Nationalisme et communisme en Yougoslavie1

Un itinéraire ambigu : Ante Ciliga (1898-1992)

Philippe Bourrinet

C'est avec une extrême discrétion qu'a été signalée dans la presse française (Le Monde du 28 octobre 1992), en quelques maigres lignes, le décès d'Ante Ciliga, à Zagreb (Croatie), sans précision aucune sur la date de la disparition (21 octobre) de celui qui est présenté comme un " ancien dirigeant du Parti communiste yougoslave " ayant connu les camps staliniens et ceux des oustachi croates. Mais c'est avec un certain éclat qu'a été célébré en février 1998 en Croatie le centenaire de la naissance de Ciliga, présenté comme un "patriote", "digne enfant du pays", lui qui fut reçu personnellement en 1990 par le général-président Tudjman (Croatia Weekly, Zagreb, 26 mars 1998).

Ante Ciliga - prononcer " Tsiliga " - est devenu la figure emblématique de l'opposition au stalinisme et au " système bolchevik " du capitalisme d'Etat mis en place par Lénine, Trotsky et Staline, par un livre-témoignage, son livre majeur, Au pays du grand mensonge1. Dans ce livre publié en français, en 1938, republié, traduit en plusieurs langues semble s'être incarné Ciliga ; au point de faire oublier l'itinéraire tourmenté, finalement ambigu, de toute une vie politique qui ne s'est pas arrêtée aux années trente.

Pour des générations de militants issus de l'opposition au stalinisme, et aussi pour les historiens du mouvement ouvrier, le nom de Ciliga évoque la lutte irréductible d'une opposition marxiste de gauche au stalinisme, dès les années trente, à l'époque où les quelques voix qui s'élevaient dans le milieu ouvrier et intellectuel fidèle aux principes du socialisme humaniste de Marx étaient couvertes par les campagnes staliniennes et "démocratiques" vantant les prodigieux résultats du "socialisme dans un seul pays". Des " compagnons de route " comme Aragon cherchaient à démontrer les vertus de la Russie " socialiste " et chantaient le GPU et Staline dans des "poèmes". Bien avant qu'à l'occasion de la Guerre Froide, on " découvre " la réalité de l'URSS, par le témoignage de Khravchenko et d'autres, et qu'ensuite, avec l'usure historique du stalinisme, les " compagnons de route " se changent en adversaires virulents du " communisme ", une voix s'était fait entendre qui, à la gauche du stalinisme et du trotskysme, dénonçait le système de capitalisme d'Etat mis en place par Lénine et Trotsky, et parachevé par Staline et son régime.

Rappeler ce contexte historique ne doit pas cependant dispenser de donner une véritable biographie de Ciliga. Car l'itinéraire de Ciliga est loin de se résumer à son livre. Il est traversé d'hésitations et d'ambiguïtés, riches d'enseignements pour qui étudie les rapports entre engagement "internationaliste" et vieux réflexes " nationalitaires ", chez des figures connues du communisme. A sa façon "communiste de gauche" entre 1931 et 1935, classé à gauche du trotskysme et proche de l'anarchisme, Ciliga symbolise toutes les hésitations de militants d'Europe centrale et orientale qui devinrent révolutionnaires au lendemain de la Première Guerre mondiale, tout en se cherchant - consciemment ou inconsciemment - une identité nationale. A ce titre l'itinéraire de Ciliga soulève bien des interrogations sur l'engagement "communiste" dans les Balkans.

I. - Du nationalisme croate à la Révolution mondiale.

Outre les éléments autobiographiques fournis par Ciliga lui-même, mais en croate2, nous disposons d'une autobiographie en français (1983)3. Celle-ci - bien entendu - doit être " corrigée " en fonction des faits et archives dont nous disposons.

Ciliga est né le 20 février 1898 à Ò egoti… i (Chegotitchi) dans un village d'Istrie, province de l'Empire austro-hongrois, où se mélangeaient populations italiennes, croates et autrichiennes. Les aléas de l'histoire firent que Ciliga, croate de langue et de culture, fut successivement citoyen autrichien jusqu'en 1919, puis citoyen italien jusqu'en 1945.

Issu d'une famille de paysans croates, son grand-père fit partager au jeune garçon " l'intérêt qu'il portait à la culture croate et aux luttes d'émancipation nationale dirigées contre la bourgeoisie citadine italienne et l'administration germano-autrichienne ".

Après avoir été berger familial jusqu'à l''ge de 7 ans, Ciliga fut pris en charge par son oncle vétérinaire à Mostar (Bosnie-Herzégovine) pour y entamer des études primaires, puis au lycée jusqu'en 1914. En 1912, lors des guerres balkaniques, se définissant comme " Croate de tendance yougoslave ", il commença à participer à des manifestations de rue contre le régime austro-hongrois, qui - rappelons-le - dominait la Slovénie, la Croatie, et la Bosnie-Herzégovine.

Il s'intéressait à la littérature française, mais aussi à la " Grande Révolution " trouvant ses héros chez Rousseau, Voltaire, Diderot, Robespierre et Marat. Se sentant "slave et français à la fois" Ciliga se découvrait alors plusieurs patries : " La Croatie, la Yougoslavie, la Russie et le monde slave en général étant ma première patrie, la France devint ma deuxième. "4.

Jusqu'à la guerre le jeune Ciliga fit de l'agitation anti-autrichienne au lycée, ce qui lui valut le renvoi, mesure qui ne fut reportée que gr'ce à l'intervention d'un député bosniaque. Mais après l'attentat de Sarajevo, il fut expulsé de toutes les écoles de Bosnie, et dut retourner en Istrie. A nouveau, il fut exclu du lycée " pour avoir lu et fait lire à d'autres élèves La Vie de Jésus de Renan ... Ce qui était fort dangereux en pays catholique.

1914 fit de lui un éternel nomade. La guerre avec l'Italie entraîna son évacuation en Moravie, où il termina ses études au lycée de Brno, en langue tchèque ! Mais dans ce " Manchester autrichien ", où se posait avec acuité la question ouvrière, il en vint " à considérer comme logique et probable la fin du capitalisme et l'avènement du socialisme ". Il s'agissait d'un socialisme radical, non nationaliste : "... mon ralliement au socialisme s'orienta dès le départ vers un socialisme internationaliste en opposition déclarée à l'égoïsme national qui prévalait dans les partis socialistes européens engagés dans la guerre." En particulier, il comprit que l'ultra-nationalisme tchèque, comme partout ailleurs, n'était qu'un paravent réactionnaire de la bourgeoisie tchèque, qui ne se gênait guère d'opprimer ses nationaux, paysans et ouvriers.

II. - De la Révolution russe au communisme (1917-1926)

Lorsqu'éclate la Révolution de février 1917, Ciliga faisait son service militaire dans l'armée austro-hongroise. Dès ce moment le jeune homme, 'gé de 19 ans, se sent fasciné par ceux qui veulent labourer la " terre russe en profondeur ", les bolcheviks : " La position des bolcheviks - contre la guerre impérialiste et pour la paix universelle - sans annexions ni réparations - s'était acquise ma sympathie " Mais, selon lui, le " coup de force du 7 novembre " le laissa rempli de doutes. La paix de Brest-Litovsk, en janvier 1918, le troubla dans sa "conscience" nationale, de "Slave autrichien" : " ...je me dis : Lénine n'est-il pas passé de l'opposition à la guerre impérialiste à la paix avec l'impérialisme allemand et autrichien, en nous laissant, nous, Slaves autrichiens, sous le joug des Allemands et des Hongrois ? "5.

Tout en menant ses études universitaires, Ciliga adhère au Parti socialiste croate au moment même où se forme la Yougoslavie. Celle-ci ne suscite guère son enthousiasme, car placée " sous le signe de l'Etat bourgeois ", et dominée par le peuple serbe que Ciliga, en bon patriote croate, considérait comme " prenant d'une certaine manière la place des vieux oppresseurs autrichiens et hongrois ".

Mais, malgré cette forte " fibre croate ", Ciliga va devenir très vite un internationaliste radical, courant de pays en pays à la poursuite de la Révolution ouvrière.

Lorsqu'au début de 1919 (26-27 janvier) se réunit à Zagreb la conférence - et non le congrès comme il l'écrit - du Parti socialiste croate, Ciliga est l'orateur le plus radical, et forme immédiatement une fraction autonome de gauche, fraction à partir de laquelle se crée la section croate du Parti yougoslave en 1920. Mais du 20 au 23 avril 1919, à Belgrade la minorité de gauche du parti croate, les partis social-démocrates de Bosnie et Serbie s'étaient unifiés en un Parti socialiste ouvrier yougoslave (communiste), qui avait postulé son adhésion au Komintern6.

