclut cette section: ``Si certains lecteurs me tiennent pour un égotiste pour m'être permis d'écrire sur ma vie relativement peu spectaculaire, j'espère que d'autres seront encouragés à réexaminer leurs propres expériences.'' Je me trouve absolument dans la dernière catégorie.

Le numéro suivant d'Anarchy contient une lettre d'un lecteur qui dénonce le compte-rendu de Zerzan pour être trop négatif, et une réplique de Zerzan. Dans cette réplique Zerzan dit: ``Ce que je veux dire pour l'essentiel, c'est que la perspective de Knabb ne représente pas une rupture qualitative avec le monde où nous vivons.'' Précisément! -- c'est bien pour cela qu'il vaut la peine de lire ce livre, parce qu'il offre des suggestions pour l'action ici et maintenant, plutôt que des belles promesses sur une société où nous aurions tous redevenus des chasseurs-cueilleurs.

Il y a néanmoins certains propos [domains/sujets], surtout dans La joie de la révolution, où je mettrais en question une certaine attitude de Knabb qu'on pourrait peut-être nommer optimisme. Par exemple, une des éventuelles ``solutions'' qu'il suggère pour les problèmes avec des ``types violents'', c'est qu'ils ``pourraient s'intégrer bien dans une région plus `bagarrée' comme le Far West''. Mais supposons que cette région ``bagarrée'' se décide à élargir son territoire? Mais malgré de telles réserves, je recommande ce livre pour les gens qui sont bien disposés envers la notion d'une société non-hiérarchique et sans État, mais qui sont sceptiques et ne voient pas comment une telle société pourrait arriver effectivement. Ce livre comprend des bons conseils et la réfutation des objections courantes; et tout est écrit avec une rare combinaison de lisibilité, de logicalité et d'élan. (...)

--Eugenia Lovelace, in Red and Black no. 28 (Quaama, Australie, printemps 1998)

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[L'article suivant commence avec quelques remarques sur l'I.S., en disant qu'une de ses meilleures contributions était la critique du militantisme...]

Public Secrets de Ken Knabb illustre la nature auto-obsédée du milieu situationniste des jours enivrants de mai 1968. (...)

En accord avec le refus du rôle du ``militant'' et de l'activisme compulsif journaleux, le livre de Knabb, en tant que récit de la ``deuxième vague'' de situationnistes aux États-Unis, est notable pour son manque de références aux réunions habituelles et à l'activisme permanent connus de beaucoup de nous. Par exemple, quand il a achevé l'édition de son Situationist International Anthology, Knabb s'est mis à l'escalade, au lieu de s'engager dans une autre lutte.

Cela nous fait penser d'une critique commune de la notion de subjectivité radicale de Vaneigem: qu'elle risque de dégénérer en individualisme bourgeois. Bien qu'elle était une attaque nécessaire contre la stérilité de l'attitude gauchiste typique à l'époque de la réapparition d'intérêt aux idées révolutionnaires, comment s'applique-t-elle pendant les temps où le mouvement et ses idées battent en retraite? Est-ce que Knabb était assommé après avoir achevé l'Anthology, ou est-ce qu'il n'y avait vraiment pas de luttes en cours autour de lui dans lesquelles il n'aurait pu participer utilement?

Le mouvement révolutionnaire est si petit aujourd'hui, et la menace du gauchisme est si diminuée, qu'il est facile de penser que la pendule du ``plaisir'' contre engagement doit retourner vers l'autre côté. Parfois, pour déclencher même les activités les plus modestes, il faut que tout le monde y pousse! (...)

[Ici l'article continue avec une discussion de Reich, du caractère, des ruptures situ, en tant qu'exemples d'un rétrécissement vers le personnel. Puis:]

Knabb a passé à travers du milieu pré-hippie et de l'anarchisme avant qu'il n'avait découvert les écrits de l'I.S. Après Knabb avait -- dans ses propres mots -- ``devenu situationniste'', il et d'autres ont produit ``De la misère en milieu hip'' (1972), une analyse de ce qui était légitime dans le mouvement hippie ainsi que de certaines de ses limites profondes. (...) Cependant, ces textes datant du commencement des années 70, qui appliquaient la critique situationniste à des mouvements plus larges, donnent lieu vers le milieu de cette décennie [des années 70] à une ``théorisation sur le processus de la théorisation'' de plus en plus introvertie. Deux des textes les plus récents dans Public Secrets, ``La joie de la révolution'' et son autobiographie intéressante, ``Confessions d'un gentil ennemi de l'État'', mettent de tels textes [= les ``introvertis''] dans le contexte. La découverte par Knabb des textes de l'I.S. lui a fourni la théorie fondamentale à laquelle il a tenu, et qu'il a appliqué loyalement pour le reste de sa vie. Il y a eu peu de développement ultérieur des analyses originales de l'I.S., ni par Knabb ni par personne d'autre. Debord lui-même, après 1968, était plus concerné avec sa réputation qu'avec le développement d'une nouvelle théorie. Les suiveurs loyaux de l'I.S. semblaient vivre sur des gloires du passé; pour eux, avancer le projet authentique de l'I.S. n'était que d'en répéter les idées plutôt que de les dépasser quand cela aurait été nécessaire, comme l'I.S. avait dépassé la théorie révolutionnaire antérieure. ``La joie de révolution'' de Knabb ne prétend donc pas être original[e]; c'est plutôt une introduction, quelque peu didactique mais facile [claire/agréable] à lire, au ``bon sens'' de la théorie révolutionnaire anti-hiérarchique, destinée aux lecteurs pas autrement convaincus. [= qui n'ont pas été convaincus par d'autres raisons]. Bien que sous cet angle ce texte a quelques mérites, certains lecteurs seront d'accord avec nous en trouvant que la façon dont il traite la démocratie soit bien trop peu critique -- encore un autre héritage non contestée des situationnistes.

