Unité et diversité :

Transformer la contradiction en force.

Construire un mouvement libertaire uni, cohérent, solidaire, qui est contre à priori? Mais de quelle unité parle-t-on? Avec qui? Sur quelle base? Dans quelles perspectives? Avec quels moyens? Les questions, parfois complexes, sont nombreuses et les réponses ne viendront pas du jour au lendemain. La brochure de Jean Marc Raynaud, « Unité pour un mouvement libertaire »1, malgré ses imperfections et quelques maladresses, a le grand mérite de lancer (ou plutôt relancer) le débat et de tracer quelques pistes.

Le texte qui suit n’a pas la prétention de faire le tour du débat sur l’unité, de nombreux aspects importants n’y sont pas abordés. Il s’efforce simplement d’apporter une contribution à la réflexion collective sur certains obstacles qui se mettent en travers de l’unité, en ayant bien conscience de laisser dans l’ombre des questions incontournables du débat.

Contradictions et dépassement des contradictions.

La question de l’articulation entre l’unité et la diversité est une vielle question, aussi vielle que l’anarchie, aussi vielle peut-être que l’humanité.

D’une part l’unité et la diversité nous apparaissent souvent comme des forces contradictoires entres elles, se repoussant mutuellement. On a tendance à penser que plus on est divers et moins on est uni et réciproquement.

D’autre part, l’unité et la diversité nous apparaissent souvent comme des notions ambiguës, contradictoires en elles-mêmes. La plupart des libertaires aspirent à l’unité tout en s’en méfiant comme la peste. Dans l’inconscient et le conscient de l’anarchiste moyen « unité » rime bien souvent avec centralisation et pouvoir. Mais unité peut aussi rimer avec fraternité et solidarité. La diversité est perçue comme une source de richesse, d’ouverture, de stimulation mais aussi comme une source de conflit, de division, d’affaiblissement. L’unité est perçue comme une source de cohérence, d’efficacité et de paix mais aussi comme une source de contrainte, d’uniformisation et de limitation.

Les débats historiques qui ont opposé dans le passé, et opposent toujours, les partisans de la «synthèse» à ceux de la «plate-forme» rendent bien compte de la complexité de cette question. Ces débats sont passionnants et enrichissent la réflexion de toutes et tous. On peut juste regretter que les échanges d’arguments à ce sujet aient souvent été parasités par des querelles médiocres, des rivalités d’ambitions et des rancœurs personnelles, ou encore des polémiques liées aux difficultés de la communication humaine. Il n’est pas rare que des échanges s'enlisent dans l’incompréhension réciproque pour une simple question de terminologie. Il est à souhaiter que les participant-e-s aux « états généraux du mouvement libertaire », qui vont se mettre en place dans le sillage de l’appel pour l’unité, sauront se garder de tels parasites et donner au débat toute la qualité qu’il mérite.

Les tenants de la «plate-forme» et ceux de la «synthèse» sont porteurs d’éléments de réponse, chacun à leur manière. Les deux positions peuvent être considérées comme justes, selon l’angle sous lequel ont les abordent. Il n’y a aucune vérité absolue en la matière, il n’y a que des vérités relatives. L’enjeu est de parvenir à faire fructifier ces vérités relatives à travers une confrontation sereine, sans conflits inutiles et sans animosités, dans une même perspective de création d’une société anarchiste harmonieuse.

Les contradictions deviennent fécondes si nous ne restons pas coincé-e-s dans des retranchements rigides hérités de l’histoire, si nous restons ouvert-e-s à la part de vérité apportée par ceux et celles qui nous contredisent, si nous respectons l’héritage historique des autres et nous efforçons d’intégrer intelligemment la dimension positive de cet héritage. A ce sujet, on peut regretter la tonalité de certains passages de la brochure de Jean-Marc et la façon dont certains de ces héritages sont caricaturés. Il est peut-être aussi problématique de placer en référence de la brochure la «synthèse de Voline» sans produire en parallèle d’autres documents porteurs d’approches différentes. Méfions-nous de cette tendance – le plus souvent inconsciente, je ne jette pas la pierre à Jean-Marc…- à tirer la couverture à nous, à promouvoir notre angle d’approche ou notre héritage personnel de façon exclusive…

Dans l’idéal, une démarche d’unité (qui comportera des aspects de convergences pratiques dans l’action et des aspects de débats plus théoriques) ne devrait pas se fonder au départ sur la base d’une approche particulière – par exemple l’approche synthésiste de Jean-Marc et de la FA en générale - mais sur une base plus large déjà représentative de la diversité libertaire à unifier. Ceci-dit, cela n’est pas simple et nous parlons, agissons et écrivons à partir d’une sensibilité particulière, c’est inévitable. Ce qui est évitable, par contre, est de négliger ou oublier la sensibilité des autres tendances partie-prenantes de la démarche ou appelées à s’y impliquer. Une grande vigilance de toutes et tous en la matière sera nécessaire pour la préparation des états généraux. Ces rencontres, si elles veulent aboutir, ne pourront pas émaner d’une organisation particulière ou être accaparées par une composante étroite, non représentative du tout foisonnant. C’est pourquoi elles ne devront exclure personne ni aucun courant de l’anarchisme a priori et veiller à ce que toutes les tendances aient une possibilité d’expression correcte.