Dès cette époque, Ciliga - mais est-ce l'effet du recul, plus de 60 ans après ? - était convaincu que l'Etat yougoslave allait éclater : " Dès février-mars 1919, j'en étais arrivé à la conclusion que le premier Etat yougoslave allait s'effondrer par manque de compréhension entre les Serbes et les Croates, bien que cet Etat commun eût été objectivement dans l'intérêt des uns comme des autres. " Il pensait alors que la résolution de ces contrastes nationaux passerait par le parti communiste international.

Se situant dans la fraction de gauche radicale, Ciliga fut vite l'objet de l'attention de la police ; et il dut quitter la Croatie. Pensant continuer ses études universitaires en France, le goût de l'aventure et de l'action le mena en Hongrie en pleine révolution (printemps 1919). Il s'engagea aussitôt dans un détachement de volontaires yougoslaves. Mais il fut vite déçu par le manque de radicalité de la Hongrie de Bela Kun dans la question agraire, par son " respect jusqu'à l'automne de la grande propriété terrienne ". Ainsi, une " révolution qui ne touche pas à la grande propriété durant les six premiers mois n'est pas une vraie révolution ; elle est condamnée à périr. " Cette indécision où il voyait l'influence modératrice de la social-démocratie hongroise le décida à s'engager plus avant dans le camp communiste. Il repassa en mai 1919 en Yougoslavie, peu de temps avant l'écrasement de la Révolution des conseils par les armées de l'Entente. Il est alors chargé d'un travail clandestin d'organisation en Slovénie, déguisé en colporteur de la presse ouvrière. Il est chef de l'organisation de Ljubljana, sous le pseudonyme de Roûiƒ 7.

Depuis 1919, le démembrement de l'Autriche-Hongrie avait fait de Ciliga, né en Istrie, un citoyen italien. Il en profita pour participer à l'organisation du parti socialiste italien maximaliste en Istrie à l'été 1920, en pleine agitation révolutionnaire en Italie.

Mais, comme il l'écrit lui-même, il fit la même expérience d'indécision " maximaliste ", qu'il avait observée en Hongrie chez les socialistes et les communistes. Pendant les occupations d'usine, il constata que maximalisme et démagogie s'alliaient à merveille avec l'opportunisme et la pleutrerie. Il fut arrêté à l'automne et passa l'hiver en prison à Trieste et Capodistria. Il pensait qu'en Italie les anarchistes seraient aussi radicaux que les bolcheviks en Russie, et que Malatesta pourrait être le Lénine italien. Il vit combien il s'était trompé.

Sorti de prison en février 1921, il se retrouve en pleine réaction fasciste. La Bourse du travail de Pola est incendiée et les organisations ouvrières détruites. Avec les paysans de son district natal, il organise une résistance armée contre les " squadristi " fascistes. En avril, à la tête de 30 hommes armés, l'affrontement laisse un mort et 5 blessés dans les rangs des chemises noires. Cette " révolte de ProÓ tina " restera fameuse8. Mais bien entendu l'armée accourut pour soutenir ces dernières, qui de surcroît bénéficiaient de l'appui des autorités dalmates, en parfaite symbiose avec l'Etat italien.

A cette époque, déjà, il interprétait la chute des conseils en Hongrie "comme la fin de la vague révolutionnaire de 1917-1919 ". La montée du fascisme le conforta dans cette idée. Aussi, pensait-il s'axer surtout sur la préparation de la prochaine vague, théoriquement et pratiquement.

De 1919 à 1924, il poursuit ses études universitaires tout en menant son activité révolutionnaire en Hongrie, Italie, Slovénie - à Prague, puis à Vienne, et finalement à Zagreb (1919-1924).

Dans l'immigration étudiante yougoslave, à Prague d'abord, puis à Vienne, Ciliga créa des noyaux communistes. A Prague, il organisa un " Club marxiste ", puis une " Fédération internationale des étudiants marxistes ". Le Tchèque Slansky, celui des procès de Prague, devait lui succéder. Connaissant parfaitement le tchèque, il entra dans le service de presse du PCT, collaborant à l'hebdomadaire SocialnR Democrat (plus tard Kommunist), et au Rudé Pruvo.

A Vienne, il continua à collaborer au quotidien communiste tchèque. Il eut surtout l'occasion - comme délégué des étudiants communistes à l'extérieur - de manifester fermement son rejet de la prétendue " tactique du terrorisme " qui avait été utilisée par une partie des jeunes communistes yougoslaves en 1921. Cette " tactique " fut officiellement abandonnée, pour passer à l'organisation conspirative illégale.

A partir de septembre 1922 et jusqu'en 1925, il accepte des responsabilités croissantes en Yougoslavie dans le mouvement communiste. En 1922, à Zagreb, il assume les fonctions de secrétaire du parti pour la Croatie et de directeur de l'hebdomadaire Borba9, l'organe légal et officieux du PCY, la presse communiste étant interdite en Serbie, et jouissant d'une grande popularité en milieu ouvrier. En 1923, il était nommé membre du comité central. Enfin, pendant l'hiver 1924-1925, comme représentant du parti croate, il devint membre du comité central du PC de Yougoslavie10.

En 1920, le PCY aurait eu 60.000 membres et il influençait directement 200.000 ouvriers adhérents des syndicats. Le Parti communiste yougoslave était en effet en pleine expansion, dans un pays où pourtant le pourcentage de la population agricole était de 76 %. Ayant formellement exclu les tendances de droite, le PCY avait adhéré à l'Internationale communiste (I.C.) au congrès de Vukovar en juin 1920. Se situant sur le terrain parlementaire, le nouveau Parti avait conquis de nombreuses municipalités, dont celle de Belgrade. Les élections municipales lui avaient donné 59 sièges. Dans une situation sociale tendue, marquée par la répression de la grève des cheminots (avril 1920), le gouvernement passa à l'offensive : il dissout la municipalité communiste de Belgrade (août 1920), chassa les conseillers communistes d'Agram (Zagreb). Finalement, le PC yougoslave qui avait tout misé sur les élections perdit tout : le 29 décembre un décret spécial (" Obznana ", i.e. proclamation) prononça la dissolution de toutes les organisations communistes et syndicales, ferma les bureaux de rédaction du PC, et livra gracieusement aux social-démocrates les clubs communistes. Une loi du 30 juillet 1921 aggravait la situation : elle mettait le PC hors la loi et le chassait du Parlement et des municipalités qu'il contrôlait La peine de mort pouvait être appliquée pour propagation du communisme11.

Dès 1921, une fraction de gauche, du nom de " Groupe de gauche du PC yougoslave s'était constituée en fraction, et avait pris contact avec le KAPD allemand "gauchiste" pour dénoncer le cours opportuniste des partis de la Troisième Internationale12.

La direction du Komintern aussi nota que le PCY avait été la victime et de sa mollesse et de son opportunisme. Il n'avait même pas publié les 21 conditions d'adhésion ainsi que les " thèses sur le parlementarisme révolutionnaire ". Pour les orateurs du IVème congrès de l'I.C., les chefs du parti yougoslave " concentrèrent toute leur attention sur les victoires électorales et se gardèrent d'effrayer les éléments petits-bourgeois en leur montrant ce qu'était un parti communiste et quelles étaient ses méthodes de lutte "13. D'autre part, autre crime impardonnable, le PCY ne possédait pas d'organisations clandestines. Ainsi, le parti se trouva démembré, et cessa presque d'exister. Même sa couverture légale, le parti ouvrier indépendant (Nezavisna radni… kapartija Jugoslavije ou NRPJ), ne réussit pas à attirer la sympathie des ouvriers : en 1923, ce dernier n'eut aucun élu dans les élections générales. Résultat piteux, qui ne s'explique pas seulement par le trucage des élections et la vigilance de la police royale. Selon des chiffres officiels, le nombre d'adhérents passa de 60.000 membres à 3.000 en 1928, pour remonter à 12.000 en 194114, mais sur des positions staliniennes grand-serbes.

Il est remarquable que dans son autobiographie et ses interviews Ciliga ne parle nullement de ces problèmes internes, de la question parlementaire, ni des oppositions de gauche dans le parti.

Ciliga acquit une envergure politique dans le parti en se confrontant au problème épineux des nationalités de l'Etat yougoslave. A cette époque, le Parti bulgare avait accusé la direction du Komintern tout comme le parti communiste yougoslave de négliger la " question nationale ".

En fait, le Komintern avait été très loin dans les concessions qu'il avait faites, sous la pression du parti russe, aux tendances " nationalitaires " dans les Balkans. La Fédération communiste des Balkans - créée en 1920 et censée réunir "fraternellement" communistes grecs, bulgares, roumains, yougoslaves et turcs - devint dès 1922 un champ d'affrontement entre Bulgares et Yougoslaves sur la question de l'appartenance nationale de la Macédoine. Or le Vème congrès de l'I.C. (1924) avait mis à l'ordre du jour la question nationale. A propos de la Yougoslavie, Zinoviev avait défini cet Etat comme " un Etat multinational dominé par la bourgeoisie serbe et composé de plusieurs peuples opprimés ". En conséquence, il préconisait la " séparation de la Croatie, de la Slovénie et du Monténégro du cadre de la Yougoslavie et leur constitution en républiques indépendantes "15. Ce congrès était aussi, notons-le, celui de la " bolchevisation " des sections du Komintern, sur laquelle Ciliga ne souffle mot.