Si les idées de l'I.S. sont plus ou moins complètes [achevées], comme Knabb semble croire, la chose la plus importante est alors de les communiquer. Ce qui frappe dans le récit fait par Knabb de sa propre activité, c'est combien elle était centrée sur des textes: ses ``interventions étaient principalement des écrits, des affiches, des tracts. Dans son ``fétichisme pédantesque pour la précision'', Knabb croyait qu'il était essentiel de choisir les mots justes, même si cela n'exigeait le fait d'écrire et de récrire ses tracts maintes fois jusqu'au point de la perfection. De sorte que son bref tract sur la guerre du Golfe a pris presque deux mois à écrire et n'était diffusé que quand la campagne contre la guerre était presque finie. D'autre documents dans la collection reflète la même loyauté aux idées de l'I.S. La réponse de Knabb à l'émeute de Los Angeles de 1992 n'était pas une analyse nouvelle, en apprenant [des choses] des nouvelles expressions de la pratique anti-capitaliste manifestées dans l'émeute. Au lieu de ça, il a diffusé une nouvelle traduction du texte classique de l'I.S. ``Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande''!

Dans ``Les aveugles et l'éléphant'' Knabb juxtapose de nombreuses citations critiques sur l'I.S., pas seulement de commentateurs bourgeois superficiels, mais aussi des révolutionnaires, y compris une remarque critique tirée de Eclipse and Re-Emergence of the Communist Movement [##] de Barrot et Martin. L'inclusion de cette citation ne démontre pas le refus dogmatique de comprendre de Barrot et Martin, mais [plutôt celui] de Knabb. La critique de Barrot, que nous discutons ailleurs, est, considérée d'une perspective révolutionnaire, peut-être l'analyse critique de l'I.S. la plus utile jusqu'au présent. (...)

[L'article conclut avec un éloge de la critique de l'I.S. faite par Jean Barrot; et une dénonciation de l'anthologie ``What Is Situationism?'' de Stewart Home.]

--Aufheben no. 6 (Angleterre, automne 1997)

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Je te remercie bien pour m'avoir envoyé Public Secrets. Cela m'a permis de lire globalement ce que tu as écrit sur la religion (ou de le relire, dans la mesure que j'en avais déjà lu certains textes). Sans doute la religion est une question qui doit être confronté aujourd'hui pour la simple (quoique déplorable) raison que sur des niveaux et dans des modes différents, la religion n'a pas disparu, comme on pouvait imaginer (et espérer) il y a quelques décennies. Au contraire, dans tous les pays modernes une sorte de religion moderne (l'économie) domine toujours les gens, avec son éthique, sa théologie et ses prêtres, et néanmoins des religions traditionnelles survivent aussi; et dans les pays avec structures plus archaïques, les formes traditionnelles de la religion ne survivent pas seulement, mais croissent et se renforcent lourdement, notamment dans les régions islamiques du monde. Il semble donc évident qu'il est impossible de négliger la question de la religion.

La réalisation et la suppression de la religion était écrit en 1977 d'un point de vue américain, je veux dire dans un pays où la société du spectacle était déjà pleinement développée, et où il était déjà évident que certains nouvels genres de religion (des sectes) n'étaient pas (comme pouvaient être cru, à tort, d'une perspective européenne) une simple compensation pour un degré inachevé du spectacle, et ainsi destinés à disparaître, mais qu'au contraire, tous les deux, le spectacle complètement achevé et la religion, se sont avérés des phénomènes conjugués qui peuvent coexister. Dans un mot, le spectacle (bien qu'étant lui-même une sorte de religion plus propre aux ``temps modernes'') n'a pas remplacé la religion, n'a pas réalisé ce qu'il l'aurait dû d'un point de vu strictement radical. Mais cela, ne doit-il pas avoir conduit à une analyse plus profonde de la question: quel genre de religion a disparu, et quel genre est resté?

Dans le passé, la ``religion'' a compris bien des éléments différents, voire contradictoires. Parmi eux, certains ont été évidemment récupérés par le spectacle, d'autres ont été laissés en arrière et avaient dû être résolus par des moyens (religieux) traditionnels. Mais quels sont les éléments qui sont restés? Il semble que les éléments que tu présente [mets en avant] sont plus ou moins liés avec ce que je pourrais nommé la dimension ``médicale'' (ou ``hygiénique'' ou ``thérapeutique'' ou ``californienne'') de la religion; dans la société moderne, les gens ont évidemment des besoins pour un ``équilibre personnel'' qu'ils ne peuvent apaiser qu'à travers des techniques essentiellement thérapeutiques, disons semi-religieux.

Mais nous savons tous que cela n'était qu'un seul aspect des religions du passé. La religion essayait d'être en même temps cette sorte de ``médicine'' mais aussi un système de connaissance (mythologie, histoires de la genèse, pratique magique, compréhension de la nature); une direction pour l'art et l'esthétique; une façon de structurer l'échange sociale inspirée par les soi-disant rapports de l'homme aux dieux et au monde en général; et en dernier mais non par ordre d'importance, une tentative de l'homme de considérer lui-même, sa vie et sa mort, le contraste entre son corps fini [limité] et son esprit ``infini'' -- tout cela mélangé dans un contexte totalement aliéné et essayant de le conduire à un tout cohérent, placé presque sans exception sous le contrôle d'un pouvoir déjà dominant ou en formation. (...) Ces besoins sont trop thérapeutiques d'être considérés comme une religion d'un point de vue religieux, et trop religieux d'être acceptés comme purement thérapeutiques d'un point de vue anti-religieux. Tout cela explique, à mon avis, comment ta tentative de faire une synthèse ne peut aboutir à rien de bon: ce qui reste de la religion était principalement la dimension ``thérapeutique'', c'est-à-dire la plus prosaïque, celle que les religions dominantes (au moins dans l'occident) ont toujours rejeté comme une perspective inférieure, comme une partie essentiellement non-religieuse de la religion. (...)