Proudhon, dans son «Capacité politique des classes ouvrières», décrivait cette antinomie (diversité/unité) en affirmant que l’unité (ou l’ordre) et la diversité (ou liberté) étaient adossées l’une à l’autre et qu’il fallait se résoudre à «vivre avec toutes deux, en les équilibrant…». Mais bien plus qu’un simple dosage entre unité et diversité, il entrevoyait la possibilité d’une «unité qui, ajoutant à toutes nos libertés, s’accroisse à son tour et se fortifie de ces libertés elles-mêmes». Pour lui, ce dépassement dialectique, cette synthèse2 entre unité/ordre et liberté/diversité incarnait «la plus haute perfection de la société» (pour reprendre son expression fameuse de «Que-est ce que la propriété?»). Les questions surgissent alors : Comment concilier et réconcilier ces deux forces que sont diversité et unité, les faire travailler ensemble plutôt que l’une contre l’autre? Comment favoriser les aspects positifs réciproques de l’unité et de la diversité et restreindre leurs effets négatifs? Comment concevoir et vivre une unité qui accroisse nos libertés et comment faire en sorte que nos libertés nourrissent sans cesse cette unité, selon la perspective de Proudhon?

Il est impossible de répondre à ces questions de façon théorique et individuelle. Il n’y a aucun théorème, aucune recette miracle pour résoudre cette confrontation complexe entre unité et diversité. Les réponses ne viendront pas à travers un texte mais dans la pratique, dans la vie. Elles viendront progressivement de la confrontation des réflexions des différentes sensibilités – personnelles et collectives - de l’anarchisme, des diverses expériences issues de la mouvance anti-autoritaire, des débats et des bilans assumés par toutes celles et tous ceux qui font exister le projet libertaire au quotidien. Elles viendront de la participation d’anars de la FA, de la Coordination Anarchiste, de l’Union Anarchiste, de libertaires de l’Organisation Communiste Libertaire, d’Alternative Libertaire (F), de l’Organisation Socialiste Libertaire (S), du Réseau No Pasaran, des Réseaux Maloka, Sans-Titre, et autres Caravanes anti-capitaliste… Des anarcho-syndicalistes des CNT ou de syndicalistes libertaires affiliés à d’autres centrales, des petits groupes autonomes regroupés autour d’une revue, d’un fanzine, d’un site Web, d’un projet artistique ou culturel, d’un squatte, d’une communauté rurale… mais aussi des libertaires conseillistes et autres anti-autoritaires révolutionnaires non directement rattachés à l’anarchisme historique, mais aussi des nombreux individuel-le-s de l’anarchie non organisée, parfois non revendiquée mais vécue, bref de toutes celles et de tous ceux qui voudront apporter leur pierre à l’édifice, sans renier ce qu’ils/elles sont et d’où ils/elles viennent mais sans faire de leur drapeau, de leur étiquette, de leur spécificité un fétiche, une provocation, un obstacle.

Complémentarité active.

Mais pour que ces réponses surviennent, encore faut-il que ces familles d’affinité, ces orga, ces individu-e-s se rencontrent avec une authentique volonté de partage et d’évolution, avec une authentique volonté de complémentarité active. Par complémentarité active, nous évoquons une complémentarité qui ne serait, ni une simple juxtaposition plus ou moins distante des différences, ni une unité uniformisante ou formelle, mais une synthèse dynamique de ces différences.

Pour que cette complémentarité émerge progressivement du brassage des expériences et des réalisations, nous avons impérativement besoin d’un cadre de débat, de travail et d’information réciproque qui puisse accueillir toutes les tendances historiques et sensibilités contemporaines de la mouvance libertaire. Ce cadre pourrait émerger peu à peu à travers des rencontres régulières entre tou-te-s celles et ceux qui partagent ce besoin d’unité et de complémentarité active. Lors de ces rencontres, dont la forme et la périodicité restent à décider, les participant-e-s échangeraient au sujet de leurs expériences récentes (implications dans des luttes, projets alternatifs, réalisations d’outils militants, etc.), alimenteraient des réflexions et des débats thématiques, stimuleraient l’exploration commune d’un projet anarchiste social susceptible de rallier toutes les composantes de la mouvance libertaires prêtes à travailler dans cette perspective rassembleuse.

Le but de ce brassage ne serait pas uniquement de s’informer mutuellement et de poser les bases d’une reformulation synthétique de l’anarchie. Il serait également de mieux se connaître, de briser les préjugés et les barrières, de partir à la découverte les un-e-s des autres avec un esprit ouvert et constructif. Car le travail de rapprochement et de dépassement ne peut pas être exclusivement intellectuel – par exemple la rédaction d’une charte, l’élaboration d’un document qui fusionnerait le meilleur des différentes familles participantes tout en l’adaptant aux défis contemporains, la publication d’une revue théorique commune, etc.-, il passe nécessairement par l’enrichissement humain réciproque et implique l’amélioration et l’approfondissement des relations.

Nous l’avons déjà dit, un tel projet ne peut naître que s’il associe dés le départ des représentant-e-s de toutes les familles d’affinité et des individu-e-s de tous horizons. Il ne peut naître que de la diversité pour s’adresser à la diversité. Il ne peut naître que d’un dépassement pour susciter le dépassement. On ne transmet le feu que si l’on en possède un peu, même sous forme de braise. Attention aussi à la tendance récurrente à la cooptation étroite, au fonctionnement par sympathie naturelle qui limite souvent la richesse du brassage. Faire l’effort d’aller vers celui ou celle qui ne nous attire pas spontanément, vers celui ou celle que l’on ne comprend pas spontanément, vers celui ou celle qui nous demande un effort de communication particulier, de persévérance, de réflexion, c’est déjà poser les bases d’un dépassement fructueux.