En fait, comme le note la police italienne, Ciliga est un partisan de la bolchevisation. Dans une lettre adressée au dirigeant communiste de Trieste Felice Platone, en 1925, il se prononçait pour le système des cellules, qui allait supprimer toute liberté de débat politique dans les partis communistes, au nom de la " discipline de fer " du parti.

A cette époque, donc, il était loin d'être un opposant, et suivait la " ligne " officielle. Il se trouvait que Ciliga - contre la " droite " du parti qui prévoyait " la constitution d'une autonomie provinciale limitée "16 et la " gauche " qui préférait " laisser à la future révolution socialiste " le soin de régler la question nationale "17 - était d'accord avec l'orientation kominternienne. Déjà, dirigeant reconnu, au sommet du Parti, il proposa dans Borba (" La Lutte ") un contre-projet " radical " : la transformation de l'Etat yougoslave monarchique et centraliste en une République fédérative de cinq républiques nationales (Slovénie, Croatie, Serbie, Monténégro et Macédoine) et deux républiques nationalement mixtes (Bosnie-Herzégovine et Voïvodine). Il défendit ce projet contre le chef communiste Sima Markoviƒ , qui semblait défendre des options grand-serbes, en s'appuyant sur les positions de l'austro-marxisme et de Staline en 191218.

Ce projet de fédération yougoslave - on le sait - fut repris et mis en pratique par Tito après 1945. En tout cas, Ciliga, de son propre aveu, devint fort populaire en dehors de la Serbie, et fut coopté au Comité central du parti yougoslave. Il fut soutenu pleinement par Moscou pour son " radicalisme "19.

Mais, la proposition du Vème congrès de former trois républiques indépendantes laissa sceptique Ciliga, puisque le cas de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro et de la Voïvodine était passé sous silence. Pour Ciliga ces plans " détruisaient carrément la Yougoslavie ". Cette politique du Komintern fut appliquée jusqu'en 1926. Partout, même en Bosnie-Herzégovine, Monténégro et Voïvodine fut proclamée la nécessité de " l'autodétermination des peuples ". Ciliga fut l'instigateur de cette politique, en tant que secrétaire du parti pour la Croatie et directeur du Borba. Dans un article, il dénonçait l'esclavage de 9 millions de non-Serbes soumis à la nation serbe dominante, forte de ses 3 millions de personnes20. Comme la politique du Komintern était à cette époque hostile aux tendances " grand-serbes " - pour, sans doute, mieux coller à la politique du PC bulgare -, Ciliga pendant l'hiver 1924-1925 devint également membre du Politbüro yougoslave.

A l'automne 1924, à l'instigation de Zinoviev, le Komintern faisait entrer dans le Krestintern (Internationale paysanne, filiale de l'I.C.) le parti paysan croate (HSS) de Stjepan Radiƒ . Sur cette politique qui apparaissait même à Gramsci comme nuisible, Ciliga semble ne pas avoir émis le moindre doute. Bien plus il appelait à, un front commun avec un parti que l'I.C. à ses débuts aurait qualifié de parti bourgeois21.

Toutes ces fonctions dirigeantes attirèrent sur lui l'attention de la police. Ciliga fut expulsé en avril 1925 de Yougoslavie sous prétexte que né en Istrie il était en fait un citoyen italien ... Livré à la police fasciste et mis en prison pour l'action armée de 1921, il fut remis en liberté, ainsi que les 120 paysans qui avaient avec lui résisté aux " squadristi ", suite à une providentielle amnistie. Ce qui n'empêche pas la police fasciste de le suivre pas à pas, sous ses divers pseudonymes : Cegala (Giuseppe), Antonetich.

Emigré à Vienne, le 8 septembre 1925, il représenta le parti yougoslave comme agent de liaison entre le Komintern, la Fédération de Voïvodine, et la Fédération communiste balkanique. Il écrivit dans la revue Fédération balkanique sous le nom d'Antonetich, mais aussi dans le journal communiste autrichien Siegel und Hammer ("La faucille et le marteau").

Finalement en octobre 1926, il est envoyé à Moscou " pour y enseigner à l'école du parti yougoslave et prendre part au travail de la section yougoslave du Komintern ". A cette époque, il n'aurait jamais imaginé remettre en cause les orientations du Komintern, qui lui semblaient justes, et ignorait totalement - semble-t-il - tous les courants de gauche qui combattaient la ligne officielle du Komintern. Les noms de Bordiga, Korsch ne sont jamais cités, bien que Ciliga - par l'organe en langue slovène Délo (" Travail ") du parti communiste d'Italie - put en prendre connaissance.

III. - En Russie : au pays du grand mensonge (1926-1935)

Au moment où Ciliga quittait Vienne pour Moscou, d'importants changements s'étaient produits au sommet de l'appareil du Komintern, et par conséquent à la tête de ce dernier. Boukharine, allié de Staline, avait remplacé Zinoviev, qui s'était lui-même allié à Trotsky. Cela se traduisit par un abandon de la théorie de la " libération des peuples opprimés " en Yougoslavie. En conséquence la " fraction de droite ", en fait la tendance nationaliste serbe, triompha dans le parti : par une série de manoeuvres le Serbe Sima Markoviƒ (1888-1939) fut replacé à la tête du PCY. Mais lorsque les conflits nationaux éclatèrent de nouveau en 1927, Markoviƒ fut destitué de toutes ses charges et remplacé par Djuro Cvijiƒ (1896-1938), représentant d'une modérée " fraction de gauche ", alliée d'ailleurs aux syndicalistes. Cette gauche avait fait de Zagreb sa place forte. Mais Boukharine fit révoquer d'autorité la direction de " gauche " et, avec l'aide du Bosniaque Josef „ iñ insky (1904-1937) (connu sous le nom de " Milan Gorkiƒ "), décida de "bolcheviser " à outrance en formant un centre politique composé de Yougoslaves résidant à Moscou.

Rentré de Russie, où il se trouvait depuis 1915 comme prisonnier, puis combattant de l'Armée rouge, arrivait fin 1925 un certain Josip Broz, qui allait commencer une fulgurante ascension dans le Parti, comme homme de Boukharine, jusqu'en 1928, puis après son arrestation cette même année, de Staline. Deux destins se croisaient sans qu'ils se rencontrassent directement : celui de Ciliga se rendant à Moscou, pour connaître les prisons et isolateurs russes, celui de Tito revenant en Yougoslavie pour connaître une ascension lente mais sûre vers le pouvoir22.

Ciliga était-il conscient du risque qu'il prenait en se rendant à Moscou, en pleine purge du sommet du PCY ? C'est du moins ce qu'il affirma en 1937 : " ... en allant à Moscou, je risquais de perdre ma liberté de mouvement. Mais le désir d'étudier sur place les expériences de la Grande Révolution russe l'emporta. Les échecs répétés que subissait le mouvement communiste en Europe démontraient la nécessité d'en améliorer, d'en approfondir la tactique. "23.

Toutes les péripéties, les déceptions, les espoirs, les emprisonnements, l'activité politique de Ciliga sont bien connus par son livre - écrit en France entre janvier 1936 et juillet 1937 - et publié aux éditions Gallimard en 1938 sous le titre Au pays du grand mensonge ; son exil sibérien et le récit de sa sortie d'URSS sont décrits dans un deuxième volume (écrit entre 1938 et 1941), et édité en 1950 sous le titre Sibérie, terre de l'exil et de l'industrialisation24.

Pour la compréhension de l'itinéraire de Ciliga, il est nécessaire de donner les grandes lignes de son témoignage, surtout au moment où l'affirmation médiatique de la " chute du communisme " passe sous silence les groupes et éléments qui, à l'extrême gauche du stalinisme et du trotskysme, ont dénoncé le " grand mensonge " du capitalisme d'Etat russe, présenté par Staline, et son adversaire Trotsky - pour une fois d'accord - comme du " socialisme " et un modèle "remarquable" de développement des " forces productives ".

Lorsque Ciliga arriva début octobre 1926 à Moscou, il fut immédiatement frappé par la misère et l'arriération de la " patrie du socialisme ", tout en notant " l'ascension de groupes sociaux entiers ". Il arrivait au moment où la NEP sombrait dans la débâcle, avec une économie de plus en plus paralysée et 2,2 millions de chômeurs25. Il se rendit vite compte que les étrangers comme lui, membres du Komintern, étaient considérés par l'ouvrier russe, plongé dans la misère, comme des privilégiés " vivant comme des barines ".