Pour ces raisons, je crois que la théorie du spectacle avait bien raison de présenter la religion comme remplacée en général [pour la plupart] par l'économie et le spectacle. Ce qui était laissé n'était que des parties, des fragments de la religion. Le besoin de se sentir comme une partie d'une unité, ou d'être soi-même, qui accable des gens de temps à autre, peut par exemple être résolu [satisfait] par une société libre où l'homme serait effectivement une partie, une partie personnelle, originelle et irremplaçable du tout [de l'ensemble] (voilà pourquoi Athènes classique n'avait aucun besoin d'une véritable religion : les questions que la religion peut seulement demander était déjà en train d'être résolues par la démocratie active), mais en attendant (bien longtemps) les gens ont continué à essayer de résoudre les problèmes avec des croyances, la foi, et bien sûr les révolutionnaires ne peuvent qu'opposer telles méthodes, telles berceuses, telles anesthésiques. Le manque d'une solution juste doit être expérimenté et senti par tout le monde : c'est bien la solution saine, dans la mesure où la santé a quelque rapport avec l'intelligence! Le fait de pratiquer le yoga, par exemple, ou d'autres techniques de relaxation pour sa santé personnelle, c'est pour moi une question strictement personnelle, comme celles de boire du vin ou de faire l'amour; il ne faut pas propager ou dénoncer telles choses publiquement, mais elles ne doivent pas être mélangées avec des idées sociales, la théorie radicale, etc. (par ailleurs, je crois que le vin ou l'érotisme sont à la fin plus compatibles avec une vie sociale émancipée que l'est s'asseoir tout le jour sur un tapis de prière). Je crois donc que ton argument a une base double et contradictoire: quand on t'attaque sur la question du Zen, tu te défendes en disant que cela n'était qu'une question personnelle, mais alors tu essayes de propager le tout. Ainsi, tu as essayé de concilier des gens et des activités (bouddhisme et activisme critique) qui n'ont rien en commun, et qui ne peuvent avoir rien en commun. (...)

Je ne pense pas qu'aucun de tes lecteurs européens pourraient approuver publiquement cette partie de ton livre, et quant à moi, j'aurais bien sûr à la répudier à la première occasion. Je suppose que tu es conscient de telles conséquences, et je voudrais savoir ce que tu en pense.

--Jean-Pierre Baudet (Paris, mars 1997)

[Si ces extraits de Baudet sont maladroits, c'est qu'il m'a écrit en anglais et j'ai dû les retraduire en français.]

* * *

Ce livre constitue une surprise, et non des moindres: l'Internationale situationniste a eu -- et a encore -- ses adeptes aux États-Unis! Il réunit en effet des textes écrits de 1970 à nos jours. Les premiers sont savoureux car ce sont des pastiches des célèbres bandes dessinées détournées de la période précédant mai 68. Les textes suivants s'éloignent de manière significative de leurs modèles européens. On peut donc affirmer sans risque de se tromper qu'il existe une branche autonome de l'IS outre-Atlantique. On s'en rend d'ailleurs compte dans les thèmes centraux abordées ou dans l'étude de problèmes de géopolitique, comme par exemple la question iranienne en 1979: la volonté de contester la politique américaine dans la matière amène l'auteur à faire un pronostic totalement erroné sur le soulèvement populaire amenant les autorités religieux au pouvoir.

Ce recueil aurait pu être un titre pour 10/18 à la grande époque des grandes hérésies politiques mondiales. À l'heure actuelle, cela paraît plus problèmatique.

Mais il n'en reste pas moins vrai que Public Secrets est un document de premier plan, non seulement sure une pensée politique qui se veut encore une philosophie en acte, mais aussi sur un aspect inconnu de la vie intellectuelle américaine, qui n'arrêtera jamais de nous étonner -- cette fois dans le bon sens.

--tract anonyme (Paris, novembre 1997)

* * *

(...) Dans son livre récent, Public Secrets, Ken Knabb convient [reconnaît] que les projets révolutionnaires peuvent produire du plaisir. Dans ``La joie de la révolution'' il présente une perspective politique qui recoupe à bien des égards celle des radicaux de Fifth Estate : que les problèmes ne peuvent être résolus individuellement, que le capitalisme a des grandes capacités pour la récupération, que les programmes autoritaires et étatistes méritent d'être jetés au poubelle. Dans une transformation sociale qui abolirait la hiérarchie, l'argent et l'asservissement aux marchandises, il n'y aura aucun rôle pour les parties d'avant-garde ni les leaders omniscients.

Knabb reconnait que les actes individuels qui défient l'autorité [le pouvoir] peuvent être difficiles à réaliser, ne fussent-ils que simplement parler publiquement ou diffuser un texte écrit. Mais l'action concrète fournit de l'expérience et aide à choisir des tactiques ultérieures. Voilà une de ses formulations:

L'alpha et l'oméga de la tactique révolutionnaire, c'est la décision. (...) La méthode la plus simple pour le dépistage des conneries est d'observer si les décisions d'un individu l'entraînent à agir et si son action l'entraîne à prendre des décisions.

Il prévient qu'il est facile de se faire dérouté en luttant contre des extrémistes:

Si tous les problèmes peuvent être attribués à une clique sinistre de ``purs fascistes'', toute autre chose aura par comparaison un air progressiste soulageant. En attendant, les véritables formes de domination moderne, qui sont généralement plus subtiles, continuent [avancent/se poursuivent] inaperçues et sans opposition.