S’il est indispensable de proposer un cadre capable d’accueillir sans discrimination l’ensemble des sensibilités anti-autoritaires, il n’est pas envisageable, du moins tant que le processus ne se sera pas fortifié et affirmé, d’accueillir les hostiles. Les personnes ou courants opposé-e-s à la démarche d’unité, retranché-e-s dans des positions polémiques stérilisantes ou un scepticisme dur, torpilleraient la dynamique d’unité avant même qu’elle ne prenne forme. Le débat avec les polémistes et les hostiles pourra avoir lieu – nul n’est jamais exclu du débat – dans une phase ultérieure. Dans une première phase, il semble sage de ne confronter que des personnes ou groupes peut-être très différent-e-s dans leurs approches mais ayant en commun, au minimum, la volonté ferme de travailler à l’unité et un espoir sincère de réussir.

Il n’est pas inutile d’insister. Le but de telles rencontres, si nous voulons qu’elles soient fructueuses, ne se limiterait pas à un face à face tolérant de nos divergences, comme dans les réunions œcuméniques où l’on apprend à «mieux connaître l’autre» mais d’une façon tout à fait formelle, sans profondeur, sans jamais remettre en question le credo de son église. Un tel face à face serait relativement stérile. Le travail de synthèse – car il s’agit bien de cela malgré les difficultés à utiliser ce mot - n’est pas la formation d’un syncrétisme, d’une addition hétéroclite de bouts d’anarchismes disponibles sur le marché et vaguement colmatés avec des bons sentiments, mais une transcendance de l’existant, une reformulation de l’héritage commun préservant celui-ci tout en le dépassant et l’ajustant aux besoins actuels. Ce projet est autrement plus ambitieux et délicat mais aussi, paradoxalement, beaucoup plus réaliste (car les «additions hétéroclites» finissent toujours par éclater sous la double pression de leurs contradictions internes et des attaques extérieures), même si nous n’en discernons pas encore clairement les contours, même si, comme le dit très lucidement Jean-Marc Raynaud, «l'ébauche d'une solution est sans doute à rechercher en dehors des sentiers battus de l'histoire de la quête de l'unité».

Gestation lente.

Cette complémentarité active ne naîtra pas du jour au lendemain. Elle prendra vie peu à peu à travers nos efforts et notre obstination à la mettre au monde. Un certain processus de maturation, qui durera peut-être des années, sera nécessaire. L’expérience montre que vouloir brûler les étapes, accélérer artificiellement la maturation de la conscience et de la capacité, produit des dérives centralisatrices, voir autoritaires et une certaine superficialité des solutions. Un processus mettant réellement en œuvre la participation de toutes et tous par la base est forcement lent et progressif, il suppose de s’inscrire dans une perspective à long terme : celle du monde futur que nous voulons bâtir. La conscience aiguë de poser les fondations d’un autre monde doit nous pousser à la recherche de la qualité, laquelle est souvent incompatible avec la hâte.

La volonté trop affirmée d’une minorité pressée d’aboutir, la tentation des raccourcis décisionnels feraient immanquablement avorter la démarche. L’accomplissement d’un travail de fond impliquant vraiment toutes les sensibilités, toutes les richesses, même les plus discrètes ou les plus atypiques, exige la patience. C’est une clé de la réussite. Des difficultés surviendront inévitablement, la patience aidera à les surmonter sans le recours à l’exclusion, ou à la facilité des solutions techniques souvent arbitraires et contre-productives à long terme. La plupart des théoriciens de l’anarchie ont bien mis en évidence – et notre expérience le confirme – que c’est souvent pour tenter de résoudre artificiellement les antagonismes, les disharmonies, que l’on recourt à l’autorité. La volonté d’obtenir l’unité et l’ordre, à tout prix, rapidement, sans prendre le temps d’aborder les problèmes à la racine, sont presque toujours les fondements de le prise de pouvoir. A l’origine de cette dérive, on ne trouve pas forcément la soif de domination et l’ambition personnelle mais parfois, simplement, le désir ardent d’en finir avec une période de paralysie ou de chaos, le désir sincère de faire avancer la cause, de débloquer une situation et de gagner en efficacité. «L’enfer est pavé de bonnes intentions» dit le proverbe.

La démarche d’unification serait également susceptible d’offrir un espace de gestion des conflits, pour reprendre l’expression de Jean-Marc. Un espace où l’on apprendrait à vivre les divergences de façon constructive et…libertaire! La société anarchiste n’est pas et ne sera jamais une société lisse, sans oppositions ni contradictions. Sur ce point, ce qui différencie la société anarchiste de la société autoritaire n’est pas l’absence d’antagonismes mais une façon différente de gérer les antagonismes. Dans la mesure où nous renonçons à l’autorité du juge, de la loi et du pouvoir pour trancher les différents, un nouveau rapport aux conflits et une nouvelle approche pratique de leur régulation reste en grande partie à découvrir et à expérimenter, comme le reste. Nous évoquons souvent notre volonté de supprimer les tribunaux mais nous n’avons pas encore renoncé à nous juger les uns les autres et les conflits entre libertaires ne se sont pas raréfiés au point de laisser présager qu’une société réellement nouvelle est en train d’émerger dans nos groupes.