Depuis 1924 docteur en philosophie et histoire de l'université de Zagreb, Ciliga était tout indiqué pour enseigner à la section yougoslave de l'Université communiste des minorités nationales occidentales (KUNMZ) de Moscou. Chaque année arrivaient 25 nouveaux élèves dans cette Ecole du PCY créée en 1925, pour un enseignement en 4 ans, dispensé surtout en serbo-croate26.

Mais Ciliga ne se considérait pas comme un " académicien rouge ". Fonctionnaire du Komintern, il devint automatiquement à son arrivée membre du Parti communiste de l'URSS, dont la vie lui sembla plus intéressante que celle du Komintern.

Dès son arrivée, l'organisme lui apparut non comme " l'état-major de la révolution mondiale " mais comme une simple succursale, " sans grande importance ", rattachée au service de propagande, du parti russe. En participant lui-même au VIe Plenum du Komintern (décembre 1926), il se rendit compte que cette ancienne " Convention de la Révolution mondiale ", comme la définissait Trotsky, en 1919, était déjà aux mains de Staline. Assistant aux discours de Trotsky, Zinoviev, Kamenev, il fut surtout impressionné par le discours de ce dernier qui soulignait que le danger de droite dans le parti russe était dû avant tout au "caractère petit-bourgeois (de la Russie) et à l'affaiblissement des tendances révolutionnaires dans le prolétariat occidental"27.

A l'écoute de tous les débats du parti russe et surtout des réflexions des ouvriers russes, constatant la répression d'ouvriers, de tendance anarcho-syndicaliste, soupçonnés d'éditer une feuille illégale qui exigeait seulement l'amélioration des conditions de travail dans leur usine, Ciliga devint très pessimiste sur l'avenir de la " patrie socialiste " Alors qu'auparavant Ciliga - de son propre aveu - ne nourrissait aucun doute sur la justesse de la politique de l'URSS, il en vint à conclure que "l'évolution vers le socialisme était définitivement arrêtée, la révolution morte, et que par conséquent tout était perdu..."28. En Russie du moins.

Mais dès 1927 il commença à se mettre en rapport avec l'opposition trotskyste russe29, dont l'influence " dans les cadres du parti croissait de jour en jour ". Mais son opposition, semble-t-il, fut fort discrète, puisqu'il put participer aux travaux du VIème congrès du Komintern (août 1928), juste avant que Trotsky ne fut expulsé d'URSS30.

En fait, ce sont les affaires yougoslaves qui vont amener Ciliga dans les rangs de l'opposition de gauche trotskyste. Il y avait à Moscou 120 militants du Parti communiste yougoslave, la plupart ouvriers, qui, par leur travail, étaient plus engagés dans les affaires russes que dans la vie du parti yougoslave. Ciliga, sous le pseudonyme de Zadvornij, jouait un grand rôle, étant membre du bureau politique du PC yougoslave.

Pendant que Ciliga était à Moscou, de grands changements s'étaient produits dans le parti yougoslave, sur lesquels il semblait avoir peu d'informations dans l'isolement de son école moscovite. Le triumvirat Boukharine-Gorkiƒ -Manuilski avait racolé - affirme-t-il - toute une " pègre qui n'avait jamais eu rien à voir avec le mouvement yougoslave " et qui fut envoyée pour " bolcheviser " complètement le parti. A la VIIIe conférence de l'organisation de Zagreb, la fraction Djakoviƒ -Tito prenait le pouvoir au nom de la lutte contre le " fractionnisme ", représenté par la " gauche ". Mais en août 1928, Tito était arrêté et emprisonné pendant 5 années en Yougoslavie. Djuro Djakoviƒ (1886-1929), Croate comme Ciliga, avait suivi les cours de l'Ecole Lénine en 1927-1928. Obligé de rentrer clandestinement en Croatie, pour une véritable mission-suicide, il est aussitôt assassiné en avril 1929.

La situation du communisme yougoslave se détériora rapidement : moins en raison de la répression monarchiste qu'à la suite de ses concessions au mouvement nationaliste croate anti-serbe et surtout du cours dit "classe contre classe", purement aventuriste, décrété par Staline après le VIe congrès du Komintern31.

En juin 1928, l'assassinat en plein parlement du député paysan Radiƒ , dirigeant du parti paysan croate, avec la bénédiction des partis nationalistes serbes32, mit le feu aux poudres. Le facteur national prit le pas définitivement sur le facteur social, nourrissant toutes les aventures de type nationaliste ou terroriste.

L'assassinat de Radiff , - dont le parti avait été en 1924 membre du Krestintern avant que Radiƒ ne choisisse en 1925 de participer au gouvernement royal - et les troubles qui s'ensuivirent en Croatie permirent au roi de Yougoslavie d'instaurer sa dictature personnelle en janvier 1929. Il dissout le Parlement et met hors la loi les partis politiques, en premier lieu le PC yougoslave. Cela se produisait en pleine " troisième période " du Komintern, période d'aventurisme calculé, où l'insurrection armée était préparée à chaque coin de rue33 Dans un parti dirigé par des agents russes, dont certains étaient des provocateurs au service de la police34, la direction du PCY s'engouffra dans l'aventurisme. Elle proclama que "la seule solution à la crise pour la classe ouvrière et la paysannerie (était) la lutte armée, la guerre civile contre la domination de la bourgeoisie hégémonique des Serbes de Serbie" Cela se traduisit - outre le renforcement des sentiments nationalistes anti-Serbes - par des duels au revolver entre communistes et policiers. Selon Ciliga, et le PCY, la répression fit des centaines de morts communistes ; en réalité une trentaine35. C'était déjà énorme ; et le parti était réduit à quelques centaines de membres. Mais tout ce radicalisme cachait mal le vice profond du PCY : son appui aux organisations nationalistes de tout bord, qui au moins depuis 1928 se concrétisait par une collaboration étroite avec les nationalistes macédoniens (VRMO)36 et les terroristes oustachi37.

En 1929, au moment de ces événements tragiques, Ciliga était déjà formellement dans l'opposition de gauche. Lui et ses camarades yougoslaves de Moscou firent repousser à une écrasante majorité (90 voix contre 5) la résolution d'appui à la politique du Komintern en Yougoslavie. Fait intéressant, la gauche du PCY se livrait à une autocritique de sa politique nationale :

" Partis de la question nationale, nous nous trouvions en présence du dilemme suivant : révolution socialiste ou révolution bourgeoise en Yougoslavie. La fraction de gauche avait autrefois préconisé d'exploiter le problème des nationalités dans les intérêts de la révolution. Mais cette exploitation avait fini par prendre une forme telle que le parti communiste et le mouvement ouvrier en étaient réduits à servir le nationalisme bourgeois des peuples opprimés de Yougoslavie. Bien avant qu'on eût vu en France la réconciliation entre drapeau rouge et drapeau tricolore, entre l'Internationale et la Marseillaise, on en était venu en Dalmatie à l'alliance du drapeau tricolore croate et du drapeau rouge, de l'Internationale et de l'hymne national Notre belle patrie (NaÓ a lepija domovina) Le mouvement ouvrier révolutionnaire et internationaliste risquait de se disloquer en autant de mouvements simplement "radicaux" qu'il y a de nationalités en Yougoslavie. "38.

Ciliga avec d'autres avait formé un groupe trotskyste, dans l'illégalité, fort d'une vingtaine d'éléments. Un centre de 6 membres avait été nommé et composé de 4 Yougoslaves : Stanko Dragiƒ , le véritable responsable du groupe, membre ancien du comité central du PCY ; Mustafa Dediƒ , ancien secrétaire du comité syndical d'Herzégovine ; Stepan Heberling, issu de la Voïvodine ; enfin Ante Ciliga. Il y avait aussi deux Russes : Victor Zankov et Oreste Glibovskij39. A ce groupe vint s'agréger la femme de Tito, Pelagija Denisova-Belusova, jusqu'à son arrestation et sa disparition en 1934-1935, sans que Tito ne bronche40.

Ce groupe clandestin était en contact avec l'organisation trotskyste de Moscou, qui lui fournissait les lettres et documents de Trotsky et Racovski. D'autre part, Ciliga et ses camarades étaient en relation étroite avec les ouvriers d'usine russes.

Bien entendu, les activités du groupe furent découvertes par le GPU. Une commission du Komintern (" commission Soltz ", du nom de celui qui la présidait), avec l'appui zélé du Politbüro yougoslave, décida d'exclure Ciliga et deux militants de son groupe pour un an (avec sursis !). 20 autres durent quitter Moscou. Selon une pratique courante du stalinisme, à ses débuts, l'appareil tenta d'" acheter " Ciliga en lui proposant un travail bien rémunéré d'archiviste et d'enseignant à Léningrad. Après avoir vu personnellement Kirov, " le patron " avant son assassinat, il est nommé chargé de cours à l'université communiste de cette ville. Mais il ne passe pas avec armes et bagages du côté de la nouvelle bourgeoisie " rouge ", camouflée sous les oripeaux du bureaucrate.