Gare aussi au réformisme:

Croire qu'une série de réformes mènera finalement à une transformation qualitative, c'est comme penser qu'on pourrait traverser un gouffre de dix mètres en faisant une série de sauts d'un mètre [chacun].

Les lecteurs qui connaissent Knabb comme traducteur et interprète de l'Internationale Situationniste reconnaîtront combien son analyse a été influencée par Guy Debord, Raoul Vaneigem et leur milieu. Son adaptation de ce corps [ensemble/système] de pensée au contexte nord-américain fait plus concrètes les formulations abstraites des auteurs français. Ses applications des théories situationnistes les font plus précises et donc plus provocatrices. Ses conseils sur comment produire et diffuser un tract peuvent être plus propices pour inspirer à l'action que ne l'est un slogan comme ``Soyez réaliste, demandez l'impossible''. Mais les critiques rigoureuses et cruelles des [par les] situationnistes contre les belles âmes progressistes et les flagorneurs du pouvoir établi ont aidé Knabb à analyser et à discréditer leurs analogues [homologues/équivalents] américains.

Knabb ne prend pas les situationnistes comme modèle à tous les égards. Dans ``La réalisation et la suppression de la religion'', brochure largement diffusée qui a été écrit quinze ans avant Public Secrets, le dernier paragraphe lit:

Nous avons besoin de développer un nouveau style, un style qui garde le tranchant des situationnistes mais avec une magnanimité et une humilité qui laissent de côté leurs rôles et intrigues sans intérêt. La mesquinerie est toujours contre-révolutionnaire.

(...) Dans sa vue d'une société post-capitaliste, Knabb rejette les parlements, l'argent et les managers élitistes, mais regimbe contre l'idée que les machines du XXe siècle puissent être éliminées. Dans dix paragraphes succincts à la fin de ``La joie de la révolution'' nous trouvons sa diatribe contre les technophobes, mais sa véhémence assombrit les pages antérieures -- pages qui considèrent des possibilités diverses pour des rapports sociaux libertaires et généreux.

Une fois que la révolution serait accomplie, Knabb prévoit et approuve [se réjouit de] la décentralisation et la diversité. La dissension ne disparaîtra pas, mais il est persuadé que la collaboration rationnelle des résidents d'une communauté allégera une bonne partie des conditions imposées par le capitalisme qui causent les souffrances et les problèmes.

Certaines technologies -- le pouvoir nucléaire, par exemple -- seront inacceptables dans sa société post-révolutionnaire. Mais ne menacez pas l'accès à ce qu'il nomme son ``ordinateur épatant''. Bien qu'il admet que la technologie informatique actuelle implique quelques inconvénients (travail surexploité, pollution), il est persuadé que ces problèmes pourraient être résolus avec l'aide de -- ``l'automatisation informatisée''!

Knabb prétend, à tort, que tous ceux qui sont contre la technologie préconisent le ``retour à un paradis primitif''. Il rejette avec indignation la possibilité que la satisfaction sociale puisse être achevée sans les jouets et les aises urbaines du XXe siècle. Knabb a également tort de s'inquiéter sur la possibilité que des technophobes autoritaires proscriront les avions, les téléphones et les automobiles dans une société post-capitaliste égalitaire. Ces objets disparaîtront parce qu'il n'y aura pas d' ``opérateurs'' pour [travailler dans] les usines, les aciéries et les mines, même si elles seraient autogérées. Sans y être contraint, c'est peu probable que personne ne passerait [même] une seule heure dans tels milieux [endroits/environnements].

Il nous assure: ``Les avions seront utilisés toujours pour les voyages intercontinentaux (rationnés s'il le faut) et pour certains envois urgents''. Or il faut beaucoup de gens dans un asservissement discipliné aux machines pour produire un avion, et pour fournir du combustible et des pistes d'atterrissage. Si de tels objets compliqués existent, il faudra bien sûr du rationnement. Et une fois qu'il y a des priorités ``urgentes'' et du rationnement, peut-on éviter de voir paraître bientôt un cadre administratif?

La deuxième section de Public Secrets, ``Confessions d'un gentil ennemi de l'État'', est une attachante autobiographie de 70 pages. Knabb raconte l'itinéraire politique et personnel qui l'a fait un radicaux. Parmi ses mentors littéraires: Fredrick Douglass, Walt Whitman, Kenneth Rexroth.

Il était influencé par les mouvements révolutionnaires et contre-culturels des années 60: drogues, musique, manifestations. Entre 1970 et 1993 il a écrit beaucoup de textes présentant sa critique et ses analyses des événements et des programmes politiques. Tous sont compris dans Public Secrets dont ils constituent deux tiers des pages.

Comme la période de contestation tumultueuse tirait à sa fin, il a entrepris la traduction d'un grand corps de textes situationnistes, en plus de se donner à la varappe, à la violon, aux échecs, au tennis et à la méditation zen. Il continue d'éditer des textes subversifs.

C'est décevant que dans l'exposé qu'il fait des secrets publiques divers, Knabb s'arrêt à [devant une critique semblable de] la technologie.

Encore un pas, camarade!

--Fifth Estate (Detroit, été 1999)

[Traduction provisoire de Selected Opinions on the BPS]

Examen de quelques-unes des

réactions à Public Secrets

La plupart des réponses à Public Secrets: Collected Skirmishes of Ken Knabb (1997) ont été favorables, voire [parfois même] enthousiastes. Mais elles ont été généralement trop brèves pour exiger des commentaires. Dans le texte présent je vais répondre à quelques-unes des critiques les plus substantielles/importantes du livre, venant de deux publications anarchistes américaines, d'une revue ultragauchiste anglaise et d'un situationniste français.