Les conflits peuvent avoir différentes origines. Ce sont parfois des conflits de sensibilités d’action, des conflits d’analyses et de méthodologies, mais ce sont aussi bien souvent des conflits directement liés ou aggravés par des comportements négatifs individuels. Il y a encore un certain tabou à aborder la question des comportements destructeurs et stérilisants dans la mouvance libertaire. La brochure de Jean-Marc n'aborde pour ainsi dire pas la question des comportements comme obstacles à l'unité (manque d'écoute, attitude dominatrice, égotisme, rigidité caractérielle, ambition, besoin de reconnaissance, orgueil, impulsivité, etc.). Pourtant, reconnaître avec lucidité ces obstacles et chercher des moyens efficaces pour les gérer collectivement est capital.

Un des manques actuels des groupes libertaires, organisés ou non, semble être de ne pas parvenir à identifier leurs propres ressources humaines et à exploiter (au bon sens du terme!) ces ressources pour solutionner la question des comportements négatifs.

Nous avons toutes et tous des potentiels différents, c'est ce qui fait la nécessité de la vie en société. Un grand pas en avant sera fait lorsque nous parviendrons à reconnaître les qualités et compétences des un-e-s et des autres et à encourager la mise en oeuvre de ces qualités et compétences. Ce ne sont pas toujours ceux et celles qui s'affirment le plus et qui sont les plus connu-e-s qui ont le plus de capacité à œuvrer dans ce sens...

Par exemple, il y a dans toutes communautés humaines des personnes plus douées que d'autres pour écouter avec patience et impartialité, pour apaiser, pour créer des ponts ou des médiations, pour susciter un esprit de conciliation, de réconciliation, etc. Pourquoi ne pas utiliser les capacité de ces personnes et les mandater pour des démarches de pacification, de rétablissement d'un dialogue rompu, de réamorçage d'une relation?

Il y a aussi des personnes plus douées que d'autres pour dénoncer un comportement inacceptable et rappeler la nécessité de respect de l'autre, mais avec tact, sans humilier ou agresser, sans manichéisme ni moralisme, en restant constructif, etc. Pourquoi ne pas utiliser ces personnes pour aider ceux ou celles qui posent problème à évoluer (sans les juger, j'insiste là dessus, hors de question de récréer des tribunaux! Il est possible d’avoir une opinion sur un comportement sans juger la personne), à changer d'attitude ?

Les états généraux pourraient être une bonne occasion d’aborder ensemble ce genre de problématiques et de dépasser les non-dits et autre politique de l’autruche en la matière.

Le problème de la structuration.

Outres les rencontres régulières, il est possible d’envisager une forme de coordination ou de secrétariat rudimentaire, en vue de mettre à disposition une base de donnée informative sur le processus. Dans ce domaine une prudence et une vigilance particulières s’imposent dans la mesure ou un simple outil de coordination peut vite devenir, si l’on y prend pas garde, un centre de décision détaché de la base. Il est important de veiller à ce que la dynamique de rassemblement n’accouche pas d’une organisation formelle (du moins pas en amont d’une étape initiale de défrichage collectif suffisamment aboutie), à ce qu’elle reste fluide et évolutive. Toute rigidification fonctionnelle ou structurelle, toute récupération ou accaparement de la démarche par l’une ou l’autre orga refouleraient immanquablement tout-e-s les participant-e-s qui n’attendent plus rien des solutions d'unification organisationnelle et qui ont souhaité jusqu’à présent se tenir prudemment à distance des lourdeurs structurelles ou des amorces de centralisation ou d’hégémonie.

Il ne s’agit pas non plus de dresser la démarche d’unification contre les organisations libertaires, comme Mao déclenchant la révolution culturelle contre les cadres du PC chinois (en vue d’une reprise en main du pouvoir et non d’une transformation de fond du régime…). La démarche d’unification ne joue pas contre les organisations existantes mais dans une autre perspective, une autre logique. Les orga actuelles ont leur histoire et leur raison d’être, même s’il y a à l’origine de leur création de bonnes et de moins bonnes raisons. Ces organisations apportent ce qu’elles peuvent au mouvement libertaire global et correspondent à un certain stade de maturité, de conscience et de développement du militantisme collectif. Les saborder, sans avoir expérimenté et mûrit les possibilités d’un autre stade d’«agir ensemble», n’aurait pas de sens. Les organisations actuelles ont des défauts et des faiblesses, elles véhiculent aussi des tendances centralisatrices et autoritaires, font parfois le lit de privilèges ou de « rentes » de situations, mais elles jouent aussi un rôle positif en évitant un éparpillement et une inconsistance encore plus grande du mouvement libertaire.

On peut se plaindre du pouvoir larvé qui pointe de temps à autre son nez dans les organisations libertaires mais n’oublions pas que l’apparition du pouvoir et de la centralisation ne se fonde pas que sur la pulsion dominatrice vivante en chacun-e d’entre nous. Elle se fonde aussi sur la passivité, le moutonnisme, l’irresponsabilité, la paresse, la recherche de confort et de facilité, la fascination pour les leaders, le manque d’esprit critique, d’autonomie, de courage, bref, sur tout ce que La Boétie résumait sous l’appellation de «servitude volontaire». Tant que les racines de la servitude volontaire sont encore en nous (et elles le sont à divers degrés…), un fonctionnement totalement dépourvu d’autorité est illusoire. Il ne s’agit pas, par ce constat, de justifier le pouvoir et le centralisme, mais de comprendre que démolir ce qui existe sans assurance de mettre quelque chose de mieux à la place comporte plus de risques que d’avantages. Par contre, nous pouvons faire en sorte que la démarche d’unité, sans mépriser les organisations actuelles ou les mettre délibérément en difficulté, cherche à en dépasser les limites et les aspects les plus problématiques, cherche d’autre voix pour l’action collective libre. Si le processus porte des fruits, nous verrons bien ce qu’il adviendra des orga actuelles, si le processus s’enlise et n’abouti pas, nous n’aurons au moins pas sacrifié nos outils existants. Casser les structure actuelles pour les reconstruire un peu plus loin sous de nouveaux vocables et avec de nouveaux leaders, comme cela c’est toujours produit jusqu’à présent, est perte de temps. Essayons réellement de vivre autre chose !

