Trois courts textes de

Georges Darien

La cause du hors-peuple1

[…]

Parmi les nombreuses et ridicules croyances des malheureux, figure celle-ci: leurs misères doivent nécessairement exciter la sympathie.

C'est, vraiment, la plus tenace de leurs convictions.

On ne saurait trop, dans leur intérêt même, leur démontrer à quel point une telle croyance est grotesque. Si les déshérités étaient les victimes d'un sort impitoyable et s'ils ne pouvaient en aucune manière améliorer leur position, sans doute conviendrait-il de les plaindre, et peut-être de porter jusqu'à l'amour la pitié inspirée par eux. Mais il n'en est point ainsi. Les malheureux, en dépit de la chanson, ne sont pas malheureux malgré eux. Ils ne le sont que parce qu'ils le veulent bien. Ils ont eux-mêmes placé leurs cous sous le joug, et refusent de les retirer. Il est donc fort compréhensible qu'un certain nombre d'hommes n'éprouvent à leur endroit aucune compassion; et qu'ils ressentent même de la colère et du dégoût pour tant de sottise et tant d'avilissement.

Le Peuple a des Amis. Qu'il les garde ! Ils sont généralement dignes de lui. Mais qu'il ait aussi des Ennemis, si indigne d'eux qu'il puisse être ! - Je comprends qu'on soit l'ami d'un pauvre animal, d'un cheval ou d'un âne condamné aux plus durs labeurs, et sans défense, et muet. Je ne comprends pas qu'on puisse être, à notre époque, l'ami du Peuple. L'abominable et tyrannique soumission populaire a pu avoir, jusqu'ici, des excuses : l'ignorance, l'impossibilité matérielle d'une lutte. Aujourd'hui, le Peuple sait; il est armé. Il n'a plus d'excuses.

Qu'est-ce que c'est que le Peuple ? C'est cette partie de l'espèce humaine qui n'est pas libre, pourrait l'être, et ne veut pas l'être ; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles; ou en opprimant, avec des joies idiotes ; et toujours respectueuse des conventions sociales. C'est la presque totalité des Pauvres et la presque totalité des Riches. C'est le troupeau des moutons et le troupeau des bergers. (...)

Au-delà du Peuple, il y a les Individus, les Hors-Peuple. Il est inutile, ici, de donner des noms. Ces noms font l'Histoire. Ce sont les noms de tous les êtres qui ont eu la haine de ce qui existait de leur temps, et qui ont agi cette haine d'après leurs tendances ou leurs possibilités, dans quelque direction que ce soit ; ce sont les noms de tous ceux qui haïssent ce qui existe à présent, qui rejettent le soi-disant contrat social et refusent leur sympathie aussi bien aux lâches qui l'acceptent qu'aux hypocrites qui le discutent. Les Hors-Peuple sont des gens qui reconnaissent qu'aujourd'hui il n'y a plus de dupes; que les soi-disant victimes du mensonge social savent très bien à quoi s'en tenir sur le mensonge social, et ne l'acceptent comme vérité que par couardise ou intérêt. (…)

La caractéristique du Peuple, de ses amis, c'est leur obstination a placer hors d'eux-mêmes, dans des formules creuses ou des rêves, leurs espoirs et les déterminantes de leurs tristes énergies. La caractéristique du Hors-Peuple, en contraste, doit être sa ferme résolution de placer en soi-même ses mobiles et ses désirs. (...)

Dès qu'un être sait haïr, il cesse d'appartenir au Peuple. Le Peuple ne peut pas haïr; il n'y a pas de haine entre les Riches et les Pauvres qui le composent; seulement un peu d'envie ; les Riches avouent parfois qu'ils envient le bonheur des Pauvres ; ils l'avouent. Le Peuple ne peut même pas haïr les Individus. Il ne peut pas. II les adore en tremblant; ou les excommunie avec un soupir... La haine de l'Individu pour le Peuple devrait être entière, constante. Cela viendra. Demain, cette haine trouvera de formidables moyens d'expression.