* * *

Le compte-rendu le plus hostile, écrit par l'idéologue anarcho-primitiviste John Zerzan, est publié dans la revue Anarchy (Missouri). Pour des raisons qui deviendront évidentes, les falsifications de Zerzan semblent avoir pour but principal de déconseiller au gens de lire le livre.

Son thème principal, c'est que je me suis enlisé dans le passé [que je tiens à rester dans le passé et refuse de confronter la réalité actuelle] et que mes écrits sont démodés:

Une des choses les plus frappantes de ce gros volume, l'oeuvre maitresse de Ken Knabb, c'est qu'il est si fermement enlisé dans le passé. Knabb est intelligent et il sait bien s'exprimer, mais il reste surtout un situationniste du plus orthodoxe. Le temps semble s'être arrêté pour lui depuis la dissolution de l'Internationale Situationniste en 1972.

C'est une critique assez curieuse d'entendre [venant] de quelqu'un qui, lui-même, fait constamment le louange des merveilles des temps préhistoriques.

Zerzan continue en prétendant que je préconise une société basée sur les ``conseils ouvriers traditionnels'' et que, malgré mes intentions radicales, je veux effectivement maintenir presque tous les aspects de l'ordre social actuel. En réalité, les conseils ouvriers sont évoqués dans Public Secrets simplement comme une des expériences suggestives du passé qui peuvent nous aider à envisager les problèmes d'auto-organisation populaires que n'importe quelle révolution non-hiérarchique aura à affronter, particulièrement pendant la période de la transition entre la vieille société et la nouvelle. Le livre le fait clair que cela n'est que le commencement d'un processus qui menerait bientôt à une société tellement différente que presque la seule chose dont nous pouvons être sûr, c'est qu'elle dépassera toute prédiction -- et surtout qu'elle serait bien plus diverse que l'imagination de n'importe quel individu: ``Les communautés différentes traduiront toute sorte de goût -- esthétique ou scientifique, mystique ou rationaliste, high-tech ou néo-primitif, solitaire ou communautaire, industrieux ou paresseux, spartiate ou épicurien, traditionnel ou expérimental --, évoluant continuellement [en permanence] en toutes sortes de combinations nouvelles et imprévisibles'' (Public Secrets, p. 63). C'est difficile à croire que Zerzan parle du même livre:

Comme d'autres prescriptions pour l'autogestion, celle de Knabb met l'accent sur le processus démocratique, tout en négligeant ce qui est géré. Celà revient à l'aliénation autogérée, parce qu'il s'agit du contrôle ouvrier d'essentiellement le même système fondamental que nous subissons actuellement, sauf, on espère, pour des excès comme la guerre, la famine et Kathie Lee Gifford [vedette de télévision d'une notable bêtise]. Le paysage social ébauché par Knabb emploiera des ``crédits'' au lieu de l'argent, mais à part ça il ne serait pas qualitativement différent que ce qui existe maintenant, y compris l'expertise spécialisée et la ``coordination'' informatisée de la ``production mondiale''.

Ce rejet désinvolte [et dédaigneux] laisse croire que Zerzan lui-même est très radical. On suppose qu'il prône la simple ``abolition'' de toute aliénation, de toute expertise spécialisée et de toute coordination de la production (ou peut-être de toute production tout court), bien qu'il n'est pas très clair comment il pense y arriver. Si les gens comme Zerzan précisent rarement comment ils imaginent la résolution de diverses questions pratiques dans une société post-révolutionnaire, le secret c'est que, malgré leur rhétorique extrémiste, la plupart d'eux ne croient pas vraiment qu'une révolution est possible. Comme je l'ai remarqué dans le livre:

Ceux qui proclament leur ``opposition totale'' à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., [en fin de compte, ces gens-là] se révèlent généralement n'avoir aucune perspective révolutionnaire, c'est-à-dire qu'ils n'ont aucune conception pratique de comment le système pourrait être renversé ou sur les modalités d'une société ultérieure. Certains d'entre eux essayent même à justifier ce manque en déclarant qu'une seule révolution ne pourrait jamais être aussi radicale pour satisfaire à leur esprit de révolte absolue [éternelle]. [@@] Cette emphase bravache qui exige tout-ou-rien peut impressionner pendant un moment quelques spectateurs, mais son effet ultime est simplement de rendre les gens blasés. [Public Secrets, pp. 31-32.]

Mais ici nous arrivons à la principale raison pour le ressentiment de Zerzan:

Knabb évite toute discussion substantielle de la pensée critique des 25 ans depuis le départ de l'I.S. (...) [Il reste] résolument dans le noir quant au considérable approfondissement théorique qui a eu lieu depuis les dernières 25 ans.

Si l'on se demande en quoi consiste cette analyse ``approfondie'', la liste des questions que je suis reproché d'avoir ignoré (``la division de travail, la culture symbolique, la domestication, le Progrès et l'industrialisation, parmi d'autres'') le fait assez clair que Zerzan pense principalement à ses propres oeuvres. Or, bien que je considère que la ``pensée critique'' de Zerzan est trop ridicule pour me donner la peine de la critiquer en détail, il s'avère que Public Secrets contient un bref déboulonnement de cette technophobie à la mode dont Zerzan est un des exemples les plus dogmatiques (voir pp. 79-83). Au lieu de mentionner cette attaque sur son idéologie et d'essayer d'y répondre (ce dont il serait incapable), Zerzan cherche à donner l'impression que j'étais complètement inconscient de ces questions.