C'était en pleine période de collectivisation forcée des campagnes, où le discours était simple : " Que ceux qui veulent entrer au kolkhoze se mettent à gauche, et ceux qui veulent aller en Sibérie à droite !... "41. Le tout suivi de famines effroyables et de fusillades massives des paysans récalcitrants. Quant aux ouvriers, promis à " la vie gaie et joyeuse " des plans quinquennaux staliniens, ils virent leur salaire baisser de 50 % par rapport à 1913. " Nous vivons actuellement plus mal qu'au temps des capitalistes ! ". Leur démoralisation - qui explique en partie le triomphe de la contre-révolution - était totale : " ... que pouvons-nous faire maintenant ? C'est nous qui avons voulu le pouvoir soviétique, comment pouvons-nous le combattre ? "42.

En fait, bien que le groupe de Dragiff et Ciliga - selon ses termes - était un cas particulier d'une vie souterraine, où naissaient les idées nouvelles, le communiste croate dut constater un terrible isolement. Les étudiants de Ciliga - issus de la classe ouvrière - étaient des parvenus du système, et donc " les pires ennemis de tout mouvement ouvrier authentique, car un tel mouvement devrait nécessairement rechercher l'anéantissement de tout le système bureaucratique ".

Au fil de ses discussions avec les intellectuels trotskistes, Ciliga commença à avoir de sérieux doutes sur ce courant et son chef Trotsky. S'intéressant finalement peu au sort de la classe ouvrière, pour eux " Staline (exécutait) l'essentiel du programme de l'opposition ", mais avec plus de brutalité. Il était arrivé à la conclusion dès 1930 - mais ne s'agit-t-il pas plutôt d'une conclusion a posteriori de 193743 ? - que le capitalisme d'Etat triomphait en URSS, soutenu tant par Staline que par Trotsky et les intellectuels de l'opposition :

" Staliniens et trotskystes (identifient) le capitalisme d'Etat au socialisme et la bureaucratie au prolétariat. Trotsky, aussi bien que Staline, faisait passer l'Etat pour le prolétariat, la dictature de la bureaucratie sur le prolétariat pour la dictature du prolétariat, la victoire du capitalisme d'Etat sur le capitalisme privé et sur le socialisme pour une victoire de ce dernier. "44.

C'est dans cet état d'esprit, où - dit-il - il sous-estimait ses divergences avec les trotskistes, qu'il fut arrêté le 21 mai 1930 à Leningrad, après avoir visité ses camarades de Moscou, plus intéressés par une activité immédiate dans les usines (tracts, mots d'ordre de grève) que par une activité de réflexion théorique à long terme.

IV. - Prisons, isolateurs et exil sibérien (1930-1935)

Arrêté avec ses camarades, alors que Dragiƒ échappait temporairement au GPU, Ciliga connaît la prison de Leningrad. On y fusille chaque jour des prisonniers. Pourtant, à cette époque, " la prison est le seul endroit en Russie soviétique où les gens s'expriment d'une façon plus ou moins sincère et ouverte. " Et à côté de cela, la démoralisation sociale est telle que même les condamnés à mort se taisaient, " sans un cri de révolte contre le gouvernement qui les mettait à mort "45 Aussi, Ciliga en déduisait que les forces de la révolution et les forces de gauche étaient épuisées.

En novembre, Ciliga fut transporté jusqu'à l'isolateur de Verkhne-Uralâsk, prison politique le long de la montagne Oural, au nord de Magnitogorsk46. Cet isolateur était le dernier lieu où l'on pouvait parler librement, où s'exerçait la liberté de presse et de réunion. Les 250 détenus (environ 180 communistes et 70 anarchistes) faisaient des réunions politiques en règle, avec président et secrétaire de séance. La plupart s'exerçaient à rédiger des articles pour des journaux manuscrits, qui circulaient par la " poste intérieure " (des paniers entre les cellules). Il y avait même une bibliothèque avec ouvrages politiques. Une forte majorité des prisonniers était trotskyste (120 à 140) et recevait brochures, circulaires de Trotsky. Avec la présence de mencheviks, socialistes-révolutionnaires de gauche, de 16 décistes (groupe " Centralisme démocratique "), et de 3 partisans de Miasnikov, on avait " un vrai parlement illégal de la Russie ".

Selon Ciliga, la composition sociale de l'isolateur était essentiellement " intellectuelle ". Il y avait à peine 15 % d'ouvriers. Le secteur d'opposition communiste était composé de 43 % de Juifs, de 27 % de Caucasiens (Géorgiens et Arméniens), les Russes avec quelques représentants d'autres nationalités atteignant juste 30 %. Fait intéressant l'élément russe et ouvrier était surtout représenté dans l'extrême gauche : groupe du Centralisme démocratique, et prédominait dans le Groupe ouvrier de Miasnikov. Ce phénomène national " russe ", se manifestait aussi selon Ciliga - chez les anarchistes. Parmi les militants trotskystes, on remarquait une large majorité de jeunes intellectuels et techniciens juifs issus de la petite-bourgeoise d'Ukraine et Biélorussie. D'après lui, il y avait parmi eux " un fort groupe d'anciens militaires et tchékistes ", directement issus de l'Appareil48.

Ciliga retrouvait à Verkhne-Ural'sk ses camarades yougoslaves et russes : Dragiff , Dediff ; Zankov, Glibovskij. Ils décidèrent de militer dans le " collectif des bolcheviks-léninistes " de l'isolateur. Mais ceux-ci étaient divisés en trois tendances :

Une tendance de " droite " dirigée par les professeurs Solnstsev, Iakovin et Stopalov. A ce groupe, auteur des " thèses des trois ", vint s'agglomérer Dingelstedt. C'était la fraction la plus importante. Elle préconisait une " réforme par en haut ", et finalement l'industrialisation, les plans quinquennaux, etc. Elle voulait " ... la même chose que Staline ", mais seulement sous une forme " plus humaine "49.

Un petit groupe dit du " centre ", dirigé par le gendre de Trotsky Man-Nivelson et Aaron Papermeister, qui ne se différenciait guère de la " droite ", car il éditait avec celle-ci un journal commun (manuscrit) intitulé Pravda v tjurâme (" La Vérité en prison ").

La fraction de " gauche " à laquelle adhéraient les amis de Ciliga voulait une " réforme par en bas ", s'appuyant sur la classe ouvrière. Sa faiblesse théorique tenait en ce que non seulement elle définissait les plans quinquennaux comme du " bluff " mais elle niait la crise économique mondiale. Elle publiait le journal Voinstvujuchtchij Bol'chevik (" Le Bolchevik militant ").

En dehors de ces fractions, seul le trotskyste Densov considérait, en se basant sur Lénine, que l'économie soviétique était un capitalisme d'Etat.

Le "Bolchevik militant", dans lequel écrivait Ciliga sous le pseudonyme de Richard, paraissait une fois par mois ou tous les deux mois, comprenant 10 à 20 articles, en cahiers séparés, en trois exemplaires (1 pour chaque aile de la prison)50.

Ciliga faisait partie des " bolcheviks de gauche " évoluant très vite en dehors du moule trotskyste, où " une citation de Trotsky avait la valeur d'une preuve "51 Il constatait que la bureaucratie stalinienne devenait " peu à peu le noyau d'une nouvelle classe dirigeante " ; en conséquence, il fallait mener la lutte revendicative, comme dans n'importe quel pays capitaliste ; et pour cela même s'allier aux ouvriers socialistes et anarchistes des usines. Pour une nouvelle lutte de classe révolutionnaire, il fallait un nouveau parti révolutionnaire ". Cette position, avec 5 ans de retard, était finalement celle de Korsch en 1926, dont Ciliga semble avoir ignoré les écrits.

L'évolution de plus en plus radicale de Ciliga fut d'abord déterminée - selon lui - par l'attitude de la majorité trotskyste de l'isolateur, qui exigeait un monolithisme sans faille : les " bolcheviks militants " devaient se dissoudre et suspendre la publication de leur journal, faute de quoi ils seraient exclus. Le " groupe des 30 ", trotskystes de gauche (dont Ciliga) proposa un nouveau comité de rédaction, composé d'un représentant de chacune des tendances, et publiant un seul organe pour tous les communistes. Les " bolcheviks militants " n'étaient pas en effet représentés dans ce comité de rédaction.

Les trotskystes dits " de droite " et " du centre " les exclurent, avec des méthodes détestables qui prouvaient " qu'entre trotskysme et stalinisme il y avait beaucoup de points communs "52. L'autre raison était que le GPU qui avait des agents jusqu'à l'intérieur de la prison poussait vers la scission.