De véritable synthèse il n’y a jamais eu et les organisations qui s’affirment synthésistes ne l’on pas réellement suscitée. Pourquoi ? Parce qu’une vraie synthèse ne peut pas venir d’une organisation en tant que telle, elle ne peut pas venir d’un mode de fonctionnement collectif en soi. Elle ne peut venir que des consciences et de la volonté des individu-e-s. Une organisation peut éventuellement favoriser ou limiter cette conscience et cette volonté (en étant plus ou moins évolutive, souple, prête à se remettre en question de façon permanente, prête à encourager un vrai débat en son sein sans discrimination ou langue de bois, etc.), mais elle ne peut pas l’engendrer. Aucun système, aucune solution technique, ne remplaceront jamais la volonté des individu-e-s et des groupes d’aller les uns vers les autres, de se connaître, de vivre une union féconde, de vivre une solidarité authentique, de mettre en avant ce qui les uni plutôt que ce qui les opposent. S’il n’y a pas eu de synthèse, en tout cas pas de synthèse suffisamment approfondie et ample, jusqu’à présent, cela vient essentiellement du fait qu’il n’y a pas eu assez de personnes demandeuses de cette synthèse, individuellement et collectivement demandeuses. Mais aussi peut-être parce qu’il n’y a pas eu assez de personnes confiantes en la possibilité d’aboutir, prêtes à s’engager dans ce sens avec détermination malgré les obstacles inévitables et les difficultés certaines. Enfin, peut-être également parce que le mythe de l ‘unification par la structuration, l’organisation formelle, a égaré les tentatives passées. Nous devons enfin réaliser qu’aucune organisation, en tant que telle, n’a jamais engendré la conscience collective (au sens de lucidité et de volonté partagées, de dynamique intérieure commune), l’entraide et la fraternité. Ces denrées relativement rares ne se décrètent pas, ne se fabriquent pas, ne se concrétisent pas en produisant une forme, une dénomination, un fonctionnement, un label. Elles naissent en dedans des personnes qui le choisissent et qui les développent volontairement et librement. Lorsque ces capacités humaines et relationnelles se développent, la question de l’organisation devient secondaire. Lorsque la conscience et la responsabilisation collectives sont en bonne santé, la cohérence et l’harmonie sont produites par le fait même, dans l’élan naturel qui nous pousse les un-e-s vers les autres pour fusionner nos forces, dans la mutualisation volontaire et multiforme des actions et des démarches diverses. C’est surtout lorsqu’elles font défaut que l’on confie aux structures le soin de compenser leur absence et même de se substituer aux relations vivantes et à la cohérence naturelle.

L’unité doit émerger et trouver son équilibre en amont de l’organisation. Une fois l’unité produite, une distribution fonctionnelle et une coordination légère peuvent s’avérer utile. Dans cette optique, tant que l’organisation sert l’unité et la solidarité authentiques, elle reste à sa place et demeure souple et évolutive. Elle ne fait qu’«optimiser» une dynamique déjà existante. Mais lorsque l’organisation devient une prothèse, un artifice qui vient tenter de masquer ou de compenser l’incohérence et la dispersion, le manque de solidarité effective, toutes les dérives bureaucratiques et autoritaires deviennent possibles. Moins il y a d’unité vraie et de fraternité profondément ressentie et plus l’organisation se cristallise, pèse sur les individus, devient directive dans l’espoir de maintenir ensemble les énergies qui s’éparpillent et se stérilisent les unes les autres. L’unité est voulue, produite par l’effort de libres associé-e-s, cultivée en toute conscience, perpétuellement reconquise par la base (il ne s’agit pas de spontanéité magique) ou elle devient un forme illusoire et mensongère, un carcan rouillé, une coquille vide qui ne tarde pas à se fissurer. Certaines organisations, faisant le pari de l’unité et de l’efficacité par la structure et par l’homogénéité doctrinale, ont parfois marqué des points transitoirement mais n’ont pas résolu dans la durée la question de la division interne et de la cohérence. Les artifices – même partant de bons sentiments ou d’une volonté légitime d’efficacité - se retournent toujours, à un moment ou à un autre contre eux-mêmes. Les orga volontairement homogènes et solidement structurées ont fini par éclater, scissionner ou imploser comme les autres.

L’unité est vivante ou elle n’est pas. Ce n’est pas une question de cadre. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille attendre béatement le surgissement spontané de l’unité. Il est possible de travailler à favoriser cette unité, de l’aider à accoucher d’elle-même, mais à vouloir contraindre l’accouchement aux forceps (solutions techniques déconnectées d’une maturité et d’une conscience effective) on ne débouche que sur de nouvelles impasses ou déceptions, quand on ne trahit pas purement et simplement les fondements même de l’espérance anarchiste.