Comme cela ne passerait guère auprès des gens qui avaient [vraiment] lu Public Secrets, Zerzan évite scrupuleusement à mentionner toute chose qui pourrait inciter quelqu'un à le lire. La seule chose qu'il dit sur les anciens textes recueillis dans le livre, c'est qu'ils étaient principalement écrits aux années 70, comme si cela suffisait de démontrer qu'ils ne puissent avoir aucun intérêt concevable. Quant aux deux textes nouveaux, son ``compte-rendu'' ne va même jusqu'à [seulement] mentionner l'autobiographie; et rien n'est dit sur ``The Joy of Revolution'' sauf les quelques lignes que j'ai citées [au-dessus], bien que, dans un piètre effort de sembler impartiel et magnanime, il agrémente sa critique de quelques tièdes éloges de mes mérites littéraires (même si je sois inconscient, je suis ``non pas sans éloquence'').

En somme, un livre de 400 pages -- la documentation la plus extensive de l'activité situationniste dans l'hémisphère ouest, comprennant plusieurs textes qu'Anarchy lui-même a considéré auparavant valant d'être réimprimés, ainsi que deux nouveaux textes bourrés de défis aux anarchistes et à tout le mouvement radical -- est rejeté dédaigneusement dans moins d'espace que cette revue consacre couramment à un compte-rendu de quelque brochure peu mémorable ou à une réponse à quelque lettre bête.

Les autres contributeurs et rédacteurs d'Anarchy semblent ne pas avoir trouvé rien de notable à désapprouver dans le compte-rendu de Zerzan. Avec l'exception d'une lettre d'un lecteur qui, bien qu'étant lui-même assez technophobe, était incité à protester contre quelques-unes des falsifications les plus frappantes de Zerzan, il n'y a eu aucune autre mention de Public Secrets dans cette revue depuis trois ans.

* * *

C'est intéressant de comparer la réponse des technophobes à Murray Bookchin. Quand sa critique des tendances technophobes, primitivistes et antirationalistes du milieu anarchiste a été publiée (Social Anarchism versus Lifestyle Anarchism, AK Press, 1995), ils ont consacré deux livres en plus de dizaines d'articles et de tracts à [dans l'effort de] lui répondre. Sa critique [La critique que Bookchin a fait] était suffisamment erratique [inégale] qu'ils pouvaient noyer le grain valable de sa critique [d'eux] en attaquant ses points faibles à d'autres égards (son réformisme, son pédantisme, etc.). Il semble qu'ils ne l'ont pas trouvé aussi facile de s'y prendre avec mes critiques.

Le journal Fifth Estate (Detroit), par exemple, a hésité pendant deux ans avant de faire une notable réponse publique à Public Secrets. Par contraste avec le texte de Zerzan, le compte-rendu dans Fifth Estate donne au moins une idée générale du contenu du livre. Après en avoir signalé plusieurs aspects dont ils approuvent [plus ou moins], ils viennent à ma ``diatribe contre les technophobes'' et essayent d'y répondre.

Knabb prétend, à tort, que tous ceux qui sont contre la technologie préconisent le ``retour à un paradis primitif''.

Quand ils sont [se sentent] défiés, les technophobes essayent souvent d'échapper à la critique en soulignant qu'ils ne sont pas complètement d'accord les uns avec les autres. (Les trotskystes pourraient tout aussi justement prétendre qu'il n'est pas juste de les mettre dans le même sac avec les staliniens.) Ici [Dans ce cas] Fifth Estate veut sans doute se dissocier de la tendance plus extrême du type Zerzan. Mais le fait que Zerzan veut retourner à 500.000 av. J.-C. tandis que Fifth Estate ne veut retourner que quelque part avant la révolution industrielle, cela ne change pas le fait que toute cette orientation vers le passé représente une évasion des problèmes actuels.

Knabb a également tort de s'inquiéter sur la possibilité que des technophobes autoritaires proscriront les avions, les téléphones et les automobiles dans une société post-capitaliste égalitaire.

Public Secrets n'exprime en fait aucune inquiétude sur des ``technophobes autoritaires''; le terme ne paraît même pas dans le livre. Au contraire, comme je l'ai remarqué (pp. 79-80), si jamais il s'agit d'une question pratique (c'est-à-dire, si jamais nous aurons la chance de nous trouver dans une société libérée), même les technophobes les plus fervents auront probablement assez de sens commun d'abandonner leur idéologie et de joindre avec leurs voisins pour trouver la technologie la plus opportune [appropriée] dans toute situation particulière. Le problème, c'est que dans les conditions actuelles, où la confusion règne à un tel degré que la plupart des gens ne peuvent même concevoir d'une société rationnelle, cette idéologie peut persister comme tant d'autres délusions populaires parce qu'elle n'est jamais suffisamment proche à la réalité pour être réfutée. Et comme toutes les idéologies, elle renforce l'ordre social actuel en détournant l'attention des possibilités réelles pour le changer.

Ces objets [avions, téléphones, automobiles] disparaîtront parce qu'il n'y aura pas d' ``opérateurs'' pour [travailler dans] les usines, les aciéries et les mines, même si elles seraient autogérées. Sans y être contraint, c'est peu probable que personne ne passerait [même] une seule heure dans tels milieux [endroits/environnements].