Le résultat fut qu'il y eut (été 1931) deux organisations trotskystes : le collectif des " bolcheviks-léninistes " (majoritaires) de 75 à 78 membres ; le " collectif des bolcheviks-léninistes de gauche ", fort de 51 ou 52 membres ; il éditait le journal Bolâchevik Leninist avec les plumes de V. Densov, N.P. Gorlov, M. Kamenetski, O. Pouchas et Ciliga53.

La radicalisation de Ciliga et des bolcheviks-léninistes de gauche s'explique autant par les horreurs de la collectivisation et des plans quinquennaux que par les positions mêmes de Trotsky.

Ciliga notait déjà - lorsqu'il enseignait à Léningrad - tous les privilèges de la classe montante, alors que l'ouvrier croupissait dans la misère. Au fur et à mesure qu'arrivaient les prisonniers dans l'isolateur, on lui confirmait le massacre massif des paysans ukrainiens (3 millions de victimes), la déportation de 5 à 10 millions de moujiks, la lente agonie des exilés de Sibérie dont la durée de vie n'excédait pas deux ans. Un tiers de la classe ouvrière vivait dans un véritable esclavage, pour les travaux pharaoniques de Staline (canal Baltique-mer Blanche, etc.).

L'extrême-gauche trotskyste, représentée par Ciliga et ses amis, était extrêmement mécontente des prises de position dithyrambiques de Trotsky en 1932 sur les " succès actuels vraiment inouïs " de la politique économique stalinienne54.

Tout naturellement s'ouvrit, en 1932, dans le milieu trotskyste de la prison une âpre discussion sur la nature de l'URSS. On vota même une résolution pour ou contre le caractère "ouvrier" de l'URSS : celle-ci obtint 15 voix pour. Une autre résolution, défendue par ce qu'il restait de " bolcheviks militants " récolta 15 voix, tout en parlant comme Trotsky d'une nécessaire " révolution politique " sur la base des " fondements économiques d'Octobre " ; le régime était " au-dessus des classes ", mais la " dictature du prolétariat " avait disparu.

Mais surtout, il y avait les " négateurs " extrémistes, dont Ciliga. Leur résolution, minoritaire, soutenue par 15 voix, proclamait que la bureaucratie était une vraie classe hostile au prolétariat ; et donc que seule la révolution sociale pouvait mener au socialisme.

En 1932, à la lecture des derniers documents de Trotsky, la rupture de Ciliga et de dix militants avec le collectif trotskyste était consommée. Comme d'usage, une déclaration fut écrite où il était clairement signalé que le Programme de Trostky renforçait " les illusions du prolétariat occidental " dans le stalinisme, en l'affublant du label absurde d'"Etat prolétarien ". La conclusion était un rejet du trotskysme comme un courant de gauche du stalinisme : " Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en URSS pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu'à ses conséquences extrêmes ". Trotsky était " au fond le théoricien d'un régime dont Staline est le réalisateur "55.

Un article de Ciliga intitulé " Opposition bureaucratique ou prolétarienne " marquait son passage dans l'extrême gauche. En fait, dans l'isolateur, l'influence de l'extrême gauche non trotskyste fut décisive et prit de plus en plus d'ampleur, selon Ciliga.

Il y avait tout d'abord les décistes, certainement les plus divisés en fractions. Au début léninistes, mais contre le centralisme bureaucratique, ils avaient été contre l'opposition ouvrière en 1920. Beaucoup avaient capitulé avec le premier Plan quinquennal qui leur semblait une victoire contre la NEP. Dans l'isolateur, par contre, et sans doute ailleurs, ils s'étaient beaucoup radicalisés, mais dans la confusion et la division. Il y avait 3 ou 4 fractions décistes. Mais avec des nuances importantes, ils s'étaient beaucoup rapprochés du " Groupe ouvrier " de Miasnikov56, dont le leader à Verkhne-Uralâsk était Sergej Tijunov. Les Miasnikoviens définissaient le trotskysme comme une " opposition de hauts fonctionnaires " de la bureaucratie. Ils critiquaient à la racine le léninisme et la " dictature du parti ". Pour eux, il était décisif que les ouvriers puissent avoir la liberté de choisir parmi les partis ouvriers concurrents au sein du milieu ouvrier. Depuis 1923, ils étaient petit à petit parvenus à la position que régnait en URSS le capitalisme bureaucratique d'Etat57.

Quant aux décistes - dont le leader S.P. Medvedev (1885-1937), allait rejoindre l'isolateur en 1935, alors que Ciliga était en Sibérie - ils s'étaient en gros ralliés aux thèses de Miasnikov. Pour le déciste Jacques Kosman, Lénine avait remis l'industrie aux mains de la bureaucratie. Pour Chapiro, un autre déciste, l'Opposition ouvrière en 1921 n'avait pas représenté les intérêts du prolétariat, mais ceux de la bureaucratie syndicale " Mais, par contre, à la façon des communistes de conseils allemands et hollandais, un autre déciste Volodia Smirnov affirmait : " Il n'y a jamais eu en Russie de révolution prolétarienne ni de dictature du prolétariat. Il y a eu simplement une révolution populaire par le bas et une dictature bureaucratique par le haut. " Quant à Lénine, l'image sacro-sainte de la révolution russe, elle devait être brisée : " Lénine n'a jamais été un idéologue du prolétariat. Du début à la fin il a été un idéologue de l'intelligentsia. ".

En fait, pour Volodia Smirnov - comme pour d'ailleurs Otto Rühle58 - le bolchevisme exprimait, tout comme Mussolini, Hitler, Ataturk, Roosevelt, une tendance universelle au capitalisme d'Etat. De telles thèses firent scandale jusque dans l'extrême gauche, et Smirnov fut exclu du groupe. Cependant une discussion extrêmement importante s'était ouverte sur cette question où s'affrontait Ciliga qui jugeait cette tendance capitaliste en Russie relativement progressiste " et Tijunov qui voyait en elle un phénomène purement parasitaire "59.

Ciliga évoluait dans le même sens que ces tendances communistes de gauche. Après avoir démoli l'image de Trotsky, en qui il ne vit plus - suite à un rapport que lui fit un marin de Kronstadt sur la responsabilité de Trotsky dans les 10.000 fusillés d'après mars 1921 par la Tchéka - qu'un oppresseur, il se mit à briser sa vénération pour Lénine. Bien qu'ayant une " place d'honneur dans le cfiur des travailleurs et dans le panthéon de l'histoire ", il était devenu le porte-parole de la bureaucratie soviétique ", en liquidant le socialisme dans le domaine économique. Finalement, " Lénine avait ouvert la voie à Staline ".

Au moment où Ciliga - avec Dragiƒ - devaient quitter Verkhné-Ural'sk pour être déportés en Sibérie, se fondait en 1933 dans l'isolateur une " Fédération des communistes de gauche ", forte de 20 à 25 membres, englobant le groupe ouvrier de Tijunov, des décistes et quelques anciens trotskystes.

L'année 1933 s'était ouverte lourde de menaces, avec la venue de Hitler au pouvoir. La question d'une nouvelle internationale se posait avec la faillite du stalinisme en Allemagne. Les trotskystes de gauche, ignorant la nouvelle position de Trotsky, jugeaient que l'appel à la formation d'une Quatrième internationale était "un mot d'ordre prématuré et démagogique". Smirnov se prononçait pour la fusion des social-démocrates et des communistes. Tijunov, à la façon des communistes de gauche allemands et italiens, se prononçait énergiquement contre toute " réédition de la IIIème Internationale ". Ciliga, lui, soutenait par écrit que " l'union de deux cadavres (social-démocratie et stalinisme) ne produirait pas un corps vivant ".

Il y aurait beaucoup à dire encore sur les groupes politiques avec lesquels discuta Ciliga avant son départ de l'isolateur : les socialistes-révolutionnaires de gauche, partagés - selon lui - entre le trotskysme et le communisme de gauche (groupe de Kamkov) ; les anarchistes qui " incarnaient l'idéal chevaleresque ", les Arméniens et les sionistes de gauche purement occupés par leur problème national respectif ...

Le 18 mai 1933, donc, Ciliga quittait l'isolateur, sa détention ayant été gracieusement prolongée de deux ans par 1'OGPU, avec l'acceptation du Politbüro du PC yougoslave. Rien n'y fit : grève de la faim, tentative de suicide, Ciliga fut déporté pendant presque 3 ans en Sibérie (Irkutsk, Ienisseisk, Krasnoïarsk), occupant une place d'économiste dan la banque, puis dans le trust forestier Sevpolarles Toute son observation des conditions de vie, Ciliga les a largement racontées dans son livre (deuxième partie, publiée en français en 1949).

Il prit contact avec l'ambassade italienne à Moscou, par télégrammes, et fit jouer sa citoyenneté italienne. Il obtint, après moult efforts, un passeport italien. Avec l'aide de sa famille en Italie, et malgré une prolongation d'exil de 3 ans de séjour en Sibérie en 1935, Ciliga réussit à être expulsé d'URSS, en faisant jouer sa qualité d'étranger. Sans savoir jusqu'au dernier moment s'il allait être envoyé sur le cercle arctique, être fusillé, enfermé dans un camp, Ciliga se retrouve le 3 décembre 1935 à la descente du train russe à la frontière - en Pologne.