La procédure, la méthode n’est qu’une forme. On peut changer la forme et débloquer momentanément une paralysie. Mais sans s’attaquer aux causes profondes, sans solutionner réellement les antagonismes, on engendre à plus ou moins long terme de nouvelles difficultés. L’efficacité n’est pas à rechercher dans les solutions techniques telle que la définition de seuils de majorité, comme le suggère Jean-Marc (pourquoi jeter aux orties les principes d’unanimité ou de consensus aussi rapidement, sans en faire une critique poussée et sereine?). Il est probable qu’un changement de procédure ne résoudra pas les divergences d’intérêts ou de choix sur le fond et provoquera plutôt des formes de clientélisme et d’alliances tactiques ponctuelles en vue de produire des majorités, ou provoquera carrément des nouveaux conflits sur fond de frustration des minoritaires. Pourquoi sacrifier les minorités à la majorité? Au non de l’efficacité? N’y a t-il pas d’autres façons de procéder? Les avons nous toutes expérimenté? En cas de désaccord, nous donnons-nous réellement et honnêtement les moyens de travailler au consensus sur la base de compromis acceptables? Ne capitulons nous pas le plus souvent face aux difficultés et aux tensions engendrées par le débat? Pire, ne nous laissons nous pas le plus souvent enfermer dans nos certitudes ou emporter par l’irritation et l’impatience? Et en cas de désaccord profond, nous donnons-nous la possibilité d’expériences divergentes parallèles (lesquelles n’impliquent pas nécessairement une rupture)? Dans la plupart des cas, plutôt que de polémiquer de façon théorique, ne serait-il pas plus constructif de conduire à leur terme des démarches divergentes et de confronter des bilans objectifs et dépassionnés de ces expériences pour alimenter les débats sur une base concrète, en vue, si possible, d’un nouveau consensus? (Consensus et unanimité ne recouvrent d’ailleurs pas les mêmes réalités, mais approfondir cette question importante n’est pas l’objet de ce texte).

L’urgence est de cultiver, dans nos têtes et dans nos actes, une conception de la diversité qui ne soit pas exclusiviste ou sectaire (le sectarisme étant une forme d’isolement collectif, une incapacité à s’ouvrir sur d’autres types de collectifs pour se laisser féconder par leur spécificité et leur expérience). La diversité n’est pas en soi un obstacle à l’unité ni un facteur de conflits. La diversité est nécessaire et positive, elle est même un des fondements de la société libertaire que nous voulons construire, comme contrepoids perpétuel à la fossilisation idéologique, au dogmatisme et à la prise de pouvoir qui va souvent avec. La société libertaire n’est pas un modèle unique et fermé, décidé une fois pour toutes mais un processus évolutif et multiple, correspondant aux possibilités et aspirations variées de l’humanité. L’idéologie croit saisir la vie en l'immobilisant et se faisant, elle la tue. Définir la cité idéale, avant de l'avoir atteinte, ferme l'horizon, jette immanquablement les bases d'une prison. Par essence rigide et étroite, l'idéologie (comme la religion, sa sœur déiste) ne peut pas appréhender la diversité infinie des circonstances, des lieux, des individualités et de leurs entrelacements. Ainsi, les constructions sociales impeccables (sur le papier et dans l'incantation des slogans), les méthodes « clés en mains » d’autogestion et de fédéralisme, se révèlent le plus souvent inapplicables dans le réel. Pour se réaliser, l'idéologie ne peut que faire entrer de force la réalité foisonnante et rebelle dans son moule théorique, elle ne peut que broyer la personne et tendre inexorablement vers l'alignement des consciences et l'uniformisation des pratiques. A cause de cela, une société libertaire digne de ce nom ne peut pas être un modèle unique et définitif mais un cadre d’utopie libertaire : Le lieu de tous les possibles. Il s’agit non d’une société décrétée mais d’un vaste éventail d'associations humaines au sein duquel l'expérimentation sociale peut être faite, des visions multiples du bonheur réalisées. La conception de l’anarchie comme méthodologie (et non comme idéologie), comme cadre d’expérimentation utopique s’appuyant sur un certain nombre de principes, valeurs et repères de bases, mais non comme religiosité (comme superstition, comme rituel figé, traditionaliste, fermée à la critique et au mouvement où comme liturgie tournée vers le passé idéalisé et fantasmé des premiers «apôtres» et des rêves de pureté doctrinale…), est de toute première importance. Nous ne pouvons donc qu’encourager la diversification des démarches et des familles de projet, la multiplication des «laboratoires» de la liberté vécue.

Dans ce cadre, chacune et chacun est libre de travailler plus spécifiquement avec le groupe d’affinité qui lui convient sans pour autant mépriser les autres approches ou considérer qu’elles sont forcément erronées ou des «trahisons de la cause». S’il est utopique (au mauvais sans du terme) de vouloir à tout prix réunir dans l’action des personnes aux démarches ou sensibilités trop distinctes – en ce sens la quête des «plateformistes» n’est pas inintéressante – ce constat de sagesse et de réalisme n’implique nullement l’état d’esprit de division et d’isolement actuel des groupes, ne justifie aucunement l’enlisement dans les préjugés, les bouderies et les conflits.

Les principaux obstacles à surmonter.