C’est étrange de me trouver obligé d’expliquer aux anarchistes des positions anarchistes élémentaires. Quand on leur a demandé comment une société anarchiste marcherait, les anarchistes ont toujours répondu en disant qu’une fois que les gens seraient libérés des répressions politiques et économiques, ils auraient une forte tendance à coopérer volontairement pour régler tout ce qui est nécessaire ; et qu’ils seraient probablement bien plus créatifs pour résoudre tout problème qui resterait. Les anarcho-technophobes semblent avoir abandonné cette conviction. D'après eux, paraît-il, les gens dans une société post-révolutionnaire se soucieront plus de maintenir leur pureté de toute souillure d' ``aliénation industrielle'' que de s'entraider ou même de régler leur propres besoins fondamentaux. Quand je prévois un usage réduit des avions pour certains genres d'expéditions d'urgence (par exemple, pour transporter de la nourriture ou du matériel médical à une région atteinte d'une famine ou d'un désastre naturel), Fifth Estate semble laisser supposer que de tels désastres doit être laissés de se régler, parce que toute organisation à grande échelle serait vouée à la bureaucratisation. (``Une fois qu'il y a des priorités `urgentes' et du rationnement, peut-on éviter de voir paraître bientôt un cadre administratif?'') La créativite des gens post-révolutionnaires seront apparemment aussi limitée que leur compassion. Si certaines choses sont actuellement produites d'une manière aliénée (sous les conditions d'exploitation capitalistes), Fifth Estate semble le trouver inconcevable que des gens libérés puissent remarquer ce problème et parvenir différemment, plus raisonnablement et plus agréablement à se débrouiller (par exemple, en produisant moins de ces choses, en les modifiant pour qu’elles soient plus faciles à construire et à réparer, en automatisant la plupart des tâches, et en partageant plus équitablement celles nécessaires qui resteraient).

* * *

Tandis que les anarchistes regrettent que je suis tellement enlisé dans l'ultragauchisme traditionnel, la revue ultragauchiste britannique Aufheben estime que j'incline trop vers ``l'individualisme bourgeois''.

L'article d'Aufheben commence en reconnaissant certaines des contributions des situationnistes, particulièrement leur critique du militantisme. Aufheben croit, cependant, que l'on ne doit pas porter [appliquer/réaliser] cette critique trop loin. Dans ce contexte, mon livre est vu comme une illustration des dangers de trop souligner la ``subjectivité radicale''.

Public Secrets de Ken Knabb illustre la nature auto-obsédée du milieu situationniste dans les jours enivrants qui suivaient Mai 1968. (...) En accord avec le refus du rôle du ``militant'' et de l'activisme compulsif journaleux, le livre de Knabb, en tant que récit de la ``deuxième vague'' des situationnistes aux États-Unis, est notable pour son manque de références aux réunions habituelles et à l'activisme permanent connus de beaucoup de nous. Par exemple, quand Knabb a achevé l'édition de son Situationist International Anthology, il s'est mis à l'escalade, au lieu de s'engager dans une autre lutte. (...) Est-ce que Knabb était assommé après avoir achevé l'Anthology, ou est-ce qu'il n'y avait vraiment pas de luttes en cours autour de lui dans lesquelles il n'aurait pu participer utilement?

Cela n'est pas loin de rappeller les vieilles exhortations maoistes à ``servir le peuple''. Sans doute j'aurais pu me rendre ``utile'' dans telle ou telle bonne lutte [lutte louable/valable]. Mais je crois qu'il vaut mieux en général de concentrer sur un ou deux projets qui nous intéressent si profondément que nous sommes disposés à y consacrer tout le temps et toute l'énergie qu'il faut, plutôt que de répondre [en se sentant coupables] à toutes les questions qui se présentent et de devenir tellement assommés que nous finissons souvent par abandonner toute activité radicale que ce soit (comme l'ont fait tant de mes contemporains).

L'article continue en donnant un récit quelque peu caricatural des relations interpersonnelles situationnistes. Je reconnais que le milieu situ a contenu sa part de sottises. Mais si Aufheben peut se moquer de nos sottises, c'est dans une grande mesure parce que nous avons intentionnellement porté nos pratiques au grand jour, où elles pouvaient être examinées et critiquées; si d'autres courants radicaux n'étaient pas si discrets sur ces questions, nous pourrions sans doute remarquer des contradictions toutes aussi embarrassantes chez eux. Ce qu'Aufheben ridiculise comme ``théorisation introvertie sur la théorisation'' était simplement notre effort de prêter attention à des corrélations réciproques entre les repressions sociales et psychologiques qui touchent toute personne engagée en activité radicale, y compris les camarades d'Aufheben, ce qu'ils pourraient reconnaître si ils s'écartaient de leurs ``réunions habituelles et activisme permanent'' aussi longtemps pour regarder leurs propre vies.

``La joie de révolution'' de Knabb ne prétend pas être original [novateur]; c'est plutôt une introduction, quelque peu didactique mais facile [claire/agréable] à lire, au ``bon sens'' de la théorie révolutionnaire anti-hiérarchique, destinée aux lecteurs pas autrement convaincus. [= qui n'ont pas été déjà convaincus par d'autres raisons].

À lire cette approbation condescendante, on pourrait supposer que presque tout le monde savait déjà tout sur cette question. En réalité, bien sûr, la grande majorité de la population est loin d'être convaincue de la faisabilité de telles perspectives, et dans la plupart des cas n'en a jamais même entendu dire. En outre, n'importe quel lecteur des publications ultragauchistes comme Aufheben se rend compte vite qu'elles ne sont pas seulement didactique, mais illisibles. Quelque soient les aperçus/idées nouvelles qu'elles puissent avoir, elles sont noyées par leur rhétorique ennuyeuse et pleines de redites; dans tout article et dans tout tract ils répètent constamment les mêmes vieilles leçons -- tel ou tel événement offre encore une preuve que le capitalisme est aliénant, que les syndicats sont contre-révolutionnaires, etc., etc. Apparemment ils ne croient pas que leurs lecteurs sont déjà ``convaincus''.