[…]

Tuons ça2

[…]

Ces misérables sont nos persécuteurs ; c'est eux qui ont fait notre misère, c'est eux qui la perpétuent, c'est eux qui rêvent de la rendre plus affreuse encore ; qui rêvent l'esclavage plus cruel de ceux qui acceptent leur domination, qui rêvent la saignée des autres. N'attendons pas qu'ils frappent. Tuons ça. Dès aujourd'hui, vouons-les à la mort, si nous voulons vivre. Nous connaissons nos ennemis, derrière quelques tas d'ordures qu'ils s'embusquent pour tirer sur nous; nous saurons les trouver. Mélince ! on t'appliquera le tarif des raccourcissements protecteurs. Brunetière ! tu feras voir le trou de ton cou par la petite lucarne. Nous montrerons vos têtes au peuple. Il en vaut la peine. Si nous voulons abolir le passé sanguinaire, si nous voulons faire de la France autre chose que le bagne et le couvent qu'elle est devenue, nous devons supprimer tout ça, et vite. Pourtant, si l'on tient à mettre un peu de fantaisie dans l'exécution, pourquoi pas ? Ils en mettraient bien dans la répression, les gredins, s'ils étaient les plus forts et si les Gallifet à leur service pouvaient recommencer leurs carnages à la mode de l'Ambigu. Aussi, par exemple, si l'on propose d'empaler Joseph Reinach sur Millevoye, j'applaudirai.

Oui, nous tuerons le Passé. (...)

Nous arracherons ses racines du sol, nous le mettrons à mort dans la personne des scélérats qui l'incarnent, et nous le jetterons à la voirie. Voilà ce que nous ferons, nous, les Sans-patrie. Nous prendrons une patrie. Nous reprendrons notre patrie pour la donner à tous. Nous serons ses sauveurs.

On nous traite en étrangers dans notre propre pays. C'est bien. Nous agirons en étrangers. Ce pays, nous le conquerrons. (...)

Le peuple français est un peuple de lâches. S'il avait la millième partie du courage dont il se targue, il y a longtemps qu'il aurait supprimé, extra-légalement, les tarifs prohibitifs. Il lui eût suffi de se saisir, dans un entrepôt quelconque, d'une cinquantaine de mètres de corde qui n'auraient pas payé les droits d'importation, et d'en confectionner de confortables cravates pour le nommé Méline et ses principaux acolytes. La suspension de ces messieurs aux premiers réverbères eût amené, certainement, la suppression immédiate des droits imposés sur les cordes, et objets similaires, et objets différents; en somme, l'abolition des tarifs prohibitifs. Mais le peuple français aime ses affameurs. Il est content d'être affamé. Il honore Méline. I1 ne veut point pendre Méline (qui sera pendu, tout de même). (...)

Je n'aime pas les pauvres. Leur existence, qu'ils acceptent, qu'ils chérissent, me déplaît; leur résignation me dégoûte. A tel point que c'est, je crois, l'antipathie, la répugnance qu'ils m'inspirent, qui m'a fait révolutionnaire. Je voudrais voir l'abolition de la souffrance humaine afin de n'être plus obligé de contempler le repoussant spectacle qu'elle présente. Je ferais beaucoup pour cela. Je ne sais pas si j'irais jusqu'à sacrifier ma peau; mais je sacrifierais sans hésitation celle d'un grand nombre de mes contemporains. Qu'on ne se récrie pas. La férocité est beaucoup plus rare que le dévouement.

[…]

L'enivrante jouissance de la vengeance satisfaite3

[…]

On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu'on est parvenu à forcer l'être même qui se révolte contre une injustice à s'en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable, inexistante par elle-même, au lieu de s'attaquer au coquin qui a causé ses griefs. (...)

Ah! si les détroussés des entreprises financières, les victimes de l'arbitraire gouvernemental avaient pris le parti d'agir contre les auteurs, en chair et en os, de leurs misères, il n'y aurait pas eu, après ce désastre, cette iniquité, et cette infamie après cette ruine. La vendetta n'est pas toujours une mauvaise chose. (...) Et devant l'approbation universelle qui aurait salué, par exemple, l'exécution d'un forban de l'agio, le maquis serait devenu inutile... Mais ce sont les institutions, aujourd'hui, qui sont coupables de tout; on a oublié qu'elles n'existent que par les hommes. (...)

Les représailles n'ont pas besoin d'explications et il est puéril de rouler ma colère, encore une fois, dans le coton des arguties sociologiques. Aux simagrées des Tartufes de la civilisation, aux contorsions béates des gardes-chiourme du bagne qui s'appelle la Société, un geste d'animal peut seul répondre. Un geste de fauve, terrible et muet, le bond du tigre, pareil à l'essor d'un oiseau rapide, qui semble planer en s'allongeant et s'abat silencieusement sur la proie, les griffes entrant d'un coup dans la vie saignante, le rugissement s'enfonçant avec les crocs en la chair qui pantèle et qui seule entend le cri de triomphe qui la pénètre et vient ricaner dans son râle".

[…]


1 In L'Ennemi du Peuple.

2 In La Belle France.

3 In Le voleur.