C'était la fin d'une odyssée au pays du grand mensonge, certainement la plus riche et la plus instructive par son analyse de la vie politique d'extrême gauche dans les prisons, camps de l'archipel du Goulag soviétique. Par contre, son camarade Stanko Dragiƒ , homme éminemment combatif et courageux, après une tentative de fuite en 1934 vers la Pologne, disparut corps et 'me dans les terribles Îles Solovki.

V. - La seconde odyssée de Ciliga (1936-1945)

Bien entendu, tous les manuscrits, lettres, notes de Ciliga lui furent enlevés par les hommes du GPU, et dorment donc dans les archives de cet organisme.

Sans qu'il le reconnaisse dans ses mémoires et interviews, en passant par la Tchécoslovaquie, Ciliga prit contact avec deux militants trotskystes : Vladislav Burian et Jan Frankel60, et par ce biais avec Trotsky. Sans perdre de temps, quelques jours à peine après sa sortie d'URSS, Ciliga écrit à Trotsky, qui lui répond aussitôt61, et au " Bulletin de l'opposition " en russe. Son témoignage est publié immédiatement en russe et en français par la presse troskyste. Il lance l'idée d'une aide matérielle et politique afin de venir en aide aux déportés et emprisonnés, " sous la pression des ouvriers européens et du mouvement démocratique ". Cette idée fut reprise par Trotsky dès décembre 1935 : il proposait de lancer un "comité Ciliga" pour la défense des communistes prisonniers politiques, suite aux importantes révélations faites par le communiste croate62.

Mais les divergences avec le mouvement trotskyste s'étalèrent vite au grand jour. Ciliga suggérait un comité qui défende aussi bien les " bolcheviks-léninistes " que les " socialistes-révolutionnaires " et les mencheviks emprisonnés. Il notait d'ailleurs que, par rapport à l'Allemagne de Hitler, les trotskystes s'empressaient d'appeler à la lutte commune des social-démocrates avec les staliniens contre le fascisme. Trotsky refuse. Un bloc avec les mencheviks et " s.r. " à l'étranger serait nuisible, surtout parce qu'il prêterait le flanc aux attaques du stalinisme.

Installé à Paris fin janvier 1936, Ciliga publia des articles dans le Bjulletenâ oppozitsii (organe trotskyste en russe édité à Paris, jusqu'en 1940). Cela dura jusqu'en mai, date à laquelle cessa la collaboration écrite. Ciliga avait commis le " crime " impardonnable d'envoyer aussi des articles à la revue menchevik de Dan à Paris Sotsialisti… eskij Vestnik (" Le Messager socialiste ")63, des articles qui étaient surtout informatifs.

Néanmoins, Ciliga, qui avait été à l'extrême gauche du trotskysme, pour se rallier finalement en 1933 à certaines positions de la Gauche communiste russe (Groupe ouvrier, décistes) s'en éloignait pour se rapprocher des positions social-démocrates, petit à petit. Ce n'était pas ses positions sur le capitalisme d'Etat qui faisaient de Ciliga un " menchevik " - comme il est affirmé par certains trotskystes qui assimilent ainsi Gauche communiste et menchevisme64 - mais son esprit empreint d'idéalisme démocratique. Trotsky pouvait écrire, non sans raison, le 22 juin 1936, que Ciliga n'était pas marxiste, mais un élément " semi-libéral dans sa pensée, humanitaire, idéaliste, certainement très honnête dans son genre ". Mais il ajoutait aussi - ce qui était manifestement faux à la lecture du livre que Ciliga commençait à écrire toute l'année 1936 - que " même dans l'isolateur, il (était) resté ce qu'il avait toujours été : un démocrate idéaliste et exalté, qui, de stalinien qu'il était, (était) devenu antistalinien, mais pas marxiste pour autant "65.

De fait, tout le travail de Ciliga était de faire connaître par tous les moyens son expérience dans les isolateurs et prisons russes, ce qui fut fait par la traduction du russe de son livre publiée par Gallimard au printemps 1938. Ce livre, publié en anglais à Londres en 1940, fut d'ailleurs saisi par la Gestapo en 194166.

Avant la guerre, l'itinéraire de Ciliga allait être contradictoire. Il vivait de sa plume ; mais il écrivait aussi des articles pour le " Messager socialiste " en 193767, pour le journal libéral de Zagreb Nova Evropa68, le journal Novosti de tendance gouvernementale, et même les syndicalistes-révolutionnaires de la Révolution prolétarienne69, oscillant entre libéralisme, anarchisme, et nostalgie du pays croate. Toute cette activité dans la presse croate permit à l'organe du PCY, Proleter, de le dénoncer comme "espion fasciste"70.

En été 1937, il se rendit dans son village natal d'Istrie, où il fut surveillé par la police fasciste. A son arrivée en Yougoslavie, il fut - prétend-t-il - arrêté et mis six mois en prison (en fait trois mois) ; selon lui à l'instigation des staliniens yougoslaves qui avaient infiltré la police politique, dont le chef était un communiste. Il put néanmoins regagner Paris, ce qui permit aux " titistes ", dans un style purement stalinien, en 1952, de l'accuser d'avoir été dès la Russie un agent de l'OVRA de Mussolini71.

Il faut cependant souligner qu'en 1936 et 1937 Ciliga obtint constamment le renouvellement de son passeport italien. Cela permit au journaliste croate Jan Balkas dans la revue Cultura (1er septembre 1937) d'accuser Ciliga d'être au service et à la solde du gouvernement et de la police fascistes. En fait, selon les rapports de police, Ciliga interrogé le 17 août 1937 à la questure de Pola se contenta de donner son histoire, tout en assurant que restant socialisant, il n'était inscrit à aucun parti. En septembre 1937, l'ambassade d'Italie devait constater que Ciliga était de " sentiments antifascistes sans pourtant mener de propagande "72. Le 21 décembre, il quittait l'Italie pour la France, où l'OVRA fasciste note tous ses changements de domicile et de profession (il enseigne l'allemand à l'école commerciale Pigier de Saint-Maur et fréquente en qualité d'étudiant les cours de russe des Langues orientales).

En 1938 , Ciliga était déjà en contact - alors qu'il écrivait la deuxième partie de son livre - avec les "syndicalistes révolutionnaires" de la Révolution prolétarienne. En même temps que Victor Serge, Ciliga mena campagne contre Trotsky à propos de son rôle dans la répression des marins insurgés de Kronstadt. Ceux-ci étaient présentés par Trotsky comme " des éléments complètement démoralisés, des hommes qui portaient d'élégants pantalons bouffants et se coiffaient à la façon de souteneurs ". Tout en se défendant d'avoir participé directement à la répression, et en la minimisant, Trotsky l'approuvait pleinement73. Pour Ciliga, qui restait encore fidèle à certaines positions du communisme de gauche, " la répression de Kronstadt, la suppression de la démocratie ouvrière et soviétique par le 101, congrès du parti communiste russe, l'élimination du prolétariat de la gestion de l'industrie, l'introduction de la NEP signifiaient déjà la mort de la révolution " Il ne resta plus que l'alliance du capitalisme d'Etat et du capitalisme privé74. Ciliga il est vrai tenait ses renseignements de première main d'un marin communiste insurgé qu'il rencontra dans la prison de Léningrad en 1930, comme il le rapporte dans son livre " Au pays du grand mensonge ".

En 1939, à la veille de la guerre mondiale, Ciliga s'intégra dans le cercle de discussion fondé par les Allemands Arkadij Maslov, Ruth Fischer, les Russes Gabriel Miasnikov - ancien dirigeant du Groupe ouvrier qui vivait en France depuis 1929 -, et la " menchevik de gauche " Vera Alexandrova, critique littéraire du Sotsialisti… eskij vestnik (" Messager socialiste ", menchevik de Paris). Un cercle où régnait un grand déboussolement : Arkadij Maslov était pessimiste sur le prolétariat allemand, atteint de " provincialisme ". Miasnikov, une "énergie volcanique" et un "génial autodidacte" versait progressivement dans le "patriotisme soviétique" à partir de la guerre avec la Finlande75.

Au moment de la débâcle de 1940, Ruth Fischer et Maslov réussirent à quitter la France pour le continent américain. Ciliga se posait la question de s'embarquer de France pour les USA, ou de rester dans ce pays, pour " faire un voyage circulaire à travers l'Europe en guerre, pour voir de (ses) propres yeux les aspects de la crise et de la décadence du continent européen "76.