* * *

Si les anarchistes et les ultragauchistes me considèrent trop situationniste (mais pour des raisons bien différentes), les situationnistes eux-mêmes m'ont souvent vu comme assez hérétique. Pour ne mentionner que l'exemple le plus évident, ma brochure La réalisation et la suppression de la religion (1977) était un défi presque inoui adressé à tout le milieu situ de l'intérieur. Les diatribes de Michel Prigent [qui sont] reproduites à la fin de Public Secrets donnent une idée des réactions les plus délirantes qu'elle a provoqué. Une réponse plus sérieuse peut se voir dans une lettre de Jean-Pierre Baudet, un situationniste parisien de références assez orthodoxes (auteur ou traducteur de quelques livres Champ Libre qui a fréquenté Debord pendant un certain temps). Comme la plupart des situs français, Baudet était déconcerté par ma violation du tabou situationniste contre la religion, mais il s'est rendu compte que la brochure avait trop de substance pour être simplement rejetée. Vingt ans plus tard, la question n'a pas disparue.

Baudet commence en reconnaissant que j'avais raison de signaler la vitalité persistante de la religion quand les radicaux ``matérialistes'' traditionnels (y compris les situationnistes) avaient déclaré avec suffisance qu'elle était sur le point de disparaître:

Sans doute la religion est une question qui doit être confronté aujourd'hui pour la simple (quoique déplorable) raison que sur des niveaux et dans des modes différents, la religion n'a pas disparu, comme on pouvait imaginer (et espérer) il y a quelques décennies. (...) La réalisation et la suppression de la religion était écrit en 1977 d'un point de vue américain, je veux dire dans un pays où la société du spectacle était déjà pleinement développée, et où il était déjà évident que certains nouveaux genres de religion (des sectes) n'étaient pas (comme pouvaient être cru, à tort, d'une perspective européenne) une simple compensation pour un degré inachevé du spectacle, et ainsi destinés à disparaître, mais qu'au contraire, tous les deux, le spectacle complètement achevé et la religion, se sont avérés des phénomènes conjugués qui peuvent coexister. (...) Mais cela, ne doit-il pas avoir conduit à une analyse plus profonde de la question: quel genre de religion a disparu, et quel genre est resté?

[Si ces citations de Baudet sont maladroites, c'est qu'il m'a écrit en anglais et j'ai dû les retraduire en français.]

Baudet continue en discutant divers aspects de la religion, et en concluant que je prête trop d'attention à ses aspects ``thérapeutiques'', qu'il trouve plus valables mais limités. Mais ma brochure n'était pas une tentative de traiter les grandes questions historiques qu'il évoque, quelque intéressantes qu'elles puissent être. Le but principal de la brochure était de confronter le mouvement situationniste avec quelques flagrants problèmes dans sa propre théorie et sa propre pratique. J'ai soulevé ``la question de la religion'' parce que je croyais que le point aveugle situationniste [des situationnistes] à propos de la religion avait un rapport très étroit avec ces problèmes. Le contraste entre l'attitude dialectique des situationnistes envers l'art et leur attitude non-dialectique envers la religion sautait aux yeux. L'originalité subversive des situationnistes venait dans une grande mesure du fait qu'ils reconnaissaient à la fois les aspects positifs de l'art (art comme terrain de la créativité) et ses limites (sa tendance de canaliser la créativité vers des cadres limités); de sorte que le projet révolutionnaire pouvait être vu comme impliquant à la fois ``la réalisation et la suppression de l'art'' par l'extension de la créativité dans tous les aspects de la vie. Dans une manière analogue, je croyais que l'on peut considérer la religion, malgré tous ses éléments de connerie évidents, comme un terrain où certaines questions fondamentales (éthique, intégration personnelle, communion sociale, sens de la vie) ont été posées le plus profondément, bien que dans des cadres limités (et généralement pernicieux). En rejetant totalement la religion, les situationnistes ont resté inconscients [quant à] des expériences et des perspectives qui [leur] auraient pu être utiles, et ils sont tombés par défaut dans une attitude vulgairement ``égoïste'' qui a encouragé l'adoption des rôles néo-aristocratiques ridicules et les a laissé embarrassés [incapables d'expliquer ou de se débrouiller] quand les choses n'ont pas développé comme ils avaient entendu.

Baudet ne discute aucune de ses matières, bien qu'il [lui-même] a été dans une bonne position d'expériencer les problèmes que j'ai signalé. Plutôt que de se demander si les questions que j'ai soulevé puissent avoir quelque chose à faire avec ces problèmes, il déclare catégoriquement qu'il n'y a aucune connexion possible:

Tu as essayé de concilier des gens et des activités (bouddhisme et activisme critique) qui n'ont rien en commun, et qui ne peuvent avoir rien en commun.

J'ai reçu exactement la même plainte des bouddhistes radicaux que j'ai critiqué, qui ne peuvent imaginer comment mes tactiques ``conflictuelles'' et qui ``sèment la discorde'' pourraient être conciliées avec les valeurs bouddhistes auxquelles ils se raccrochent.

Je ne pense pas qu'aucun de tes lecteurs européens pourraient approuver publiquement cette partie de ton livre, et quant à moi, j'aurais bien sûr à la répudier à la première occasion. Je suppose que tu es conscient de telles conséquences, et je voudrais savoir ce que tu en pense.

Un peu plus tard Baudet a cessé toute communication avec moi, vraisemblablement à cause de ces aspects religieux, comme il n'a jamais exprimé aucune autre objection au livre. Jusqu'à maintenant, cependant, ni lui ni aucun des autres lecteurs européens désapprobateurs n'ont critiqué le livre publiquement. Je les invite à le faire.

KEN KNABB

avril 2000

[Traduction provisoire de A Look at Some of the Reactions to ``Public Secrets'']