Le problème actuel n’est pas dans cette diversité là, qui ne peut être que précieusement cultivée et qui devrait même être encore plus audacieuse et créative dans l’avenir. Le problème actuel est dans le non-échange entre ces multiples composantes de l’exploration libertaire. Chaque composante reste seule, où quasiment, avec sa vérité, sa pratique, son expérience propre, parfois gardées jalousement, labellisées. Le problème est dans le non-dialogue, dans le fait que chaque composante ne voit pas trop ce que les autres peuvent lui apporter d’enrichissement ou de stimulation, ne voit pas que c’est dans le brassage et la confrontation qu’augmente le niveau de connaissance, d’intelligence et d’efficacité globale. On reste indéfiniment sur de vielles querelles historiques, de vieux désaccords, d’anciennes ruptures, d’anciennes tentatives au goût amer d’échec. On se laisse empoisonner par des disputes, des incompatibilités de caractère qui n’ont souvent rien ou pas grand chose à voir avec des questions de fond. La susceptibilité, les rivalités de personnes, la médiocrité de l’écoute, le besoin de se mettre en valeur, etc. savent se déguiser avec des fringues politiques mais n’en restent pas moins ce qu’ils sont : des facteurs de division, de découragement et de perte d’énergie incroyables.

La plupart du temps, la méfiance et le scepticisme dominent le contact, lorsque contact il y a. Dans le meilleur des cas, on en reste à la tolérance molle ou à l’indifférence cordiale. On estime qu’on a déjà fait un grand pas vers l’autre lorsqu’on a défilé à ces côtés derrière une bannière noire et rouge, et qu’il ne faut pas en demander davantage. Mais se retrouver ponctuellement lors de manifs ou de mouvements sociaux n’est pas suffisant, même si ce n’est pas inutile et que des ouvertures se font parfois dans ce contexte.

La synthèse est un effort de dépassement et un travail personnel et collectif. La synthèse ça coûte et ça éprouve. De fait, il est souvent plus confortable d’en rester à la thèse ou à l’anti-thèse, de se réfugier dans le cercle restreint et sécurisant de ceux-qui-pensent-comme-nous. Et puis oser ce travail de synthèse, c’est prendre le risque d’être perçu comme un traître par tous les camps en présence, c’est prendre le risque de déplaire à Paul parce qu’on travaille avec Pierre, prendre le risque de tisser des liens avec Jacques en sachant que cela ne facilitera pas la relation avec Pierre, etc. tout en s’efforçant de maintenir une relation honnête et ouverte avec Paul, Pierre et Jacques et, pourquoi pas, d’aider à leur rapprochement mutuel. Bref, le travail de synthèse est une posture inconfortable, instable et insécurisante, souvent perçue de l’extérieur comme de la compromission, de l’opportunisme ou du laxisme face aux «hérétiques» et autres «déviants», parfois même perçue comme une tentative de récupération ou d’infiltration. Bref, c’est pas de tout repos. Prendre le risque de se faire mal voir par son orga ou sa famille d’affinité traditionnelle (laquelle peut ne pas être organisée mais être aussi lourde qu’une orga, les structures mentales étant aussi pesantes parfois que les structures formelles), parce qu’on entame un dialogue avec l’ennemi ou le rival, demande du courage. Ce courage nous ne l’avons pas souvent. En ce sens, Jean Marc a bien raison d’insister sur le fait que ceux et celles qui oseront cette démarche de synthèse active, bien que ne reniant pas leurs attachements à leurs origines respectives, vont être « critiqué-e-s dans leurs patries respectives » et se retrouver dans la posture délicate de ceux qui « restent dedans tout en étant, déjà, ailleurs, dans le futur en gestation ».

Il s’agit aussi du courage de voir ses propres limites et ses propres manques et à partir de là de s’ouvrir sur les autres pour chercher la complémentarité. En plus de nos petits orgueils, de notre petite suffisance et de nos petits préjugés, nous héritons tous à divers degrés d’une culture individualiste qui ne facilite pas les choses. Je ne parle pas ici de l’individualisme comme affirmation saine et nécessaire de l’individualité unique, force précieuse de résistance au troupeau bêlant comme disait ce cher Nietzsche, mais de l’individualisme dissolvant, en grande partie produit et encouragé par l’état et le capital. Tant pour l’état que pour le capital, une population atomisée par l’individualisme est une population que ne se mobilise pas efficacement et durablement au niveau de luttes collectives…

Pour le capital, plus nous sommes isolés les uns des autres, moins nous partageons et mettons en commun et plus nous multiplions notre potentialité de consommation de biens et de services marchands. Quant à l'appareil administratif d’état, en maintenant les hommes et les femmes à distance les un-e-s des autres, en s'imposant comme intermédiaire obligatoire dans les domaines fondamentaux de la vie collective (arbitrage, sécurité, éducation, solidarité...), il a largement contribué à la dispersion et à l’isolement des individus tout en prétendant apporter la cohésion. La logique de spécialisation, de professionnalisation (toujours sous le contrôle de l'état), de certaines qualités et compétences humaines nous ont rendus presque aveugles sur les aptitudes naturelles de ceux qui nous entourent, nous ont incités à nous décharger sur les institutions qui ont acquis un quasi-monopole, de droit ou de fait, dans un secteur déterminé. Le service public accaparé par l’état a court-circuité l'échange naturel de service, la réciprocité du don, restés vitaux dans des sociétés dépourvues de prise en charge centralisée. A force d’être pris-e-s en charge, dirigé-e-s, assisté-e-s, enclos dans des statuts prédéfinis par l’état, nous avons fini par oublier que nous avons besoin les uns des autres. Pour le moins, ce besoin est devenu beaucoup plus théorique, imperceptible. Nous avons perdu en partie le sens et le goût des échanges, de la complémentarité, ainsi que les savoir-être et savoir-faire qui les concrétisent. Plus une société est "systématisée", plus ses membres deviennent inaptes à se connaître et à tisser des relations créatrices et réellement socialisantes, moins ils éprouvent la nécessité de se rechercher les uns les autres, de se découvrir, de puiser dans leurs richesses réciproques.