A cette époque, Ciliga avait déjà abandonné toute référence au mouvement marxiste et prolétarien. Influencé, selon ses dires, par Keynes et Spengler, il estimait que la révolution appartenait à un passé révolu, que l'Europe entrée en décadence laisserait place nette à " l'ambition du Kremlin de coloniser l'Europe "77.

Ayant fini son livre sur la " Sibérie, terre de l'exil et de l'industrialisation ", en août 1941, Ciliga - comme Ulysse - retournait dans sa "patrie" croate, animé en fait par un patriotisme qui ne l'avait guère quitté depuis sa jeunesse.

Ciliga fit le voyage Paris-Zagreb, via Turin, Trieste, Pola en Istrie - où il séjourna deux mois dans sa maison familiale -, puis passa par Raguse pour se rendre en Bosnie-Herzégovine, puis de là en Croatie, où il arriva en décembre 194178.

Pour la compréhension de l'odyssée de Ciliga, et pour répondre point par point aux accusations calomnieuses qu'il subit au temps de Tito, il est nécessaire de rappeler certains faits historiques.

Après l'invasion de la Yougoslavie en avril 1941 par les armées de Hitler, les émissaires allemands à Zagreb avaient voulu installer Vladimir Ma… ek, président du Parti paysan croate (HSS), et ancien vice-président du gouvernement renversé par le coup d'Etat pro-Alliés du 27 mars - et qui avait décidé l'alliance avec Hitler et Mussolini. Mais il avait refusé de devenir chef de l'Etat croate que voulait créer le IIIème Reich après le démembrement de la Yougoslavie. Aussi le choix de l'Allemagne s'était orienté vers le mouvement oustacha, dont le chef à Zagreb le colonel Kvaternik proclama à la radio la création de l'Etat indépendant de Croatie (Nezavisna Drñ ava Hrvatska, ou N.D.H.) et sa prise de pouvoir au nom du poglavnik (chef) Ante Paveliƒ . Il est intéressant de noter que Ma… ek du Parti paysan donna son appui et appela à collaborer avec le nouveau gouvernement.

Réfugié en Italie, le chef des oustachi - moyennant promesse faite à Mussolini de lui céder la Dalmatie - put rentrer à Zagreb le 15 avril avec ses hommes de main. Allié de l'Axe, il déclara aussitôt la guerre à la Grande-Bretagne, puis plus tard à l'URSS et aux USA. En échange de son comportement, l'Allemagne consentit à donner à la Croatie la Bosnie-Herzégovine, tandis qu'elle installait un gouvernement fantoche en Serbie, que l'Italie partageait la Slovénie avec le Reich ; qu'enfin la Bulgarie recevait la plus grande partie de la Macédoine, et la Hongrie la Voïvodine avec sa minorité " hongroise ".

Le régime oustacha quelques jours à peine après son arrivée décida d'entreprendre une " purification ethnique ", dirigée contre les 2 millions de Serbes de son Etat (contre 3,3 millions de Croates et 700.000 " musulmans " bosniaques). Serbes, Juifs et Tziganes furent proclamés " races inférieures ". Le résultat fut une terreur sans nom : 600.000 Serbes massacrés directement ou dans des camps de la mort ; 30.000 Juifs exterminés ; des tribunaux d'exception dont les sentences de mort étaient exécutoires dans les 3 heures. Ces massacres vont durer jusqu'à l'été 42, avec la bénédiction de l'Eglise catholique et des Franciscains croates, qui voyaient comme du " pain béni " la conversion forcée d'une partie des Serbes qui n'avaient pas été massacrés79.

La Dalmatie nouvellement italienne devint une terre d'asile pour les Serbes, Croates persécutés ; mais aussi pour les … etnici (tchetniks) serbes, parfois alliés aux Italiens pour leur zèle dans la lutte contre les partisans de Tito, et qui vont à leur tour massacrer des Croates de Dalmatie. Devant le succès de la propagande stalinienne et du mouvement partisan chez les ouvriers, paysans serbes et croates de Croatie, l'Italie et l'Allemagne mirent un frein, par pur intérêt, aux massacres de Serbes orthodoxes80.

C'est dans ces conditions que à peine arrivé à Zagreb, via la Bosnie-Herzégovine, - non pas comme compagnon de Paveliff , comme le soutint la propagande titiste81. Ciliga fut mis en prison sur un mandat d'arrêt émanant de l'ancienne Yougoslavie. Selon lui derrière cette arrestation il y avait la main de Tito, dont les agents auraient infiltré tout l'appareil policier du mouvement oustacha ; les staliniens suggérèrent à la police que Ciliga " était le représentant politique de Moscou pour la Yougoslavie et que Tito n'était qu'un spécialiste militaire de la guérilla "82.

Selon la police de Mussolini en Croatie, Ciliga a été arrêté le 19 juin 1942 à Sisak par les hommes de Paveliƒ , sur soupçon " d'espionnage en faveur de l'Italie ", comme indiqué dans son dossier de Zagreb83.

Au terme de sa détention, où il a une brève conversation avec Paveliff , qui visite la prison, et à qui il explique qu'il n'est plus communiste84, il est envoyé fin juin 1942 dans le terrible camp d'extermination de Jasenovac85, porteur d'une condamnation à mort assortie d'un délai.

Mais, comme il l'avoue lui-même, Ciliga ne dut son salut qu'à sa réputation d'anglophile. En effet, la défaite de Stalingrad avait ébranlé l'Etat oustacha. Il s'était formé une conspiration des ministres de l'intérieur et de la défense pour faire passer l'Etat croate dans le camp des Alliés, exactement comme pour l'Italie fasciste en 1943. Ils attendaient - et même Paveliff , semble-t-il., qui avait pris contact avec l'URSS et les Britanniques - un débarquement allié en Dalmatie, pour passer définitivement dans l'autre camp.

Grâce à ces interventions en haut lieu, Ciliga fut libéré le premier janvier 1943 du camp. Etait-ce grâce à l'archevêque Alois Stepinac, comme le prétendit la propagande titiste, et pour glorifier l'Etat croate dans différentes publications ?86.

La police italienne note avec un certain dégoût que Ciliga s'est trouvé brusquement promu dans l'Etat oustacha. Il est logé à la maison des employés d'Etat à Zagreb. Comme journaliste, il est nommé chef de la section du journalisme croate près le ministère des affaires étrangères87, un poste qui témoignait incontestablement une haute confiance de la part de l'Etat oustacha, et d'une non moins grande compromission avec le parti oustacha. Qu'il s'en soit défendu plus tard, acculé dans ses retranchements, en faisant une "distinction" entre l'Etat croate et les oustachi, ne peut dissimuler cette collaboration.

Quoiqu'en disent ses thuriféraires, il est certain que Ciliga à cette époque - alors qu'il se présentait comme tel dans ses livres sur la Russie - n'était plus ni marxiste ni internationaliste, mais un nationaliste croate, apparemment pro-Alliés, navigant dans les eaux fétides de l'Oustacha.

Il est certain que Ciliga publia beaucoup à Zagreb pendant toute l'année 1943 et jusqu'à l'été 1944. Il écrivit pour la revue catholique, destinée aux "intellectuels", Spremnost (" Préparation "). Ses articles portaient sur son expérience en Russie88. En l'absence d'un accès direct aux archives croates, il est difficile de se rendre compte des positions défendues par Ciliga sur d'autres questions, sinon indirectement. Ainsi, par exemple, le 19 septembre 1943, dans Spremnost, il publiait un article où, après la débâcle italienne, il appelait à l'intégration de l'Istrie dans l'Etat oustacha, " pour la restauration et le renforcement des positions politiques et culturelles oustachi en Istrie "89.

Il n'est pas étonnant qu'avec de tels sentiments nationalistes, Ciliga - à l'occasion de l'édition en croate en 1943 de son odyssée en Russie90, soit crédité d'une préface élogieuse d'un oustacha, qui le compare "flatteusement" à Doriot.

Qu'il ait écrit aussi dans l'organe officieux de l'Etat oustacha Hrvatski narod (" Peuple croate "), comme ses adversaires titistes l'en accusent91, cela est vrai. Là-dessus, comme sur certains articles de Spremnost, Ciliga garda un silence total dans ses mémoires et interviews.

Est publié par lui, en 1944, en " dialecte d'Istrie " ses récits sur son odyssée en Istrie et dans le camp de concentration de Jasenovac. Sur ce dernier point, le témoignage de Ciliga semble peu fiable et même révéler des sentiments antisémites. Selon lui, les juifs, dans le camp de Jasenovac, jouissaient d'une position privilégiée, assistaient même les oustachi, en supervisant la sélection des détenus ; participant aux exécution et s'acharnant - comme les oustachi - sur les Serbes et les tsiganes, présentés comme des "concurrents" des juifs dans le contrôle du camp. Cette "vision" des faits n'est pas sans avoir conforté la vision "révisionniste" de l'histoire croate92.


1 Texte piqué sur : http://www.mondialisme.org.