Bref, partir à la recherche de l’autre, travailler à la synthèse sociale, à l’harmonisation dynamique des spécificités personnelles ou de groupes n’est plus du tout évident pour nous. Cette capacité n’a jamais existé de façon idéale dans l’humanité, certes, mais elle a certainement atteint son niveau le plus bas dans notre occident contemporain, où le degré de solitude, de handicape relationnel et d’égotisme forcené est, il me semble, sans précédent historique. Même si les libertaires s’efforcent de faire front contre cette situation, ils et elles en sont tout de même en partie les héritier-e-s et victimes par imprégnation culturelle. Sous différents aspects, nous sommes encore bien les produits de cette société que nous voulons détruire, et nous sommes encore loin de refléter les qualités humaines et les capacités d’autonomie et de fraternité qui rendront viable la société anarchiste pour laquelle nous nous battons.

Ce que nous devons produire n’a jamais réellement existé. Notre pari d’un monde sans hiérarchies, sans chefs, sans structures (formelles ou culturelles) de domination, sans exploitation et sans aliénation est un pari fou. Mais cela tombe bien, nous sommes asses cinglé-e-s pour relever ce défi. Dans le cadre de ce défi, la question de l’unité est très importante. La conquête de notre unité – mais non de notre unification structurelle – serait un facteur considérable de crédibilité parce que les divisions et conflits qui traversent notre mouvement éveillent inévitablement la méfiance et le scepticisme chez ceux et celles qui nous observent (et même au sein du mouvement où les querelles découragent parfois jusqu'aux plus ardents d'entre-nous). Ceux et celles qui nous observent se disent que notre incapacité à gérer de façon constructive nos propres désaccords laisse présager assez négativement de nos capacités à construire une société harmonieuse et solidaire à grande échelle. A nous de les convaincre et de les enthousiasmer en faisant la démonstration que nous sommes capables de vivre entre nous cette autre société que nous voulons voir s’épanouir sur la terre demain. Notre ambition va plus loin qu’un simple changement de structure sociale et économique, elle vise la transformation en profondeur des relations humaines et des comportements individuels et collectifs. Sans cette révolution au cœur de l’humain la révolution sociale ne tardera pas à renouer avec les systèmes qu’elle aura abattus.

L’anarchiste n’est pas seulement actif dans la société, il est aussi un acteur de sa propre re-création personnelle. Kropotkine avait bien perçu en son temps cette nécessité : « On sent la nécessité d’une révolution, immense, implacable, qui vienne, non seulement bouleverser le régime économique basé sur la froide exploitation, la spéculation et la fraude, non seulement renverser l’échelle politique basée sur la domination de quelques-uns par la ruse, l’intrigue et le mensonge, mais aussi remuer la société dans sa vie intellectuelle et morale, secouer la torpeur, refaire les mœurs, apporter au milieu des passions viles et mesquines du moment le souffle vivifiant des passions nobles, des grands élans, des généreux dévouements. (…) Si la révolution s’impose dans le domaine économique, si elle devient une impérieuse nécessité dans le domaine politique, elle s’impose bien plus encore dans le domaine moral. Sans liens moraux, sans certaines obligations, que chaque membre de la société se crée vis à vis des autres et qui bientôt passent chez lui à l’état d’habitude il n’est pas de société possible.(…)L’homme comprend de plus en plus que le bonheur de l’individu isolé n’est plus possible ; qu’il ne peut être cherché que dans le bonheur de tous, le bonheur de la race humaine. Kropotkine ne se réfère pas dans ce texte à la «morale» hypocrite des systèmes religieux mais à un principe beaucoup plus profond et naturel «l’identification de l’individu avec tous ses semblables», «un sentiment de solidarité, avec chacun et avec tous, qui dit à l’homme : Si tu veux être heureux, fais à chacun et à tous ce que tu voudrais que l’on te fît à toi-même. Et cette simple affirmation, induction scientifique, qui n’a plus rien a voir avec les prescriptions religieuses, ouvre d’un seul coup, tout un horizon immense de perfectibilité, d’amélioration de la race humaine»3.

Si nous ne plaçons pas notre révolution a ce niveau d’exigence, nous échouerons.

Thierry - Strasbourg le 20/04/01

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1 Unité pour un mouvement libertaire – Éditions du Monde libertaire – Paris Édition Alternative Libertaire – Bruxelles.

2 Proudhon écrivait à une époque ou l’idée de synthèse n’était pas encore connotée dans le cadre des affrontements de tendances du mouvement anarchiste, tout au long de notre texte nous reprenons de même le terme de synthèse avec la volonté de nous tenir à l’écart des connotations historiques prises pas le mot. En utilisant le mot synthèse, nous ne l’opposons pas à l’idée de plate-forme, nous traduisons l’idée d’une intégration des oppositions dans une perspective de dépassement constructif, sans perdants ni gagnants, profitable aux oppositions initiales.

3 Kropotkine – Paroles d’un révolté.